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Chap. I. Des idées.

Table des matières

 

 

 

 

Section troisième. Grammaire française.

Chap. I. Des substantifs.

Chap. II. Des modificatifs.

Art. I-II

Art. III

Art. IV-VIII

Section quatrième. Art de raisonner.

Chap. I. Des idées.

Chap. II. Du jugement.

Chap. III. Du raisonnement.

Chap. IV. De la méthode.

Conclusion.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

|263

 

 

CHAPITRE PREMIER.

DES IDÉES.

 

Hoc, quidquid est, utilitas excogitavit. (Quint., lib. 1, cap. 14.)

 

Division de ce chapitre.

 

1163. Nous ne répéterons pas ici ce que nous avons dit sur l’origine et la nature des idées (104, 113, etc.), et sur leurs différentes espèces (120, etc.) ; nous nous contenterons seulement, pour écarter les erreurs dont les idées pourraient infecter nos raisonnemens, de parler de la liaison des idées, de la nécessité des signes, de la perfection des signes, et des erreurs qui peuvent naître des sens.

 

 

 

 

§. I.er DE LA LIAISON DES IDÉES.

 

Quomodò possis aliquando intelligere, qui ne leviter quidèm inspicere velis? (S. Chrys.)

 

Comment se fait la liaison des idées.

 

 

1164. Deux ou plusieurs idées se trouvent quelquefois fortement liées dans notre entendement, parce qu’elles se sont présentées ensemble, et qu’elles ont vivement excité notre attention, ou par elles-mêmes, ou par l’effet des circonstances. Notre attention (50) n’est excitée et fixée que par le |264 rapport que les choses ont à nos besoins, nos désirs, nos passions, notre tempérament : c’est la force de ces rapports qui règle la mesure de notre attention, et qui fait que les choses nous affectent avec plus ou moins de force, et que nous en avons une conscience plus ou moins vive ; et comme, par un effet bien naturel, notre attention embrasse tout à la fois les idées des besoins et celles des choses qui s’y rapportent, elle les lie ensemble, et de là naissent les liaisons d’idées dont nous parlons. Ainsi, à l’idée d’un besoin, se lie naturellement l’idée de la chose propre à le satisfaire, celle du lieu où cette chose se trouve, celle des personnes qui nous ont aidés ou qui peuvent nous aider à le soulager, celle des personnes que nous avons vues dans ce lieu, et plusieurs autres idées accessoires.

Est l’effet d’une impres­sion étrangère ou de notre vo­lonté.

 

 

1165. Ces liaisons d’idées sont presque toujours l’effet d’une impression étrangère et des circonstances où nous nous sommes trouvés. Quelquefois néanmoins elles dépendent de notre volonté et de l’attention suivie que nous avons donnée, pendant un certain temps, à deux idées réunies : c’est ainsi qu’un ambitieux lie l’idée de son bonheur à celle de la place qu’il ambitionne. |265 Dans ce dernier cas, la liaison n’est pas aussi forte, et l’on peut la rompre avec moins d’efforts. Dans le premier cas, il arrive souvent que des idées incompatibles ou disparates sont si fortement jointes ensemble par l’effet d’une violente impression, que rien ne saurait détruire cette liaison, d’autant plus dangereuse qu’elle agit sur l’entendement avec plus de vivacité, et qu’elle a une influence plus directe sur nos raisonnemens ou sur notre conduite par la nature des idées associées.

Avantages de la liaison des idées.

 

 

1166. C’est par une suite de la liaison des idées qu’il arrive qu’on ne réussit souvent à se ressouvenir d’une chose, qu’en cherchant à se rappeler les circonstances où l’on s’en est formé l’idée, et qu’il est d’autant plus aisé d’y parvenir que ces circonstances ont été plus frappantes, et en plus grand nombre, et qu’elles ont un rapport plus intime et plus immédiat avec la chose qu’on cherche à se rappeler ; qu’une sensation qui nous affecte actuellement rappelle le signe de cette sensation ; que celui-ci rappelle en tout ou en partie ceux avec lesquels il a quelque rapport ; que ces derniers réveillent les idées avec lesquelles ils sont liés ; que ces idées retracent |266 ou d’autres signes, ou d’autres idées ; et ainsi successivement, jusqu’à ce que nous fixions particulièrement notre attention sur quelque objet, et que nous écartions tous les autres. Un mot qui frappe nos oreilles, par exemple, outre qu’il réveille l’idée qu’il est destiné à exprimer, retrace les syllabes dont il est composé, la forme des lettres qui composent ces syllabes, et très-souvent une foule d’autres idées accessoires, relatives à des circonstances particulières où nous nous sommes trouvés. Le sensible Jean-Jacques, à la vue d’une plante, se rappelait avec transport les émotions qu’il avait éprouvées à côté de cette plante : le souvenir de ses jouissances était lié à l’idée d’une herbe.

Sans la liaison des idées, nous serions imbé­cilles.

 

 

1167. Ainsi la faculté de nous retracer nos sensations, nos idées, leurs noms et les diverses circonstances qui y sont relatives, vient uniquement de la liaison que notre attention a mise entre ces choses et les besoins auxquels elles ont quelque rapport. Sans cette liaison, nous n’aurions donc ni imagination, ni mémoire, puisqu’une idée ne pourrait pas nous servir pour nous en rappeler une autre ; nous manquerions de moyens pour nous retracer les idées |267 acquises ; nous serions incapables de réflexion (70) ; nous n’aurions l’exercice de presque aucune des opérations de l’entendement ; nous serions imbécilles.

Inconvéniens de la liaison des idées.

