Springe direkt zu Inhalt

Deuxième partie. Chap. 2

 

Table des matières

Grammaire générale

 

 

 

Section première. Analyse de la pensée

Chap. I. Des sensations

Chap. II. De l'entendement

Chap. III. De la volonté

Conclusion

Section seconde

Du langage d'action

1ière partie. Grammaire élémentaire

Chap. I-III

Chap. IV

2ième partie. De la syntaxe

Chap. I

Chap. II

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

|505

 

 

CHAPITRE II.

DE LA PROPOSITION CONSIDÉRÉE QUANT A SA FORME.

 

Illud rectè, iterùm sic memento, sedulò
Moneo quæ possum pro meâ sapientiâ....
Inspicere jubeo et moneo quid facto usus sit. (Terent., Adelp., a. 1.)

Ce qu’on en­tend par la forme de la propo­si­tion.

 

676. Dans le chapitre précédent, nous avons supposé que les mots, réunis pour former une proposition, étaient rassemblés conformément aux lois de la syntaxe, dans chaque langue, et nous nous sommes contentés de distinguer les différentes espèces de propositions, simples ou composées (651, 652), incomplexes ou complexes (657, 658), principales ou incidentes (660), selon la différente nature de leurs parties intégrantes. Maintenant il faut considérer l’arrangement respectif des différentes parties dont une proposition est composée ; et c’est là ce qu’on entend par la forme de la proposition.

Division de ce chapitre.

 

677. Relativement à cet arrangement, les règles de la syntaxe varient, dans chaque langue, pour tout ce qui est relatif aux détails : mais, quelles que soient ces règles, |506 on peut les ramener dans toutes les langues à trois chefs principaux : la concordance, le régime et la construction. En traitant chacun de ces trois chefs séparément, nous aurons occasion d’observer ce en quoi les différens idiomes se ressemblent, et ce en quoi ils diffèrent.

 

 

 

 

ARTICLE PREMIER.

DE LA CONCORDANCE.

 

Ipsæ res verba rapiunt. (Cic., de Finib. 3.)

Concordance ; ce que c’est.

 

678. La concordance est l’uniformité des accidens communs à plusieurs mots. Cette uniformité est fondée sur un rapport d’identité entre les mots, qui doivent s’accorder entr’eux dans tous leurs accidens, c’est-à-dire, qui doivent avoir absolument les mêmes accidens, parce qu’ils expriment conjointement le même objet.

Accord entre le subjectif et le modificatif.

 

679. Ainsi la concordance est communément d’un mot modificatif avec un mot subjectif, parce que le modificatif du sujet n’est autre chose que le sujet modifié. Notre entendement apercevant, par une perception unique, d’un seul regard, pour ainsi dire, le sujet et la modification, le mot |507 qui exprime le sujet, et le mot qui exprime la modification doivent prendre la même livrée, avoir les mêmes accidens, se convenir, pour ainsi dire, comme l’habit et le corps, afin de mieux exprimer par cette uniformité l’unité de la perception de notre entendement, qui ne voit la modification que dans le sujet, ni le sujet que revêtu de sa modification.

Il y a deux manières de faire accorder le modificatif avec le sub­jec­tif. Opposition.

 

680. Or le modificatif peut se rapporter au subjectif, ou par opposition, ou par attribution. Par opposition, lorsqu’ils sont mis l’un à côté de l’autre, pour exprimer une seule idée précise ; comme quand on dit : les hommes vertueux. Par attribution, lorsque le modificatif est l’attribut d’une proposition dont le subjectif est le sujet (633, 634) ; comme quand on dit : ces hommes sont vertueux. Toutes les langues, qui admettent dans les modificatifs des accidens semblables à ceux des subjectifs, mettent toujours ces mots en concordance dans le cas de l’opposition, parce que l’identité doit être réelle et nécessaire dans les mots, comme elle l’est dans notre entendement.

Attribution.

 

681. La plupart des langues exigent aussi cette concordance dans le cas de l’attribution, parce que l’identité y est aussi réelle |508 entre le sujet et l’attribut. Néanmoins quelques-unes ne l’admettent pas ; elles expriment l’attribut par un adverbe, et non pas par un modificatif particulier : sans doute, parce que, dans l’analyse de la proposition, elles envisagent le sujet et l’attribut comme deux objets différens et séparés. Ainsi en allemand, par exemple, on dit, par opposition (680) : ces hommes vertueux ; ces hommes savans ; et par attribution : ces hommes sont ou existent vertueusement, et non pas vertueux ; ces hommes sont savamment, et non pas savans ; parce que, apparemment en pareil cas, l’esprit s’arrête plus particulièrement sur l’idée de l’existence, et considère ensuite la manière de cette existence. Ces hommes sont ou existent ; comment existent-ils ? vertueusement, savamment.

682. Nous ne rechercherons pas si la pratique des Allemands est plus conforme que la nôtre aux lois de la Grammaire générale ; d’autant moins que tenter de réformer, sur ce point celle des deux qui paraîtrait la moins exacte, ce serait aller contre la plus essentielle des lois de la Grammaire générale elle-même, qui doit s’en rapporter à l’usage sur les moyens d’exprimer la pensée par la parole.

Concordance du modificatif particulier au substantif.

 

|509 683. La concordance a lieu, 1.o du substantif à son modificatif particulier. Lorsqu’un substantif et un modificatif particulier font un sens partiel dans une proposition, et qu’ils concourent ensemble à former le sens total de cette proposition, ils doivent être au même genre, au même nombre, et au même cas dans les langues qui ont des cas (577, 679) (a) [1].

Du sujet au verbe.

 

684. 2.o Du sujet au verbe : ils doivent être au même nombre et à la même personne : j’étudie ; tu écris ; il chantait ; nous arrivâmes, etc.

Du relatif à l’antécédent.

 

685. 3.o Du relatif à l’antécédent : ils doivent être au même genre et au même nombre : la Grammaire que nous étudions, que pour laquelle au féminin et au singulier.

 

 

 

 

DES ACCIDENS DES MOTS.

 

Ipsa oratio conformanda non solùm electione, sed etiàm constructione verborum. (De Orat, lib. 1, 17.)

Deux sortes d’accidens.

 

686. Nous avons dit, n.o 678, que la concordance est l’uniformité des accidens communs à plusieurs mots. Mais qu’entend-on |510 par accidens ? Il y en a de deux sortes : les uns sont communs à presque tous les mots ; les autres sont propres à quelques espèces.

Accidens com­muns.

 

687. Les accidens communs à presque tous les mots sont :

1.o L’accep­tion.

 

1.o L’acception. Tout mot peut avoir un sens propre et un sens figuré, ainsi que nous l’avons déjà développé dans la première partie (242, 243).

2.o L’espèce.

 

2.o L’espèce. Un mot peut être primitif, ou dérivé, ainsi que nous l’avons exposé ailleurs (341, 344) ; cet accident s’appelle l’espèce du mot : ainsi un mot est de l’espèce primitive, ou de l’espèce dérivée.

3.o La figure.

 

3.o Il est ou simple ou composé (235) ; on appelle cet accident la figure ; ainsi un mot est de la figure simple, ou de la figure composée, selon qu’il est simple ou composé. Le mot figure, vient ici du mot fingere, et se prend pour la forme, ou la constitution du mot.

L’accent.

 

4.o L’accent est aussi un accident commun aux mots ; nous en avons aussi parlé ailleurs (233).

Accidens propres à quelques mots.

Substantifs.

 

688. Il y a d’autres accidens qui sont propres à quelques espèces de mots. Ainsi le substantif a pour accidens propres les genres (435), les nombres (430), les cas dans certaines langues (578), et les déclinaisons.

Modificatifs particuliers.

 

|511 689. Outre les mêmes accidens que ceux des substantifs, plusieurs modificatifs particuliers ont de plus les trois degrés de signification : bon, meilleur, excellent, mauvais, pire, très-mauvais, etc.

Verbes.

 

690. Les verbes, outre l’acception, l’espèce, la figure, l’accent, comme les autres mots (687), ont :

1.o La voix.

 

1.o La voix, ou forme du verbe ; actif, passif, neutre ou d’état, ainsi que nous l’avons exposé ailleurs (514) ;

2.o Le mode.

 

2.o Le mode, dont nous avons parlé (501) ;

3.o Les temps.

 

3.o Les inflexions ou formes relatives au temps, dans chaque mode (503-506) ;

4.o Les per­sonnes.

 

4.o Les personnes, relativement à l’ordre qu’elles tiennent dans la formation du discours, ou dans l’énonciation de la pensée (507) ;

5.o La con­jugaison.

 

5.o La conjugaison, c’est-à-dire, la distribution ou la liste de toutes les parties et de toutes les inflexions du verbe, selon une certaine analogie ;

6.o L’analo­gie, ou l’ano­malie.

 

6.o L’analogie, ou l’anomalie (a) [2], qui nous fait suivre les paradigmes (modèles), ou qui nous en fait écarter ; dans le premier |512 cas, les verbes sont réguliers ; dans le second, ils sont irréguliers, ou anomaux. Ils sont défectifs, lorsqu’ils n’ont pas tous les modes, tous les temps, toutes les personnes qui sont en usage dans les verbes réguliers.

 

 

 

 

DE L’APPOSITION.

 

Inter se juncti (sensus) et ità cohærentes, ne commissura pelluceat. (Quint. lib. 7, c. 1.)

Étymologie de ce mot.

 

691. L’une des manières dont le modificatif se rapporte au subjectif, est l’apposition, ainsi que nous l’avons déjà indiqué (680). Ce mot dérive de la préposition latine ad (auprès), dont le d s’est changé en p par attraction (378), et du substantif latin positio (position), et signifie position auprès de.

Ce que c’est.

 

692. C’est une figure de syntaxe, relative à la plénitude de la construction, et qui consiste à joindre à un substantif, sous les lois de la concordance (683-685), ou un autre substantif ou un modificatif particulier avec les dépendances convenables, de manière que l’addition de ce nom, ou de ce modificatif n’ajoute au premier substantif qu’un sens accessoire, purement explicatif, dont la suppression ne puisse pas nuire au sens principal.

|513

       Celui-ci, non moins téméraire,
Avec un fer pointu qu’il dresse sur son toit,
Va, dans les mains des dieux, éteindre le tonnerre. (Aubert, liv. 5, fab. 12.)

Supprimez l’accessoire purement explicatif non moins téméraire, le sens principal sera le même. Le modificatif téméraire, modifié lui-même par les mots non moins, s’accorde par apposition avec le substantif celui-ci. Il en est de même des vers suivans :

Non content de ce songe, il y joint les atômes,
Enfans d’un cerveau creux, invisibles phantômes. (La Font., liv. 8, fab. 26.)

Tout le second vers s’accorde avec atômes par apposition, et peut être supprimé sans nuire au sens principal.

Apposition avec un nom propre.

 

693. Quand l’apposition se fait avec un nom propre, c’est pour énoncer quelque qualité de l’individu désigné par ce nom : Cicéron, le plus grand des orateurs romains ; Socrate, le plus sage des philosophes de la Grèce.

Voilà de la façon que Descartes l’expose ;
Descartes, ce mortel dont on eût fait un Dieu
        Chez les Payens, et qui tient le milieu
Entre l’homme et l’esprit ; comme entre l’huître et l’homme,
Le tient tel de nos gens, franche bête de somme. (La Font., liv. 8, fab. 26.)

 

|514

 

 

ARTICLE II.

DU RÉGIME.

 

Utilius homini nihil est, quàm rectè loqui. (Phæd., lib. 4, fab. 12.)

Etymologie de ce mot.

 

694. Régime vient du mot latin regimen qui signifie gouvernement ; il est employé ici au figuré, pour exprimer l’empire, ou l’influence que certains mots exercent sur d’autres mots en les forçant à prendre telle ou telle inflexion dans tel ou tel cas : de manière que, relativement à leurs inflexions, ou à leurs terminaisons, les derniers, qui sont régis ou gouvernés, sont dans la dépendance de ceux qui les régissent, ou qui les gouvernent. C’est dans ce sens que l’on dit que, dans la langue latine, par exemple, les verbes actifs relatifs gouvernent l’accusatif : ce qui veut dire que le mot qui exprime l’objet sur lequel tombe ou s’exerce l’action exprimée par le verbe, doit toujours prendre la terminaison qui constitue l’accusatif dans cette langue (678).

Le régime n’a point de place déterminée dans les langues qui ont des cas.

 

695. La place que doit occuper ce régime, cet accusatif, dans les langues qui ont des cas, dépend uniquement ou du caprice, ou du goût particulier de celui qui parle, ou |515 qui écrit, ou de l’harmonie, ou du concours plus ou moins agréable de syllabes qui peut résulter de sa différente position ; parce que sa terminaison caractéristique indiquant toujours aux yeux, à l’oreille et à l’esprit, que ce mot est à l’accusatif, il se présentera toujours comme régime direct du verbe, dans quelque place qu’il se trouve (a) [3]. Il en est de même des autres cas qui peuvent être le régime ou d’un verbe, ou d’un adjectif, ou d’une préposition.

Le régime est déterminé par la place qu’il occupe dans les langues qui n’ont point de cas.

 

696. Au lieu que, dans la langue française et dans les autres langues qui n’ont point de cas (579), le régime ou le complément des verbes, des prépositions, ou des modificatifs particuliers, doit toujours être déterminé par la place qu’il occupe ; parce que, dans ces langues, les noms n’ayant pas d’autres variétés dans leurs inflexions que celles qui sont relatives aux genres (435) et aux nombres (430), et les genres et les nombres |516 n’étant pas du ressort du régime, mais seulement de celui du rapport d’identité (679), ces noms peuvent porter l’empreinte de leur dépendance comme régimes de tel ou tel mot, que par la place qu’ils occupent relativement à ce mot. Ainsi, dans notre langue, nous ne pouvons dire que d’une seule manière : César vainquit Pompée, parce que c’est par la place qu’occupent les deux substantifs César et Pompée, que le premier est le sujet, et le second le complément du verbe vainquit ; et que, si nous transposons ces deux substantifs, en disant : Pompée vainquit César, quoique cette nouvelle proposition soit composée des mêmes mots que la précédente, elle est toute opposée, puisque c’est maintenant César qui est le vaincu et Pompée le vainqueur. Dans les langues qui ont des cas, cette transposition des trois mots qui composent la préposition ne produirait aucune altération dans le sens (a) [4], parce que le substantif César aurait toujours la terminaison particulière qui constitue le nominatif, et qui désigne |517 toujours le sujet de la proposition ; le substantif Pompée aurait toujours l’inflexion distinctive qui convient à l’accusatif, et qui indique toujours le régime du verbe, quelle que soit la place de cet accusatif ; ainsi, quelque place que l’on donnât à chacun de ces trois mots, les yeux, l’oreille et l’entendement distingueraient toujours facilement le sujet, le verbe et l’objet de l’action, et les reconnaîtraient toujours chacun à sa physionomie particulière.

