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Chap. III. Du raisonnement.

Table des matières

 

 

 

 

Section troisième. Grammaire française.

Chap. I. Des substantifs.

Chap. II. Des modificatifs.

Art. I-II

Art. III

Art. IV-VIII

Section quatrième. Art de raisonner.

Chap. I. Des idées.

Chap. II. Du jugement.

Chap. III. Du raisonnement.

Chap. IV. De la méthode.

Conclusion.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

|321

 

 

CHAPITRE III.

DU RAISONNEMENT.

 

Sola sit veritas quæ palliatam detegat falsitatem. (S. Bern.)

La pensée, comme un coursier rebelle, résiste à ceux qui n’ont pas pris l’habitude de la dompter. Il faut d’abord travailler son esprit, et former l’instrument avant de commencer l’ouvrage. (Thomas.)

 

Ce que c’est que le raison­nement.

 

 

1222. Nous avons déjà vu (1161) que raisonner c’est saisir les rapports par lesquels deux ou plusieurs jugemens sont liés les uns aux autres ; c’est les enchaîner de manière que le dernier de tous soit une conséquence exacte de tous ceux qui précèdent, et s’assurer qu’il est vrai si les autres le sont et qu’il en soit rigoureusement déduit. Le raisonnement est donc une opération de l’entendement qui consiste à déduire, à tirer un jugement d’autres jugemens déjà connus, et à faire voir ou à s’assurer que celui-là était au moins implicitement renfermé dans ceux-ci. Le raisonnement suppose donc des jugemens, comme le jugement suppose des idées, et deux ou plusieurs jugemens sont les élémens d’un raisonnement.

|322 La proposition n’étant qu’un jugement énoncé (223, 624), il s’ensuit qu’un raisonnement écrit ou prononcé n’est qu’une suite de propositions, dont la dernière doit être rigoureusement déduite des autres, comme un raisonnement mental n’est qu’une suite de jugemens dont le dernier est renfermé, au moins implicitement, dans ceux qui le précèdent. En analysant le raisonnement énoncé par des paroles, nous l’analyserons donc en même temps tel qu’il a lieu dans notre entendement. Voyons donc ce qui constitue un raisonnement quelconque.

Procédé de l’entende­ment dans un rai­son­nement à trois pro­po­sitions.

 

 

1223. Si l’on dit : tous les vices sont nuisibles ; or la paresse est un vice ; donc la paresse est nuisible. Pour que ce raisonnement soit concluant et exact, il faut non-seulement que chaque proposition prise individuellement soit vraie, mais encore qu’elles soient liées ensemble, de manière que la troisième soit rigoureusement déduite des autres. Il y a trois jugemens, puisqu’il y a trois propositions (223, 624) ; et il y a trois propositions, puisqu’il y a trois fois le mode affirmatif d’un verbe (sont, est, est,) (1217 3.o). Pour que chacune de ces trois propositions soit vraie, il faut que l’idée exprimée par l’attribut de chacune soit com- |323 prise dans l’idée totale qu’exprime son sujet (1217 4.o). Voyons donc ce qui en est.

La première affirme que tous les vices sont nuisibles ; il faut donc, pour qu’elle soit vraie, que l’idée d’être nuisible soit comprise dans l’idée totale qu’on a du sujet, tous les vices ; et il est bon de remarquer que la première de ces deux idées ne serait pas renfermée dans la seconde, s’il y avait un seul vice qui ne fût pas nuisible, et que conséquemment la proposition serait fausse, puisqu’on affirmerait de tous les vices ce qui ne conviendrait pas à tous : alors parmi les idées partielles qui composent l’idée totale du sujet, il y en aurait une à laquelle ne conviendrait pas l’idée exprimée par l’attribut, ou bien celle-ci ne serait pas comprise dans l’une des idées partielles exprimées par le sujet ; et pour que la proposition fût vraie, il faudrait dire : tous les vices, moins ou excepté tel, sont nuisibles.

La seconde proposition de notre raisonnement affirme que la paresse est un vice ; il faut donc, pour reconnaître ou établir la vérité de cette proposition, reconnaître ou établir que l’idée d’être un vice entre dans l’énumération des idées partielles qui constituent l’idée composée et morale que l’on a |324 de la paresse ; et il est facile de voir que, pour s’en assurer, il faut avoir d’un côté une idée bien exacte du vice, et d’un autre côté, une idée pareillement exacte de la paresse, c’est-à-dire, qu’il faut connaître parfaitement le nombre et la nature des idées partielles dont la réunion forme l’idée complexe du vice, ainsi que la nature et le nombre des idées partielles dont la collection forme l’idée complexe de la paresse, sans quoi il nous est impossible de nous assurer si l’idée complexe du vice est l’une des idées qui composent l’idée totale de la paresse, ou, ce qui revient au même, si le vice est genre, et la paresse espèce (122, 126) ; car c’est à quoi se réduit la proposition la paresse est un vice, qui signifie : la paresse est l’un des individus moraux renfermés dans l’espèce désignée par le mot vice.

Pour convaincre les autres de la vérité de cette proposition, il faut que les deux collections d’idées exprimées par les mots paresse et vice soient exactement les mêmes pour eux et pour nous, qu’ils n’y aient fait entrer ni plus ni moins d’idées partielles que nous, et que ces idées partielles soient respectivement les mêmes ; sans quoi, ne raisonnant pas sur les mêmes idées bien |325 déterminées, il nous serait aussi impossible d’arriver au même résultat, qu’il le serait à deux calculateurs dont l’un opérerait sur deux nombres quelconques, et l’autre sur des nombres tout différens. Ces quiproquo tacites sont plus fréquens qu’on ne le pense communément, surtout lorsqu’il s’agit des notions des êtres moraux (1197-1201), comme dans la proposition qui nous occupe. Avant que d’essayer de raisonner, ou pour soi, ou pour autrui, il est donc absolument indispensable d’avoir une connaissance parfaite des signes que l’on emploie, de fixer invariablement le sens des mots, et de reconnaître avec toute la précision la plus parfaite la nature, l’espèce et le nombre des idées exprimées par chacun (1190, 1191, 1197).

Enfin la troisième proposition de notre raisonnement affirme que la paresse est nuisible : pour qu’elle soit vraie, il faut donc que l’idée d’être nuisible soit l’une des idées partielles qui composent l’idée totale du sujet, la paresse (1217 4.o). Si cela se voyait immédiatement, il aurait été inutile de faire un raisonnement pour s’en convaincre ou pour le prouver, et de faire précéder cette proposition de deux autres qui alors seraient superflues. C’est donc parce qu’on ne voit |326 pas immédiatement que l’idée d’être nuisible est l’une des idées qui entrent dans l’idée composée que l’on a de la paresse, qu’il a fallu faire un raisonnement pour s’en assurer soi-même, ou pour le prouver aux autres.

Mais comment, lorsqu’on ne connaît pas immédiatement la vérité d’une proposition en elle-même, peut-on la reconnaître en la comparant avec d’autres propositions antérieurement reconnues pour vraies ? Suivons la marche de notre entendement à cet égard, et tâchons d’en reconnaitre les procédés.

Dans le raisonnement que nous analysons, nous commençons par affirmer que tous les vices sont nuisibles ; si cette proposition est vraie, voilà une vérité établie, reconnue ; et si elle était fausse, il faudrait la rejeter, au lieu de la prendre pour base d’un raisonnement. Nous regardons donc comme certain que nuire est une propriété de tous les vices. Nous affirmons ensuite que la paresse est un vice : en supposant cette seconde proposition vraie, voilà une seconde vérité reconnue : la paresse est un individu de l’espèce des vices. Comparant maintenant ces deux vérités l’une avec l’autre, puisque par la première nuire est une propriété de tous les individus de l’espèce désignée par le mot vice ; et |327 puisque par la seconde la paresse est un individu de cette même espèce, il s’ensuit nécessairement que nuire est une propriété de la paresse, ou que la paresse est nuisible. La seconde proposition ne fait qu’affirmer que la paresse est l’un des individus qui composent le sujet de la première, tous les vices ; et puisque cette première proposition affirme que nuire est une propriété de tous ces individus indistinctement et sans exception, nuire est donc une propriété de l’un de ces individus, qui est la paresse. Voilà comment on peut reconnaître, à l’aide du raisonnement, la vérité d’une proposition qui ne peut pas être connue immédiatement par elle-même.

Nous conviendrons sans peine que dans l’exemple que nous avons pris au hasard, tout cet étalage n’était pas nécessaire ; mais c’est parce que ce raisonnement est simple, qu’il nous a été plus facile de suivre la marche de l’entendement et l’enchaînement des propositions entr’elles ; et si l’on applique la même analyse à tout autre raisonnement, quelque compliqué qu’il soit, on se convaincra avec certitude que l’acte de l’entendement est partout le même, dans le prononcé mental des jugemens, dans leur expression par la parole et dans leur enchaînement, |328 c’est-à-dire, dans le jugement, dans la proposition et dans le raisonnement.

Dans ce dernier acte en effet, on a le dessein de se convaincre soi-même, ou de prouver aux autres que la dernière proposition, qui en est la conclusion, est vraie. Pour cela, on commence par établir une proposition ou évidente par elle-même, ou antérieurement démontrée, ou reconnue pour vraie ; puis, par le moyen d’une, de deux, ou de plusieurs propositions intermédiaires, on tâche de prouver que la proposition dont il s’agit, est contenue implicitement dans la première qu’on a établie, c’est-à-dire, de faire voir que l’attribut de la dernière proposition, de celle qu’on veut prouver, étant le même que celui de la première proposition qu’on a établie, le sujet de celle qu’on veut prouver est contenu dans l’idée du sujet de la première proposition. Ainsi, dans le raisonnement que nous analysons, l’attribut, qui est l’idée d’être nuisible, est le même dans la conclusion et dans la première proposition, et la seconde proposition ne fait qu’établir que le sujet de la conclusion, qui est la paresse, est contenu dans le sujet de la première, tous les vices ; d’où il résulte nécessairement et évi- |329 demment que l’idée d’être nuisible qui convient séparément et indistinctement à chacune des parties du tout, tous les vices, convient à l’une des parties de ce tout, la paresse.

Autre exemple.

 

 

1224. Ou bien, le sujet de la conclusion qu’on veut prouver, est le même que celui de la proposition qu’on établit la première, et toutes les propositions qu’on intercale entre ces deux-là, n’ont pas d’autre but que de prouver que l’idée exprimée par l’attribut de la conclusion est l’une des idées partielles qui composent l’attribut de la première proposition, comme dans ce raisonnement : toute personne sensible doit des soins et des égards aux malheureux ; or N... est malheureux ; donc toute personne sensible doit des soins et des égards à N...

Ici c’est le sujet de la conclusion qui est le même que celui de la première proposition, toute personne sensible ; et l’attribut n’est pas exactement le même dans ces deux propositions. Dans le raisonnement précédent, au contraire, le sujet était différent, et l’attribut était le même.

Dans la première proposition, nous affirmons que toute personne sensible doit des soins et des égards aux malheureux ; voilà |330 une première vérité établie, si nous sommes bien convaincus que l’idée de devoir des soins et des égards aux malheureux est l’un des caractères de toute personne sensible, et si ceux avec qui nous raisonnons, en conviennent également.

Par la seconde proposition nous affirmons que N... est l’un des individus compris dans la classe des malheureux : si cette proposition est vraie, voilà une seconde vérité. Et puisque par la première toute personne sensible doit des soins et des égards à tous les individus de la classe des malheureux, et que par la seconde, N... est l’un des individus de cette classe, il s’ensuit nécessairement que toute personne sensible doit des soins et des égards à N... ; puisque ce que l’on doit à chaque individu d’une classe distributivement et sans exception, on le doit à un individu déterminé de cette classe.

Différence entre ces deux rai­sonnemens.

 

 

1225. Ces deux raisonnemens ne diffèrent qu’en ce que dans le premier, l’attribut est le même dans la proposition d’où l’on part et dans la conclusion, et alors la proposition intermédiaire doit établir que le sujet de la conclusion est renfermé dans le sujet de la première proposition ; dans le second, le sujet est le même dans la proposition d’où |331 l’on part et dans la conclusion, et alors la proposition intermédiaire doit prouver que l’attribut de la conclusion est renfermé dans le premier attribut.