 

 

1168. Si la liaison des idées a ses avantages, elle a aussi ses inconvéniens. Si nos idées se liaient tout à la fois avec tant de force et de facilité que nous ne fussions plus les maîtres de les séparer, nous n’aurions guère que de la mémoire et de l’imagination : et, devenus incapables de réflexion par cet excès, ayant l’esprit meublé d’une foule d’idées disparates, liées invinciblement ensemble, non par de justes rapports, mais uniquement parce qu’elles se seraient présentées ensembles ; jugeant par-là cette liaison naturelle et raisonnable, et regardant les unes comme une conséquence certaine et immédiate des autres, nous serions fous.

Elle est une source de préjugés.

 

 

1169. Lors même que cette liaison n’est pas assez forte pour mériter rigoureusement le nom de folie, elle n’en est pas moins dangereuse, moins contraire à l’art de raisonner, lorsqu’elle a lieu entre des idées indépendantes, sans aucun rapport entre elles, et qu’on s’obstine néanmoins à regarder comme des conséquences les unes des autres, parce qu’elles sont survenues en |268 même temps. Cette disposition est la source funeste de la plupart de nos préjugés. C’est ainsi qu’on a cru long-temps qu’une éclipse, ou l’apparition d’une comète, étaient le présage de la famine, de la peste, de la guerre civile, ou de quelqu’autre grande calamité publique, parce qu’il était arrivé par hasard qu’on était affligé par quelqu’un de ces grands fléaux lors d’une éclipse ou de l’apparition d’une comète, et que l’idée de ce phénomène naturel s’était fortement liée avec le sentiment du malheur.

1170. Les idées de fantômes, de revenans et de loups-garoux n’ont pas plus de rapport aux ténèbres qu’à la lumière : mais si une servante babillarde et étourdie vient à bout d’associer ces idées dans la tête d’un enfant par des contes où ces choses se trouvent toujours réunies, peut-être que l’enfant ne pourra plus les séparer durant tout le reste de sa vie, et que ces idées acquerront une telle connexion dans son esprit, que l’obscurité lui paraîtra toujours accompagnée de revenans et de fantômes. La plupart de nos antipathies, de nos sympathies et de nos préjugés n’ont pas d’autre origine, ainsi qu’on peut s’en convaincre avec un peu de réflexion : et cette habitude de considérer |269 plusieurs idées comme n’en faisant qu’une et de les prendre l’une pour l’autre, empêche de réfléchir et d’entrer dans aucun examen, soit sur la nature de ces idées en particulier, soit sur le vice de leur association.

1171. Enfin, quelle est la personne à qui il ne soit arrivé de faire des raisonnemens tout à fait bizarres, qui n’étaient souvent que l’effet non aperçu de quelques liaisons singulières d’idées ? Cet effet est si secret, que les personnes les plus exercées à la méditation ont souvent de la peine à l’apercevoir et à s’en garantir : qu’on juge d’après cela des raisonnemens inconséquens que la liaison des idées fait faire au commun des hommes.

Locke parle d’un jeune homme qui, ayant appris à danser dans une chambre où il y avait par hasard un vieux coffre, combina dans son esprit l’idée de ce coffre avec celles des pas de toutes ses danses de telle manière qu’il ne pouvait plus danser ni dans cette chambre, ni dans aucune autre, à moins que ce coffre ou quelqu’autre semblable ne s’y trouvât dans la même position.

Moyen d’é­viter ces in­con­véniens.

 

 

1172. Telle est donc l’influence de la liaison des idées sur notre manière de raisonner et sur la perfection de notre enten- |270 dement. Sans cette liaison, nous n’avons ni mémoire, ni imagination, ni réflexion, nous sommes imbécilles (1167). Si cette liaison est trop forte, ou reçue sans examen, nous sommes ou fous, ou sujets à des préjugés ridicules et dangereux (1168-1171). Pour nous garantir de ces deux inconvéniens extrêmes et opposés, il faut, d’un côté, lier ensemble les idées qui doivent être liées, en fixant souvent notre attention sur leur réunion, et nous accoutumant à les considérer toujours ensemble ; d’un autre côté, examiner avec la plus scrupuleuse attention toutes les collections d’idées introduites dans notre entendement par l’éducation, par nos lectures, ou par des circonstances quelconques ; ne conserver que les liaisons entre des idées qui doivent être unies ensemble à raison de leurs rapports, et séparer toutes les autres. Ce travail peut être difficile ; il peut être pénible et long : mais le désir de perfectionner sa raison doit inspirer, à tout homme jaloux de conserver le moins de préjugés possible, le courage de l’entreprendre et l’obstination nécessaire pour surmonter tous les dégoûts et toutes les difficultés.

Influence de |271 la liaison des idées sur nos mœurs.

 

 

1173. L’influence de la liaison des idées |271 ne se borne pas aux opérations de l’entendement (157) : elle s’étend aussi à nos affections et à notre conduite. On sait que Descartes préféra toute sa vie les femmes aux yeux louches, parce que la première qu’il avait aimée avait les yeux conformés de cette manière. Combien donc n’est-il pas important d’examiner avec la plus sévère attention ces différentes liaisons d’idées, qui se sont furtivement glissées et établies dans notre esprit, de peur que des liaisons d’idées disparates n’aient, presque à notre insçu et malgré nous, une influence funeste sur notre conduite. Un militaire accoutumé à lier l’idée de la honte à celle de souffrir un affront sans tremper ses mains dans le sang de son semblable, se rend coupable d’homicide, non-seulement sans remords, mais même en croyant remplir un devoir et satisfaire aux loix de l’honneur. Un jeune enfant de Sparte, ayant contracté de bonne heure l’habitude de lier l’idée de la gloire et du courage à celle de souffrir toutes sortes de douleurs sans montrer de la faiblesse, se laisse déchirer de coups de fouet sans sourciller, brûler par un charbon ardent sans pousser un cri, ou ronger le ventre par un renard sans troubler le sacrifice par ses plaintes.

Avantages qu’on pourrait en retirer pour perfectionner l’espèce hu­maine.