Avantage des langues qui ont des cas sur celles qui n’en ont pas.

 

697. Sous ce point de vue il n’est pas douteux que les langues qui ont des cas ont un avantage bien marqué, bien précieux sur celles qui n’en ont pas (a) [5]. On y distingue le sujet et le régime par un caractère sensible, par une physionomie qui leur est propre, par une empreinte visible, qui affecte le matériel même des mots, par une sorte de livrée qui atteste, même aux yeux et aux oreilles, leurs fonctions respectives ou leur |518 dépendance : au lieu que, dans les langues qui n’ont point de cas, on ne peut indiquer le sujet et le complément que par les places respectives qu’ils occupent ; moyen tout à fait petit et mesquin. Dans celles-là, on peut exprimer la même proposition avec les mêmes mots de plusieurs manières différentes ; par exemple, la proposition : César vainquit Pompée peut être rendue en latin par six phrases différentes ; ce qui fournit d’amples moyens de varier le style et la construction de ces phrases, et de préférer celle qui produit la plus grande harmonie et le plus grand effet, sans nuire ni à la clarté, ni à la précision, qualités essentielles du langage. Dans les langues qui n’ont point de cas, au contraire, on ne peut exprimer cette proposition que d’une seule manière ; pauvreté qui détruit bien des moyens d’harmonie et de variété.

But commun de toutes les langues ; elles diffèrent dans les moyens.

 

698. Ainsi toutes les langues ont cela de commun, qu’elles doivent déterminer le sujet et le régime, et avoir des moyens pour les faire reconnaître : elles diffèrent dans ces moyens ; puisque les unes emploient pour cela les cas (577), et que les autres ne les distinguent que par la place qui leur est assignée dans la construction de la phrase (697).

Toutes les langues ont be­soin de ré­gime ou de complé­ment.

 

|519 699. En effet, il ne suffit pas, pour exprimer une pensée, d’accumuler indistinctement des mots, sans ordre, sans liaison, sans dépendance ; il doit y avoir entre tous les mots employés, une corrélation universelle, une dépendance réciproque, qui concoure à l’expression du sens total, et qui le détermine de la manière la plus claire et la plus précise. Il y a des mots, qui, comme les noms communs (414), les prépositions et les verbes relatifs, ont par eux-mêmes une signification vague et générale, qui a besoin d’être déterminée, ou restreinte, tantôt d’une manière, tantôt d’une autre, selon les circonstances. Ce sont les mots qui expriment cette détermination, ou cette restriction, dans certaines langues, en se revêtant de telle ou telle terminaison ; dans d’autres en se mettant à telle ou telle place, qui sont le régime, ou le complément de ceux dont ils déterminent, ou dont ils restreignent la signification. Toutes les langues ont donc besoin ou de régime, ou de complément.

Ce qu’on doit entendre par ré­gime.

 

700. Nous disons de régime ou de complément : nous pensons effectivement que ces deux mots ne sont pas synonymes, et qu’il y a une différence réelle dans leur signification. En examinant attentivement |520 les phrases où les grammairiens latins parlent de régime, on voit facilement qu’ils entendent par ce terme la forme particulière que doit prendre le complément grammatical d’un mot, en conséquence du rapport particulier sous lequel il est envisagé. C’est dans ce sens qu’ils disent que le régime du verbe actif est l’accusatif ; et, dans toutes les circonstances, ils appellent régime la terminaison particulière que doit prendre chaque mot, dans tel ou tel cas, en vertu de la syntaxe usuelle de la langue. Si l’aspect, ou le point de vue, sous lequel on considérait ce mot, vient à changer, le même mot prend une autre terminaison qui lui est assignée par la syntaxe ; de manière qu’il exprime toujours la même idée fondamentale, pour l’expression de laquelle il a été adopté, mais qu’il change de forme selon le point de vue sous lequel on le considère, et qu’il prend chaque fois la terminaison que la syntaxe assigne. C’est ce valet de je ne sais plus quelle comédie, qui se présente à son maître successivement comme son cocher, comme son cuisinier, comme son valet de chambre, et qui prend le costume et les attributs relatifs à ses fonctions actuelles. On ne doit donc entendre |521 par régime que les formes ou les différentes terminaisons que prend un mot, relativement au point de vue sous lequel on le considère ; et conséquemment c’est mal-à-propos qu’on parle de régime dans notre langue, et dans celles qui n’ont point de cas.

Les langues qui n’ont point de cas n’ont point de ré­gime.

 

701. Quoique les langues qui n’ont point de cas varient les formes de leurs noms, relativement aux nombres et aux genres, les accidens relatifs à ces deux objets (688, 689), ne dépendent pas du régime, mais bien de l’identité (678) ; parce que le modificatif et le subjectif exprimant le même objet individuel, ils doivent revêtir les mêmes formes relatives aux genres et aux nombres. Au contraire, la détermination des formes par les lois du régime, au lieu d’être fondée sur l’identité entre le régissant et le régi, suppose diversité entre ces deux mots, ou, pour mieux dire, entre les idées qu’ils expriment. Le régime n’est donc fondé que sur les cas.

Mais elles ont des com­plé­mens.

 

702. Les langues qui n’ont pas de déclinaisons, ont donc des complémens et non pas des régimes. Et qu’on ne croie pas qu’il est indifférent de dire régime ou complément : car, outre que le régime emporte toujours avec lui l’idée d’un changement dans la forme |522 des mots (700), ce qui n’a pas lieu dans le complément, il y a encore entr’eux cette différence essentielle, que la disposition des complémens est une affaire de construction, comme nous le verrons plus bas (732) ; au lieu que la détermination du régime est une affaire de syntaxe (700) ; et il ne faut pas confondre la syntaxe (620) avec la construction.

Il ne faut pas employer les mots régir, ré­gime, gouver­ner, pour les langues qui n’ont point de cas.

 

703. Il est donc plus conforme à la précision des idées d’éviter l’emploi des mots régir, régime, gouverner, lorsqu’il est question des langues qui n’ont point de cas : ces mots ne sont venus que de la Grammaire latine, sur le modèle de laquelle ont été formées les Grammaires des langues modernes, sans que l’on ait fait trop d’attention au génie particulier de chaque langue, ni aux moyens variés que chacune emploie pour parvenir au même but. Il est plus naturel de donner le nom de complément, dans les langues sans cas, à ce que l’on appelle régime dans les autres langues, parce qu’il sert effectivement à compléter le sens qu’on se propose d’exprimer. C’est ce que nous allons tâcher de développer.

 

|523

 

 

DES COMPLÉMENS.

 

Le parler que j’aime, c’est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche ; un parler succulent et nerveux, court et serré ; non tant délicat et peigné comme véhément et brusque ; plutôt difficile qu’ennuyeux, esloigné d’affectation, desréglé, décousu et hardi ; chaque lopin y fasse son corps. (Mont., liv. 1, ch. 25.)

Idée géné­rale des com­plé­mens.

 

704. Le complément d’un mot est ce qu’on ajoute à ce mot pour en compléter ou en déterminer la signification, de quelque manière que ce puisse être. Telle est l’idée que nous nous sommes déjà faite des complémens des prépositions (583), et de ceux de quelques verbes (600).

Les noms propres n’ont pas besoin de complément.

 

705. Les noms propres n’ont pas besoin de complémens : ils sont assez déterminés par eux-mêmes, puisque chacun d’eux exprime complètement l’individu désigné par tel ou tel nom. Quand on dit Rome, César, Socrate, l’esprit n’a pas besoin de nouvelles idées déterminatives, ni conséquemment de nouveaux mots, pour avoir une idée bien précise de ces trois individus : et si l’on y ajoute quelques développemens, comme quand on dit : Rome, maîtresse du monde ; César, vainqueur de Pompée ; Socrate, le |524 plus sage des philosophes ; ces mots ajoutés expriment bien le point de vue sous lequel on envisage Rome, César, Socrate ; ils désignent bien une de leurs qualités respectives ; mais ils ne sont aucunement nécessaires pour compléter, ou pour déterminer le sens de ces trois noms propres : aussi ces mots ajoutés ne sont-ils pas employés là comme complémens ; ils se rapportent simplement aux noms par apposition (692), parce qu’il y a un véritable rapport d’identité (678), et non pas un rapport de détermination.

Il en est de même des noms ap­pella­tifs, lors­qu’ils désignent le genre ou l’es­pèce.

 

706. Il en est de même des noms appellatifs ou communs, lorsqu’ils désignent le genre, ou l’espèce, c’est-à-dire, lorsqu’ils sont pris dans toute l’étendue de leur signification.

Doux rossignols, divins rois des forêts,
Mêlez vos voix à mes faibles regrets. (Sarrasin.)

Aimable paix, vierge sacrée,
Descends de la voûte azurée,
Viens voir tes temples relevés ;
Et ramène au sein de nos villes
Ces dieux bienfaisans et tranquilles
Que nos crimes ont soulevés.

S’ils sont pris |525 dans un sens restreint, ils peuvent avoir des com­plémens.

 

707. Mais si les noms appellatifs sont pris |525 dans un sens plus restreint, ils peuvent avoir autant de complémens différens qu’on peut faire de questions relatives à ce mot, et qu’il peut y avoir de manières possibles d’en déterminer la signification. Dans les vers précédens, le substantif paix est pris dans toute l’étendue de sa signification ; c’est la paix en général, personnifiée : aussi n’y a-t-il pas de complément ; et les mots vierge sacrée se rapportent à ce substantif par apposition (692). Mais si l’on parle d’une paix particulière, on peut demander quelle paix ? la paix de l’âme ; la paix de la conscience, la paix de la patrie, la paix de Campo-Formio, etc. ; les mots de l’âme, de la conscience, de la patrie, de Campo-Formio, déterminent l’espèce de paix dont on veut parler, et sont conséquemment les complémens de ce nom commun.

Dévelop­pe­ment.

 

708. Si l’on dit le droit de l’épée, le sens attaché au nom commun droit est déterminé par le complément de l’épée : par ce moyen, le mot droit, au lieu d’exprimer généralement un droit quelconque, n’exprime plus qu’un droit particulier, celui des armes ; au lieu d’être un nom de genre, il devient nom d’espèce. Le substantif l’épée n’a pas de complément, parce qu’il est pris dans son |526 acception la plus générique, pour les armes. Mais si l’on voulait parler d’une épée particulière, on peut demander : de quoi est-elle ? d’acier, complément relatif à la matière : à qui est-elle ? c’est l’épée de Charlemagne, complément relatif à la propriété : quelle longueur a-t-elle ? épée d’un mètre de long, complément relatif à une dimension ; et ainsi des autres questions que l’on pourrait faire, en répondant à chacune par un nouveau complément. On ferait facilement les mêmes observations sur tout autre nom appellatif.

Plusieurs mo­dificatifs parti­culiers ont be­soin de com­plé­mens.

 

709. Plusieurs modificatifs particuliers (270) ont aussi besoin d’un complément pour en déterminer la signification : adapté aux circonstances, utile à sa patrie, digne de respect, facile à concevoir, etc., etc.

Les verbes actifs.

 

710. Les verbes actifs (513) n’ont jamais un sens complet qu’au moyen d’un complément, et quelquefois de deux complémens, qui déterminent l’idée générale de la relation qu’ils expriment par le moyen d’un terme conséquent : aimer la vertu, craindre le crime, aller à la ville, revenir de l’Italie, en passant par les Alpes. Effectivement les verbes de cette espèce auraient un sens tout à fait vague et indéterminé sans les complémens. Si l’on dit, par exemple : S. M. a donné. Il se pré- |527 sente plusieurs questions à faire ; ces questions sont autant de preuves que le sens n’est pas complet ; et la réponse à chacune d’elles sera un complément qui ajoutera un degré de précision de plus à l’idée énoncée par ces mots, S. M. a donné. Qu’a-t-elle donné ? une paire de pistolets, complément objectif qui exprime la chose donnée ; à qui a-t-elle donné ? à un tel général, autre complément qui détermine la personne à qui la chose a été donnée. Le verbe donner a donc là deux complémens nécessaires ; l’un sans préposition, qui exprime l’objet donné ; et l’autre avec la préposition à pour désigner le terme de l’action. On a alors cette phrase :  S. M. a donné une paire de pistolets à un tel général.

711. Cette phrase a maintenant un sens complet. On peut néanmoins demander encore : de quelle fabrique étaient ces pistolets ? de la manufacture de Versailles, complément qui détermine, non pas le verbe donné, mais son complément objectif, une paire de pistolets. Pourquoi S. M. les a-t-elle donnés ? pour telle action héroïque, autre complément qui détermine le motif du don. En multipliant les questions, on aurait pour réponses de nouveaux complémens, dont |528 chacun ajouterait un nouveau degré de précision, une nouvelle détermination au sens total de la phrase, qui est maintenant : S. M. a donné une paire de pistolets, de la manufacture de Versailles, à un tel général, pour telle action héroïque.

Un mot, com­plément d’un autre mot, peut exiger un com­plément ; celui-ci être suivi d’un troisième ; et ainsi de suite.

 

712. On voit dans cet exemple que, quoiqu’un mot serve de complément à un autre mot, il peut lui-même avoir besoin d’un complément ; ainsi de la manufacture de Versailles est complément de une paire de pistolets, quoique ces derniers mots soient le complément de a donné. Par la même raison, ce second complément peut en exiger un troisième, auquel un quatrième sera lui-même subordonné ; et ainsi de suite. De manière que chaque mot étant nécessaire à la plénitude du sens du mot qu’il modifie, les deux derniers constituent le complément total de l’antépénultième, les trois derniers mots sont le complément total de celui qui précède l’antépénultième ; et ainsi de suite, en remontant jusqu’au premier complément, qui ne remplit bien sa destination, qu’autant qu’il est accompagné de tous ceux qui lui sont subordonnés.

Ainsi, dans la phrase précédente, Versailles est le complément particulier de la préposition de ; de Versailles, qui déter- |529 mine de quelle manufacture il s’agit, est le complément du substantif manufacture ; la manufacture de Versailles est le complément de la préposition de ; de la manufacture de Versailles, qui détermine d’où étaient les pistolets, est le complément total du substantif pistolets ; pistolets de la manufacture de Versailles est le complément total de la préposition de ; de pistolets de la manufacture de Versailles est la totalité du complément de une paire ; et enfin une paire de pistolets de la manufacture de Versailles est le complément total objectif du verbe a donné. Dans cette proposition, S. M. est le sujet (633), et a donné une paire de pistolets de la manufacture de Versailles est l’attribut complexe (650).