On pourrait aussi raisonner de cette manière relativement au premier raisonnement ci-dessus : la paresse est nuisible, nous devons éviter tout ce qui est nuisible ; donc nous devons éviter la paresse. Ce raisonnement ne ressemble point aux précédens, puisqu’ici c’est le sujet de la proposition d’où l’on part, qui devient l’attribut de la conclusion, et que le sujet de la proposition intermédiaire devient le sujet de la conclusion. Mais il est facile de voir qu’on ne changerait point le raisonnement, et qu’on n’en affaiblirait pas même la force en l’énonçant de cette manière : nous devons éviter tout ce qui est nuisible ; or la paresse est nuisible ; donc nous devons éviter la paresse ; et alors il rentre dans la classe du précédent.

Cette analyse aura peut-être paru minutieuse : nous croyons cependant qu’il est important de bien observer la marche et les procédés de l’entendement dans les raisonnemens les plus simples, afin de s’accoutumer à suivre rigoureusement cette marche et ces procédés dans tous les cas, et d’éviter ainsi |332 le risque de s’égarer dans les raisonnemens qui exigent une longue persistance de l’attention. D’ailleurs on nous pardonnera ces détails en faveur du résultat qu’ils nous donnent, qui est la règle suivante aussi simple que sûre.

Règle géné­rale pour s’as­surer si un rai­son­nement est juste.

 

1226. Si l’attribut de la proposition d’où l’on part est le même que celui de la conclusion, la proposition intermédiaire doit prouver que le sujet de la conclusion est renfermé dans le sujet de la première proposition. Et si le sujet de la proposition d’où l’on part est le même que le sujet de la conclusion, la proposition intermédiaire doit établir que l’attribut de la conclusion est renfermé dans l’attribut de la première.

Mais cette règle, toute simple qu’elle est, ne serait pas fort utile, si elle ne pouvait s’appliquer qu’aux raisonnemens à trois propositions, comme les précédens. Il nous reste donc ou à rechercher une autre règle pour s’assurer de l’exactitude des raisonnemens qui renferment moins ou plus de trois propositions, ou à établir que la règle précédente peut leur être appliquée avec le même avantage.

Raisonnemens
à deux pro­positions.

 

 

1227. Essayons donc, et supposons d’abord ce raisonnement à deux propositions : nous |333 devons chérir toutes les vertus ; nous devons donc chérir l’amour de la patrie. Il n’y a là que deux propositions, puisqu’il n’y a que deux verbes à l’affirmatif (1217 3.o), et conséquemment il n’y a que deux jugemens : la première proposition affirme que nous devons chérir toutes les vertus : c’est une vérité incontestable autant qu’incontestée ; mais comment, d’après l’énonciation de cette seule vérité, conclut-on tout de suite que nous devons donc chérir l’amour de la patrie ? Le sujet de cette dernière proposition (nous) est le même que celui de la précédente ; mais l’attribut est différent ; pour pouvoir donner au même sujet l’attribut qu’il a dans la seconde proposition en vertu de celui qu’il a dans la première, il faudrait prouver que ce second attribut est renfermé dans le premier, et rien ne le prouve ici, au moins explicitement. Je m’aperçois donc qu’il y a une lacune dans ce raisonnement, qu’il suppose une vérité tacite que l’on y a omise, comme étant très-facile à suppléer, et une proposition qu’il faut y intercaler pour la régularité et pour l’exactitude rigoureuse et complète du raisonnement. Puisque cette proposition omise doit prouver (1226) que le second attribut est renfermé dans le premier, elle |334 doit donc être : or l’amour de la patrie est une vertu ; et, au moyen de cette addition, mon raisonnement aura cette forme : nous devons chérir toutes les vertus ; or l’amour de la patrie est une vertu ; nous devons donc chérir l’amour de la patrie. Alors notre règle générale (1226) s’applique à ce raisonnement ; et puisque le sujet est le même dans la proposition d’où l’on part et dans la conclusion, et que la proposition intercalée prouve que l’attribut de la conclusion est renfermé dans l’attribut de la première proposition, ce raisonnement est juste et concluant. Notre règle générale s’applique donc parfaitement aux raisonnemens à deux propositions.

Raisonnemens
à plus de trois propositions.

 

 

1228. Examinons maintenant un raisonnement à plus de trois propositions, par exemple, celui-ci : toute personne sensible doit des soins et des égards aux malheureux ; or N... est malheureux ; donc toute personne sensible doit des soins et des égards à N... ; vous donc, qui êtes sensible, vous lui devez des soins et des égards. Ce raisonnement a cinq propositions explicites, puisqu’il y a cinq verbes au mode affirmatif (1217 3.o) (doit, est, doit, êtes, devez) : mais la troisième est censée y être deux fois : la première fois, |335 comme conclusion des deux qui précèdent, et la seconde fois, comme une vérité déjà prouvée, d’où l’on part pour commencer un second raisonnement : il y a donc deux raisonnemens à trois propositions chacun, puisqu’il y a deux fois la conjonction donc qui indique chaque fois la déduction d’une conséquence, et par conséquent la conclusion d’un raisonnement ; et ce raisonnement composé est la réunion de ces deux-ci : toute personne sensible doit des soins et des égards aux malheureux ; or N... est malheureux ; donc toute personne sensible doit des soins et des égards à N... Prenant ensuite cette conclusion comme une vérité prouvée par ce raisonnement, et sur laquelle on peut conséquemment baser un second raisonnement, on continue ainsi : toute personne sensible doit des soins et des égards à N... ; or vous êtes sensible ; donc vous devez des soins et des égards à N... Les cinq propositions ci-dessus équivalent donc à six, puisqu’il y en a une qui est tacitement répétée, et le raisonnement en question équivaut à deux raisonnemens à trois propositions chacun, à chacun desquels peut s’appliquer la règle que nous avons établie (1226).

Autre exemple.

 

 

|336 1229. Supposons cet autre raisonnement : être avare, c’est désirer d’accumuler des richesses sans savoir en jouir ; désirer d’accumuler des richesses sans savoir en jouir, c’est éprouver un besoin continuel et incommode qu’on ne satisfait jamais ; éprouver un besoin continuel et incommode qu’on ne satisfait jamais, c’est être dans un état habituel d’inquiétude ; être dans un état habituel d’inquiétude, c’est être malheureux ; donc être avare, c’est être malheureux. Il n’y a que cinq propositions explicites dans ce raisonnement, et néanmoins il équivaut à trois raisonnemens consécutifs, à trois propositions chacun, ainsi qu’il suit :

Être avare, c’est désirer d’entasser des richesses sans savoir en jouir ; or désirer d’accumuler des richesses sans savoir en jouir, c’est éprouver un besoin continuel et incommode qu’on ne satisfait jamais ; donc être avare, c’est éprouver un besoin continuel et incommode qu’on ne satisfait jamais. (Conclusion sous-entendue qui termine le premier raisonnement.)

Être avare, c’est éprouver un besoin continuel et incommode qu’on ne satisfait jamais ; (conclusion du premier raisonnement, qui est la base tacite du second) ; mais éprouver |337 un besoin continuel et incommode qu’on ne satisfait jamais, c’est être dans un état habituel d’inquiétude ; donc être avare c’est être dans un état habituel d’inquiétude. (Conclusion tacite mais nécessaire du second raisonnement.)

Être avare, c’est être dans un état habituel d’inquiétude ; (conclusion sous-entendue du second raisonnement, et qui est la proposition d’où l’on part tacitement pour la troisième) or être dans un état habituel d’inquiétude, c’est être malheureux ; donc être avare, c’est être malheureux.

On voit par cette décomposition quel doit être l’enchaînement des jugemens et des propositions, pour pouvoir réunir, dans la conclusion, le sujet de la première de toutes les propositions à l’attribut de l’avant-dernière, quel que soit d’ailleurs le nombre des propositions intermédiaires ; et conséquemment il est facile de voir que la règle qui convient aux raisonnemens à trois propositions (1226) s’applique également à tous les autres raisonnemens quelconques.

Identité con­sidérée comme preuve de la justesse d’un raisonnement, |338 et de la vérité d’une proposition.

 

 

1230. On dit aussi souvent que, pour qu’un raisonnement soit juste, il faut que la première proposition soit identique avec la seconde, et que la seconde soit identique |338 avec la troisième ; et alors la première est identique avec la troisième ; parce que deux choses identiques avec une troisième sont nécessairement identiques entr’elles ; et que, pour qu’une proposition soit vraie, il faut que le sujet et l’attribut soient identiques, comme dans celle-ci : un triangle est égal à la moitié du produit de sa base par sa hauteur. Ici l’identité est exacte et parfaite ; et c’est pour cela qu’elle est réciproque, puisque la moitié du produit de la base par la hauteur est la même quantité exacte que le triangle, comme la surface du triangle est la même quantité précise que la moitié du produit de sa base par sa hauteur ; en un mot, le sujet et l’attribut sont précisément, exactement et entièrement la même chose. Si l’on dit : la surface de la sphère est quadruple de celle de l’un de ses grands cercles, on affirme que la surface de la sphère, évaluée en mesures quarrées quelconques, est exactement la même que quatre fois la surface d’un de ses grands cercles, évaluée avec les mêmes mesures ; et, sous ce point de vue, il y a identité parfaite et réciproque, puisque l’une de ces étendues est exactement la même quantité que l’autre, et qu’elle peut, dans tous les cas, être mise ou employée à la |339 place de l’autre. Nous disons sous ce point de vue : car la surface de la sphère est convexe, et celle d’un de ses grands cercles est plane ; ainsi il ne pourrait pas y avoir d’identité sous cet autre point de vue ; mais ce n’est pas de quoi il s’agit dans notre proposition.

Identité par­tielle et res­treinte entre le sujet et l’attri­but de la plu­part des pro­positions.

 

 

1231. Il s’en faut beaucoup qu’on trouve une identité aussi parfaite entre le sujet et l’attribut dans toutes les propositions vraies. Dans celle-ci, par exemple : tous les vices sont nuisibles, il n’y a identité que dans ce sens, que l’idée d’être nuisible est l’une des idées partielles qui forment l’idée composée du sujet, tous les vices (1217 2.o) ; mais l’identité n’est ni parfaite, ni réciproque, comme dans les deux propositions précédentes, puisque d’un côté l’idée du sujet, tous les vices, n’est pas la même chose que celle de l’attribut, sont nuisibles, y ayant d’autres choses que les vices qui sont nuisibles ; et que, d’un autre côté, l’idée de l’attribut, sont nuisibles, n’est pas exactement la même chose que celle du sujet, tous les vices, puisque l’idée des vices renferme d’autres idées partielles outre celle d’être nuisibles. Dans cette proposition on compare l’idée des vices avec le résultat qu’ils |340 produisent, et l’on affirme que ce résultat est qu’ils sont nuisibles, ou bien on assure que l’une de leurs propriétés est d’être nuisible : si l’on veut exprimer la convenance de ces deux idées par le mot identité, à cause de la simplicité de ce mot et de la commodité de son emploi, il faut se rappeler du moins que ce n’est qu’une identité partielle et restreinte, et non pas une identité parfaite et réciproque, comme dans les propositions précédentes et dans beaucoup d’autres.

Nous pourrions faire les mêmes observations relativement à l’identité entre les propositions consécutives d’un même raisonnement.

Division de ce chapitre.

 

 

1232. Le raisonnement n’est qu’un moyen dont la faiblesse de notre intelligence a besoin pour s’assurer de la vérité, toutes les fois que cette vérité n’est pas évidente par elle-même : car si, dans chaque proposition, nous apercevions immédiatement l’identité entre le sujet et l’attribut, ou si nous voyions immédiatement que l’idée exprimée par l’attribut est l’une des idées partielles qui composent l’idée totale du sujet, nous n’aurions que faire de raisonnemens ; et la démonstration serait superflue pour nous convaincre, ou pour prouver à autrui, par |341 exemple, que la surface de la sphère est équivalente à la surface convexe du cylindre circonscrit.

Avant donc que de parler des différentes formes du raisonnement, et de la manière de reconnaître les faux raisonnemens, il est à propos de rechercher ce que c’est que la vérité, la certitude, l’évidence, et de déterminer la mesure de confiance que nous devons avoir aux différens degrés de connaissance qui sont au-dessous de la certitude et de l’évidence, tels que la probabilité, la conjecture et l’analogie.

 

 

 

 

 

 

§. I.er DE LA VÉRITÉ.

 

Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable,
Il doit régner partout. (Boil. Despr.)

Vitam impendere vero.

 

Ce que c’est que la vérité.