 

|272 1174. Cette disposition, si l’on savait la mettre à profit, pourrait concourir infiniment au bonheur et au perfectionnement de l’espèce humaine. Ne meublez la tête des enfans que de liaisons d’idées utiles, d’idées saines, d’idées dont les rapports soient fondés sur une analyse exacte et avouée par la raison ; et par cela seul, vous aurez perfectionné leur jugement. Accoutumez-les à lier l’idée de grandeur d’âme à celle de se sacrifier pour leur pays ; l’idée de courage à celle de résister aux appas de la fortune et à tous les genres de corruption ; l’idée de gloire à celle des sacrifices les plus pénibles et du désintéressement le plus parfait ; l’idée d’estime à celle de la franchise, de la droiture, de la probité ; et enfin l’idée de bonheur à la pratique constante de toutes les vertus : d’un autre côté, accoutumez-les à associer l’idée de mépris à celle de la lâcheté, de la fourberie, du mensonge ; l’idée d’un ridicule ineffaçable à celle de l’égoïsme et de la fatuité ; l’idée de bassesse et de honte à la cupidité et à l’oubli de ses devoirs ; l’idée d’ingratitude et de folie à celle de ne pas aimer sa patrie ; et enfin l’accablante idée d’infamie à celle de la trahir, de la déchirer ou de l’asservir : fortifiez ces associations |273 d’idées par tous les moyens ; faites-y concourir les leçons de l’histoire, l’expérience de tous les siècles et l’autorité de la raison ; tâchez de persuader, et cela est facile, que ces idées, loin d’être disparates, sont de nature à être invinciblement liées ensemble pour devenir la base la plus solide et le germe le plus actif de notre bonheur ; et vous aurez fait un grand pas vers la régénération des mœurs publiques, vous aurez formé des hommes estimables, de bons citoyens.

 

 

 

 

 

 

§. II. DE LA NÉCESSITÉ DES SIGNES.

 

Ità tenebis quod didicisti ; tenebis etiàm quod nondùm didicisti. (S. Aug., ser. 35.)

Comme les qualités des choses ne coexisteraient pas hors de nous, sans des sujets où elles se réunissent, leurs idées ne coexisteraient pas dans notre esprit sans des signes où elles se réunissent également. (Condil.)

 

 

 

1175. Locke assure (liv. 2, ch. 16) s’être entretenu avec des Américains qui n’avaient point d’idée du nombre mille, parce qu’ils n’avaient imaginé des noms et des signes que pour compter jusqu’à vingt. La Condamine (Relat. pa. 67) parle d’un peuple qui exprime le nombre trois par le mot poellartarrorincourac, et dont toute l’arithmétique se |274 borne là. Ces deux faits suffiraient pour prouver la nécessité de lier nos idées à des signes, afin de les fixer, de pouvoir nous les rappeler à volonté, de disposer de notre attention à notre gré, et de parvenir par ce moyen à acquérir des idées nouvelles, c’est-à-dire, à étendre nos connaissances. Mais développons cette vérité d’une manière plus directe.

Nécessité des signes pour communiquer nos pensées.

 

 

1176. Personne ne doute de la nécessité des signes pour communiquer nos idées ou nos affections à nos semblables, puisqu’il est évident que cette communication ne peut s’établir que par des gestes, par différentes attitudes du corps, par l’expression de la physionomie, par des cris inarticulés, ou enfin par la parole, soit écrite, soit prononcée, c’est-à-dire, en un mot, par des signes naturels, ou par des signes d’institution, ou de convention. Nul doute là-dessus. Mais il ne paraît pas aussi évident que nous ayons besoin de signes par nous-mêmes pour fixer nos propres connaissances et pour les étendre. Tâchons donc d’en faire voir la nécessité, même sous ce point de vue.

Pour fixer et étendre nos connaissances.

 

 

1177. Il est évident que tant que nous ne sommes pas les maîtres de diriger notre attention à notre gré, tant que notre pensée |275 s’occupe sans choix et sans discernement de tout ce qui se présente à elle, tant que notre âme, passive plutôt qu’active, s’arrête à toutes les sensations qu’elle éprouve successivement, et qu’elle ne peut pas à son choix fixer exclusivement son attention sur une sensation particulière, ni se rappeler celles qu’elle a éprouvées, elle est dans la dépendance absolue des objets qui nous entourent, et elle est assujétie à recevoir indistinctement toutes les sensations dans l’ordre qu’elles se présentent. Alors, plus de comparaisons d’idées, plus de réflexions, plus de connaissances acquises. Mais si l’on peut diriger l’attention à son gré, et la fixer exclusivement tant qu’on veut sur un objet particulier, l’âme alors dispose d’elle-même ; et, maîtresse des opérations de l’entendement, elle tire de la contemplation (58) suivie d’un objet des idées qu’elle ne doit qu’à elle-même. Or, c’est par l’usage des signes qu’elle peut à son gré diriger et fixer son attention, et s’occuper d’objets conformes à la dignité de sa nature et propres à la perfectionner.

Dans l’arith­métique.

 

 

1178. Dans l’arithmétique, par exemple, si après avoir imaginé un nom et un signe pour désigner une unité, nous n’en avions |276 pas imaginé un autre pour désigner un plus un, un troisième pour désigner un plus un plus un, et ainsi de suite jusqu’à neuf ; un autre différent pour désigner la collection de dix unités, un autre analogue pour désigner celle de dix fois dix unités, et ainsi de suite, tout progrès dans la connaissance des nombres nous deviendrait impossible. Nous ne pouvons distinguer les différentes collections d’unités les unes des autres, que parce que chaque collection particulière est désignée par un signe différent, par un chiffre distinct. Sans ces chiffres, comment nous serait-il possible de conserver les idées de ces différentes collections ? Pourrait-on s’assurer de compter exactement seulement jusqu’à vingt, en répétant un plus un plus un, etc., et aurait-on facilement la certitude qu’on a répété exactement toutes les unités contenues dans cette collection ? Qu’on essaie de faire un raisonnement, ou une opération sur les nombres, en supposant qu’on ne connaisse que des unités simples, et qu’on n’ait ni signes, ni noms, pour désigner ce qui est au-dessus de l’unité, et l’on se convaincra facilement de l’inutilité de tous les efforts. Au lieu que par l’institution des |277 signes tout s’applanit, tout devient aisé : la mémoire s’appuie sur une base solide, l’imagination est fixée par des objets sensibles, la réflexion devient plus facile, le raisonnement plus assuré, et l’on marche à grands pas et à pas sûrs vers les découvertes.