Il est utile de s’accoutumer à reconnaître le complément de chaque mot dans une phrase.

 

713. Il est infiniment utile de s’accou[tu]mer à analyser ainsi les propositions, et à reconnaître le complément particulier de chaque mot, afin de mieux saisir leur dépendance mutuelle, la subordination des uns à l’égard des autres, et de distinguer plus facilement, par cette analyse, l’idée accessoire déterminative que chaque complément ajoute à l’idée principale.

Les complé­mens sont |530 fondés sur le rap­port de dé­termi­na­tion.

 

714. Il est facile de conclure de tout ce que nous avons dit jusqu’ici sur les |530 complémens, qu’ils sont toujours fondés sur un rapport de détermination, et non pas sur le rapport d’identité (678).

Différence entre le rap­port d’identité et le rap­port de dé­ter­mi­nation.

 

715. Dans le rapport d’identité, le subjectif et le modificatif n’expriment qu’un seul et même objet modifié de telle ou telle manière ; s’il y a deux ou plusieurs mots, c’est que l’un exprime l’objet, et les autres les modifications que notre esprit aperçoit dans ce même objet ; de manière qu’il y a unité parfaite de perception dans notre entendement, qui ne voit la modification que dans le sujet, ni le sujet que revêtu de sa modification (679). De là l’uniformité parfaite des accidens entre le subjectif et le modificatif (683-685).

Dans le rapport de détermination, il y a souvent deux objets différens, exprimés par deux mots dont l’un détermine le sens de l’autre, comme nous l’avons vu dans tous les exemples cités, n.os 707-712.

L’identité doit se trouver dans les accidens des mots, comme elle est dans notre entendement, entre le sujet et sa modification, ou entre le sujet et le verbe qui exprime l’existence intellectuelle de ce sujet sous telle ou telle relation à telle ou telle modification déterminée (491). Car, dans l’un |531 et l’autre cas, notre esprit n’aperçoit qu’un seul et même objet ; dans le premier, le sujet modifié de telle manière ; dans le second, le sujet existant sous telle relation à tel attribut déterminé, c’est-à-dire, ou agissant de telle manière, ou recevant telle impression, ou se trouvant dans telle situation.

La détermination ne peut souvent avoir lieu que par le moyen d’un objet différent de celui qu’on veut déterminer : ainsi je ne puis déterminer de quelle manufacture je parle que par un objet différent, Versailles ; ni une paire que par pistolets (712) ; sans cela la manufacture serait indéterminée et inconnue, et l’on ne saurait pas de quelle paire de choses on veut parler.

Identité réelle entre le sub­jec­tif et le modifi­catif.

 

716. L’identité est si réelle et si clairement sentie par tout le monde entre le subjectif et le modificatif, que souvent dans le discours on supprime le subjectif, sans qu’il en résulte ni confusion, ni obscurité ; tant il est vrai que le sujet et sa modification ne font qu’un.

Le pauvre, en sa cabane, où le chaume le couvre. (Malherbe.)

Un fou rempli d’erreurs, que le trouble accompagne. (Boileau.)

|532

        L’hypocrite, en fraudes fertile,
        Dès l’enfance est pétri de fard ;
        Il sait colorer avec art
        Le fiel que sa bouche distille.
        Et la morsure du serpent
        Est moins aiguë et moins subtile
Que le venin caché que sa langue répand. (J.-B. Rousseau.)

Tout le monde sent, en lisant ces vers, que le pauvre est pour l’homme pauvre, un fou pour un homme fou, l’hypocrite pour l’homme hypocrite, et la suppression des subjectifs n’ôte rien à la clarté des idées ; parce qu’il y a identité parfaite entr’eux et les modificatifs, et que conséquemment ceux-ci suffisent seuls pour exprimer et le sujet et sa modification.

La suppres­sion du complé­ment d’un mot laisse ce mot dans un sens vague et in­déterminé.

 

717. On n’aurait pas le même résultat, si dans le second vers, on supprimait d’erreurs qui est le complément de rempli ; le sens serait incomplet, puisqu’on ne saurait pas et qu’on ne pourrait pas deviner de quoi il est rempli. De même, dans les vers suivans, si l’on supprimait en fraudes, de fard, du serpent, le sens des mots fertile, pétri, morsure serait évidemment incomplet.

Le rapport d’identité n’exclut pas celui de dé­termination.

 

 

718. Le rapport d’identité n’exclut pas le rapport de détermination. Si je dis : l’homme sage, il y a un véritable rapport |533 d’identité entre homme et sage, puisque ces deux mots n’énoncent ensemble qu’un seul et même individu (715), que je pourrais exprimer par le seul mot le sage (716). Cependant sage détermine homme, puisqu’il exprime de quelle espèce déterminée d’homme je veux parler. Il y a donc tout à la fois rapport de détermination et rapport d’identité ; et voilà pourquoi nous avons dit que le rapport de détermination existe souvent (et non pas toujours) entre des objets différens (715).

Le rapport de détermination se trouve souvent sans celui d’i­dentité.

 

719. Mais le rapport de détermination se trouve souvent sans celui d’identité : un fou rempli d’erreurs, etc. : il y a identité entre fou et rempli (715) ; mais il n’y a que rapport de détermination, sans identité, entre rempli et d’erreurs. De même, il y a rapport d’identité entre l’hypocrite et fertile, et il n’y a que rapport de détermination entre fertile et en fraudes, entre morsure et serpent, etc. Enfin, il y a rapport d’identité entre S. M. et a donné (712), puisque c’est S. M. qui a fait l’action de donner (715) ; et il n’y a qu’un rapport de détermination entre a donné et une paire de pistolets, et entre a donné et à un tel général.

Les complé­mens des noms appellatifs, des modificatifs par­ticuliers, et de certains ad­ver­bes, sont tou­jours pré­cé­dés d’une préposi­tion.

 

|534 720. En reportant les yeux sur ce que nous avons dit des complémens des noms appellatifs (707, 708), et de ceux des modificatifs particuliers (709), on observera facilement que ces complémens sont toujours précédés d’une préposition ; et l’on en conclura que le rapport de détermination, soit d’un nom appellatif, soit d’un modificatif particulier, ne peut être exprimé que par une préposition suivie de son complément (584). Nous avons prouvé la même chose pour certains adverbes (600). Et l’on voit alors qu’on a un rapport complet, dont l’antécédent est ou un nom appellatif, ou un modificatif particulier, ou un adverbe, dont la préposition est le signe ou l’exposant (589), et dont le complément de celle-ci est le conséquent (583). Nouvelle preuve de l’utilité des prépositions et de leurs fonctions dans le discours.

Certains ver­bes ont un com­plément sans pré­position.

Complément direct.

 

721. On verra de même (710) que certains verbes n’ont qu’un seul complément sans préposition ; et que ce complément est uniquement désigné par la place qu’il occupe, dans les langues qui n’ont point de cas (696), et par la terminaison de l’accusatif, dans les autres langues (695). César vainquit Pompée ; aimer la vertu ; craindre le crime. Ce |535 complément, dans toutes les langues, exprime l’objet sur lequel s’exerce directement l’action du verbe ; il peut conséquemment être appelé complément direct.

D’autres ont deux complé­mens.


Complément indirect.

 

722. D’autres verbes ont tout à la fois deux complémens (710), l’un sans préposition, désigné, ou par sa place, ou par sa terminaison, selon les langues, indiquant l’objet sur lequel tombe directement l’action exprimée par le verbe ; c’est le complément direct (721) : l’autre exprimant un rapport de l’action au terme où elle aboutit, donner à quelqu’un ; ou à celui d’où elle part, recevoir une lettre de son ami : et étant précédé, par cette raison, d’une préposition : on peut l’appeler complément indirect.

D’autres n’ont qu’un complé­ment indirect.

 

723. D’autres enfin n’ont qu’un seul complément, toujours précédé d’une préposition, comme nous l’avons vu (720), des noms appellatifs, des modificatifs particuliers et de certains adverbes : aller à la campagne ; passer par la ville ; venir de Paris, etc. Voici ces différens complémens :

J’aperçois le soleil : quelle en est la figure ?...
Sa distance me fait juger de sa grandeur :
Sur l’angle et les côtés ma main le détermine.
L’ignorant le croit plat ; j’épaissis sa rondeur ;
|536 Je le rends immobile ; et la terre chemine :
Bref, je démens mes yeux en toute sa machine :
Ce sens ne me nuit point par son illusion.
       Mon âme, en toute occasion,
Développe le vrai caché sous l’apparence ;
       Je ne suis point d’intelligence
Avecque mes regards peut-être un peu trop prompts,
Ni mon oreille lente à m’apporter les sons.
Quand l’eau courbe un bâton, ma raison le redresse :
       La raison décide en maîtresse.
       Mes yeux, moyennant ce secours,
Ne me trompent jamais en me mentant toujours. (La Font., liv. 7, fab. 18.)

 

 

 

 

DES DIFFÉRENTES FORMES DES COMPLÉMENS.

 

Et res verborum propriâ vi reddere claras. (Hyer., Vid. Art. poët., lib. 3.)

 

 

724. Nous avons déjà pu nous convaincre, par tout ce qui précède, que les complémens sont tantôt incomplexes et tantôt complexes.

Complémens incomplexes.

 

725. Ils sont incomplexes, quand ils sont exprimés par un seul mot, qui est ou un substantif, ou un modificatif particulier, ou un infinitif, ou un adverbe ; comme pour la gloire, avec prudence, de nous, à lui, sans hésiter, vivre honnêtement.

Complémens complexes.

 

726. Ils sont complexes, quand ils sont |537 exprimés par plusieurs mots, dont le premier, selon l’ordre analytique, modifie l’antécédent, et est modifié lui-même par le mot suivant ; comme pour la gloire durable, avec la prudence requise, etc.

Complément grammatical.

 

727. Si le premier mot d’un complément complexe est ou un substantif, ou un modificatif particulier, ou l’équivalent d’un substantif, on peut le regarder comme le complément grammatical, parce que ce mot est seul assujéti, par les lois de la syntaxe des langues qui ont des cas, à prendre telle ou telle terminaison comme complément.

Complément initial.

 

728. Si ce premier mot est ou un adverbe ou une préposition, il ne peut être complément grammatical, puisqu’il est indéclinable par sa nature ; on le regarde alors comme complément initial.

Complément logique.

 

729. Dans le premier cas (727), la totalité du complément complexe est un complément logique.

Complément total.

 

730. Dans le second cas (728), la totalité du complément complexe est un complément total.

Ainsi dans cette phrase : avec les soins requis en pareilles circonstances ; circonstances est le complément grammatical de la préposition en (727), pareilles le modifie, le |538 rend complexe (762), et pareilles circonstances est le complément logique de la même préposition en (729) ; cette préposition est le complément initial du mot requis (728), en pareilles circonstances en est le complément total (730) : requis en pareilles circonstances est le complément logique de soins : les soins est le complément grammatical de la préposition avec ; les soins requis en pareilles circonstances en est le complément logique (729).

Nécessité de distinguer ces diverses es­pèces de com­plémens.

 

731. Il est nécessaire de distinguer ces différentes sortes de complémens pour pouvoir entendre plus nettement les lois que la syntaxe peut imposer à chaque espèce, et pour mieux saisir l’ordre que la construction (738) peut leur assigner. Voici les règles que l’on peut établir relativement à cet ordre :

Il faut rap­pro­cher le com­plé­ment du mot com­plété.

 

732. Il faut rapprocher, autant qu’il est possible, le complément du mot dont il détermine le sens. Car il est évident que la relation d’un complément au mot qu’il complète est d’autant plus sensible, que ces deux termes sont plus rapprochés ; et que ce rapprochement est encore plus nécessaire dans les langues dans lesquelles les fonctions des mots ne peuvent être caractérisées par la diversité de leurs terminaisons.

Dans le con- |539 cours de plu­sieurs com­plé­mens, les plus courts doivent être placés les premiers.

 

733. Si plusieurs complémens concourent |539 à la détermination du même terme, il faut placer le plus court le premier après le mot complété, puis le plus court de ceux qui restent, et ainsi de suite, jusqu’au plus long, qui doit être le dernier : car, d’après la règle précédente, il faut éloigner le moins possible le complément du mot complété ; et il est évident qu’en mettant les plus courts les premiers, celui qui se trouve à la dernière place est éloigné le moins possible du terme modifié : cette règle est donc une conséquence immédiate de la précédente.

Ainsi l’on dirait : l’hypocrisie s’efforce de donner au vice les dehors de la vertu ; au vice, complément indirect de donner (722), est placé le premier, comme le plus court ; les dehors de la vertu, complément direct (721) et objectif (710) du même verbe donner, est placé le dernier, comme étant le plus long. Et l’on devrait dire : l’hypocrisie s’efforce de donner les dehors de la vertu aux vices les plus honteux et les plus nuisibles à la société ; parce que le complément direct et objectif (721, 710) étant ici le plus court, doit être placé le premier, pour donner plus de netteté à la phrase.

On ne déroge à cette règle |540 que pour éviter l’obs­curi­té ou l’am­phi­bo­logie.

 

734. On ne doit jamais déroger à cette loi de construction, si ce n’est lorsque, de son |540 observation rigoureuse, résulterait l’équivoque ou l’obscurité : car, puisque cette loi n’est fondée que sur l’intérêt de la clarté, c’est cette clarté que l’on doit toujours avoir principalement en vue, en lui sacrifiant les règles particulières lorsqu’elle l’exige ; puisqu’elle est la seule règle générale et invariable du discours.

Ne disons donc pas : la morale inspire une sensibilité qui n’a rien de dangereux aux personnes qui veulent sincèrement en suivre les principes ; mais disons : la morale inspire aux personnes, qui veulent sincèrement en suivre les principes, une sensibilité qui n’a rien de dangereux. Le complément direct et objectif (721, 710) une sensibilité qui n’a rien de dangereux, étant le plus court, devrait être placé le premier (733) ; mais alors il y aurait équivoque ; il semblerait qu’on voudrait dire que cette sensibilité n’a rien de dangereux aux personnes, etc. C’est pour éviter cette équivoque, qu’on le place le dernier.

Il ne faut pas jeter un autre complément entre les parties d’un complément complexe.

 

735. Il ne faut jamais jeter, entre les parties d’un complément complexe (726), un autre complément relatif au même terme. Ainsi l’on parlerait d’une manière obscure, si l’on disait : pour rendre l’étude de l’his- |541 toire naturelle intéressante aux enfans, on peut leur conter quelque trait remarquable sur les principaux animaux, qui pique leur curiosité. Il est évident que qui se rapporte à trait remarquable, et que ces mots avec ceux-ci pique leur curiosité sont le complément objectif total de conter : l’unité de ce complément est donc rompue par l’intercalation du complément indirect sur les principaux animaux. Il faut donc dire : on peut leur conter, sur les principaux animaux, quelque trait qui, etc.