 

 

1233. Tout le monde cherche ou prétend chercher et aimer la vérité : il est donc bien important d’examiner avec le plus grand soin possible en quoi elle consiste, de nous instruire de sa nature, et de rechercher les moyens tout à la fois les plus simples et les plus sûrs pour la distinguer de la fausseté.

|342 1233 bis. La vérité est un rapport exact et fondé, aperçu entre deux idées ; ou bien c’est la réunion ou la séparation des signes, selon que les choses exprimées par ces signes conviennent ou disconviennent entr’elles. Ainsi il n’y a que les jugemens, et par conséquent les raisonnemens, qui puissent être vrais ou faux ; vrais, lorsque les rapports aperçus entre les idées sont réellement tels qu’on les aperçoit ; faux, lorsqu’il en est autrement. Les jugemens exprimés par des paroles, c’est-à-dire, les propositions, sont donc aussi susceptibles de vérité et de fausseté ; et nous avons vu (1217 4.o) à quel caractère on peut reconnaître si elles sont vraies ou fausses.

Vérités con­tingentes.

 

 

1234. Le rapport aperçu entre deux idées peut être variable, ou permanent. Il est variable, lorsqu’il existe entre des qualités qui ne sont pas essentielles aux choses. Que je dise : le Gave est guéable, cela peut être vrai au moment où je le dis, et cesser d’être vrai bientôt après, s’il survient une crue d’eau. Il en est de même de tous les autres jugemens quelconques sur des qualités autres que les qualités essentielles. Cet arbre résiste au vent, ou est plus grand que son voisin ; les élèves ne s’appliquent pas ; voilà des vérités |343 qui peuvent cesser d’être vérités : c’est pour cela qu’on appelle toutes celles de cette nature des vérités contingentes.

Vérités his­toriques.

 

 

1235. Il y en a d’autres qui ne peuvent pas cesser d’être vérités, mais qui auraient pu n’en avoir jamais le caractère : ce sont les événemens, les faits historiques. Il était possible que les Romains ne fussent pas battus à Cannes, que Scipion ne détruisît pas Carthage, que Socrate ne fût pas condamné à boire la ciguë : mais ces événemens, qui n’étaient que possibles, étant une fois arrivés, ils ne peuvent plus perdre le caractère de la vérité, et rien ne peut faire que ce qui a eu lieu n’ait pas eu lieu. Les propositions citées au n.o précédent seraient de ce genre avec peu de modifications : Le Gave est guéable dans ce moment ; les élèves ne s’appliquent pas cette année ; parce qu’alors ce seraient des vérités de fait, des vérités historiques, et non pas des vérités contingentes, comme au n.o 1231.

Les vérités historiques sont donc encore des vérités contingentes, dans ce sens seulement que tel ou tel évènement aurait pu ne pas avoir lieu.

Vérités né­cessaires ou éternelles.

 

 

1236. Mais si nos jugemens portent sur des qualités essentielles aux objets, ce qui |344 est vrai sous ce point de vue ne peut jamais cesser de l’être. Il a toujours été et il sera toujours vrai, comme il l’est dans ce moment, que l’idée d’un cercle représentera toujours un cercle et non pas un triangle ; que les rayons d’un même cercle ou de cercles égaux seront toujours égaux ; que la somme des trois angles d’un triangle rectiligne vaudra toujours deux angles droits ; et ainsi de tous les autres rapports entre des qualités essentielles. Ce sont ces vérités qu’on appelle nécessaires et éternelles ; et il est évident que nous n’en acquérons la connaissance qu’au moyen de quelques abstractions.

Les vérités con­tingentes sont plus sen­sibles, plus fa­milières et moins lumi­neuses.

 

 

1237. Pour mieux distinguer ces sortes de vérités, voyons un peu plus en détail en quoi elles diffèrent. Les vérités contingentes, ainsi que les idées confuses, sont plus sensibles ; et cela doit être, puisqu’elles sont telles que les sens nous les donnent, et qu’elles ne supposent aucune abstraction. Elles sont plus familières ; parce qu’elles sont sans cesse renouvelées par les sens, qu’elles agissent sur nous par plus d’endroits, et qu’étant destinées à nous guider le plus souvent relativement à nos besoins les plus indispensables, elles nous touchent |345 davantage, en excitant des sentimens plus vifs de plaisir ou de peine. Enfin elles ne répandent dans notre entendement qu’une lumière bien faible, parce qu’elles n’offrent que des rapports vagues et changeans, et qu’elles doivent seulement nous éclairer sur ce que nous devons éviter ou rechercher pour l’intérêt de nos plaisirs, ou de notre conservation.

Les vérités né­cessaires sont moins sen­sibles, moins familières, plus lumineuses.

 

 

1238. Les vérités nécessaires, ainsi que les idées distinctes, sont moins sensibles, parce que ce n’est qu’en formant des abstractions que nous pouvons les acquérir, et que les sens, au lieu de concourir à faciliter les abstractions, y nuisent souvent en détournant l’attention ; moins familières, parce qu’elles ne sont pas le résultat immédiat de nos sensations, et qu’il faut y reporter souvent son attention avec effort pour se familiariser avec elles : mais aussi elles nous offrent des connaissances exactes, des rapports précis, et nous font connaître l’essence des choses qu’elles considèrent. Telles sont les vérités mathématiques, métaphysiques et morales.

Nous ne pouvons pas connaître l’essence des substances.

 

 

1239. Au reste, quand nous parlons de l’essence des choses, nous n’entendons parler que de l’essence des choses abstraites. Si |346 nous voulons juger des essences des choses sensibles, nous ne pouvons que nous tromper ; car nous ne pouvons pas connaître ces essences par nos sensations, puisque celles-ci se réduisent à nous faire voir des collections de qualités réunies en un même sujet, en une même substance dont nous n’avons pas d’idée distincte : nous ne le pouvons pas davantage avec le secours des abstractions, puisque toute la ressource qu’elles nous offrent à cet égard, c’est de nous faire observer l’une après l’autre les qualités que les sens nous offrent à la fois. Nous nous trompons donc toutes les fois que nous prenons le nom d’une substance pour l’essence réelle de cette substance, de laquelle nous ne pouvons avoir aucune idée distincte. Le nom, ainsi que nous l’avons dit (1180, 1191), ne sert qu’à exprimer par un seul signe la collection des qualités que nous avons observées dans une substance.

 

 

 

 

 

 

§. II. DE LA CERTITUDE.

 

Hoc arbitror omnibus apertum esse atque perspicuum. (S. Aug.)

 

Ce que c’est que la cer­ti­tude.

 

 

1240. La certitude est l’adhésion forte et invincible de notre esprit à la convenance |347 ou à la disconvenance de deux idées qui sont l’objet d’un jugement. On applique aussi quelquefois ce mot à la proposition même à laquelle l’esprit adhère, et l’on dit alors la certitude de telle proposition.

En quoi elle diffère de l’évidence.

 

 

1241. La certitude semble différer de l’évidence, dont nous allons parler au paragraphe suivant, en ce que l’évidence paraît appartenir plus particulièrement aux idées dont l’esprit aperçoit tout d’un coup la convenance ou la disconvenance, l’identité ou la non identité ; au lieu que la certitude ne s’applique qu’à celles dont on ne peut apercevoir l’identité ou la non identité qu’avec le secours d’un certain nombre d’idées intermédiaires. Dans ce sens, il est évident qu’un tout est égal à toutes ses parties réunies ensemble ; et il est certain, et non pas évident, que la somme des trois angles d’un triangle rectiligne vaut deux angles droits. Sous ce point de vue, l’évidence emporte donc nécessairement avec elle la certitude, et la certitude résulte d’un ou de plusieurs jugemens intermédiaires, tous évidens, qui se suivent immédiatement, mais dont l’esprit ne peut embrasser à la fois la liaison et les rapports mutuels.

Signe ou effet de la cer­ti­tude.

 

 

1242. Pour avoir cette certitude, il faut |348 que l’esprit ait la conviction intime de la vérité d’une proposition (1217 4.o), conviction qu’il a acquise par la liaison rigoureuse et exacte successivement aperçue entre plusieurs jugemens consécutifs. D’où il s’ensuit que si le nombre des jugemens ou des propositions était si grand, que le meilleur esprit ne pût pas en saisir l’ensemble, ni par conséquent acquérir cette conviction, il ne serait pas conduit à la certitude, même par une démonstration géométrique. Un célèbre géomètre du siècle passé convenait avoir lu plusieurs fois le traité de la spirale par Archimède, sans jamais avoir senti toute la force des démonstrations : il ne pouvait avoir, d’après cette lecture, aucune certitude relativement à la nature et aux propriétés de cette courbe. Dans l’étude des mathématiques, la certitude naît toujours de l’évidence, puisqu’elle résulte de l’identité parfaite successivement aperçue entre plusieurs idées consécutives (1230, 1231.)

Autre diffé­rence entre la certitude et l’é­vidence.

 

 

1243. On distingue encore quelquefois la certitude de l’évidence, en considérant celle-ci comme appartenant aux vérités purement spéculatives de la métaphysique et des mathématiques, et la certitude comme |349 ne convenant qu’aux objets physiques, aux phénomènes de la nature dont nous avons la connaissance par les sens. Dans ce sens, il serait évident que la somme des trois angles d’un triangle rectiligne égale deux angles droits, et il serait certain que l’aiguille aimantée se dirige à peu près vers les pôles.

Trois espèces de certitude.

 

 

1244. Quoi qu’il en soit, la certitude consiste toujours dans la conviction intime du rapport exact aperçu entre deux idées ; mais cette conviction peut être plus ou moins forte ; elle est susceptible de différens degrés ; ou, pour mieux dire, la convenance des idées qui fait naître cette conviction peut être si nécessaire qu’il soit impossible que cette convenance n’ait pas lieu ; ou bien, cette convenance a réellement lieu, mais elle aurait pu ne pas exister, elle n’est pas nécessaire. De là trois espèces de certitude.

Certitude mé­taphysique.

 

 

1245. Lorsqu’on prononce la convenance des propriétés essentielles d’une chose, ou des idées de ces propriétés, on a la certitude métaphysique de cette convenance. Ainsi on a la certitude métaphysique que les trois angles d’un triangle rectiligne sont égaux à deux angles droits, ou que les rayons d’un même cercle sont égaux entr’eux, puisqu’il est aussi absolument impossible que cela ne |350 soit pas, qu’il l’est qu’un cercle soit triangulaire, ou qu’une chose soit et ne soit pas en même temps. Cette espèce de certitude est donc si grande qu’on ne peut imaginer le contraire sans tomber dans l’absurdité.

La certitude physique.

 

 

1246. La certitude physique est fondée sur l’ordre habituel de la nature. Il est physiquement certain que le soleil se levera demain, parce qu’il est physiquement impossible que cela ne soit pas, quoique rigoureusement parlant cela pût bien ne pas être.

La certitude morale.

 

 

1247. Enfin la certitude morale est celle qui est fondée sur les mœurs habituelles des hommes, et sur leur caractère reconnu. Si mon avocat, ou mon procureur m’écrivent que j’ai perdu mon procès ; si mes amis m’envoient des détails sur la plaidoierie et sur le jugement, j’ai la certitude morale de la perte de mon procès, parce qu’il est moralement impossible que tant de personnes se réunissent pour m’en imposer, sans aucun intérêt de leur part ; quoique cela ne soit pas impossible d’une manière absolue.

 

|351

 

 

 

 

§. III. DE L’ÉVIDENCE.

 

Il n’y a que la vérité qui persuade, même sans avoir besoin de paraître avec toutes ses preuves. Elle entre si naturellement dans l’esprit, que, quand on l’apprend pour la première fois, il semble qu’on ne fasse que s’en souvenir. (Fontenelle.)

 

Ce que c’est que l’évidence.

 

 

1248. Il y a évidence lorsque la convenance ou la disconvenance de deux idées est si claire, si manifeste, si promptement et si facilement aperçue, que nous ne pouvons ni refuser notre assentiment, ni même balancer à l’accorder. Cette évidence peut être fondée, ou sur la raison, comme celle de cette proposition : deux plus deux font quatre ; ou sur le sentiment intime, ainsi il est évident pour moi que j’aide des sensations ; ou enfin sur des faits que nous avons observés. Il y a donc trois sortes d’évidence ; l’évidence de raison , l’évidence de sentiment et l’évidence de fait.

 

 

 

 

 

 

DE L’ÉVIDENCE DE RAISON.

 

In clarissimâ luce videbitur... manifestâ cognitione. (S. Aug.)

Il me semble que la seule manière d’éviter toute erreur, est de douter sans exception de toutes les choses dans lesquelles je ne trouverai pas une pleine évidence. (Fénélon, Exist. de Dieu.)

 

Quel est le ca- |352 ractère propre de l’évi­dence de rai­son.