1179. Après avoir imaginé un signe et un nom pour désigner une unité, on en imaginera un autre pour désigner un plus un, ou la collection de deux unités ; un autre pour la collection de deux unités plus une, et ainsi de suite ; et ce n’est que par l’exactitude et par la précision de ces signes, que nous avons pu faire des progrès dans la comparaison des nombres. Il n’y a rien, en effet, qui puisse réunir dans l’entendement une unité plus une unité, si ce n’est le nom ou le signe auquel on a attaché l’idée de cette collection, puisque tout est individuel dans la nature. Voilà la cause de l’ignorance des Américains dont parle Locke (1175), et de celle du peuple dont parle La Condamine : voilà ce qui démontre que, quand bien même nous ne voudrions calculer que pour nous-mêmes, il serait encore absolument indispensable d’inventer des signes, autant que si nous voulions communiquer nos calculs.

Dans la géo­métrie.

 

 

|278 1180. La géométrie représente par des figures les objets mêmes des idées dont elle veut s’occuper ; et ces figures, qui ont l’avantage de fixer l’imagination, facilitent singulièrement la réflexion.

Dans les autres sciences.

 

 

1181. Mais ce qui est vrai relativement à l’arithmétique l’est-il également pour les autres sciences ? La réponse est facile, puisque les mots sont par rapport aux autres sciences, ce que les chiffres sont aux idées des nombres en arithmétique : dans l’un et l’autre cas, ce sont des signes qui, quoique différens, expriment ou des idées simples, ou des collections d’idées. Comme dans l’arithmétique nous avons désigné la réunion de deux ou de plusieurs unités par des signes distincts appropriés à chaque collection ; de même, dans les autres sciences, nous ne pouvons fixer dans notre entendement la collection de plusieurs idées que par des noms différens pour chaque collection particulière.

1182. Si nous avions une intelligence sans bornes, nous n’aurions pas besoin du secours des signes : nous envisagerions tout à la fois sans effort comme sans confusion toutes les propriétés d’une substance. Mais, borné comme il l’est, notre entendement |279 ne peut se retracer un grand nombre d’idées, pour en faire l’objet de ses spéculations ; et lorsque cela devient nécessaire, il est forcé d’en réunir plusieurs ensemble sous un seul signe, pour les envisager comme si toutes ensemble n’en formaient qu’une seule.

Réunion de plusieurs idées sous un seul signe.

 

1183. Cette réunion de plusieurs idées sous un seul signe, a lieu dans deux cas.

I.o Sur un modèle.

 

1184. Nous observons un corps ; nous en considérons séparément et successivement toutes les propriétés ; nous les rapportons hors de nous à un sujet commun, que nous nommons substance (108, 109), comme nous fixons la collection des propriétés de ce corps dans notre esprit par un nom qui les lie, et qui nous mette à même de les réveiller au besoin. « Ainsi, dit Condillac, je trouve un corps, et je vois qu’il est étendu, figuré, divisible, solide, dur, capable de mouvement et de repos, jaune, fusible, ductile, malléable, fort pesant, fixe, qu’il a la capacité d’être dissous dans l’eau régale, etc., etc. : il est certain que si je ne peux pas donner tout à la fois à quelqu’un une idée de toutes ces qualités, je ne saurais me les rappeler à moi-même qu’en les faisant passer en |280 revue dans mon esprit. Mais si, ne pouvant les embrasser toutes ensemble, je voulais ne penser qu’à une seule, par exemple, à la couleur, une idée aussi incomplète me serait inutile, et me ferait souvent confondre ce corps avec ceux qui lui ressemblent par cet endroit. Pour sortir de cet embarras, j’invente le mot or, et je m’accoutume à lui attacher toutes les idées dont j’ai fait le dénombrement... Quand par la suite je pense à l’or, je n’aperçois donc que ce son or, et le souvenir d’y avoir lié une certaine quantité d’idées simples, que je ne peux réveiller tout à la fois, mais que j’ai vu coéxister dans un même sujet, et que je me rappelerai les unes après les autres quand je le souhaiterai ». Ainsi le mot or n’est qu’un signe pour exprimer d’une manière abrégée la collection des idées de toutes les propriétés qu’on a remarquées dans cette substance : propriétés qu’on peut se rappeler en détail quand on le veut ; à peu près comme l’exposant d’un binome, en algèbre, exprime en raccourci les différens termes qui composent la puissance indiquée de ce binome : termes que l’on trouve pareillement en détail quand on en a |281 besoin. Il en est de même de tous les autres noms de substances.

Signes néces­saires pour ré­fléchir sur les substances.

 

 

1185. Ainsi, pour réfléchir sur les substances, nous avons besoin d’imaginer des signes qui fixent dans notre entendement le nombre et la variété des propriétés que nous avons remarquées dans chacune, propriétés que nous réunissons dans des idées complexes désignées par ces signes. En pareil cas, nous faisons ces collections d’idées simples sur des modèles, puisque ces propriétés existent réunies dans une même substance, comme nous les fixons dans notre entendement sous un même signe.

2.o Réunion d’idées sans modèle.