« Il y a, dit la Bruyère (chap. 2.), des endroits dans l’opéra, qui laissent en désirer d’autres. » Il devait dire : il a y dans l’opéra des, etc.

Les mêmes règles s’ap­pliquent aux par­ties in­té­grantes d’un même com­plé­ment.

 

736. Les règles que nous venons d’établir sur les différens complémens d’un même mot, s’appliquent aussi aux parties intégrantes d’un même complément réunies par une conjonction ; et conséquemment les plus courtes doivent être les premières, et les plus longues les dernières (733), à moins qu’il ne soit nécessaire de les disposer différemment pour éviter l’obscurité ou l’équivoque (734).

Utilité de ces règles et avan­tages qui dé­coulent de leur ob­ser­vation.

 

737. Pour faire sentir l’extrême utilité des observations que nous venons de faire sur la place des complémens, nous dirons avec |542 Gamaches : Il y a long-temps qu’on cherche ce que c’est que le nombre en matière de langage ; mais il est facile de le découvrir en suivant nos principes (sur la disposition des complémens). Le nombre est le rapport sensible des parties du discours, rangées selon l’ordre que demande la netteté du style. Ainsi, lorsqu’une phrase manque d’harmonie, n’en cherchez la raison que dans le mauvais arrangement des parties qui la composent : mettez entre toutes ces parties l’ordre le plus convenable, à coup sûr vous la rendrez harmonieuse. C’est à quoi ne prennent pas garde ceux qui, pour donner plus de cadence à leurs phrases et pour les rendre plus nombreuses, les chargent de mots oisifs, qui ne font qu’étendre la diction sans rien ajouter au sens. La mesure de nos périodes doit être remplie par les termes mêmes dont nous sommes indispensablement obligés de nous servir pour nous faire entendre. » (Dissert. sur les agré. du lang., part. 1.)

Nous dirons encore avec Vaugelas : « L’arrangement des mots est un des plus grands secrets du style. Qui n’a point cela, ne peut pas dire qu’il sache écrire : il a |543 beau employer de belles phrases et de beaux mots ; étant mal placés, ils ne pourraient avoir ni beauté, ni grâce, outre qu’ils embarrassent l’expression, et lui ôtent la clarté, qui est le principal. » (Remar. 454.)

 

 

 

 

ARTICLE III.

DE LA CONSTRUCTION.

 

Tantùm series juncturaque pollet ! (Horat. Art. poet. 240.)

Étymologie de ce mot.

 

738. Ce mot dérive du mot latin construere, construire, bâtir, arranger ; et il est pris ici dans un sens métaphorique pour signifier l’arrangement des mots dans le discours.

Différence entre la cons­truction et la syntaxe.

 

739. Il ne faut pas confondre la construction avec la syntaxe. La construction ne signifie que la combinaison et l’arrangement des mots ; la syntaxe établit les règles d’après lesquelles les mots sont subordonnés les uns aux autres (620). Ainsi, nous avons arrangé de six manières différentes la phrase latine Cesar vicit Pompeïum (696) ; il y a donc là six constructions différentes ; et il n’y a néanmoins qu’une seule syntaxe, parce que, dans chacune de ces six constructions, il |544 y a les mêmes signes des rapports que les mots ont entr’eux, et que ces rapports sont conséquemment les mêmes dans chacune de ces six phrases. La syntaxe enfin est la partie de la Grammaire qui donne la connaissance des signes établis dans une langue pour communiquer la pensée par le moyen des mots ; et la construction n’a pour objet que l’arrangement des mots.

Construction vicieuse.

 

740. D’après cela, la construction est vicieuse, quand les mots d’une phrase ne sont point arrangés selon l’usage de la langue.

— louche.

 

Elle est louche, lorsque les mots sont arrangés de manière qu’ils semblent se rapporter à d’autres qu’à ceux auxquels ils se rapportent réellement. Nous en avons vu des exemples, n.os 734, 735. On a donné ce nom à cette sorte de construction par une métaphore, tirée de ce que, dans le sens propre, celui qui est louche regarde d’un côté pendant qu’il paraît regarder de l’autre.

— grecque, la­tine, anglaise, etc.

 

Elle est grecque, ou latine, ou anglaise, etc., etc., lorsque les mots sont arrangés conformément à l’usage, au tour, au génie de la langue grecque, latine, anglaise, etc.

— pleine.

 

Elle est pleine, quand on exprime tous les mots, dont les rapports successifs forment le sens que l’on veut énoncer.

Construction elliptique.

 

|545 Elle est elliptique, lorsque quelqu’un de ces mots est supprimé ou sous-entendu.

— analytique.

 

Elle est simple et analytique, lorsque les mots y sont placés successivement suivant l’ordre qu’exige l’analyse de la pensée qu’on veut exprimer.

— figurée.

 

Elle est figurée, quand les mots s’écartent de cet ordre d’une manière quelconque.

741. Nous ferons connaître suffisamment ces différentes sortes de construction, en traitant séparément de la construction analytique et de la construction figurée.

 

 

 

 

§. I.er DE LA CONSTRUCTION ANALYTIQUE.

 

Nisi oratori fundamenta fideliter jecerit, quidquid superstruxeris corruet. (Quint., Inst. orat., 1, 4.)

La construc­tion analytique est la seule ma­nière né­cessaire de mani­fester sa pensée dans toutes les lan­gues.

 

742. Puisque partout les hommes ne parlent que pour communiquer leurs pensées, et que partout l’analyse de la pensée est la même, l’énonciation de cette pensée, fondée sur l’analyse, c’est-à-dire, la construction analytique des mots, doit être aussi partout la même. Il ne peut donc y avoir, dans toutes les langues, qu’une seule manière nécessaire pour faire un sens avec les mots ; et cette manière unique |546 consiste dans l’ordre successif des relations qui se trouvent entre les mots, dont les uns sont énoncés comme devant être modifiés, restreints, ou déterminés, et les autres comme modifiant, restreignant, ou déterminant ceux-là. Les premiers excitent l’attention, la dirigent, ou la fixent ; ceux qui suivent la satisfont successivement en achevant de compléter le tableau de la pensée ; et cette énonciation de la pensée est analytique, lorsque les mots qui en expriment les différentes parties se présentent dans le même ordre qu’ont entr’elles ces mêmes parties dans l’analyse de la pensée.

Elle est la plus propre à faire aperce­voir les parties de la pen­sée.

 

743. Cet ordre est le plus propre à faire apercevoir les parties que la nécessité de l’élocution nous force de donner à la pensée. Chaque pensée en elle-même n’est qu’un seul acte de notre entendement, qui aperçoit à la fois toutes les idées dont il juge, et qui devrait les prononcer toutes à la fois s’il lui était possible de les manifester comme il les aperçoit, ainsi que cela se pratique dans le langage d’action (211). Mais étant forcés de recourir aux mots pour communiquer au dehors cette pensée unique, ces idées, ces rapports, que notre entendement aperçoit par une seule opération rapide et |547 instantanée, et chaque mot ne pouvant exprimer qu’une partie de ce que nous avons à dire, il faut au moins que l’ordre successif de ces mots nous indique les rapports que ces parties ont entr’elles, afin que, du concert de ces rapports, naisse l’expression totale de la pensée dans l’ordre le plus clair et le plus méthodique.

Notre enten­dement aper­çoit à la fois toutes les idées qui constituent une pensée.

 

744. Qu’on ne s’étonne pas si nous disons que notre entendement aper­çoit à la fois toutes les idées qui sont comme enveloppées dans une pen­sée un peu composée. Il en est à cet égard de l’entendement comme de la vue. La vue embrasse à la fois tout ce qui frappe les yeux ; elle voit tout à la fois, et non pas un objet après l’autre ; et ce n’est que lorsque nous voulons rendre compte de ce que nous voyons, ou à nous-mêmes, ou à autrui, que nous sommes forcés de regarder successivement ce que nous voyons à la fois. Il en est absolument de même de notre entende­ment. Quand il juge, il aperçoit à la fois tout ce qui s’offre à lui, tout ce sur quoi porte son jugement ; et il n’envisage successivement les idées partielles qui composent son jugement, que d’autant qu’il veut se rendre compte des impressions partielles qu’elles font sur |548 lui. Or ce compte, il est forcé de se le rendre, lorsqu’il veut manifester son jugement par la parole, parce qu’alors il a nécessairement besoin d’apercevoir les sensations d’une manière bien distincte, afin de les exprimer chacune par le terme propre, et de les présenter successivement dans l’ordre le plus convenable à une énonciation claire et précise. C’est dans ce sens que nous avons déjà dit que l’analyse de la parole est fondée sur l’analyse de la pensée.

Conformité et différence entre toutes les lan­gues, rela­tive­ment à la cons­truction ana­ly­tique.

 

745. La construction analytique est donc la seule nécessaire à toutes les langues. Elles diffèrent dans les noms des différens objets ; dans les mots destinés à exprimer les qualités, les modifications, les attributs de ces objets ; dans les accidens des mots (687) ; dans la manière d’exprimer la corrélation ou la dépendance mutuelle des mots (699) ; dans l’usage des métaphores ou autres figures propres à chaque langue (291, 6.o) ; dans les tours de la construction usuelle ; dans les idiotismes (795). Mais, dans toutes, la pensée qu’on veut énoncer est représentée par des mots, qui, dans la construction analytique, doivent avoir entr’eux le même ordre, les mêmes rapports, qu’ont entr’elles |549 les idées partielles que chacun d’eux représente.

Manière de pro­céder dans la construction ana­lytique.

 

746. Ainsi, comme dans l’analyse du jugement, on aperçoit d’abord le sujet, ou l’idée principale (386) dont on juge ; ensuite l’attribut dont on aperçoit la convenance ou la disconvenance avec l’idée principale : de même, dans la construction analytique, il faut énoncer d’abord le sujet, et ensuite l’attribut, qui exprime l’existence intellectuelle du sujet sous telle relation à telle modification déterminée (634). Napoléon a battu les Autrichiens. Ensuite on y ajoute les mots nécessaires pour expliquer, ou déterminer, ou restreindre, dans le même ordre que ces idées se présentent à l’esprit dans l’analyse de la pensée. Ainsi, si l’on veut exprimer la gloire immortelle du sujet, Napoléon, on placera à côté de ce mot l’adjectif immortel, parce que le modificatif n’étant que le substantif lui-même, considéré avec telle modification, ne doit pas être séparé du substantif ; et l’on aura cette phrase : l’immortel Napoléon a battu les Autrichiens. Tous les autres mots propres à restreindre, ou à étendre la valeur des mots essentiels de la proposition, seront mis à la suite de ceux qu’ils modifient, |550 afin que leur place marque mieux l’influence qu’ils exercent sur la proposition, par le rapport immédiat du mot qui suit avec celui qui précède. Veut-on exprimer l’âge du sujet ? On mettra, par apposition, à peine âgé de 28 ans. L’immortel Napoléon, à peine âgé de 28 ans, a battu les Autrichiens. Veut-on étendre l’idée exprimée par le verbe a battu ? On placera à côté de lui un adverbe. L’immortel Napoléon, à peine âgé de 28 ans, a battu complètement les Autrichiens. Enfin on y insérera, de la même manière, d’autres phrases explicatives, ou déterminatives, toujours en les plaçant le plus près possible (732) des mots dont elles modifient la valeur. L’immortel Napoléon, à peine âgé de 28 ans, a battu complètement, en moins d’une campagne, et avec des troupes peu nombreuses, cinq armées d’Autrichiens, commandées successivement par les plus habiles généraux. Tel est le procédé de la construction analytique.

 

|551

 

 

§. II. DE LA CONSTRUCTION FIGURÉE.

 

Unâ tamen in re maximè utilis, ut quotidiani et semper eodem modo formati sermonis fastidium levet, et nos à vulgari dicendi genere defendat. (Quint., Inst. orat., lib. 9, cap. 3.)

Procédé de la construction figurée.

 

747. Le procédé de la construction figurée est bien différent : il s’écarte, de différentes manières, de cet ordre analytique et simple. La vivacité de l’imagination, l’émotion que produisent les passions, le désir d’énoncer plusieurs idées à la fois, la multitude des idées accessoires qui se pressent et se présentent en foule, et quelquefois le besoin de l’harmonie, dérangent plus ou moins la construction analytique. Tantôt on supprime des mots rigoureusement nécessaires, dont on se contente d’énoncer les corrélatifs ; de là la construction elliptique par opposition à la construction pleine (740). Tantôt on ajoute des mots surabondans, pour donner plus de force et d’énergie à l’expression de la pensée ; de là le pléonasme et l’emploi des mots explétifs. Ici, on répète plusieurs fois le même mot, pour mieux inculquer aux autres une idée dont on est vivement affecté ; c’est la répétition. Là, |552 on construit les mots, plutôt selon le sens et la pensée, que selon l’usage de la construction ordinaire ; ce qui donne lieu à la synthèse. Ailleurs, on transporte les mots du lieu où ils devraient être naturellement, en un autre lieu ; de là l’inversion, opposée à la construction directe. Enfin quelquefois on imite des façons de parler d’une langue étrangère ; de là les idiotismes.

Il faut que la construction fi­gurée, quelle qu’elle soit, puisse être ra­menée facile­ment à la cons­truction ana­ly­tique.

 

748. Mais, dans tous ces cas, il faut que celui qui lit, ou qui écoute, guidé par l’analogie, puisse placer facilement les divers sens dans l’ordre analytique, suppléer les mots qui ne sont pas exprimés, et enfin rectifier aisément l’espèce d’irrégularité apparente de l’énonciation. Si l’analogie se trouve en défaut, si la construction analytique ne peut pas facilement être substituée à la construction figurée, ce n’est plus là une construction figurée, mais un langage inconnu, inintelligible ; ce ne sont pas des figures de construction, mais c’est du phébus, du galimatias. En un mot, comme dit Rousseau, ce ne sera plus

Que l’emphatique et burlesque étalage
D’un faux sublime, enté sur l’assemblage
De ces grands mots, clinquant de l’oraison,
Enflés de vent et vides de raison,
|553 Dont le concours discordant et barbare
N’est qu’un vain bruit, une sotte fanfare,
Et qui, par force et sans choix enrôlés,
Hurlent d’effroi de se voir accouplés. (Epît. 1, liv. 2.)