 

 

1249. Pour raisonner avec justesse et d’une |352 manière conséquente, il importe de savoir bien exactement en quoi consiste l’évidence, et de s’accoutumer à la reconnaitre à un signe qui exclue absolument toute sorte de doutes : or ce signe est l’identité (1230, 1231) ; et s’il était nécessaire d’expliquer encore ce que c’est que l’identité, nous dirions qu’on peut la reconnaître lorsqu’une proposition, sans en altérer le sens, peut se traduire en des termes qui reviennent à ceux-ci : le même est le même.

Par exemple, pourquoi cette proposition : un tout est égal à ses parties prises ensemble, est-elle évidente par elle-même ? C’est parce qu’elle est rigoureusement identique ; et elle est rigoureusement identique parce qu’elle ne signifie évidemment autre chose, sinon qu’un tout est égal à lui-même, puisque toutes les parties prises ensemble font le tout. L’identité est donc le caractère distinctif de l’évidence.

Propositions évidentes par elles-mêmes.

 

 

1250. Une proposition est évidente par elle-même, lorsque, connaissant la valeur des termes, on aperçoit immédiatement, et sans le secours d’autres propositions, l’identité des termes qui l’énoncent, ou l’identité des idées qu’ils expriment. Celles qui sont dans ce cas ont une évidence immédiate, |353 fondée sur la perception claire et rapide de la convenance de deux idées. Telle est celle que nous venons de citer ; telle est encore celle-ci : un tout est plus grand que chacune de ses parties ; car c’est comme si l’on disait : un tout est plus grand que ce qui est nécessairement moins grand que lui.

Axiomes.

 

 

1251. De cette nature sont les axiomes, employés principalement dans les sciences mathématiques : ce sont des propositions évidentes par elles-mêmes, auxquelles on accorde son assentiment dès la première vue, sans l’intervention d’aucune preuve.

Propositions d’une évidence médiate.

 

 

1252. Lors même qu’une proposition n’est pas évidente par elle-même, elle peut l’être encore comme étant une conséquence évidente d’une ou de plusieurs autres propositions qui sont évidentes par elles-mêmes. Cela a lieu lorsqu’en comparant ces propositions on voit évidemment qu’elles affirment la même chose, que la première est identique avec la seconde, celle-ci avec la troisième, et qu’ainsi d’identité en identité, et, par conséquent, d’évidence en évidence, on parvient à une conclusion qui est alors évidente par sa connexion évidente avec ce qui précède. C’est de cette manière que |354 l’on procède et que l’on raisonne dans toutes les sciences exactes.

Démonstration.

 

 

1253. Cette manière de raisonner s’appelle démonstration. Une démonstration est donc une suite de propositions, telles que l’identité de chacune avec celle qui précède et avec celle qui suit soit manifeste pour quiconque connaît la valeur des termes ; où les mêmes idées passent de l’une à l’autre, ne différant entr’elles qu’en ce qu’elles sont énoncées différemment ; et où l’on continue cette série de propositions de la même manière, jusqu’à ce qu’on ait rendu sensible l’identité des termes de la proposition qui est l’objet de la démonstration. C’est de cette manière que cette proposition : le carré de l’hypothenuse d’un triangle rectiligne rectangle équivaut à la somme des carrés des deux autres côtés, qui n’est point évidente par elle-même, acquiert une évidence médiate par son identité avec les propositions avec lesquelles on la compare pour former la démonstration.

1254. L’identité est donc le signe caractéristique de l’évidence de raison. Si cette identité est immédiatement aperçue dans les termes qui composent une proposition, |355 cette proposition est évidente par elle-même. Si cette identité ne peut être aperçue qu’en ayant recours à d’autres propositions, à d’autres intermédiaires, la proposition n’a qu’une évidence médiate.

L’évidence médiate n’est telle qu’à cause des bornes de notre intel­ligence.

 

1255. Il est facile de voir que l’évidence médiate ne dépend point de la nature même des idées, ni de leurs rapports ; qu’elle n’est relative qu’aux bornes de notre faible intelligence ; qu’une intelligence supérieure saisirait d’un coup d’œil l’identité entre deux idées, lorsque nous ne pouvons nous en assurer qu’avec effort et avec tout l’attirail d’une démonstration régulière et rigoureuse ; et qu’ainsi telle proposition, qui ne peut avoir pour nous qu’une évidence médiate, est un principe évident, un axiome (1251), pour une intelligence plus étendue. Ainsi les démonstrations prouvent les bornes de notre entendement, en même temps qu’elles en développent les ressources, et qu’elles étendent nos connaissances.

 

|356

 

 

 

 

DE L’ÉVIDENCE DE SENTIMENT.

 

Maxima via ad investigationem est.... meditatio. (S. Basile.) Ut in se mentem et rationem putet inesse. (Cicer.)

Il me semble que l’évidence de sentiment est la plus sûre de toutes : car de quoi sera-t-on sûr, si on ne l’est pas de ce qu’on sent ? Cependant c’est cette évidence-là dont il est le plus difficile de s’assurer. (Condil.)

 

L’évidence de sentiment est une des bases de nos con­nais­sances.

 

 

1256. Il est évident pour moi que j’ai des sensations, puisque je les éprouve ; que j’ai des idées, puisque je les aperçois ; que je suis capable d’attention, de réflexion ; en un mot, que je pense, puisque je sens que toutes ces choses se passent en moi ; qu’elles ne sont que des manières d’être de mon âme ; et que, pour que je n’eusse pas l’évidence à cet égard, il faudrait qu’il fût possible que je ne sentisse pas ce que je sens, ou que je pusse douter qu’une idée qui est dans mon esprit n’y est pas réellement ; ce qui répugne. Car si le sentiment de ce qui se passe dans mon âme ne me procurait pas l’évidence à cet égard, il serait donc possible que je me trompasse en pareil cas, et s’il est possible que je me trompe, il est donc possible aussi que |357 je n’aie pas une sensation que je crois avoir ; d’où il s’ensuivrait que tout à la fois j’aurais une sensation déterminée, et que je ne l’aurais pas : je l’aurais, puisque sans cela je n’en aurais pas la perception, la conscience ; et je ne l’aurais pas, puisque je me tromperais en croyant l’avoir. Il en est de même de la perception des idées. Je connais quand une idée est présente à l’entendement et ce qu’elle est ; et, s’il y en a plus d’une, je les distingue sans les confondre l’une avec l’autre : si je pouvais me tromper, il s’ensuivrait que j’apercevrais, et que je n’apercevrais pas tout à la fois. L’évidence de sentiment est donc une évidence réelle, et l’une des bases de nos connaissances.

Elle paraît être l’une des sources de nos erreurs ; et pour­quoi.

 

 

1257. Cependant elle paraît être aussi l’une des sources de nos erreurs. Lorsque les disciples de Descartes soutenaient le système des idées innées, et lorsque les sectateurs de Mallebranche s’imaginaient tout voir en Dieu, ils croyaient tous juger d’après l’évidence de sentiment. Ces exemples prouvent que nous n’avons pas l’évidence de sentiment toutes les fois que nous pensons l’avoir ; qu’il faut de l’adresse et de la précaution pour démêler par sentiment ce qui se passe en nous ; et que |358 nous sommes souvent exposés, faute d’attention et de sagacité, à regarder comme naturel ce qui n’est que l’effet de l’habitude, et à prendre pour inné ce qui n’est qu’acquis, parce que nous ne nous rappelons ni le premier moment où cette habitude s’est formée, ni la manière imperceptible dont elle s’est fortifiée, ni l’époque où nous avons acquis telle idée qu’il nous semble que nous avons apportée avec nous en naissant.

1258. Nous pouvons donc nous tromper en jugeant d’après ce que nous croyons être l’évidence de sentiment, et cela arrive de deux manières, ou parce que nous ne démêlons pas exactement tout ce qui se passe en nous, ou parce que nous y supposons ce qui n’y est pas.

Nous ne dé­mêlons pas tou­jours exac­te­ment ce qui se passe en nous.

 

 

1259. Nous ne démêlons pas exactement ce qui se passe en nous. Combien les personnes peu portées à la méditation, peu habituées à se rendre compte de leurs propres pensées, n’ont-elles pas, à chaque instant, de sensations que le sentiment ne leur fait pas remarquer, et qui cependant, à leur insu, influent sur leurs actions, et déterminent leurs mouvemens et leur conduite ? Ces personnes pourront-elles inter- |359 roger le sentiment avec fruit, et distinguer avec succès l’évidence de sentiment, lorsque tant de sensations diverses ont échappé à leur observation et à leur réflexion ? A la différence près du sentiment qui les a nécessairement affectées, puisqu’elles ont eu des sensations, quoique sans aucune réflexion de leur part, elles ne sont pas plus en état de rendre compte de leurs sensations, qu’une glace n’est capable de faire l’énumération et la distinction des objets dont elle a successivement réfléchi les images.

Les personnes mêmes les plus réfléchies sont sujettes au même inconvénient, lorsqu’elles sont agitées par quelque passion. Combien alors de motifs secrets qui influent sur notre conduite, et que la passion nous empêche d’apercevoir et de reconnaître ? Nous ne voyons pas ce qui se passe réellement dans notre âme ; nous croyons y voir ce qui n’y est pas ; et, nous trompant sur les véritables motifs de nos déterminations, nous sommes tout portés à prendre l’illusion pour l’évidence.

Enfin l’habitude nous empêche encore de démêler exactement ce qui se passe en nous. Nous croyons facilement avoir toujours senti comme nous sentons aujourd’hui ; |360 nous sommes portés à croire que nous avons eu, dès le premier moment de notre existence, les idées que nous ne nous rappelons pas avoir acquises, parce que l’instant où elles se sont formées, et la manière dont nous les avons acquises ont échappé à notre réflexion. Ainsi nous supposons qu’à cet égard nous n’avons jamais été dans l’enfance ; et que notre tête est sortie du sein maternel toute meublée d’idées, comme Minerve sortit toute armée du cerveau de Jupiter.

Souvent nous supposons en nous ce qui n’y est pas.

 

 

1260. Souvent nous supposons aussi en nous ce qui n’y est pas. C’est une conséquence nécessaire de ce que nous venons de dire ; et dès que nous ne démêlons pas exactement ce qui se passe en nous, c’est une suite inévitable que nous y supposions ce qui n’y est pas. Nous ne nous trompons sur les vrais motifs qui nous déterminent, lorsque nous sommes agités par quelque passion, que parce que, ne distinguant pas exactement ou ayant honte de reconnaître les motifs réels, nous en imaginons d’autres moins humilians pour notre amour-propre, qui n’ont aucune part à nos actions, ou que nous considérons comme principaux et déterminans des motifs qui n’ont qu’une |361 influence très-légère sur notre conduite. Nous supposons alors dans notre sentiment ce qui n’y est pas, parce que nous imaginons que cela y est, et que nous ne faisons guère de différence entre imaginer et sentir.

Qu’un militaire estropié rapporte le sentiment de la douleur à l’extrémité de la jambe de bois qui remplace celle qu’il a perdue pour la défense de la patrie, cela s’explique naturellement, et par l’effet de l’habitude, et parce que ses nerfs sont affectés comme ils l’étaient avant l’amputation. Il ne croira pas néanmoins avoir l’évidence de sentiment qu’il a conservé sa jambe, parce que le souvenir de l’opération et le rapport des sens lui prouvent que cette évidence n’est pas réelle. Mais l’illusion, facile à détruire en pareil cas, n’est pas toujours aussi aisée à démêler.

Il y a des moyens pour bien juger de ce que l’on sent.

 

 

1261. Faut-il conclure de tout ce qui précède que l’évidence de sentiment est un guide trompeur qui ne peut que nous égarer, et un moyen peu sûr d’acquérir des connaissances exactes ? Cette conclusion serait une erreur manifeste. Observons qu’en physique l’observation peut nous égarer, en mathématiques le calcul, comme en métaphysique le sentiment : nous n’avons |362 donc aucun moyen d’acquérir des connaissances qui ne puissent nous tromper. Mais puisqu’il y a des règles pour bien observer et pour bien calculer, pourquoi n’y en aurait-il pas pour bien sentir, ou, pour mieux dire, pour bien juger de ce que l’on sent ? C’est donc à reconnaître ces règles et à les observer strictement qu’il faut s’attacher, si l’on veut se mettre à l’abri de l’erreur.

1262. Et d’abord chacun sent intimément qu’il a des sensations et des idées, qu’il voit, qu’il entend, qu’il existe, qu’il agit ; et il est évident qu’en cela personne ne se trompe (1256). Mais c’est lorsqu’on veut prononcer sur la manière de sentir, de voir, d’entendre, d’exister et d’agir, que l’erreur peut se glisser facilement, quoique tout le monde en appelle alors à l’évidence de sentiment.