 

 

1186. D’autres fois nous formons ces idées complexes sans modèle : c’est ce qui a lieu dans les idées que nous nous faisons des êtres moraux ; et ici la nécessité des signes n’est pas moins réelle. Nous nous sommes formé successivement différentes idées ; nous ne les trouvons réunies nulle part : néanmoins nous avons besoin de les rassembler pour les considérer ensemble, et pour en faire l’objet de nos recherches et de nos spéculations ; quel moyen pouvons nous avoir de fixer dans notre entendement ces collections d’idées éparses, si nous ne fixons invariablement chaque collection à un mot qui les empêche |282 de s’échapper faute de lien, et qui puisse les réveiller à notre gré ? Comment pourrons-nous raisonner, par exemple, sur la probité, sur la franchise, sur le patriotisme, si ces trois mots ne déterminent d’une manière bien précise la collection des qualités nécessaires pour constituer chacune de ces trois vertus ? Serait-il possible, chaque fois que nous voudrions ou y réfléchir, ou nous en entretenir, de faire le dénombrement exact de toutes les idées morales dont ces trois mots nous présentent instantanément l’assemblage ? Ne serions-nous pas dans le même embarras que si nous voulions faire des calculs considérables et des combinaisons profondes sur les nombres, en nous astreignant à compter toujours par unités simples, au lieu d’avoir des collections de dix unités nommées dixaines, des collections de dix dixaines nommées centaines, etc. ? Et, quand bien même nous entreprendrions ces pénibles méditations, et que ce défaut de signes ne nous exposerait pas à des erreurs inévitables, quelle lenteur, quelle confusion cela ne mettrait-il pas dans nos raisonnemens ! Quel obstacle à la rapidité de nos progrès !

Conclusion.

 

 

1187. Concluons donc de tout ce qui pré- |283 cède que les signes sont absolument indispensables, tant pour les idées simples que pour les différentes collections d’idées simples ; que nos connaissances sont d’autant plus exactes, que nous avons imaginé les plus convenables pour fixer ces différentes espèces d’idées ; que l’usage des signes facilite l’usage de la réflexion, comme celle-ci, à son tour, contribue à multiplier les signes ; et qu’enfin on se met à même de raisonner avec plus de facilité, plus de justesse, moins de fatigues, en liant un grand nombre d’idées simples à un signe, comme on est à même de calculer avec plus de précision et de facilité en désignant un certain nombre d’unités simples par un seul chiffre.

 

 

 

 

 

 

§. III. DE LA PERFECTION DES SIGNES.

 

Credunt homines rationem suam verbis imperare ; sed fit etiàm ut verba vim suam super intellectum retorqueant. (Baco.)

 

Influence de la perfection des signes sur le progrès des sciences.

 

 

1188. Si les signes sont indispensables pour raisonner avec plus de facilité, plus de justesse et moins de fatigue, la perfection des signes est encore bien plus nécessaire, tant pour raisonner avec justesse que pour faire des progrès rapides dans l’art de raisonner et pour perfectionner les sciences. |284 La perfection de notre arithmétique actuelle est due à la grande simplicité des chiffres et de la numération des Arabes : elle serait toujours restée dans l’enfance si l’on n’avait employé que les chiffres des Romains et leur manière de compter. Quel embarras, quelle complication dans celle-ci ! Les Arabes expriment quatre-vingt-neuf, par exemple, avec deux seuls caractères, 89, et il en faut six aux Romains, LXXXIX ; il en est de même à peu près des autres nombres : et si l’on essaie de faire une simple addition d’un côté avec des chiffres arabes, et de l’autre avec des chiffres romains, on se convaincra de la difficulté considérable qu’opposaient aux progrès, des signes aussi embarrassans et aussi compliqués.

L’écriture actuelle, substituée à l’écriture hiéroglyphique, a été l’un des plus puissans instrumens pour le perfectionnement des connaissances humaines. En simplifiant et en perfectionnant quelques-uns des signes de l’algèbre, Descartes recula considérablement les bornes de cette science ; et enfin c’est à la précision, à la simplicité, à la perfection de sa nomenclature que la chimie actuelle doit les progrès rapides qu’elle a faits depuis quelques années.

En quoi con­siste la per­fection des signes.

 

|285 1189. Il est donc incontestable que la perfection des signes a une très-grande influence sur les progrès des sciences ; et cette perfection consiste dans la plus grande simplicité possible jointe à la plus grande précision.

Précision dans la signification des mots.

 

 

1190. Or les signes employés dans le raisonnement et généralement dans toutes les sciences, sont les mots : il faut donc, pour raisonner avec justesse, que chaque mot exprime avec la plus grande précision possible ou une idée simple, ou une collection d’idées. Sans cette précision rigoureuse, l’objet de nos pensées n’étant pas bien déterminé, ou ne l’étant que d’une manière vague et incertaine, nous risquerions de tirer des conséquences sur une chose autre que celle sur laquelle nous aurions cru raisonner ; dans la suite d’un raisonnement, nous prendrions le même mot tantôt pour le signe d’une idée, tantôt pour celui d’une autre ; et nous raisonnerions comme jugeait l’exécrable tribunal révolutionnaire, qui envoyait au supplice le père à la place du fils, ou le fils à la place du père, parce qu’il portait le même nom, quoique ce ne fût pas le même individu.

1191. Dans nos communications avec nos semblables, nous ne pourrions guère que |286 jouer au propos interrompu, s’ils attachaient à un mot une idée différente de celle que nous y attacherions nous-mêmes. Comment un marché pourrait-il se conclure entre deux négocians, dont l’un demanderait à l’autre tant de livres de marchandises, si dans leurs communes respectives la livre n’avait pas le même poids, quoique désignée par le même mot ; et si chacun s’aheurtait à vouloir que la livre de sa commune fût la véritable livre, au lieu de faire une réduction nécessaire pour se mettre d’accord ? J’achète un bien ; on me dit qu’il contient tant d’arpens : si, au lieu de m’informer de la contenance exacte de l’arpent dans le lieu où est situé le bien, je m’obstine à croire qu’il a la même surface que dans mon pays, je m’expose à acheter plus ou moins de terrein que je n’ai cru ; je compte sur une telle étendue, et le vendeur croit se défaire d’une étendue différente ; nous ne pouvons pas nous entendre, nous ne stipulons pas sur le même objet, parce que nous n’attachons pas précisément la même idée au même mot. Cet inconvénient est facile à apercevoir en pareil cas. Il n’est pas aussi facile à saisir, quoiqu’il soit très-habituel dans les conversations, où chacun |287 suppose tacitement que tout le monde attache la même idée au même mot, et où néanmoins la différence des significations est presque l’unique cause de toutes les disputes.