749. La construction figurée est donc celle où l’on ne suit pas l’ordre et les procédés de la construction analytique, mais dans laquelle les procédés de cette dernière doivent pouvoir être toujours facilement aperçus, substitués, ou suppléés. On l’appelle figurée, parce qu’elle prend une forme, ou une figure qui n’est pas celle de la construction analytique. Nous en aurons une connaissance plus développée, lorsque nous aurons traité successivement des différentes figures de la construction, que nous avons indiquées, n.o 747.

 

 

 

 

I. DE LA CONSTRUCTION ELLIPTIQUE, OU DE L’ELLIPSE.

 

Ces sous-ententes sont fréquentes en notre langue, comme en toutes les autres. (Patru, not. sur les remarq. de Vaugelas.)

Étymologie et définition de l’ellipse.

 

750. Le mot ellipse, dérivé du grec, signifie défaut, suppression, omission. C’est une figure de construction consistant dans la suppression d’un mot ou de plusieurs mots qui seraient nécessaires pour la plénitude de la construction analytique, qui, quoique supprimés, |554 sont souvent la seule cause de la modification particulière d’un autre mot exprimé, mais qui peuvent être facilement suppléés avec une légère attention.

Tendance à l’ellipse, natu­relle à toutes les langues ; pour­quoi.

 

751. Comme notre entendement aperçoit à la fois toutes les sensations qui s’offrent à lui (744) ; que la pensée n’a qu’un instant, et qu’elle est un point de vue unique et rapide de l’esprit, le langage, qui doit exprimer les opérations de l’entendement et de la volonté (623), doit naturellement tendre autant qu’il est possible, à la même brièveté et à la même rapidité : et si l’on est forcé d’employer lentement plusieurs mots pour exprimer une pensée unique, conçue, pour ainsi dire, d’un seul jet, du moins doit-on chercher à abréger cette expression composée, autant que cela se peut sans nuire à la clarté. De là cette tendance naturelle de toutes les langues vers les tournures elliptiques, surtout dans les phrases souvent répétées (a) [6].

Surtout dans les phrases usi­tées dans la con­versation.

 

|555 752. Cette tendance est surtout remarquable dans les phrases les plus usitées de la conversation familière ; autant, parce que le besoin d’exprimer souvent les mêmes idées a dû naturellement faire naître le désir d’en abréger l’expression, que parce que cette expression, plus souvent répétée, donnait plus de facilité pour suppléer les mots supprimés.

L’ellipse ne doit causer ni équivoque, ni obscurité dans le discours.

 

|556 753. Gardons-nous cependant de croire qu’on puisse arbitrairement supprimer des mots dans l’expression d’une pensée. Il faut que l’ellipse soit autorisée par l’usage ; et elle ne peut l’être qu’autant que la sup­pression qui la constitue ne cause ni équivoque, ni obscurité dans le discours, que l’esprit n’a pas besoin de se mettre à la torture pour chercher à deviner ce qu’on veut dire, et qu’il n’est pas exposé à se méprendre sur le véritable sens de la phrase. Sans ces conditions, ce ne serait plus une ellipse ; ce serait une énigme, ou du galimatias.

Elle est moins fréquente dans les langues qui n’ont point de cas.

 

754. C’est probablement pour cette raison que l’ellipse paraît être moins fréquemment employée dans les langues qui n’ont point de cas (579). La relation mutuelle des mots ne pouvant pas y être remarquée par leurs différentes terminaisons, il n’y a que l’ordre, ou régulièrement observé, ou facilement aperçu et rétabli par l’esprit, qui puisse faire entendre le sens des phrases ; et conséquemment l’emploi de l’ellipse exige, dans ces langues, beaucoup plus de réserve et de précautions, de peur de tomber dans l’obscurité.

Elle est assez |557 usitée dans notre langue.

 

755. Elle est néanmoins assez fréquemment |557 employée dans notre langue, surtout quand l’émotion d’une passion vive précipite, pour ainsi dire, notre langage ;

Femme et mère, il suffit pour juger de ses cris. (La Font., liv. 12, fab. 14.)

pour il suffit de savoir qu’elle était femme et mère pour juger de ses cris.

Ainsi quand Racine fait dire à un de ses personnages :

Je t’aimais inconstant ; qu’aurais-je fait fidèle ? (Androm., act. 4, sc. 5.)

il y a ellipse ; c’est pour combien ne t’aurais-je pas aimé, si tu avais été fidèle ? Combien l’expression du poëte n’est-elle pas plus vive, que cette tournure prolixe et traînante ?

Il en est de même des vers suivans :

Que vouliez-vous qu’il fît contre trois ?
                                                   Qu’il mourût.
                                                    (Corneille.)

c’est-à-dire, il fallait qu’il mourût ;

Contre tant d’ennemis, que vous reste-t-il ?
                                                            Moi.
                                                    (Corneille.)

c’est-à-dire, il me reste moi.

                           Un trafiquant de Perse
Chez son voisin, s’en allant en commerce,
|558 Mit en dépôt un cent de fer, un jour.
Mon fer, dit-il, quand il fut de retour.
Votre fer ? Il n’est plus : j’ai regret de vous dire
       Qu’un rat l’a mangé tout entier. (La Font., liv. 9, fab. 1.)

Pour rendez-moi mon fer... Vous demandez, ou vous voulez que je vous rende votre fer ?

Les réponses aux interro­gations sont com­munément el­liptiques.

 

756. Les réponses aux interrogations sont communément elliptiques. Où allez-vous ? à Paris ; pour je vais à Paris. Quand reviendrez-vous ? l’an prochain : suppléez je reviendrai. Que vous a-t-il appris ? rien ; suppléez il ne m’a appris.

Un gros serpent mordit Aurèle.
Que croyez-vous qu’il arriva ?
Qu’Aurèle en mourut ? Bagatelle.
Ce fut le serpent qui creva.

C’est-à-dire : vous croyez peut-être qu’Aurèle en mourut ? Votre opinion est une bagatelle, ou ne vaut pas une bagatelle. Il y a deux ellipses.

Les tournures elliptiques sont fré­quentes, sur­tout dans les lan­gues qui ont des cas.

 

757. Il n’y a point de langue sans ellipses, et même sans de fréquentes ellipses, et cela par la raison que nous avons développée plus haut (751). Elles sont surtout très-fréquentes dans les langues qui ont des cas (578) ; parce que, dans celles-ci le rapport du mot exprimé au mot sous-entendu, |559 étant marqué par une terminaison déterminée (a) [7], l’obscurité et l’équivoque sont plus faciles à éviter. Aussi tous les auteurs latins, et principalement les comiques, font-ils un usage très-fréquent de cette figure de construction, qui accélère un peu la marche traînante du discours, et donne au style plus de concision, d’énergie et de rapidité, sans nuire à la clarté des idées.

Manière de remplir les vides de l’ellipse.

 

758. Il ne peut qu’être très-utile, pour l’intelligence de toutes les langues, de s’accoutumer à remplir les vides de l’ellipse. Nous allons en donner quelques exemples, outre ceux que nous avons déjà donnés à différens endroits. (Encyclopédie.)

Qui ? moi ? baisser les yeux devant ces faux prodiges ?
Moi ? de ce fanatique encenser les prestiges. (Mahom., act. 1, sc. 1.)

C’est-à-dire, baisser les yeux devant ces faux |560 prodiges, encenser les prestiges de ce fanatique serait un joug imposé à qui ? A moi. Le tour qu’emploie Zopire est bien plus énergique et plus vif : l’horreur et l’indignation l’emportent, et son esprit agité est forcé d’abandonner une marche lourde et compassée ;

Oui, je soutiendrai, moi, que ces vers sont mauvais,
Et qu’un homme est pendable après les avoir faits. (Molière, Misant.)

c’est-à-dire, je soutiendrai par des raisons connues de moi.

Quelqu’élevé que vous soyez, songez toujours que vous êtes homme ; c’est-à-dire, s’il arrive que vous soyez élevé à quelque degré éminent, songez, etc.

Toute forme du subjonctif, ou optatif (500) est subordonnée à une proposition principale, qu’il faut suppléer, si elle est sous-entendue.

Qu’à son gré désormais la fortune me joue ;
On me verra dormir au branle de sa roue. (Boileau.)

C’est-à-dire, s’il arrive qu’à son gré, etc.

Toute forme de conditionnel (498) suppose une condition exprimée ou sous-entendue ; et il est utile de s’accoutumer à |561 la rechercher, lorsqu’elle n’est pas exprimée.

O mort ! quand tu feras ta ronde,
Épargne le sieur de Tercy :
Chez lui, tout rit et tout abonde ;
Il n’a ni peine, ni souci.
Qu’irait-il faire en l’autre monde ?
Il est si bien en celui-ci ! (De Cailly.)

C’est-à-dire, si tu ne l’épargnais pas, qu’irait-il, etc.

De plus chaque conjonction suppose une ellipse (547, 558) ; en en remplissant les vides, on aurait : chez lui tout rit, et chez lui tout abonde ; il n’a point de peine ; il n’a point de souci.

Enfin nous avons vu (591) que lorsque plusieurs prépositions se suivent immédiatement, il y a ellipse ; et nous avons essayé de remplir les lacunes.

Zeugma.

 

759. Il y a une espèce particulière d’ellipse que les grammairiens appellent zeugma, mot dérivé du grec, qui signifie connexion ou assemblage. Cette figure a lieu lorsqu’un mot exprimé dans un membre de la période, est sous-entendu dans un autre membre (a) [8]. Notre |562 langue est très-difficile et très-délicate à cet égard : comme elle est plus assujétie à l’ordre significatif, il faut que le mot, tel qu’il est exprimé dans un membre, puisse être substitué sans aucun changement dans celui où il est sous-entendu. Ainsi cette phrase d’un de nos historiens est incorrecte : cette histoire achevera de désabuser ceux qui méritent de l’être ; l’être pour le être, être cela, être désabusés ; c’est donc le participe désabusé qui est sous-entendu ici, et il ne peut pas être remplacé par l’infinitif désabuser, qui est dans le premier membre. C’est une négligence qui n’est que trop commune, et dont il faut se garantir.

 

 

 

 

II. DU PLÉONASME.

 

Quo si quis parcè, et, cùm res poscet utetur, velùt asperso quodam condimento, jucundior erit. (Quint. Inst. orat. lib. 9, cap. 3.)

Pléonasme ; ce que c’est.

 

760. Le pléonasme est le contraire de |563 l’ellipse. Dans celle-ci, on supprime des mots nécessaires à la plénitude de la construction grammaticale, et que l’esprit est obligé de suppléer pour retrouver la véritable construction analytique ; dans celui-là, on ajoute des mots superflus, quant à la construction, qu’on peut retrancher sans altérer le sens, et qui donnent néanmoins au discours, ou plus de netteté, ou plus de grâce, ou enfin plus de force et d’énergie, c’est là le caractère distinctif du pléonasme, qui, sous ce point de vue, est une figure de construction, et qu’il ne faut pas confondre avec la périssologie, dont nous parlerons tout à l’heure, qui est un vice d’élocution.

Il doit aug­men­ter l’éner­gie du discours par des idées ac­ces­soires.

 

761. Il faut donc que le pléonasme ajoute des idées accessoires, qui augmentent l’énergie de l’idée principale. Ainsi quand on dit : je l’ai entendu de mes propres oreilles, je l’ai vu de mes propres yeux ; de mes oreilles, de mes yeux, qui paraissent une superfétation grammaticale, expriment des idées accessoires qui augmentent l’énergie du sens, et qui font entendre qu’il n’est pas question d’un rapport douteux, incertain, tel que l’est communément celui d’autrui ; mais qu’on a vu, ou entendu soi-même, et cela avec réflexion, avec attention, et de manière à |564 pouvoir être sûr de son fait. Si l’on dit : je me meurs ; me est là par énergie (a) [9].

 

 

 

 

DE LA PÉRISSOLOGIE.

 

Obstat enìm quidquid non adjuvat. (Instit. orat. 8. 6.)

Omne super vacuum pleno de pectore manat. (Horat.)

Étymologie et définition de la périssologie.

Battologie.

 

762. Ce mot, dérivé du grec, signifie discours superflu : c’est l’abus du pléonasme. Toutes les fois qu’il y a dans une phrase des mots inutiles pour l’intégrité de la construction grammaticale et qui de plus ne contribuent ni à la netteté, ni à la grâce, ni à l’énergie du discours, c’est une véritable périssologie, ou battologie.

Deux sortes de périssologie.

 

763. La périssologie peut avoir lieu de deux manières, ou par la répétition superflue de la même idée partielle, ou par la répétition inutile de la même pensée.

1.o Par la répétition inutile de la même idée partielle ; comme si l’on dit : ils se firent des reproches réciproques, les uns aux autres ; réciproques signifie la même chose que les |565 uns aux autres ; ainsi l’une de ces expressions est superflue.

Cet ouvrage est rempli de beaucoup de beaux traits : s’il en est rempli, il y en a beaucoup ; beaucoup est donc périssologique.

J’ai des raisons assez suffisantes pour me déterminer : assez et suffisantes présentent inutilement la même idée, dans la même nuance.

J’ai mal à ma tête ; ma est inutile ; ce ne peut être à la tête d’autrui.

2.o La seconde espèce de périssologie consiste à ressasser éternellement la même pensée, pour la présenter sous toutes les faces possibles, et faire parade d’une stérile fécondité et d’une abondance inutile. C’est le défaut dans lequel sont souvent tombés Ovide et Sénèque ; c’est celui dont les jeunes gens doivent se garantir avec le plus grand soin, parce qu’ils sont naturellement plus portés à prendre des phrases vides de sens pour des pensées distinctes, et à confondre un bavardage insignifiant, quoique sonore, avec un discours plein de sens et de raison.

Le datisme.

 

764. Quelquefois on donne à la périssologie le nom de datisme. Ce nom est venu, dit-on, de Datis, satrape de Darius, fils d’Histaspes, et gouverneur de l’Ionie, qui, vivant parmi les Grecs, voulut aussi parler grec, |566 et remplissait son discours de synonymes, pour le rendre, selon lui, plus énergique. Aristophane, dans une de ses comédies, appelle ce jargon la musique de Datis.

Quant à la battologie, on n’est pas d’accord sur la véritable étymologie de ce mot ; il est fort peu important de la connaître.

 

 

 

 

DES MOTS EXPLÉTIFS.

 

Qui nimiùm affectaverit, ipsam illam gratiam... amittet. (Quintil.)

 

 

765. Le pléonasme est fondé sur des mots surabondans, mais qui augmentent l’énergie du discours (760). Ces mots s’appellent explétifs, du verbe latin explere, remplir. Ils ne servent, comme les interjections (394), qu’à marquer un mouvement, une affection de l’âme, sans entrer pour rien dans la construction de la phrase, dont le sens serait également clair, mais non pas aussi énergique, en supprimant les mots explétifs. Il y en a dans toutes les langues (a) [10].

|567

................... Ah ! mon dieu, je vous prie,
Avant que de parler, prenez-moi ce mouchoir. (Tartuf., act. 2, sc. 2.)