1263. C’est qu’il est facile de se méprendre sur cette évidence, ainsi que nous l’avons déjà dit, et qu’on ne peut éviter cette méprise qu’en distinguant, avec la plus sévère attention et avec le dernier degré de précision, quelles sont les choses sur lesquelles le sentiment nous éclaire, et quel en est au juste le degré de lumière. Ne |363 nous flattons pas d’avoir l’évidence de sentiment sans toutes ces précautions : elle ne peut avoir lieu que lorsqu’on sait dépouiller son âme de ce qu’elle a acquis, et qu’on ne s’expose pas à confondre l’habitude avec la nature ; en un mot, elle a lieu lorsqu’on sait démêler exactement ce qui se passe dans l’âme, et qu’on n’y suppose pas mal-à-propos ce qui n’y est pas. Si nous réussissons à cela, nous pouvons espérer, non pas de reconnaître toujours ce qui se passe en nous, mais au moins de ne pas tomber dans des erreurs à cet égard ; et nous aurons réellement l’évidence de sentiment.

 

 

 

 

 

 

DE L’ÉVIDENCE DE FAIT.

 

Magna perditio nihil scire... ea res vitam corruptam invexit ; hoc sursùm deorsùm miscuit omnia. (S. Chrys.)

Nous avons des lumières de plus d’une sorte, et rien n’empêche que nous ne donnions le nom d’évidence, si nous le jugeons à propos, à toutes ces espèces de connaissances que nous acquérons ou par le raisonnement pur, comme les nombres, les mesures, ou par le sentiment intime de ce qui nous pénètre, comme notre âme, ou par le rapport uniforme de nos sens. N’admettons pour vrai et certain que ce qui se trouvera évident en l’une ou en l’autre de ces manières. (Pluc., Hist. du ci., tom. 2, pag. 210.)

 

En quoi con- |364 siste l’évi­dence de fait.

 

 

1264. On a l’évidence de fait toutes les |364 fois qu’on s’assure des faits par sa propre observation. Ces faits sont tout ce que nous apercevons dans les corps qui nous entourent : ainsi c’est une évidence de fait pour tous les hommes, excepté pour les aveugles de naissance, que le soleil se lève régulièrement chaque jour, et qu’il nous éclaire durant tout le temps qu’il est sur l’horizon jusqu’à ce qu’il se couche.

Mais que pouvons-nous apercevoir dans les corps, et de quelle nature sont ces faits relatifs à eux, dont nous pouvons avoir l’évidence ? Nous n’avons la connaissance des corps qu’autant qu’ils agissent sur nos sens ; car ceux qui n’y produisent aucune impression, sont à notre égard comme s’ils n’existaient pas : les impressions qu’ils font sur nos sens occasionnent en nous différentes sensations : nous avons la conscience de ces sensations, nous les connaissons par l’évidence de sentiment (1256) : or ces sensations sont des effets que nous n’avons pas produits nous-mêmes, et l’évidence de raison (1249) nous démontre qu’il ne peut pas y avoir d’effet sans cause : il y a donc une cause qui a produit ces sensations, et cette cause c’est le corps que nous observons et qui frappe actuellement nos sens. Telle est |365 la manière dont nous pouvons avoir l’évidence de fait.

1265. Je vois une surface ronde, polie, colorée ; je la touche, je la manie dans tous les sens : l’évidence de sentiment me prouve que je la vois et que je la touche ; je ne peux pas me tromper à cet égard : et, quand même ce ne seraient là que des apparences, je suis convaincu par l’évidence de raison que ces apparences doivent avoir une cause ; or cette cause ne peut être que le corps même que j’examine, ou une cause supérieure qui se plait à me faire illusion ; et il est facile de voir lequel de ces deux systèmes est le plus raisonnable.

L’évidence de fait ne s’étend qu’aux proprié­tés relatives des corps.

 

 

1266. C’est donc un fait que les corps sont étendus, qu’ils ont une figure, qu’ils sont colorés, etc. L’évidence ne va pas au-delà. La même évidence de sentiment qui me prouve que je vois ce corps et que je le touche, me démontre que je ne peux pas pénétrer plus avant ; que conséquemment je ne peux pas en connaître la nature, ou, ce qui est la même chose, que je ne peux pas savoir pourquoi il me paraît tel qu’il me paraît effectivement. Et puisque l’évidence exclut nécessairement non-seulement les doutes, mais même les conjectures, elle ne peut pas avoir pour objet la |366 nature même des corps, ou leurs propriétés absolues, mais elle a pour objet uniquement leurs propriétés relatives, ou les rapports qu’ils ont à nous. Avec cette restriction, on pourra observer les corps avec fruit, en se souvenant toutefois, que, quoique l’évidence de fait ne puisse s’étendre qu’aux propriétés relatives, elle n’exclut pas les propriétés absolues, et qu’elle les suppose, qu’elle les prouve, au contraire, comme l’effet prouve la cause.

Elle recueille les matériaux de la physique.

 

1267. C’est l’évidence de fait qui a l’utile emploi de ramasser, de recueillir et de fournir les matériaux de la physique, science qui a pour objet de traiter des corps. Et pour que cette collection de faits soit plus instructive et plus méthodique, il faut s’accoutumer à les classer d’après leur nature.

Phénomènes.

 

 

1268. Or un fait peut avoir pour cause immédiate ou la volonté d’un être vivant et organisé, comme le mouvement des membres de tous les animaux ; ou une loi à laquelle tous les corps sont assujétis, et qui produit les mêmes effets dans des circonstances semblables, comme la chute des corps privés de tout soutien. Les faits de cette espèce se nomment phénomènes. Un phénomène est donc un fait observé dans la nature, et qui est un effet des lois aux- |367 quelles tous les corps sont assujétis, c’est-à-dire des lois naturelles. Ce sont des phénomènes bien constatés et observés avec soin, qui sont le fondement de la physique et des sciences physico-mathématiques.

Observations.

 

 

1269. Pour bien connaître les phénomènes, il faut les considérer avec attention, en suivre tous les détails, en saisir toutes les circonstances, se servir pour cela quelquefois d’instrumens appropriés qui puissent en faciliter la connaissance, comparer avec soin les faits et les circonstances ; et les faits étudiés et connus de cette manière s’appellent observations. L’objet, ou la matière d’une observation est donc toujours un phénomène naturel, produit immédiatement, et sans aucun concours de notre part, par les lois de la nature, et où nous ne mettons de notre côté que l’attention et les moyens auxiliaires nécessaires pour le bien observer.

Expériences.

 

 

1270. Mais les phénomènes que nous voulons observer sont quelquefois trop rares, il faut avoir les moyens de les produire à volonté, en imitant les procédés de la nature ; il faut employer des moyens propres à les rapprocher : ou bien, il y a des circonstances qui nous en dérobent la connaissance, qui nous en cachent les détails en |368 tout ou en partie, il faut les dégager de tout ce qui les cache ou les déguise, et les mettre plus à la portée d’une observation exacte ; et toutes les opérations de ce genre sont des expériences. C’est par des expériences que les chimistes ont reconnu les parties élémentaires qui composent l’eau, et qu’ils l’ont recomposée avec les mêmes parties.

Différence entre les obser­vations et les expé­riences.

 

 

1271. Ainsi dans les observations nous ne produisons pas les phénomènes ; nous nous contentons d’étudier avec soin ceux que la nature produit spontanément. Voilà pourquoi il n’y a point d’expériences en astronomie ; il n’y a et il ne peut y avoir que des observations. Dans les expériences, nous produisons les phénomènes à l’imitation de la nature, pour mieux lui dérober le secret de ses opérations, et pour pouvoir remonter jusqu’aux loix qui la gouvernent.

Concours de l’évi­dence de raison avec l’évidence de fait pour former un système.

 

 

1272. Lorsque, par tous ces moyens, nous avons recueilli tous les faits, ou le plus grand nombre de faits, il faut les disposer dans un ordre qui rende évidens les rapports des effets aux causes, et qui forme ainsi un système complet d’une suite de phénomènes, d’observations et d’expériences. Mais ici l’évidence de fait ne suffit plus ; il |369 faut nécessairement le concours de l’évidence de raison, puisqu’elle seule peut faire connaître par quelles lois les faits naissent les uns des autres et se lient ensemble.

1273. Il y a plus : quelque certitude que nous donne l’évidence de fait sur les choses que nous avons observées, sommes-nous bien assurés de n’avoir pas laissé échapper quelque point de vue essentiel ? Pour dissiper nos doutes à cet égard, il faut donc que, après avoir tiré une conséquence d’une observation, la justesse de cette conséquence se trouve confirmée par de nouvelles observations, et c’est ainsi que, faisant usage de l’évidence de raison après l’évidence de fait, et confirmant la théorie que celle-là nous donne par de nouvelles observations, c’est-à-dire, par une nouvelle évidence de fait, nous les faisons concourir mutuellement à la formation d’un bon système, et nous nous assurons, autant qu’il est possible, que nous n’avons négligé aucune des conditions nécessaires pour y parvenir.

Autres moyens d’acquérir des connaissances.

 

 

1274. Au défaut de ces trois évidences, nous avons encore des moyens pour étendre nos connaissances, ou pour en acquérir de nouvelles. Ces moyens sont : le témoignage des autres, la probabilité, la conjecture et |370 l’analogie. Voyons en détail quelle mesure de confiance mérite chacun de ces moyens, et quel degré de certitude imparfaite il peut faire naître dans notre esprit.

 

 

 

 

 

 

§. IV. DU TÉMOIGNAGE DES AUTRES.

 

Omni in re, consensio omnium gentium lex naturæ putanda est. (Tull. Tuscul., quæs. li. 1. p. 13.)

D’où vient que nous déférons absolument, en certains cas, au témoignage des hommes ? C’est que nous supposons que ce n’est pas un évènement possible que, dans ces circonstances, ils aient été trompés, ou qu’ils aient eu le dessein de tromper les autres. (Arn., Perpét. de la foi, liv. 1, ch. 2.)

 

Le témoignage produit quel­que­fois la cer­titude.

 

 

1275. Je n’ai point été à Constantinople, je ne peux donc avoir sur l’existence de cette grande ville ni l’évidence de fait, puisque je n’ai pas été à portée de l’observer par moi-même, ni l’évidence de raison, ni l’évidence de sentiment, puisque cela n’est pas de leur ressort. Cependant je ne peux pas douter de l’existence de cette ville : d’après les témoignages constans et multipliés des autres, j’en suis aussi assuré que si j’y avais été moi-même : et je sens que je ne peux avoir de doute que |371 sur l’époque de sa fondation, ou sur les circonstances qui l’ont accompagnée.

De même, je n’ai point vu César ni Socrate ; et néanmoins je suis assuré qu’ils ont existé, et que ce ne sont pas des personnages de roman, et mes doutes ne peuvent porter que sur les circonstances de leur vie, sur l’époque de leur existence, ou sur quelques-unes des paroles ou des actions qu’on leur attribue.

D’autres fois une probabilité plus ou moins forte.

 

 

1276. Ainsi, parmi les faits dont nous acquérons la connaissance par le témoignage des autres, il y en a qui sont comme évidens, ou dont nous sommes aussi assurés que si nous les avions observés nous-mêmes ; et il y en a qui sont moins certains. Dans ce dernier cas, ces faits ont une plus grande ou une moindre probabilité, selon la nature de ces faits, le caractère et les lumières des témoins, l’uniformité de leurs rapports, et l’accord des circonstances : de manière que, si plusieurs de ces caractères se trouvent réunis, le fait devient plus probable ; il est quasi certain ; il est moins probable, au contraire, ou douteux, ou apocryphe, si plusieurs de ces conditions manquent. C’est d’après ces principes qu’il faut juger de la vérité des faits historiques.

Surtout si le fait est con­forme à l’ana­logie.

 

 

|372 1277. J’ai des sensations ; j’ai, à cet égard, l’évidence de sentiment. Je crois que vous en avez comme moi ; cependant je ne peux avoir là-dessus ni l’évidence de fait, puisque je ne peux pas observer vos sensations ; ni l’évidence de sentiment, puisque vous seul les éprouvez ; ni l’évidence de raison, puisque cette proposition : vous avez des sensations, n’est identique avec aucune de celles qui me sont évidemment connues ; mais je le crois sur votre témoignage, d’autant plus que l’analogie vient confirmer votre rapport, et me porte à vous croire capable des mêmes sensations que moi, puisque je vous vois doué des mêmes organes.

Ainsi le témoignage des autres supplée à l’évidence de raison, à l’évidence de sentiment et à l’évidence de fait, tantôt avec avantage, tantôt avec plus ou moins de désavantage, selon les circonstances.

 

 

 

 

 

 

§. V. DE LA PROBABILITÉ.