Autorité de l’usage sur
cet objet.

 

 

1192. Il est donc essentiel d’attacher à chaque mot une idée bien précise et bien déterminée. Mais cela dépend-il de nous ? N’est-ce pas l’usage qui seul a de l’empire sur les mots et sur leur signification, qui leur donne, pour ainsi dire, l’empreinte d’un coin légal, pour les rendre propres à la circulation et à l’échange de nos pensées (808) ? Peut-il être permis à chaque individu de se révolter contre les décisions de l’usage, et de s’arroger un droit qui appartient exclusivement à ce souverain légitime de toutes les langues ; et ne serait-ce pas s’exposer à tout bouleverser et à tomber en même-temps dans une affectation puérile et ridicule, que d’attacher aux mots des idées toutes différentes de celles qu’ils expriment ordinairement ? Comment donc faire ? D’un côté, voilà la nécessité d’attacher à chaque mot des idées précises bien constatée et évidente d’ailleurs par elle-même : d’un autre côté, nous recevons de l’usage les mots tout formés, déjà consacrés, ayant chacun l’attache de telle ou telle idée : sommes-nous donc |288 condamnés à voir le bien seulement pour avoir le déplaisir de le trouver hors de notre portée ?

Sans nous étendre ici sur la nature de l’usage, sur son influence, sur la légitimité de son autorité, ni sur la manière de reconnaître le bon usage, objets que nous avons déjà traités (807-815), observons seulement que les mots expriment ou des idées simples (112), ou des idées complexes (118, 119), et que, dans ce dernier cas, nos collections d’idées sont formées ou sur des modèles (1184), ou sans modèles (1186) ; et voyons si, sous ces différens rapports, les mots ont une signification bien précise, ou s’il est possible de la rendre telle sans se mettre en insurrection ouverte contre l’usage.

Noms des idées simples.

 

 

1193. Commençons par les noms des idées simples (112). Ces noms désignent ou des idées simples qui viennent immédiatement des sens ou des opérations de l’âme. Les premiers ne renferment ni obscurité, ni confusion ; ils se rapportent immédiatement à de simples perceptions qui sont effectivement dans l’esprit telles qu’elles y paraissent ; et la signification en est si bien marquée par toutes les circonstances où nous nous trou- |289 vions naturellement la première fois que nous apprîmes ces mots, que les enfans eux-mêmes ne s’y méprennent pas. Il en est de même des termes qui désignent les opérations de l’âme.

Noms des idées com­plexes.

 

 

1194. Les noms des idées complexes ne sont pas en général aussi bien déterminés. N’arrive-t-il pas souvent qu’on croit exprimer les mêmes idées parce qu’on articule les mêmes mots, quoiqu’on ne soit pas d’accord sur le nombre d’idées simples qui constitue l’idée complexe dont il s’agit ? Différentes combinaisons d’idées simples n’ont qu’un même signe, et le même mot a des significations diverses, non-seulement dans différentes bouches, mais souvent dans la même. De là l’obscurité, la confusion, les disputes de mots, les paralogismes. Cependant, puisque les noms des idées simples sont exacts (1193), et puisque les idées complexes ne sont que des collections d’idées simples (118, 119), on pourrait déterminer les noms de ces collections avec la même précision que ceux des idées simples. Il ne faudrait pour cela que fixer le nombre et la variété de ces idées simples, et convenir qu’on donnera irrévocablement tel nom à la collection de ces idées, ainsi que l’ont fait les |290 auteurs de la nouvelle nomenclature chimique. Mais tant qu’on voudra raisonner sur des idées complexes avec des expressions vagues, obscures, dont le sens est mal déterminé, on ne viendra jamais à bout d’en découvrir les rapports.

Noms des substances.

 

 

1195. Les noms des substances sont faciles à déterminer, parce que les notions complexes que nous en avons sont formées sur des modèles (1184). Nous avons vu plus haut comment il a fallu s’y prendre pour donner un nom à une substance. On en a observé les différentes propriétés ; on a fait une idée complexe de toutes ces idées simples, et on en a fixé la collection dans l’esprit par un mot, par le nom donné à la substance. Le modèle existe donc dans la nature. Ainsi, pour s’assurer si ce mot est exact, il faut consulter la nature et observer si l’on n’a pas rassemblé sous un même signe des propriétés qui ne sont réunies nulle part, ou si l’on n’a pas séparé celles qui sont rassemblées. Car, lorsque nous nous formons l’idée complexe d’une substance, notre intention est de la reconnaître telle qu’elle est ; et c’est là ce qui détermine le nombre, la qualité et l’ordre des idées simples que nous réunissons sous un seul mot.

Noms des idées abs­traites re­latives aux substances.