Et je ne peux du tout me mettre dans l’esprit
Qu’il ait osé tenter les choses que l’on dit. (La même, act. 5, sc. 3.)

C’est à vous à sortir, vous qui parlez.... (Molière.)

Les mots moi, du tout, vous qui parlez sont explétifs. De même quand on dit : il vous l’emporte, il vous le brise, il est venu lui-même en personne, les mots vous, lui-même en personne sont explétifs.

 

 

 

 

III. DE LA RÉPÉTITION.

 

Ut novitate aurem excitant, ità copiâ satiant ; nec se obvias fuisse dicenti, sed conquisitas, et ex omnibus latebris extractas..... declarant. (Quint. l. 9, c. 3.)

En quoi con­siste la répé­tition.

 

766. Souvent par l’effet d’un sentiment vif et profond, ou dans l’intention d’inculquer aux autres une idée, ou une impression dont on est vivement affecté, on |568 répète plusieurs fois le même mot. Ainsi Orgon dit, dans le Tartufe de Molière :

C’est tenir un propos de sens bien dépourvu.
Je l’ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu,
Ce qu’on appelle vu. Faut-il vous le rebattre
Aux oreilles cent fois et crier comme quatre ? (Act. 5, sc. 3.)

Il est indigné qu’on puisse douter de la vérité de ce qu’il dit avoir vu ; c’est pourquoi il insiste sur cette idée et répète souvent le même mot. C’est tout à la fois une répétition et un pléonasme (760). C’est évidemment une figure de construction, puisqu’elle résulte de l’arrangement des mots qui constituent la phrase, et que ces mots répétés sont indépendans des besoins de la syntaxe.

L’anaphore.

 

767. Ces mots répétés peuvent être placés de différentes manières ; ce qui constitue diverses espèces de répétition. Tantôt on commence de la même manière plusieurs membres de phrase, pour fixer l’attention sur une même idée, sur les motifs qu’on veut faire sentir, ou sur les objets auxquels on veut intéresser (I) [11].

|569

Sire, mon père est mort. Mes yeux ont vu son sang
Couler à gros bouillons de son généreux flanc ;
Ce sang, qui tant de fois garantit vos murailles,
Ce sang, qui tant de fois vous gagna des batailles,
Ce sang, qui, tout sorti, fume encor de courroux
De se voir répandu pour d’autres que pour vous. (Cid, act. 2, sc. 7.)

Vous serez répandu, sang de mes ennemis,
Sang des Asmonéens dans ses veines transmis,
Sang qui me haïssez et que mon cœur déteste. (Voltaire, Maria.)

On appelle alors cette espèce particulière de répétition anaphore ; et il est évident que si elle n’appuyait que sur des idées indifférentes, si elle n’était pas le produit naturel d’un sentiment vif et passionné, ce serait plutôt un vice qu’un ornement du discours.

Conversion ou épistrophe.

 

768. Tantôt, au contraire, on termine de la même manière plusieurs membres consécutifs du discours (a) [12]. Ainsi Massillon dit : |570 « La marque la plus sûre.... qu’on est encore au monde, c’est lorsqu’on le craint plus que la vérité, qu’on le ménage aux dépens de la vérité, qu’on veut lui plaire malgré la vérité, et qu’on lui sacrifie sans cesse la vérité. »

Cette espèce particulière, que les anciens appelaient épistrophe, se nomme conversion.

Complexion.

 

769. Tantôt on commence plusieurs membres de la même manière, par anaphore (767), et on les termine de la même manière, par conversion (768) (a) [13], comme si l’on disait d’une âme livrée à une funeste et pernicieuse mollesse : « Toute livrée à elle-même, elle n’est soutenue par rien ; toute pleine de faiblesse et de longueur, elle n’est défendue par rien ; toute |571 environnée d’ennuis et de dégoûts, elle n’est ranimée par rien. »

Et alors cette répétition s’appelle complexion, du verbe latin complecti qui signifie embrasser, parce qu’elle embrasse deux espèces à la fois.

Réduplication.

 

770. Quelquefois, par emphase, et pour céder au sentiment, on répète dans le même membre de phrase et consécutivement quelques mots d’un intérêt marqué. C’est une expression pathétique qui excite dans le cœur la chaleur du sentiment (a) [14].

Rompez, rompez tout pacte avec l’impiété. (Athalie, act. 1, sc. 1.)

« Tombez, tombez, voiles importuns qui lui couvrez la vérité ». (Fléchier.)

« Fuyez, fuyez, hâtez-vous de fuir », dit Mentor à Télémaque (Liv. 4), pour lui faire sentir, par cette réduplication, le danger de son séjour dans l’île de Chypre, et combien il est important pour lui d’en sortir au plutôt. Réduplication est effectivement le nom qu’on donne à cette figure.

Anadiplose.

 

|572 771. D’autres fois on ne répète pas les mêmes mots de suite et dans le même membre de la phrase, mais on reprend au commencement d’un membre quelques mots du membre précédent, en y ajoutant quelques développemens, ou quelqu’idée explicative (a) [15].

Il aperçoit de loin le jeune Téligni ;
Téligni, dont l’amour a mérité sa fille. (Henriade, ch. 3.)

Tout est beau, simple et grand ; c’est l’art de la nature.
Quel cœur, sans être ému, trouverait Aréthuse,
Alphée, ou le Lignon, toi surtout, toi Vaucluse,
Vaucluse, heureux séjour, que sans enchantement
Ne peut voir nul poëte et surtout un amant ! (Delile [sic], Jard., ch. 3.)

Cette espèce particulière de répétition s’appelle anadiplose, mot dérivé du grec, qui signifie réduplication. Il y a néanmoins cette différence entre l’anadiplose et la réduplication, que celle-ci est produite par l’explosion d’un sentiment profond, et que celle-là ne |573 reprend un mot que pour y ajouter quelque idée, devenue plus saillante par cette répétition, qu’elle n’aurait pu l’être dans l’enchaînement grammatical du premier membre : ainsi, l’une réveille le sentiment, l’autre porte la lumière ; la première parle au cœur, la seconde s’adresse à l’esprit.

Concaténation.

 

772. Si la répétition se fait de manière que l’on reprenne quelques mots du membre précédent pour commencer le membre suivant, et que l’on continue ainsi à enchaîner tous les membres jusqu’au dernier, cette figure s’appelle concaténation. Il ne faut pas la confondre avec la gradation, qui est une figure de pensée, et qui consiste dans l’enchaînement graduel des idées ; au lieu que la concaténation est une figure de construction, qui consiste dans l’enchaînement des mots. En voici des exemples (a) [16] :

|574 « L’émulation y forma le goût ; les récompenses augmentèrent l’émulation ; le mérite qui se multipliait, multiplia les récompenses. » (Massillon, Or. Fun. de Louis XIV.)

« C’est une conjoncture fatale que celle où le vice n’a rien de difficile ni de honteux ; où le plaisir est autorisé par l’usage, l’usage soutenu par des exemples qui tiennent lieu de loi ; les exemples facilités par la puissance, et la puissance mise en œuvre par les emportemens de l’âge, par toute la vivacité du cœur. » (Massillon, Eloge de Villeroi.)

Antimétabole ou antistrophe.

 

773. Enfin si quelques mots d’un membre de phrase sont répétés dans un autre membre, en y changeant d’ordre et de fonction, cette figure s’appelle antimétabole ou antistrophe. Batteux et Mallet la nomment regression, et un autre grammairien lui donne le nom de réversion (a) [17].

|575

Qu’on parle bien ou mal du fameux cardinal,
Ma prose ni mes vers n’en diront jamais rien :
Il m’a trop fait de bien, pour en dire du mal ;
Il m’a trop fait de mal, pour en dire du bien. (Corneille.)

Pauvre Didon, où t’a réduite
De tes maris le triste sort !
L’un en mourant cause ta fuite,
L’autre en fuyant cause ta mort.

Didon, tes deux maris ont causé tes malheurs :
Le premier meurt, tu fuis ; le second fuit, tu meurs.

Tautologie.

 

774. Ces différentes sortes de répétition doivent être toujours employées avec beaucoup de discernement et de sobriété, et contribuer à donner au discours plus de grâce, ou plus d’énergie. Sans cela, ce ne serait plus des figures de construction ; ce serait une véritable Tautologie, vice d’élocution, qui consiste à répéter ce que l’on vient de dire dans les mêmes termes, et sans aucune nécessité ; comme ce personnage de la comédie du Bourgeois Gentil- |576 homme, qui dit : « Oui vraiment nous avons fort envie de rire, fort envie de rire nous avons » (Act. 3. sc. 5). Le mot Tautologie, dérivé du grec, signifie discours identique ; et c’est par cette identité des mots que la Tautologie diffère de la périssologie (762).

 

 

 

 

IV. DE LA SYNTHÈSE (a) [18].

 

Quoique le langage des hommes soit aussi changeant que leur conduite, la nature s’y retrouve ; son ouvrage ne peut, en aucune langue, ni se détruire, ni se cacher. (Pluc. Mécan. des langues.)

Synthèse ; ce que c’est.

 

775. On construit quelquefois les mots, non pas conformément aux règles de la concordance relative aux nombres et aux genres (541, 544), mais relativement à la pensée que l’on a dans l’esprit ; non pas selon les mots, mais selon le sens ; et cette construction irrégulière s’appelle synthèse. En voici des exemples :

« Une infinité de personnes qualifiées ont pris la peine de me témoigner le déplaisir |577 qu’ils en ont eu ». Ils au masculin, tandis que personnes qualifiées est au féminin, par égard à l’objet signifié, aux hommes, et non pas aux mots.

« Les vieilles gens sont soupçonneux », et non pas soupçonneuses, quoique vieilles gens soit au féminin.

« Laissant sa mère avec sa femme et six enfans prisonniers », et non pas prisonnières.

Les phrases rapportées à la synthèse sont des tournures elliptiques.

 

776. Mais l’usage a-t-il pu autoriser ces constructions irrégulières, contraires à la loi de la concordance (541) ? N’est-il pas plus vraisemblable que toutes les phrases, qu’on rapporte à la synthèse, ne sont que des tournures elliptiques ? On peut du moins le prouver avec succès pour la plupart de ces phrases (a) [19].

« Les vieilles gens sont soupçonneux », c’est-à-dire, les vieilles gens sont hommes soupçonneux.

« Laissant sa mère avec sa femme et six |578 enfans prisonniers », c’est-à-dire, laissant huit individus, savoir sa mère avec sa femme et six enfans, prisonniers ; ou laissant sa mère avec sa femme et ses enfans, en tout huit individus prisonniers.

Si l’usage autorise la violation de la concordance dans les expressions mon âme, ton épée, son amitié, etc., c’est en faveur de l’euphonie ; et ce motif est très-puissant dans notre langue. Mais dans les phrases rapportées à la synthèse, on ne voit aucun motif de cette nature.

 

 

 

 

V. DE L’INVERSION.

 

Commutatio non verborum sed ordinis tantummodò ; ut, quùm semel directè dictum sit, sicut natura ipsa tulerit, invertatur ordo, et idem quasi sursùm versùs retròque dicatur. (Cicer. de part. orat. cap. 7.)

Étymologie de ce mot.

 

777. Le mot inversion, dérivé du latin, signifie renversement d’ordre : il ne peut donc y avoir d’inversion qu’autant qu’il existe pour toutes les langues un ordre analytique, nécessaire, primitif ; et tout arrangement de discours contraire à ce type primitif sera appelé inversion.

L’ordre direct et naturel, qui |579 doit servir de base à la syn­taxe de toutes les langues, n’est pas différent de l’ordre analy­tique.

 

778. Mais y a-t-il réellement une construction primitive commune à toutes |579 les langues ? Nous le croyons ; et c’est celle dont nous avons parlé sous le nom de construction analytique (742). Et, en effet, la parole doit être l’image fidèle de la pensée : mais la pensée étant indivisible par sa nature, et ne pouvant par conséquent être l’objet immédiat d’aucune image, on est obligé de considérer séparément et successivement les idées qui en sont l’objet ; c’est donc l’analyse de la pensée qui peut seule être représentée par la parole. Si nous observons ce qui se passe dans notre entendement, lorsqu’il prononce un jugement (183), nous nous convaincrons facilement que ce jugement est un acte unique, indivisible ; c’est la perception de l’existence intellectuelle de tel sujet déterminé sous telle relation à tel attribut aussi déterminé (622). Tant que ce jugement demeure dans notre entendement, il conserve cette même indivisibilité : mais si nous voulons le manifester au dehors par la parole, nous sommes forcés de considérer, l’une après l’autre, les idées qui en sont l’objet, et leurs relations ; d’abord l’idée du sujet, puis celle de l’attribut, et la convenance ou la disconvenance qui se trouve entre ces idées, afin de pouvoir les exprimer |580 chacune par les mots convenables. Or, dans cette considération abstractive, analytique, l’idée du sujet se présente la première, puisqu’il est bien naturel que notre entendement perçoive un être avant qu’il en observe la manière d’être. Il faut donc aussi, pour que la proposition soit l’image exacte et fidèle du jugement (622), qu’elle énonce d’abord le sujet et ensuite l’attribut, puisque, dans l’ordre de la perception, la priorité appartient à celui-là, et la postériorité à celui-ci. Cette succession des idées du sujet et de l’attribut, succession qui est essentielle d’après la nature même de ces idées, est donc l’objet naturel de l’image que la proposition doit produire : et comme un discours, quelqu’étendu qu’il soit, n’est qu’une suite de propositions (623), cet ordre de mots, qui n’est autre que l’ordre analytique (742), est l’ordre direct et primitif qui doit servir de base à la syntaxe de toutes les langues.

Développe­ment de ce prin­cipe.

 

779. Insistons encore sur ce principe, à cause de sa grande importance. La parole, dans quelque langue que ce soit, n’a pas d’autre objet que l’énonciation claire et précise de la pensée. Il est bien évident que si les propositions ne sont pas l’image |581 fidèle de nos jugemens et de nos affections, elles exprimeront ce qu’elles ne doivent pas exprimer, ou elles l’exprimeront d’une tout autre manière que celle qui convient à nos pensées, et qu’elles induiront ainsi en erreur les personnes à qui nous voulons les communiquer. Il faut donc que les propositions peignent fidèlement les idées objectives de la pensée et leurs relations, dans le même ordre dans lequel notre entendement les perçoit : or, relativement à la perception, il y a nécessairement une succession dans ces idées et dans leurs relations ; puisque pour prononcer un jugement, notre entendement doit percevoir l’une de ces idées avant l’autre ; la proposition, pour être la peinture fidèle de notre pensée, doit donc aussi présenter ces idées l’une après l’autre, dans le même ordre et selon la succession analytique des idées partielles que l’on distingue dans la pensée, par l’abstraction. Ainsi la marche directe et primitive de toutes les langues est la construction analytique.