 

Hominis est propria veri inquisitio atque investigatio. (Tul., de Offic., lib. 1.)

 

Comment en peut se former une idée de la probabilité.

 

 

1278. Pour tâcher de nous faire une idée précise de la probabilité, rappelons-nous ce que c’est que la certitude morale (1247), |373 et représentons par l’unité cette certitude, fondée ou sur nos propres observations, ou sur des expériences, ou sur les témoignages d’autrui : alors la réunion de toutes les conditions nécessaires pour opérer la conviction dans chaque cas, formera la certitude, et sera exprimée par l’unité. S’il manque une de ces conditions, la certitude sera moindre ; s’il en manque deux, elle sera encore moindre ; et il est évident que la certitude ira en décroissant à mesure qu’on supposera, ou qu’il y aura un motif de crédibilité de moins.

Soupçon, doute.

 

 

1279. S’il n’y a aucun motif de crédibilité, aucune des conditions nécessaires pour un commencement de certitude, on ne peut avoir que le soupçon, ou le doute. C’est là, pour ainsi dire, le zéro de cette échelle, ou le passage entre une quantité positive et une quantité négative.

1280. Enfin, si l’on a beaucoup plus de motifs pour croire une proposition fausse, ou plutôt si l’on a la certitude morale de la fausseté de cette proposition, voilà qui est au-dessous de zéro ; c’est une quantité négative par rapport à la vérité de la proposition dont il s’agit.

1281. Les deux extrêmes de cette échelle |374 sont donc la certitude morale de la vérité d’une proposition, et la certitude morale de sa fausseté. Entre ces deux extrêmes, il y a plusieurs degrés. Nous avons déjà parlé du soupçon et du doute, qui peuvent être plus ou moins fondés, depuis zéro jusqu’à une demi-certitude.

Incertitude.

 

 

1282. La demi-certitude forme proprement l’incertitude, ou l’état incertain ; puisque l’entendement trouvant des raisons égales pour croire ou pour ne pas croire, ne sait quel jugement porter, ni quel parti prendre. Souvent, dans cet état d’équilibre, le motif le plus léger suffit pour nous déterminer. Souvent aussi on ne fixe pas l’incertitude seulement à cet état où l’entendement est également entraîné par les raisons pour et contre, on l’étend encore à toute situation qui en approche assez pour qu’on ne soit pas bien frappé de l’inégalité des motifs opposés : d’où il arrive que l’incertitude, loin d’être bornée au cas seul où l’on n’a exactement qu’une demi-certitude en compensant bien toutes les raisons, a une latitude plus ou moins grande, selon les lumières, l’attention, la logique et le courage de la personne qui juge.

Probabilité.

 

 

1283. Au-dessus de l’incertitude, ou de la |375 demi-certitude, commence immédiatement la probabilité. Elle peut avoir différens degrés ; et elle est d’autant plus forte, qu’elle s’éloigne plus de la demi-certitude, pour s’approcher davantage de la certitude entière.

Vraisemblance.

 

 

1284. Lorsque la probabilité surpasse considérablement la demi-certitude, elle devient vraisemblance ; c’est le plus haut degré, le maximum de la probabilité, le degré qui est immédiatement au-dessous d’une certitude complète.

Différens degrés.

 

 

1285. Ainsi les différens degrés, en descendant, sont : la certitude complète ; la vraisemblance et ses nuances ; la probabilité et ses degrés ; l’incertitude plus ou moins étendue ; le soupçon et le doute, et leurs dégradations ; et enfin la certitude contraire. Une juste estime et une mesure exacte de ces différens degrés de probabilité seraient le comble de la sagacité (148) et de la prudence : au moins, si nous voulons éviter l’erreur et ses tristes conséquences, et nous accoutumer à raisonner avec justesse, il faut faire en sorte de classer les faits dans notre entendement selon le degré de probabilité qui leur convient respectivement.

Probabilité |376 soumise au calcul.



Arithmétique politique.

 

1286. Les mathématiciens ont cherché à |376 évaluer d’une manière précise, par le calcul, ces différens degrés de probabilité. Ils regardent la certitude comme une unité, et les probabilités comme des fractions de l’unité ; et ils déterminent au juste le degré exact de probabilité d’une proposition, en prouvant que cette probabilité est la moitié, ou le tiers, ou le quart, ou, etc. de la certitude. Nous ne nous étendrons pas ici sur les bases, ni sur les méthodes de ce calcul : c’est là l’un des objets de l’arithmétique politique.

 

 

1287. Contentons-nous de dire que, pour apprécier par le calcul le degré exact de probabilité d’un événement quelconque, il faut connaître, autant qu’il est possible, le nombre de chances pour et contre, et appliquer ensuite le calcul au raisonnement. C’est sur des calculs de probabilités que sont fondées les loteries, les tarifs des bureaux d’assurance pour les vaisseaux et pour les incendies, le taux de l’intérêt de l’argent à rente viagère, selon l’âge du prêteur, etc.

Règles géné­rales à obser­ver sur les pro­babilités.

 

 

1288. Comme dans le cours de la vie nous sommes souvent forcés à nous décider sur des probabilités, à défaut de certitude et d’évidence, il n’est peut-être pas hors de propos de tracer ici quelques règles géné- |377 rales qui puissent nous diriger en pareil cas.

1.o Ne vous contentez jamais d’une probabilité quelconque, toutes les fois que vous pourrez parvenir à l’évidence. Que votre paresse n’endorme pas votre prudence en pareil cas ; et songez combien serait injuste un citoyen qui condamnerait son semblable sur de simples probabilités, pour s’épargner la peine de discuter les raisons pour ou contre lui.

2.o Ne vous bornez pas à examiner seulement les preuves qui se présentent, pour ainsi dire, d’elles-mêmes ; étendez vos recherches et votre discussion à toutes celles qui peuvent ou opérer une conviction complète, ou du moins diminuer votre incertitude et augmenter la probabilité de quelques degrés. Sans cela, vous vous déciderez sans motif suffisant et au hasard, et vous vous rendrez coupable d’imprudence et de légèreté.

3.o Il ne suffit pas d’examiner les raisons qui sont en faveur d’une opinion, en repoussant les preuves contraires sans examen : il faut encore discuter celles-ci avec soin et sans prévention ; autrement on risque de considérer comme probable une proposition qui est réellement fausse.

|378 4.o Le plus haut degré de justesse d’esprit et de sagacité serait de proportionner son assentiment au degré de probabilité, ou de vraisemblance de chaque proposition.

5.o Dans l’incertitude, il faut suspendre sa détermination, jusqu’à ce qu’on ait acquis plus de lumières : et si les circonstances ne permettent aucun délai, il faut se décider toujours pour ce qui paraît le plus probable.

 

 

 

 

 

 

§ VI. DES CONJECTURES.

 

Plus scire velle quàm satis est, intemperantia est. (Senec.)

C’est par les conjectures que toutes les sciences et tous les arts ont commencé ; car nous entrevoyons la vérité, avant de la voir, et l’évidence vient souvent après le tâtonnement. (Condil.)

 

Ce que c’est qu’une con­jecture.

 

 

1289. Une conjecture est une opinion hasardée que nous nous formons relativement à un fait ou à ses motifs, à un phénomène ou à ses causes, lorsque nous n’avons à cet égard ni aucune des trois évidences, ni le témoignage des autres, ni aucun degré de vraisemblance ou de probabilité. C’est un tâtonnement de la part de notre entendement pour tâcher de rencontrer la vérité, à défaut de moyens propres à la trouver, et un premier effort pour |379 l’entrevoir au moins lorsque nous sommes dans l’impossibilité de la voir.

Elles sont sou­vent utiles.

 

 

1290. Ce premier degré, cet aperçu hasardé est donc le plus éloigné possible de l’évidence et de la certitude ; néanmoins nous ne devons pas le dédaigner : en ne leur donnant que le degré d’assentiment qu’elles méritent, et ne prenant jamais des conjectures que pour des conjectures, elles peuvent être fort utiles. C’est par d’aussi faibles commencemens qu’ont débuté toutes les sciences et tous les arts. La figure de la terre avait était conjecturée long-temps avant qu’on eut pu la prouver, et le système de Copernic avait été entrevu plusieurs siècles avant qu’on ait eu les moyens et les observations nécessaires pour le démontrer. Il est vraisemblable que, sans les conjectures hardies de certains philosophes, la physique serait encore dans l’enfance : ce sont ces conjectures qui ont donné lieu à des expériences et à des observations nouvelles, qui les ont ou confirmées ou détruites, et qui, dans tous les cas, ont reculé les bornes de nos connaissances.

Ainsi, tant qu’il y aura des découvertes à faire et des phénomènes connus à expliquer, il faudra conjecturer ; et ces conjectures se |380 trouveront sur la route de la vérité d’autant plus souvent, que nous aurons déjà fait un plus grand nombre de découvertes, et que nous aurons rassemblé et comparé un plus grand nombre d’observations sur le phénomène que nous voulons expliquer.

Le plus faible degré de con­jecture.

 

 

1291. Les conjectures peuvent être plus ou moins solides. Le plus faible degré est celui où nous n’établissons une conjecture que sur ce que nous ne voyons pas pourquoi la chose ne serait pas telle que nous la conjecturons. Il faut rarement se permettre de pareilles conjectures, et se hâter, lorsqu’elles ont lieu, de faire les observations, les expériences et toutes les recherches nécessaires pour les détruire ou les confirmer. Surtout ne leur accordons pas plus de confiance qu’elles n’en méritent, si nous ne voulons pas courir le risque de les considérer bientôt, par un effet de l’habitude, comme des vérités démontrées, et en faire la base de nos raisonnemens. Cet excès de confiance endormirait notre curiosité, nous empêcherait de nous livrer à de nouvelles observations, donnerait à de simples conjectures toute l’autorité et tout l’ascendant qui ne sont dus qu’à l’évidence, et nous ferait souvent embrasser et proclamer l’erreur à la place de la vérité. C’est ainsi |381 que, dès qu’on sut que les planètes tournent autour du soleil, on conjectura qu’elles décrivent autour de cet astre des cercles parfaits avec une vîtesse uniforme : on le conjectura, uniquement parce qu’on n’avait aucune raison de croire qu’il en fût autrement : et cette double erreur a été propagée et a obtenu tous les honneurs de la vérité, jusqu’à ce que des observations exactes ont démontré que les orbites des planètes sont des ellipses, et que leur mouvement est plus ou moins accéléré à raison de leur distance au soleil, qui occupe l’un des foyers et non pas le centre de la courbe.

A peine eut-on déterminé que la terre est ronde, qu’on lui supposa, par conjecture, une forme parfaitement sphérique, parce qu’on ne voyait aucune raison de juger autrement : par une autre conjecture qui n’avait pas de fondemens plus solides, on crut que les effets de la pesanteur avaient partout la même intensité ; et ce n’a été que très-long-temps après que l’on s’est aperçu de ces deux erreurs. Il serait facile de citer beaucoup d’autres exemples pour prouver combien on s’expose à se tromper, lorsqu’on donne à des conjectures plus de |382 poids et d’autorité qu’elles n’en doivent avoir.

Conjectures du second de­gré.

 

 

1292. Les conjectures du second degré sont celles où, connaissant plusieurs causes qui peuvent expliquer également un phénomène, on préfère celle qu’on imagine la plus simple, sur la supposition que la nature agit toujours par les moyens les plus simples. Cette supposition est, en général, bien fondée : mais nous ne sommes guère dans le cas d’en faire l’application, sans tomber dans l’erreur. Ne pouvant pas connaître le rapport d’un effet au tout, combien ne sommes-nous pas exposés à juger compliqué ce qui ne l’est pas, ou ce qui ne l’est que par rapport à nous ? Cependant ce degré de conjecture ne peut avoir de force, qu’autant que nous sommes assurés de connaître toutes les causes qui peuvent produire un phénomène, et que nous sommes en état d’apprécier leur simplicité relative.

Conclusion.

 

 

1293. Faisons donc des conjectures au besoin et à défaut d’autre moyen de découvrir la vérité : elles seront utiles, si elles donnent lieu à de nouvelles expériences, à de nouvelles observations. Mais ne leur donnons aucun degré de certitude ; ne les regardons que comme des suppositions, jusqu’à ce que |383 l’évidence de fait, ou celle de raison, ou l’analogie (1294) les aient confirmées. Sans cette précaution, nous conclurions plus que nous ne devons conclure, nous donnerions aux conséquences plus d’étendue qu’aux principes, et nous raisonnerions nécessairement mal. Ne considérons donc les conjectures que comme propres à nous frayer le chemin à de nouvelles découvertes, en indiquant les expériences et les observations à faire, et en dirigeant nos idées et notre méditation de ce côté, par l’espoir de parvenir enfin à l’évidence ou à la certitude. Rien ne serait moins solide, ni peut-être plus funeste au perfectionnement de l’entendement, que la facile habitude d’accumuler des conjectures, qui seraient de nature à n’être jamais ni confirmées, ni détruites.