 

 

|291 1196. Avec un peu d’attention, il est aussi facile d’avoir une connaissance précise de certaines idées abstraites relatives aux substances, et par conséquent de donner une signification bien précise aux mots qui expriment ces idées. Si, sans nous occuper actuellement de la figure et de la couleur des corps, nous les considérons seulement comme une substance mobile, divisible, impénétrable, et d’une étendue indéterminée, nous aurons une idée bien précise de la matière, idée bien plus simple que celles des corps dont elle n’est qu’une abstraction ; et tant que nous nous en tiendrons à cette idée précise, nous connaîtrons parfaitement le sens du mot matière. Si, continuant nos abstractions (83), nous ne pensons plus à la mobilité, à la divisibilité et à l’impénétrabilité de la matière, pour ne nous occuper que de son étendue indéterminée, nous aurons une idée plus simple encore, celle de l’espace pur ; et avec cette notion bien déterminée, nous saisirons toujours avec précision le sens du mot espace, et nous ne serons pas tentés d’adopter les raisonnemens creux de la plupart des métaphysiciens sur l’espace. Il est donc aussi facile de déterminer les noms des idées les |292 plus abstraites, que ceux des substances mêmes.

Noms des êtres moraux.

 

 

1197. Les notions des êtres moraux offrent bien plus de difficultés, parce que nous les formons sans modèles (1186) : ainsi nous ne pouvons pas consulter un modèle existant pour savoir si nous avons réuni trop ou trop peu d’idées simples dans chaque collection : et comme cette réunion est arbitraire, jusqu’à un certain point, de la part de chaque individu, les uns désignant par un mot un certain nombre d’idées simples, d’autres en réunissant plus ou moins sous le même signe ; d’où il arrive qu’on discute sans s’entendre, que chacun s’imagine retrouver partout les mêmes idées parce qu’il entend prononcer les mêmes mots, et qu’on s’égare dans de mauvais raisonnemens pour n’avoir pas commencé par convenir du nombre et de la variété des idées simples qu’on attache à un tel mot. Voilà la source de tant de disputes interminables, de tant de discussions animées, d’où ne peut jamais jaillir ni la lumière, ni la vérité, mais d’où naissent si souvent, au préjudice de la vérité et du repos des malheureux mortels, tant de préventions injustes qui les isolent, tant de |293 faux jugemens dont ils sont les victimes, tant de passions haineuses qui tourmentent leur existence aussi rapide qu’orageuse.

1198. Il y a quelques années que si l’on avait demandé dans tel salon ce qu’on entend par républicain ; au froncement des sourcils, à l’horreur peinte sur tous les traits de la physionomie, à la colère dont le feu acre aurait pétillé dans tous les yeux, on aurait pu s’apercevoir facilement que les idées rassemblées sous ce mot étaient celles d’un monstre féroce, avide de sang et de pillage, ne rêvant que crimes, que destruction, que rapine. Si l’on eut adressé la même question à Socrate, ou à l’immortel Jean-Jacques Rousseau, on aurait été étonné que des êtres capables de raisonner pussent employer le même mot pour exprimer des idées si diamétralement opposées.

1199. Interrogez d’un côté un homme de bon sens, et de l’autre une coquette, sur les idées qu’ils attachent au mot petit-maître ; la réponse de l’un excitera votre pitié, ou votre mépris pour l’individu décoré de cette qualification ; celle de l’autre vous inspirerait presque de l’amour.

1200. Est-il étonnant qu’on s’entende si peu, qu’on raisonne si mal, qu’on s’échauffe |294 pour des mots, et qu’on s’accuse respectivement de mauvaise foi, ou de défaut de logique, lorsqu’on se sert ainsi des mêmes mots pour exprimer des idées complexes si différentes ? Deux peintres pourraient-ils chercher quelque ressemblance dans leurs tableaux, si l’un avait peint une Mégère et l’autre une Vénus, quoique d’ailleurs ils eussent employé la même toile, les mêmes pinceaux, les mêmes couleurs ? Malheureux humains ! avant que de prononcer, avant que de disputer, entendez-vous, et convenez du nombre et de la qualité des idées que vous attachez à chaque mot !

Différence entre les no­tions des subs­tances et les no­tions des êtres moraux.

 

 

1201. Il y a donc une différence essentielle entre les idées complexes des substances et les notions des êtres moraux. Les notions des substances ne sont que des copies faites d’après des modèles existans ; nous pouvons consulter ces modèles, et nous sommes assurés que nos notions sont exactes lorsque les combinaisons de nos idées sont conformes à ce qu’on remarque dans les choses. Les notions des êtres moraux, au contraire, au lieu d’être des copies de modèles existans, sont elles-mêmes des modèles d’après lesquels nous jugeons des choses ; et pour que ces notions soient vraies, il |295 n’est pas nécessaire que, hors de nous, les idées soient réunies comme nous les avons réunies dans notre esprit, mais il suffit que les combinaisons puissent en être telles qu’elles sont dans notre entendement. La notion de la vertu serait toujours vraie, quand même il n’y aurait point de personnes, ni d’actions vertueuses, parce que sa vérité consiste dans une collection d’idées qui ne dépend nullement de ce qui se passe hors de nous. Celle de l’or (1184) n’est vraie qu’autant qu’elle réunit les propriétés connues de cette substance, parce qu’elle ne doit être qu’une copie dont ce métal est le modèle.

1202. Il est aisé de conclure de ce petit nombre de détails, qu’il est absolument indispensable de fixer la signification des mots, si l’on est jaloux de raisonner avec justesse et d’énoncer ses pensées avec précision.

 

 

 

 

 

 

§. IV. DES ERREURS DES SENS.

 

Creditque sensibus, in rei cujusque evidentiâ, quibus per corpus utitur ; quoniam miserabiliùs fallitur qui nunquàm putat eis esse credendum. (S. Aug,)

 

       Pendant qu’un philosophe assure.
Que toujours par leurs sens, les hommes sont dupés,
       |296 Un autre philosophe jure
       Qu’ils ne nous ont jamais trompés.
Tous les deux ont raison : et la philosophie
Dit vrai, quand elle dit que les sens tromperont
Tant que sur leur rapport les hommes jugeront.
       Mais aussi, si l’on rectifie
L’image de l’objet sur son éloignement,
       Sur le milieu qui l’environne,
       Sur l’organe et sur l’instrument,
       Les sens ne tromperont personne....
Un sens ne me nuit point par son illusion.
       Mon âme, en toute occasion,
Développe le vrai caché sous l’apparence :
       Je ne suis point d’intelligence
Avecque mes regards peut-être un peu trop prompts,
Ni mon oreille lente à m’apporter les sons.
Quand l’eau courbe un bâton, ma raison le redresse :
       La raison décide en maîtresse.
       Mes yeux, moyennant ce secours.
Ne me trompent jamais en me mentant toujours. (La Font., liv. 7, fab. 18.)