La succession analytique des idées est la base de la syntaxe dans toutes les langues ima­ginables.

 

780. La succession analytique des idées est donc le vrai, le seul principe, sur lequel doivent être basées les lois de la syntaxe dans toutes les langues imaginables. |582 Son influence sur les langues est nécessaire, essentielle, irrésistible, puisque cette succession analytique est fondée sur la nature même de la pensée et sur les procédés de l’entendement humain, qui sont les mêmes dans tous les temps et chez tous les peuples, et qui sont essentiellement invariables malgré les caprices des hommes et leur mutabilité. Sans cet ordre analytique, les lois d’une syntaxe seraient sans fondement, sans appui, sans autorité, puisqu’elles ne seraient pas établies sur la nature de la pensée ; elles seraient versatiles et arbitraires, puisqu’elles n’auraient plus une base fixe et invariable ; elles seraient sans effet, puisqu’il serait impossible qu’elles fournissent les moyens de peindre fidèlement la pensée par la parole ; et alors les mots, sans relation nécessaire entr’eux, ne formeraient plus qu’un vain bruit vide de sens (a) [20].

Les langues n’ont que deux manières de se conformer à l’or­dre analy­tique.

Langues ana­logues.

 

781. La construction de toutes les langues doit donc avoir pour prototype la construction analytique. Elles ne peuvent se conformer à ce modèle essentiel que de deux manières ; ou en assujétissant les mots à suivre, dans l’énonciation de la pensée, |583 la succession même des idées et l’ordre analytique ; et les langues qui suivent cette marche s’appellent langues analogues, ou en assujétissant les mots à prendre des inflexions déterminées, qui puissent toujours caractériser leurs relations respectives à l’ordre analytique, et en abandonnant ensuite leur arrangement aux besoins de l’harmonie ou aux inspirations de la passion ; et les langues qui suivent cette dernière marche se nomment langues transpositives.

Langues trans­positives.

Marche des langues ana­logues.

 

782. Les langues analogues sont donc celles dont la marche est réellement analogue à celle de l’entendement humain, dont elles suivent pas à pas les opérations et les procédés. Chez elles, le sujet précède ordinairement le verbe, parce que naturellement l’esprit perçoit un être avant qu’il en observe la manière d’être ; le verbe précède son complément, parce qu’il est naturel que toute action commence avant d’arriver à son terme ; la préposition précéde [sic] aussi son complément, parce qu’elle commence un sens qui ne peut être achevé que par le complément ; et enfin une proposition incidente ne vient qu’après l’antécédent (663) qu’elle modifie, parce qu’il est naturel d’énoncer l’être modifié avant |584 que d’en faire connaître la modification. Ainsi ces langues suivent ordinairement l’ordre analytique pied à pied. Et si elles s’écartent de cet ordre, ce n’est que pour arriver plus sûrement à leur but ; tantôt, parce que l’ordre renversé, ou l’inversion, a plus de grâce, plus d’harmonie, ou plus de vivacité ; tantôt parce qu’il offre plus de clarté que l’ordre direct lui-même. D’ailleurs, ces écarts sont toujours peu considérables, faciles à apercevoir, aisés à rétablir.

Procédés des langues trans­positives.

 

783. Dans les langues transpositives au contraire on n’assujétit pas les mots à suivre le même ordre successif et analytique, que les idées qu’ils représentent ont dans notre entendement ; mais on donne à ces mots des inflexions qui indiquent la place qu’ils devraient occuper conformément à l’ordre analytique. Si la marche de ces langues est plus libre, plus variée, si elle paraît souvent contraire à celle de l’entendement, elle y est cependant conforme au fond, et elle ne s’en écarte que dans la forme ; puisque ces langues, pour pouvoir s’écarter de l’ordre analytique, sont forcées de donner aux noms des inflexions diversifiées qui indiquent leurs relations dans l’acte de la parole, des terminaisons, qui sont, pour ainsi dire, comme |585 des étiquettes qui assignent à chacun sa place, des costumes différens qui annoncent les fonctions que chaque mot doit remplir conformément à l’ordre analytique, quoiqu’il n’occupe pas dans le fait la place que cet ordre lui prescrit : car, comment celui qui parle ou qui écrit, pourrait-il donner à chaque mot la terminaison qui convient à sa destination, s’il n’était pas conduit par le flambeau de l’analyse ; si l’analyse de sa pensée n’était pas déjà toute faite dans son entendement, avant qu’il cherche à la manifester par la parole ? Il doit avoir aperçu le sujet, avant de savoir quelle modification lui convient ; et conséquemment, lors même qu’il commence sa phrase par un modificatif, l’inflexion qu’il doit donner à celui-ci devant être analogue au sujet qu’il modifie, il est évident, par cette inflexion même, que l’esprit a vu le sujet avant de s’occuper de sa modification. Si la phrase commence par un verbe, l’inflexion de ce verbe, analogue au nombre et à la personne du sujet, indique d’une manière évidente que l’esprit n’a pu choisir cette inflexion propre que par la connaissance antérieure qu’il avait du sujet. Enfin si la phrase commence par un accusatif, par |586 exemple, cette inflexion indique que ce mot est régime du verbe ; et il est évident que cette inflexion particulière n’a pu être déterminée et préférée à toute autre, que d’après une vue préalable du sujet et du verbe. Il en est de même lorsque la phrase commence par un autre mot.

Dans les lan­gues trans­po­si­tives, les in­flexions des mots sont dé­ter­minées par la suc­cession ana­ly­tique des idées.

 

784. Ainsi, dans les langues transpositives, les mots ne sont pas arrangés conformément à la succession analytique des idées qu’ils expriment ; mais ils prennent un costume conforme à cette succession, une inflexion qui est comme un numéro qui indique la place que chacun doit occuper conformément à l’ordre analytique ; et puisqu’ils prennent ce costume, cette inflexion que d’après les fonctions qu’ils remplissent dans la succession analytique des idées, puisqu’il est impossible de déterminer ces terminaisons par toute autre voie que par celle-là (783), l’ordre analytique est donc aussi la seule base solide, vraie et naturelle de la construction dans les langues transpositives.

Les terminai­sons des mots servent à faire retrouver l’or­dre analytique.

 

785. C’est à cause de ces inflexions des mots que ceux qui entendent le latin, par exemple, saisissent aussi facilement le sens d’une proposition, soit qu’elle commence par le régime du verbe, soit qu’elle énonce |587 d’abord le sujet, soit qu’on dise Darium vicit Alexander, ou Alexander vicit Darium ; parce que, dans la première, la terminaison de l’accusatif Darium indique que ce mot est le régime et non pas le sujet du verbe, que la terminaison du nominatif Alexander indique qu’il est le sujet, quelque place qu’il occupe dans la phrase, et que l’esprit, par un effet d’une longue habitude, redresse, pour ainsi dire, cette construction renversée, et conçoit les idées successives et leurs relations conformément à leur ordre direct et analytique.

La liaison des idées avec leur succession na­turelle ne suffit pas pour cons­tituer l’ordre analytique.

 

786. En vain dirait-on que l’une de ces deux phrases est aussi directe que l’autre, parce que la liaison des idées s’y trouve avec leur succession naturelle. Autre chose est la liaison des idées, et autre chose leur succession analytique : la liaison n’indique ni priorité ni postériorité, et ces deux points de vue sont absolument essentiels dans l’analyse exacte. Si nous regardons un arbre dans une chambre obscure, toutes les parties en sont liées selon leur succession naturelle dans l’image qui se peint dans la chambre ; car les feuilles y tiennent aux rameaux, les rameaux aux branches, les branches au tronc, et le tronc aux racines ; et néanmoins cette image est renversée, |588 puisque les feuilles y sont en bas et les racines en haut. Cette image représente fidèlement l’arbre qu’on regarde ; mais le présente-t-elle dans sa situation naturelle ? et notre esprit, par un acte particulier, ne remet-il pas alors cet arbre dans sa position naturelle ? ne remet-il pas les racines en terre et les rameaux en haut, quoiqu’il voie tout le contraire ?

787. Les langues transpositives font à peu près l’effet de cette chambre obscure. Elles présentent l’image de la pensée avec la liaison naturelle et successive des idées partielles qui en sont l’objet ; elles peignent cette image dans son entier : à ne considérer cette image qu’en elle-même, elle est exacte, elle est fidèle, elle est entière : en un mot, c’est l’arbre de notre chambre obscure ; on y distingue les racines, le tronc, les branches, les rameaux, les feuilles dans leur état, dans leur ordre respectif, avec leurs couleurs propres, avec leurs dimensions naturelles, avec leurs découpures particulières, avec leurs formes distinctives : c’est bien un tel arbre ; mais il est renversé. De même que l’esprit aperçoit que les racines qui sont en haut, doivent être en bas, et que les feuilles qu’il voit en bas, doivent être en |589 haut, il aperçoit aussi dans la phrase latine, que le régime, qui se présente le premier, doit être le dernier dans l’ordre analytique, puisqu’il exprime le terme de l’action ; et que le sujet, qui est énoncé le dernier, doit être le premier, puisque c’est de lui que l’action doit partir ou est partie.

Les langues analogues ont des cas, dans certaines occa­sions, pour fa­ciliter l’inver­sion.

 

788. C’est donc à l’inflexion des mots, aux cas (577), que les langues transpositives sont redevables de l’avantage de pouvoir construire leurs phrases autrement que les langues analogues : et celles-ci, pour se procurer cet avantage dans certaines circonstances, sont obligées de donner des cas à ceux de leurs substantifs qu’elles veulent placer comme complémens à la tête des propositions. Alors il n’y a plus ni obscurité, ni équivoque : le même mot, selon qu’il est revêtu, tantôt de tel uniforme, tantôt de tel autre, se présente ici comme complément, et là comme sujet du verbe ; et l’uniforme qu’il porte indique toujours la place qu’il doit occuper dans l’ordre analytique.

Ainsi, en français, je est toujours sujet, me, moi sont toujours complémens ; et ces derniers peuvent se trouver au commencement d’une phrase sans inconvénient, parce que leur terminaison particulière |590 indique toujours leurs fonctions dans l’expression de la pensée. Me croire capable de m’oublier à ce point !

On peut faire les mêmes observations sur tu, te, toi.

Qui est sujet ; et lorsqu’il devient complément, il change de terminaison (que, dont), pour écarter l’équivoque ; d’autant plus que, à cause de sa nature conjonctive (427, 9.o), on est forcé de la placer avant le verbe, et que conséquemment il est autrement placé que ne le sont les complémens dans notre langue. Que me dites-vous ? Que craignez-vous ? L’homme que j’ai vu.

En quoi con­siste l’inver­sion.

 

789. Nous pouvons conclure de tout ce qui précède, que l’inversion est une figure de syntaxe, qui a lieu toutes les fois que les mots d’une phrase sont disposés dans un ordre différent de l’ordre analytique et primitif (778).

Pourquoi le fran­çais souffre peu d’inver­sions.

 

790. Il n’y a dans notre langue qu’un petit nombre d’inversions autorisées en prose, et d’autres qu’elle ne souffre qu’en vers, mais avec des ménagemens très-rigoureux : parce que la clarté est le caractère particulier de la langue française, et que cette clarté est difficile à concilier avec toute sorte d’inversions dans une langue dont presque tous les noms sont indéclinables (784, 788).

|591 791. Si l’on dit : le général parla ainsi, c’est une construction directe ; ainsi parla le général, est une inversion ; et ces deux phrases n’ont pas exactement le même sens : la première annonce que le discours du général va suivre ; la seconde, qu’il est terminé.

« Quelle discipline peut établir dans son camp celui qui ne peut régler ni son esprit ni sa conduite ? et comment saura calmer ou émouvoir tant de passions différentes, celui qui ne sera pas maître des siennes ? » (Fléchier).

Voilà une inversion évidente dans ces deux phrases ; l’ordre direct serait : « Celui qui ne sait régler ni son esprit ni sa conduite, peut-il établir la discipline qui ne sera pas maître de ses passions, saura-t-il calmer ou émouvoir tant de passions différentes ? »

Par le sang de Caton, par celui de Pompée,
Par les mânes sacrés de tous ces vrais Romains,
Jurez que, etc.

Pour : jurez par le sang de... etc.

Contre ses meurtriers je n’ai rien à vous dire ;
C’est à servir l’état que leur grand cœur aspire ;
|592 De notre dictateur ils ont percé le flanc ;
Comblés de ses bienfaits, ils sont teints de son sang. (Voltaire, Mort de César.)

Les inversions sont palpables dans ces vers.

 

 

 

 

VI. DES IDIOTISMES.

 

Tant s’en faut que ces phrases extraordinaires soient vicieuses, qu’au contraire elles ont d’autant plus de grâce, qu’elles sont particulières à chaque langue. (Vaugelas.)

Idiotisme ; ce que c’est.

 

792. On appelle idiotisme une façon de parler éloignée des usages ordinaires ou des lois générales du langage, adaptée au génie propre d’une langue particulière. C’est un effet marqué du génie caractéristique d’une langue ; il en est une véritable émanation : et, si l’on fait passer un idiotisme d’une langue dans une langue différente, ou par le moyen de la traduction ou par imitation, cette locution peut bien quelquefois conserver un air étranger, mais elle n’est pas toujours contraire aux principes fondamentaux de la Grammaire, ni aux principes particuliers de la langue dans laquelle elle est introduite.

Deux sortes d’idiotismes.

 

793. On peut distinguer deux sortes d’idiotismes ; les idiotismes réguliers et les idiotismes irréguliers.

Idiotismes réguliers.

 

|593 Les idiotismes réguliers, sans être contraires aux principes fondamentaux de la Grammaire, sans violer les règles immuables de la parole, s’écartent seulement des usages ordinaires ou des institutions arbitraires. Tel est entr’autres ce latinisme videre erat, videre est, videre erit, mot à mot, voir était, voir est, voir sera, pour dire il fallait voir, il faut voir, il faudra voir. Tel est le germanisme que nous avons cité plus haut (681) : ces hommes sont savamment, locution qui n’est pas contraire aux lois immuables de la parole, mais seulement à l’usage adopté par les autres idiomes, qui, en pareil cas, emploient le modificatif particulier et non pas l’adverbe pour former l’attribut de la proposition.

Idiotismes irréguliers.