 

 

 

 

 

 

§. VII. DE L’ANALOGIE.

 

Ad obscuriores illustrandas de manifestioribus sumantur exempla. (S. Aug.)

 

Étymologie et signification du mot analo­gie.

 

 

1294. Analogie est un mot dérivé du grec, qui signifie relation, rapport, proportion. Si l’on juge du rapport qui doit être entre les causes par celui qui est entre les effets, ou réciproquement, on raisonne par analogie. C’est ainsi que je juge que vous avez |384 les mêmes sensations que moi, parce que je vois que vous avez les mêmes organes construits et disposés de la même manière (1277). C’est encore par analogie, et seulement par analogie, qu’on juge que les planètes sont habitées, et que chaque étoile est un soleil autour duquel circulent plus ou moins de planètes et de comètes pareillement habitées : car, sur ces objets, on ne peut avoir ni l’évidence de raison, ni l’évidence de sentiment, ni l’évidence de fait, ni le témoignage des autres, pour établir une opinion certaine.

Différentes espèces d’analogie.

 

 

1295. L’analogie conclut tantôt de l’effet à la cause, tantôt de la cause à l’effet, ou bien sur des rapports de ressemblance, ou enfin sur le rapport à la fin. Ces deux dernières ne produisent pas le même degré de probabilité que les deux premières, parce que la ressemblance peut être exacte sans que la cause soit la même, et que ce que la nature fait ici pour une fin, elle peut se le permettre ailleurs pour une autre.

1296. Pour mieux sentir la force de ces différens degrés d’analogie, faisons une supposition d’après Condillac : « Je suppose, dit-il, deux hommes qui ont vécu si séparés du genre humain, et si séparés |385 l’un de l’autre, qu’ils se croient chacun seuls dans leur espèce... Si la première fois qu’ils se rencontrent, ils se hâtent de porter l’un de l’autre ce jugement : il est sensible comme moi, c’est l’analogie dans le degré le plus faible : elle n’est fondée que sur une ressemblance qu’ils n’ont point encore assez étudiée.

Ces deux hommes... commencent à se mouvoir, et l’un et l’autre raisonne ainsi : le mouvement que je fais est déterminé par un principe qui sent ; mon semblable se meut ; il y a donc en lui un pareil principe. Cette conclusion est appuyée sur l’analogie qui remonte de l’effet à la cause, et le degré de certitude est plus grand que lorsqu’elle ne portait que sur une première ressemblance. Cependant ce n’est encore qu’un soupçon. Il y a bien des choses qui se meuvent et dans lesquelles il n’y a point de sentiment.

Mais si l’un et l’autre dit : je remarque dans mon semblable des mouvemens toujours relatifs à sa conservation ; il recherche ce qui lui est utile ; il évite ce qui lui est nuisible ; il emploie la même adresse... que moi ; il fait, en un mot, tout ce que je fais moi-même avec réflexion ; alors il lui supposera |386 avec plus de fondement le même principe de sentiment qu’il aperçoit en lui-même.

S’ils considèrent qu’ils sentent et qu’ils se meuvent l’un et l’autre par les mêmes moyens, l’analogie s’élèvera à un plus haut degré de certitude : car les moyens contribuent à rendre plus sensible le rapport des effets à la cause...

Cependant ils s’approchent ; ils se communiquent leurs craintes, leurs espérances, leurs observations, leur industrie, et ils se font un langage d’action (211, etc.) Ni l’un, ni l’autre ne peut douter que son semblable n’attache aux mêmes cris et aux mêmes gestes les mêmes idées que lui. L’analogie a donc aussi une nouvelle force. Comment supposer que celui qui comprend l’idée que j’attache à un geste, et qui, par un nouveau geste, en excite une autre en moi, n’a pas la faculté de penser ? Voilà le dernier degré de certitude où l’on peut porter cette proposition : mon semblable pense.

Les bêtes sont-elles donc des machines ? Il me semble que leurs opérations, les moyens dont elles opèrent, et leur langage d’action ne permettent pas de le |387 supposer : ce serait fermer les yeux à l’analogie. A la vérité la démonstration n’est pas évidente : car Dieu pourrait faire faire à un automate tout ce que nous voyons faire à la bête la plus intelligente, à l’homme qui montre le plus de génie : mais on le supposerait sans fondement. » (Condillac.)

Récapitulation.

 

 

1297. Voilà les différens moyens que nous avons pour acquérir des connaissances, pour raisonner avec justesse, et il n’y en a pas d’autre : lorsque nous raisonnons, nous cherchons la vérité ; nous avons besoin et nous désirons de la connaître ; nous voulons acquérir une conviction qui nous entraîne, qui nous pénètre, et parvenir à un degré de certitude qui rassure notre raison et qui puisse la satisfaire. Or, pour avoir cette certitude pleine et complète, il faut, ou que nous apercevions du premier coup d’œil l’identité de deux idées, c’est-à-dire, que nous ayons l’évidence de raison (1249), ou que nous jugions sainement par sentiment, et que nous ayons par conséquent l’évidence de sentiment bien réelle et bien constatée, ou que nous observions un fait par nous-mêmes avec toutes les précautions requises, ce qui nous donne l’évidence de |388 fait, ou enfin que nous l’apprenions par le témoignage des autres. Ces différens moyens nous conduisent à la vérité, et nous donnent un degré de certitude dont nous pouvons nous contenter.

Mais il n’est pas toujours possible d’atteindre à ce degré de certitude : faut-il alors enchaîner l’activité de notre entendement qui veut faire des efforts pour en approcher le plus près possible, et émousser ou éteindre par le désespoir du succès cette curiosité précieuse qui nous élance au-devant de la vérité, qui précède les découvertes ou qui les prépare, et qui nous pousse incessamment à faire de nouvelles recherches ?

Non : on peut et on doit alors user des autres moyens que nous avons indiqués ; on peut se contenter de la vraisemblance, lorsqu’on ne peut pas avoir la certitude, peser et apprécier les différens degrés de probabilité, classer les doutes et les soupçons, se permettre même des conjectures qui puissent nous mettre sur les traces de la vérité et nous la faire découvrir tôt ou tard, et enfin étendre l’analogie depuis les conjectures jusqu’à l’évidence.

En mettant ces différens moyens en usage |389 avec toutes les précautions nécessaires ; en les employant chacun à propos et dans les cas particuliers où ils peuvent convenir ; en appuyant les conjectures sur les lumières de l’analogie, et cherchant à les confirmer par de nouvelles observations ; en fortifiant ces moyens divers les uns par les autres ; et surtout en ne donnant à chacun que le degré d’assentiment, que la juste mesure de confiance qu’il mérite, on peut être assuré de raisonner conséquemment, d’avoir des connaissances exactes et de les étendre chaque jour.

Nous allons maintenant nous occuper de la forme du raisonnement.

 

 

 

 

 

 

§. VIII. DE LA FORME DU RAISONNEMENT.

 

Non corpori soli subveniendum est, sed menti atque animo multò magis : nàmque hæc quoque, nisi tanquàm lumini oleum instilles, extinguuntur : corpora quidem defatigatione et exercitatione ingravescunt ; animi autèm exercitando levantur. (Tull., de Senect.)

Si certains ne vont pas dans le bien jusques où ils pourraient, c’est par le vice de leur première instruction. (La Bruyè.)

 

Ce n’est pas
la forme qui cons­titue le rai­sonnement.

 

 

1298. Nous l’avons déjà observé ; ce n’est pas la forme qui constitue le raisonnement, |390 et il n’est pas nécessaire de s’astreindre à une forme quelconque pour bien raisonner. Toutes les fois qu’on enchaîne bien ses jugemens successifs, qu’on s’assure avec soin et de la vérité de chaque proposition en particulier, et de l’exacte justesse de ses raisonnemens (1217, 4.o, 1223), et que cette perception distincte est fondée sur la connaissance exacte des idées et des termes, on raisonne toujours bien, quelle que soit la forme de procéder que l’on emploie ; et, sans ces conditions, on raisonne toujours mal, même en suivant rigoureusement les formes classées par les dialecticiens, ainsi que nous nous en convaincrons dans peu. Néanmoins il peut être utile de connaître ces formes, ne fût-ce que pour s’exercer, et pour être à même d’entendre divers traités de logique : nous allons donc parler brièvement du syllogisme et des autres formes du raisonnement.

 

 

 

 

 

 

I . DU SYLLOGISME.

 

Un syllogisme, comme syllogisme, ne prouve rien, parce qu’il y en a de bons et de mauvais. (Arn., Perp. de la foi, liv. 1, ch. 4.)

 

Matière du syllogisme.

 

 

1299. Le syllogisme, ainsi que les autres raisonnemens, peut être considéré tel qu’il |391 est dans l’entendement, ou tel qu’il est lorsqu’on l’énonce et qu’on exprime les idées et les jugemens par des paroles. Dans les deux cas, les règles sont les mêmes ; et un syllogisme ne peut être bon qu’autant que chacune des propositions qui le constituent est vraie (1217, 4.o), et que la conclusion est déduite des deux propositions précédentes, conformément à la règle générale que nous avons établie plus haut (1226).

1300. Le syllogisme est toujours composé de trois propositions ; la première s’appelle la majeure, la seconde, la mineure, et la troisième, la conséquence. Chacune de ces propositions a deux termes, un sujet et un attribut (1212, 1213) ; ce qui semble donner en tout six termes pour le syllogisme : néanmoins, il n’y a que trois termes différens, et voici comment : le sujet de la conséquence se nomme le petit terme, et l’attribut de cette même troisième proposition s’appelle le grand terme : dans cette conclusion on affirme que l’attribut convient au sujet, c’est-à-dire, qu’on affirme que l’idée exprimée par le grand terme est l’une des idées qui composent l’idée totale exprimée par le petit terme ; et comme ce rapport n’est pas aperçu à la première vue, |392 puisqu’il a fallu faire un raisonnement pour le découvrir, on a dû comparer séparément le petit terme et le grand terme avec une troisième idée, pour conclure le rapport de ces deux termes entr’eux, d’après le rapport reconnu de chacun avec cette troisième idée, qu’on appelle le terme moyen.

Marche du syllogisme.

 

 

1301. Ainsi, dans la majeure, on affirme que l’idée exprimée par le grand terme est l’une des idées partielles qui composent l’idée totale exprimée par le terme moyen ; dans la mineure, on établit que l’idée exprimée par le terme moyen est l’une de celles qui composent l’idée totale du petit terme ; d’où l’on conclut, dans la conséquence, que l’idée exprimée par le grand terme entre dans l’énumération de celles qui composent l’idée totale du petit terme.

Il n’y a donc que trois termes différens et distincts dans un syllogisme, quoiqu’il y ait trois propositions et que chacune d’elles ait un sujet et un attribut ; parce que tout l’artifice de cette forme de raisonnement consiste à comparer séparément et successivement le petit terme et le grand terme avec un terme moyen ; à faire apercevoir l’identité sous un même rapport de chacun |393 de ces termes avec le terme moyen, d’où l’on conclut avec raison que le petit terme et le grand terme sont identiques entr’eux sous le même rapport. Il y a donc six termes en tout, puisqu’il y a trois propositions ayant chacune deux termes ; mais chacun de ces termes étant répété à raison de ces comparaisons, il n’y en a que trois de distincts.

Prémisses.

 

 

1302. La majeure et la mineure s’appellent d’un nom commun les prémisses, comme qui dirait mises avant la conclusion. Voici un syllogisme :

Majeure... Tous les vices sont nuisibles ;

Mineure... Or la paresse est un vice ;

Conséquence. Donc la paresse est nuisible.

La paresse est le petit terme ; c’est le sujet de la conclusion et de la mineure ; est ou sont nuisibles est le grand terme ; c’est l’attribut de la conclusion et de la majeure ; vice est le moyen terme ; c’est le sujet de la majeure et l’attribut de la mineure.

1303. Si nous voulions donner une forme syllogistique au raisonnement dont nous avons parlé au commencement de cette section, nous dirions :

Je dois éviter tout ce qui peut me blesser ; |394 or cette ardoise peut me blesser ; donc je dois éviter cette ardoise.

 

 

 

 

 

 

II. DES AUTRES ESPÈCES DE RAISONNEMENT.

 

Quid verum atque decens curo et rogo et omnis in hæc sum. (Horat.)