 

Prévention gé­nérale contre
[l]es sens.

 

 

1203. De tout temps on a déclamé contre les sens, aussi bien en métaphysique qu’en morale ; on leur a attribué toutes nos erreurs, toutes nos méprises, comme tous les désordres de notre conduite ; et peu s’en est fallu qu’on n’ait porté la prévention jusqu’à croire que nous ne pouvions leur devoir aucune de nos connaissances. Cependant, si nous étions privés de sensations, nous le serions également de connaissances et d’idées |297 (29, 32.) : et une légère réflexion suffit pour nous faire apercevoir que les erreurs qu’on attribue aux sens appartiennent proprement à notre jugement. C’est ce que nous allons développer.

Rien de plus
clair que nos per­ceptions.

 

 

1204. Nos perceptions sont toujours bien distinctes, lorsque nous éprouvons quelque sensation : rien de plus clair que les perceptions de son, de couleur et d’odeur, et nous ne sommes jamais tentés de les confondre les unes avec les autres. Mais si nous voulons tirer des inductions au-delà de ce que nos sensations peuvent nous apprendre ; si nous portons des jugemens fondés sur des idées vagues que nos sens ne nous donnent pas et qu’ils ne peuvent pas nous donner, là commence l’erreur ; et il est évident que cette erreur n’est pas due à nos sens, mais à l’envie d’aller au-delà de ce qu’ils peuvent nous apprendre, et de prononcer sans perceptions, ou sur des idées confuses et inexactes.

Les sens nous donnent des idées de gran­deur et de fi­gure.

 

 

1205. Les sens ne peuvent pas nous faire connaître la grandeur absolue des corps ; nous ne pouvons saisir entr’eux que des rapports : ils ne peuvent pas nous faire juger de leur figure avec certitude. Néanmoins les sens nous donnent des idées de grandeur |298 et de figure. Je n’assure pas que ce corps est rond, mais je le vois rond ; je ne juge pas que cette ligne est droite ; mais je la vois droite : ce sont donc les sens qui me donnent les idées de rondeur et de ligne droite ; et il en est de même de toutes les figures quelconques.

Nous ne pou­vons pas ex­pliquer la na­ture de nos sen­sations.

 

 

1206. Si nous voulons expliquer la nature de nos sensations et développer la manière dont elles se produisent en nous, nous pourrons nous égarer facilement ; mais ce ne sera pas la faute de nos sens qui ne nous apprennent rien sur ces objets, ce sera l’effet d’une curiosité inquiète, et d’une présomption funeste qui ne nous permettent pas de voir que, ne connaissant ni la nature de nos organes, ni celle des objets qui agissent sur nous, ni le rapport qu’il y a entre un mouvement dans le corps et nos sensations dans l’âme (26), nous ne pouvons que nous tromper en prononçant sur des choses sur lesquelles nous avons si peu de lumières.

Les sensations ne sont pas dans les objets qui les occa­sionnent.

 

 

1207. Accoutumés à rapporter nos sensations aux objets qui les occasionnent, si nous jugeons que les sensations sont hors de nous, qu’elles sont dans ces objets, c’est encore une erreur : mais ce n’est pas celle |299 de nos sens, qui certainement ne nous apprennent rien sur cet objet ; c’est une suite de notre irréflexion et de notre précipitation à juger, puisqu’il est évidemment impossible de rien concevoir dans les objets qui ressemble à nos sensations.

Cause des erreurs at­tribuées aux sens.

 

 

1208. Pour mieux reconnaître ces erreurs et les renvoyer à leur véritable cause, distinguons trois choses : 1.o la perception que nous éprouvons ; 2.o le rapport que nous en faisons à quelque chose hors de nous ; 3.o le jugement que ce que nous rapportons aux choses leur appartient en effet. Il ne peut pas y avoir d’erreur ni dans nos sensations, ni dans le rapport que nous en faisons au dehors. J’ai l’idée de telle grandeur, de telle figure, de telle couleur, et je sens que je les rapporte à tel corps qui excite ces idées ; jusque-là tout est vrai, puisqu’il est bien vrai que j’ai ces sensations, que je suis affecté ainsi. Mais je juge que cette grandeur, cette figure et cette couleur appartiennent réellement à ce corps ; voilà où l’erreur peut commencer à se glisser. Qu’une tour quarrée, aperçue de loin, me paraisse ronde, il est bien certain qu’elle me paraît ronde, puisque j’en ai la perception : mais j’affirme qu’elle est véritablement |300 ronde ; voilà l’erreur, et cette erreur naît d’un jugement précipité.

De quelle manière nos connaissances viennent des sens.

 

 

1209. Nos connaissances viennent de nos sens (32) ; mais ce n’est pas en exigeant qu’ils nous apprennent ce qu’ils ne peuvent pas nous apprendre, ou en nous persuadant faussement qu’ils nous l’apprennent réellement : c’est en établissant ces connaissances sur des idées claires et distinctes. Il est évident que j’aurais toujours l’idée d’un quarré, lors même que je ne pourrais pas affirmer que ce corps, que je vois et que je manie, a ou n’a pas ses faces quarrées. Conséquemment, pour éviter ces jugemens incertains, il n’y a qu’à considérer les idées sensibles en faisant abstraction des corps ; et nous trouverons alors dans nos sensations des idées exactes de grandeur et de figure, ainsi que tous leurs rapports.