Les boiteux sont mal propres aux exercices du corps, et aux exercices de l’esprit, les âmes boiteuses. Les bastardes et vulgaires sont indignes de la philosophie. (Montaigne.)

 

L’enthimème.

 

 

1304. L’enthimème est un syllogisme dans lequel on supprime l’une des prémisses (1302), comme pouvant être facilement suppléée par ceux à qui l’on parle. Ce vers :

Mortel, ne garde pas une haine immortelle,

est un enthimème. On le réduirait en syllogisme de cette manière :

Ce qui est mortel ne doit pas garder une haine immortelle ; or vous êtes mortel ; donc vous ne devez pas garder une haine immortelle.

Si l’on dit : Toutes les vertus doivent nous être chères ; donc l’amour de la patrie doit nous être cher ; il est évident que c’est la mineure qui manque : or l’amour de la patrie est une vertu (1227).

Le dilemme.

 

 

1305. Le dilemme est un raisonnement |395 dans lequel on divise un tout en ses parties ; et l’on conclut du tout ce que l’on a conclu de chacune de ses parties : aussi l’appelle-t-on argument fourchu, ou argument qui frappe des deux côtés. Par exemple : Les méchans ne peuvent jamais être heureux, même dans ce monde : car, ou ils sont punis par les lois, ou ils ne le sont pas ; s’ils sont punis par les lois, il est évident qu’ils ne sont pas heureux ; s’ils échappent à la surveillance et à la rigueur des lois, ils n’échappent jamais aux remords de leur conscience qui les tourmentent sans cesse ; donc, dans aucun cas, les méchans ne peuvent être heureux.

Qualités d’un bon dilemme.

 

 

Pour qu’un dilemme soit bon et concluant, il faut que le tout soit exactement divisé en toutes ses parties ; puisqu’il est évident que, si le dénombrement est imparfait, la conclusion ne saurait être juste.

Il faut aussi se mettre à l’abri de la rétorsion. Un ancien, pour prouver qu’on ne doit pas se charger des affaires de la république, disait : ou l’on s’y conduira bien, ou l’on s’y conduira mal : dans le premier cas, on se fera des ennemis ; dans le second, on offensera les dieux. On lui répliqua : si l’on s’y conduit mal, on se fera des amis ; si l’on s’y conduit bien, on contentera les dieux.

Le sorite.

 

 

|396 1306. Le sorite est un raisonnement composé d’une suite de propositions disposées de manière que l’attribut de chacune soit toujours le sujet de la suivante, parce que chaque proposition doit expliquer l’attribut de celle qui la précède, jusqu’à ce qu’on forme la conclusion en joignant le sujet de la première proposition avec l’attribut de la dernière. Pour prouver, par exemple, que les avares sont malheureux, je dirais : Les avares ont beaucoup de désirs ; ceux qui ont beaucoup de désirs manquent de beaucoup de choses ; ceux qui manquent de beaucoup de choses sont malheureux ; donc les avares sont malheureux (1229).

Règles pour un bon sorite.

 

 

Lorsqu’on fait un raisonnement de ce genre, il faut avoir soin que les propositions successives soient bien liées, et que l’attribut de chaque proposition exprime l’une des idées partielles qui composent l’idée totale du sujet de cette même proposition. C’est par le défaut de ces conditions que le suivant est mauvais : Quand on est ivre, on dort bien ; lorsqu’on dort bien, on ne fait point de mal et l’on ne pense pas à en faire ; lorsqu’on ne fait aucun mal et qu’on ne pense pas à en faire, on est parfaitement honnête homme ; donc lorsqu’on est ivre, on est parfaitement honnête homme.

|397 De même que celui-ci de Cirano de Bergerac : L’Europe est la plus belle partie du monde ; la France est le plus beau pays de l’Europe ; Paris est la plus belle ville de la France ; le collège de Beauvais est le plus beau collège de Paris ; ma chambre est la plus belle de ce collège ; je suis le plus bel homme de ma chambre ; donc je suis le plus bel homme du monde.

L’induction.

 

 

1307. Dans l’induction, on fait l’énumération de plusieurs choses particulières, considérées sous le même point de vue, et l’on en tire une conséquence générale qui puisse convenir à toutes ces choses ; comme si l’on disait : l’or est fusible ; l’argent est fusible ; l’étain est fusible ; le plomb est fusible, etc. ; donc tous les métaux sont fusibles.

Il est évident que ce raisonnement n’est qu’une abstraction de notre entendement, qui, après avoir reconnu la même propriété dans tous les individus d’une même espèce, ou dans toutes les espèces d’un même genre (126), affirme que cette propriété convient à toute l’espèce, ou à tout le genre.

 

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§ IX. DES SOPHISMES.

 

Haud mirum è falso si plurima falsa sequuntur. (Anti-Lucret.)

Fuis le fantôme vain qui porte mes couleurs. (Jean Hénault.)

 

Ce qu’on en­tend par so-phis­mes.

 

 

1308. Les sophismes sont des raisonnemens subtils, captieux, embarrassans, dont on sent le plus souvent la fausseté, quoiqu’on soit quelquefois embarrassé à démêler en quoi tel raisonnement est faux. Nous allons en donner quelques exemples, afin d’accoutumer les élèves à analyser facilement ces arguties éblouissantes, à saisir sans difficulté le point où la fausseté se trouve déguisée, et à la mettre entièrement à découvert.

Ambiguité, ou équivoque.

 

 

1309. Nous avons déjà dit (1188) que l’art de raisonner dépend, pour sa perfection, de la perfection des signes. Aussi la plupart des sophismes ne roulent-ils que sur l’amphibologie, sur des équivoques, sur ce qu’on exprime des idées différentes par le même signe. Si, en algèbre, on désignait les quantités positives tantôt par le signe plus, tantôt par le signe moins ; ou si l’on exprimait un nombre quelconque, par exemple 9, ici par la lettre a, là par la lettre b, dans un même |399 calcul, il est évident qu’on calculerait nécessairement mal. Cet inconvénient, qui est facile à apercevoir dans la science du calcul, se retrouve souvent dans nos conversations, dans nos raisonnemens, dans nos discours, et jusque dans nos livres, et nous ne l’apercevons pas du tout, ou nous ne l’apercevons que difficilement, parce que nous ne sommes pas accoutumés à la précision des signes de nos pensées, et que nous ne prenons pas de bonne heure l’heureuse habitude d’attacher une signification bien déterminée à chaque mot. C’est là une source féconde de sophismes. En voici quelques-uns :

Exemples de sophismes.

 

 

1.o Dieu est partout ; mais partout est un adverbe ; donc Dieu est un adverbe.

2.o Le chien est une constellation ; mais le chien aboie ; donc une constellation aboie.

3.o Le rat ronge ; or le rat est une syllabe ; donc une syllabe ronge.

4.o Les poissons sont un signe du zodiaque ; or les poissons nagent ; donc un signe du zodiaque nage.

L’amphibologie est facile à démêler dans ces quatre sophismes : partout, le rat, le chien, et les poissons sont pris dans un sens dans les premières propositions, ils sont pris dans un sens différent dans les propositions suivantes. |400 Le rat, par exemple, signifie un petit mammifère dans la majeure, et il est considéré comme mot, quant à son matériel, dans la mineure ; il en est de même des autres. Il ne peut donc pas y avoir d’identité entre deux idées qui sont si différentes, quoiqu’elles soient exprimées par le même mot, ni conséquemment entre les propositions successives dans lesquelles le même mot a des significations toutes différentes : ces propositions ne roulent pas sur les mêmes idées ; et au lieu d’un raisonnement, on ne fait qu’un misérable sophisme, qu’un détestable calembourg, revêtu de la forme d’un syllogisme. Qui oserait faire sérieusement ce raisonnement à quelqu’un dont le prénom serait Pierre ? On emploie les pierres à bâtir ; or vous êtes pierre ; donc je vas vous employer à bâtir. Tous les autres sophismes, fondés sur un double sens du même mot, n’ont pas plus de sens que celui-là.

Quiproquo.

 

 

1310. C’est par la même raison que le quiproquo fait souvent faire des sophismes. Il consiste à prouver toute autre chose que ce dont il s’agit, ou à s’appesantir sur ce qui n’est pas contesté, en laissant de côté ce qui aurait besoin de preuves. Alors nos raisonnemens roulant sur une idée, et les |401 doutes des autres ayant pour objet une idée différente, nos preuves ne peuvent ni éclaircir, ni dissiper ces doutes, puisqu’il n’y a rien de commun entre les unes et les autres. C’est encore une non identité d’idées.

Pétition de principe.

 

 

1311. Quelquefois on donne pour preuve, ou pour éclaircissement d’une question, la question elle-même qu’il s’agit de prouver ou d’éclaircir, et que l’on se contente de reproduire dans des termes différens : c’est ce qu’on appelle une pétition de principe. Ainsi les anciens disaient : le beau est ce qui plaît, ce qui convient ; c’est comme s’ils avaient dit : le beau est ce qui est beau. Molière se moque de ces sortes d’explications qui n’expliquent rien, ou de définitions qui ne donnent pas une idée claire et exacte de la chose définie, lorsque, dans son Malade imaginaire, à cette question : pourquoi l’opium fait-il dormir ? il fait répondre que c’est parce qu’il a une vertu dormitive.

Le cercle vi­cieux.

 

 

1312. Le cercle vicieux est une pétition de principe. Ce sophisme consiste à supposer comme démontré, comme incontestable, cela même que l’on veut prouver, et à partir ensuite de là pour démontrer ce que l’on a supposé, ou à prouver une proposition au moyen d’une autre, et ensuite celle-ci au |402 moyen de celle-là. Tel est le raisonnement de ceux qui prouvent l’existence de Dieu par celle des créatures, et ensuite l’existence des créatures par celle de Dieu.

Prendre pour cause ce qui n’est pas cause.

 

 

1313. Prendre pour cause ce qui n’est pas cause du phénomène que l’on veut expliquer, est encore un sophisme très-ordinaire. Celui-ci a, en général, pour cause, la liaison des idées disparates, ainsi que nous l’avons dit (1169, 1171) ailleurs. Quelquefois aussi, au lieu d’avouer franchement que nous ne connaissons pas la cause d’un effet physique, nous l’attribuons à quelque qualité que nous ne connaissons pas nous-mêmes, plutôt que de convenir tout bonnement de notre ignorance. C’est ainsi que le célèbre Galilée dit que l’eau ne peut monter dans les pompes aspirantes qu’à la hauteur d’environ dix mètres et trente-neuf centimètres, parce que la nature n’a horreur du vuide que jusqu’à cette hauteur, et que au-delà cette horreur capricieuse cesse. Il était sûrement trop bon physicien pour être content de cette réponse ; mais il lui en coûta moins de donner une explication dont il dut avoir honte lui-même, que de convenir ingénuement qu’il ne savait pas cela.

Conclure du |403 par­ti­culier au gé­néral.

 

 

1314. On fait souvent des sophismes en |403 concluant du particulier au général, ou en donnant aux conséquences plus d’étendue que n’en ont les principes. Parce qu’il y a quelques faits fabuleux dans l’histoire, il ne faut pas en conclure que tout y est fabuleux. De ce que l’eau est toujours en état de liqueur dans la zone torride, les physiciens de ce pays-là auraient tort de conclure qu’elle ne peut jamais être en état de glace. Nous ne voyons que des ours bruns ; faut-il nous hâter de prononcer qu’il n’y en a pas de blancs ?

Ce sophisme paraît aisé à reconnaître et à éviter ; et il n’y en a cependant pas de plus ordinaire. Nous avons vu quelques mauvais médecins, et nous décidons que les médecins et la médecine ne valent rien. Nous avons été choqués de la conduite de quelques individus de telle profession, et nous ne balançons pas à croire, et à dire, et à publier hautement que tous les gens de cette profession sont dangereux pour la société. Où est alors l’équité ? où est la raison ? où est la saine logique ? Tous les médecins sont-ils donc des Marat, et tous les avocats des Robespierre ? ô cæcas hominum mentes ! On ne voit pas, qu’en jugeant de la sorte, on imite la ridicule légéreté de ce voyageur |404 anglais, qui descendit à Orléans chez une hôtesse acariâtre et à poil roux, et qui écrivit sur-le-champ sur ses tablettes : toutes les femmes d’Orléans sont rousses et acariâtres. On se croit néanmoins philosophe, lorsqu’avec un ton tranchant et dogmatique, et qui conséquemment n’est rien moins que philosophique, on outrage aussi ouvertement et la justice, et la raison, et le plus simple bon sens ! Quid infelicias homine, cui sua figmenta dominantur ! (Plin.)