 

794. Les idiotismes irréguliers, au contraire, sont opposés aux principes immuables de la parole. Tel est notre gallicisme mon opinion, ton épée, son amie, etc., au lieu de ma opinion, etc., qu’exigeraient les lois de la concordance fondées sur le rapport d’identité (543). Ce gallicisme n’est fondé que sur l’euphonie (379) ; en traitant cet article, nous avons cité quelques autres gallicismes, qui, s’ils étaient traduits littérairement dans une autre langue, y feraient, |594 comme celui-ci, autant de solécismes, parce que ces locutions sont contraires aux principes généraux de la Grammaire. Nos anciens auteurs, pour éviter tout à la fois et cette contradiction manifeste avec les principes, et l’hiatus désagréable que forment ma amie, ta amie, sa amie, élidaient la voyelle a du modificatif possessif, et ils écrivaient m’amie, t’amie, s’amie. De là est venu notre mot familier mie pour dire amie, parce que, par corruption, on sépare ces mots en deux syllabes, et l’on dit ma mie, ta mie, sa mie.

Noms des idiotismes de chaque langue.

 

795. Chaque langue peut donc avoir ses idiotismes particuliers, soit réguliers, soit irréguliers. Ceux de l’hébreu, s’appellent hébraïsmes ; ceux du grec, hellénismes, ou grécismes ; ceux de l’arabe, arabismes ; ceux du latin, latinismes ; ceux du celte, celticismes ; ceux du français, gallicismes ; ceux de l’allemand, germanismes ; ceux de l’anglais, anglicismes ; ceux des autres langues n’ont pas de nom particulier, et l’on est obligé de dire un idiotisme espagnol, portugais, turc, etc., parce que l’usage n’a pas adopté les mots hispanisme, ou espagnolisme, turquisme, etc.

Le mot idiotisme exprime donc le genre, |595 les autres noms expriment des espèces subordonnées (122, 125, 126).

Cause des idio­tismes trans­por­tés d’une langue dans une autre.

 

796. Les idiotismes transportés d’une langue dans une autre sont une preuve de l’affinité qu’il y a entre ces deux langues, ou des relations qui ont existé entre les peuples qui ont parlé ou qui parlent ces deux langues. Ainsi le long séjour des Arabes en Espagne a fait passer beaucoup d’arabismes dans la langue espagnole : ainsi les meilleurs auteurs latins sont pleins d’hellénismes (a) [21] ; et comme le génie de notre langue approche plus de celui de la langue grecque que de celui de la latine, notre langage est presque un hellénisme continuel.

Gallicismes.

 

797. Le gallicisme est donc un idiotisme ou un écart du langage, exclusivement propre à la langue française. En voici des exemples :

« Il est incroyable le nombre de soldats qui périrent dans cette fatale journée. » Le gallicisme est fondé sur une inversion (789) ; la construction directe serait : Le nombre de soldats qui périrent dans cette fatale journée est incroyable. « Nous venons d’arriver ; ils vont partir, » est une manière |596 propre à la langue française de former un prétérit relatif à une époque peu éloignée, et un futur très-prochain (999).

« Il ne laisse pas de se bien porter : on ne laisse pas de s’abandonner au vice, tout en louant la vertu. » Ces gallicismes, et autres semblables, ne sont peut-être que des constructions elliptiques, que l’on préfère à une locution pleine. Il semble que le sens est celui-ci : il ne laisse pas l’avantage de se bien porter : on ne laisse pas la coupable faiblesse de s’abandonner au vice, tout en louant la vertu.

« Vous avez beau dire et beau faire, vous ne réussirez pas, » pour : tout ce que vous dites, tout ce que vous faites est beau, mais voilà tout, vous ne réussirez pas.

« Se bien porter ; comment vous portez-vous ? » sont des phrases de notre langue ; les phrases correspondantes en latin, en anglais et en espagnol sont bien différentes (a) [22].

L’emploi des verbes avoir et être, dans les formes composées des verbes, est commun au français, à l’anglais, à l’espagnol et à |597 l’italien ; mais avec cette différence que, dans les trois premières langues, on dit également j’ai été, au lieu qu’en italien, on dit je suis été (a) [23] : ainsi un Italien qui, dans sa langue, dirait j’ai été, ferait un gallicisme.

« A qui en voulez-vous ? où veut-il en venir ? en vouloir à quelqu’un ; en user mal, en agir mal à l’égard de quelqu’un ; on en vint aux mains, etc. » sont autant de gallicismes.

En voici un peut-être plus extraordinaire encore :

Je ne souffrirais pas, si j’étais que de vous,
Que jamais d’Henriette il pût être l’époux.

« Si j’étais que de vous, j’irais me pendre |598 tout à l’heure, » disait un officieux donneur d’avis à quelqu’un qui avait fait une sottise : « eh bien ! soyez que de moi, » répondit froidement celui-ci.

En voici un autre tout aussi extraordinaire :

Celui-ci s’en excuse,
Disant qu’il ferait que sage
De garder le coin du feu. (La Fontaine, liv. 5, fab. 2.)

 

 

« Tu fais que sage, Geminius, de confesser la vérité, etc. » (Amyot, Vie de Marc-Antoine.)

798. Ce n’est pas notre intention de donner ici la liste de tous les gallicismes ; nous y réussirions d’autant plus difficilement, que le nombre en est prodigieux, et qu’il faudrait connaître parfaitement les langues, tant anciennes que modernes, qui ont influé sur la nôtre, pour n’être pas exposé à prendre pour des gallicismes des expressions qui seraient peut-être des hébraïsmes ou des hellénismes, etc. (a) [24].

 

|599

 

 

DE QUELQUES CONSTRUCTIONS VICIEUSES.

 

Oratio verò, cujus summa virtus est perspicuitas, quàm sit vitiosa, si egeat interprete. (Quint. de Gram. lib. 1, cap. 4.)

 

 

799. Après avoir parlé de la construction |600 analytique (742) et de la construction figurée (747 etc.), il est peut-être à propos de |601 jeter les yeux sur quelques vices de construction, pour apprendre à les reconnaître plus facilement et à les éviter.

1.o « Ils n’ont rien écrit qui ne méritât de l’être. » (Fleuri.) Il sous-entend écrit dans le second membre ; mais puisque ce verbe est à l’actif dans le premier membre, il ne peut pas être sous-entendu au passif dans le second : c’est une disconvenance dans la voix. Voyez une faute semblable n.o 759.

2.o « Nous vous déclarons, et en même temps à toute la terre : » il faut répéter nous déclarons, ou dire : nous déclarons à vous, et en même temps, etc. Le premier complément vous (pour à vous) étant placé avant le verbe, l’autre ne doit pas être placé après, il y aurait disconvenance dans la place de deux complémens semblables d’un même verbe.

3.o Il dépendait de moi de parler ou me taire. (Thom. Corn.)

Il faut de me taire ; il faut répéter la préposition devant chaque complément.

4.o Soit qu’on se trompe ou réussisse au choix. (Thom. Corn.)

Il faut dire : ou qu’on réussisse[.]

 

 

|602 5.o « Il ne s’agit pas d’effleurer les sciences, mais de les approfondir ; » il faut dire : mais il s’agit de... etc. : le verbe il s’agit est accompagné de la négation dans le premier membre ; mais, qui en tient lieu au commencement du second, le suppose sous-entendu avec la même négation ; ce qui fait un contre-sens ; il faut donc après mais répéter il s’agit, pour éviter toute amphibologie.

6.o Vous les verriez plutôt jusque sur vos tranchées,
     Et de sang et de morts vos campagnes jonchées. (Racin., Alex.)

Disconvenance dans la place des complémens du même verbe, comme ci-dessus 2.o ; il fallait répéter et vous verriez de sang... etc.

7.o De mille autres secrets j’avais compte à vous rendre.

C’est une incorrection : compte, par la place qu’il occupe, paraît être le complément de j’avais, tandis que, d’après le sens, il doit être complément de rendre, il faut dire : j’avais à vous rendre compte.

8.o Ainsi donc, philosophe à la raison soumis,
     Mes défauts désormais sont mes seuls ennemis. (Boil.)

Le premier vers n’est point une proposition ; il n’est ni le sujet ni le complément d’aucun verbe ; il n’a aucune liaison gram- |603 maticale ni avec mes défauts, sujet du verbe sont, ni avec aucune partie constitutive de la proposition : c’est donc, pour ainsi dire, une phrase en l’air, qui ne tient à rien, et qui ne peut faire un sens avec les mots qui suivent, puisqu’elle ne se rattache à aucun d’eux. C’est un vice de construction très-commun, mais qui n’en est pas moins blâmable.

9.o « Il m’aimait aussi tendrement que son père » ; construction amphibologique, puisqu’elle se prête avec la même facilité à ces deux sens différens : il m’aimait aussi tendrement qu’il aimait son père ; il m’aimait aussi tendrement que son père m’aimait. Il faut éviter avec soin de pareilles constructions, dont le sens est toujours douteux.

10.o « Les bons citoyens aiment aussi sincèrement leur patrie qu’eux-mêmes » ; il faut dire qu’ils s’aiment eux-mêmes ; ou bien : aiment leur patrie aussi sincèrement qu’eux-mêmes.

11.o « Virgile a imité Homère dans tout ce qu’il a dit de beau » ; voilà encore de l’amphibologie : à qui se rapporte cet il ? Est-ce à Virgile ? Est-ce à Homère ? Dans le premier cas, il fallait dire : en tout ce que Virgile a de beau, il a imité Homère ; ce |604 qui signifie que toutes les beautés de Virgile sont imitées d’Homère, mais non pas que celui-là a imité toutes les beautés de celui-ci. Dans le second cas, il fallait dire : Virgile a imité tout ce qu’Homère a de beau ; ce qui signifie que toutes les beautés d’Homère ont été imitées par Virgile, et l’on ne parle pas de celles que Virgile peut avoir outre celles-là.

12.o « C’est à juste titre qu’on se plaint quand on vous maltraite. » Le même on représente deux sujets différens, l’un qui se plaint, et l’autre qui maltraite ; ce qui nuit à l’expression précise de la pensée. Il faut dire : quand on est maltraité, parce qu’alors c’est le même sujet on, qui se plaint, qui est aussi maltraité.

Il en est de même de cette phrase : « on peut tirer le même avantage d’un livre où on a gravé ce qui nous reste des antiquités » ; il faut : où est gravé.

 

 

13.o Un de nos auteurs a dit que notre réputation ne dépend pas des louanges qu’on nous donne ; mais des actions louables que l’on fait : c’est le même vice de construction que ci-dessus 5.o Il fallait dire : notre réputation dépend, non des louanges, etc., mais de nos actions, etc.

|605

14.o Sa réponse est dictée, et même son silence. (Racine.)

dictée est au féminin dans le premier hémistiche, et il est sous-entendu au masculin dans le second ; c’est une disconvenance de genre.

15.o « Chaque marque de bonté, que ce grand monarque me donnait, était autant de traits de flamme qui pénétraient mon cœur, etc. » (Mém. du Baron de Trenc.) Il faut dire était un trait de flamme, singulier avec singulier ; ou les marques de... etc., étaient autant... etc., pluriel avec pluriel.

16.o « En matière criminelle, c’est par les faits qu’on doit remonter aux intentions, et non en devinant les intentions qu’il est permis de remonter aux faits ». (Mém. de Beaumarc.) Il fallait dire : et ce n’est pas en devinant... etc.

17.o « Des auteurs modernes revendiquent cette gloire aux Chinois ». (Disc. prélim. 1.er vol. de Mathé. Encycl.) On ne dit pas revendiquer à quelqu’un.

18.o « Rien n’égale la magnificence des observatoires qu’ils (les califes) érigèrent au progrès de l’astronomie ». (Là-même, disc. sur l’arith.) Ériger des monumens au progrès ne se dit pas.

|606 19.o « Un désir naturel d’apprendre chez un peuple éclairé » (Disc. de Portiez, de l’Oise) : construction louche ; il fallait dire : un désir d’apprendre, naturel chez un peuple éclairé. C’est en plaçant ainsi chaque complément le plus près du mot complété, qu’on évite l’amphibologie (732).

20.o « Ami de la liberté, son caractère et ses habitudes l’ont toujours renfermé dans le cercle de la théorie ». (Décad. Philos. an 7. n.o 9).

Et frappés avant moi, le tombeau les dévore. (Relig., poë., ch. 2.)

Et pleurés du vieillard, il grava sur leur marbre. (La Font.)

Constructions vicieuses, comme au n.o 8. ci-dessus.

21.o Mais il est des objets qu’un art ingénieux
       Doit offrir à l’oreille et reculer des yeux. (Boileau, Art. poët.)

Reculer n’a pas de complément indirect : le poëte aurait dit éloigner, s’il n’avait pas voulu éviter l’hiatus et éloigner.

22.o Unis par sympathie, Aliboron et Jean,
       D’esprit lourd et grossier, de corps sec, diaphane,
       Se ressemblaient si bien, qu’ensemble cheminant,
       On ne distinguait pas quel des deux était l’âne. (Melli, l’aîné.)

D’après cette construction, il semble que |607 c’est on qui cheminait ensemble, et le poëte a voulu présenter Aliboron et Jean, à côté l’un de l’autre ; il fallait : lorsqu’ils cheminaient ensemble.

23.o « J’ai ordre de vendre une partie, ou toute la cargaison ». Il faut : j’ai ordre de vendre la cargaison, en tout, ou en partie.

 

 

24.o « Il peut n’y avoir que trois angles dans un triangle » : cette proposition est fausse, parce que la négation est mal placée ; elle affecte le verbe avoir, et cette circonstance fait qu’on exprime qu’il pourrait y avoir plus ou moins de trois angles : la négation doit modifier le verbe peut pour exprimer que cela ne peut être autrement ; et l’on doit dire : il ne peut y avoir que trois angles dans un triangle. Il peut n’y avoir que trois angles dans une figure, est une proposition vraie.

Il n’est guère moins nécessaire
De voir ce qu’il faut éviter,
Que de savoir ce qu’il faut faire. (Deshoul., Réfle. div.)

Decipit exemplar vitiis imitabile. (Horat., ep. 19, lib. 1.)

800. En voilà bien assez pour mettre les jeunes gens studieux à portée de reconnaître les constructions vicieuses et de les |608 éviter. Il faut éviter avec plus de soin encore le galimatias et le phébus.

 

 

 

 

DU GALIMATIAS.

 

..... D’où peut procéder, je te prie,
Ce galimatias maudit ? (Molière.)

Galimatias ; ce que c’est.

 

801. Le caractère propre du galimatias est l’obscurité ; non pas cette obscurité qui vient de l’ignorance des choses, des faits, ou des circonstances, mais cette obscurité profonde, ténébreuse, embarrassante, qui naît de la confusion des idées, du désordre des pensées mal conçues et mal digérées, d’une construction louche et du mauvais arrangement des paroles ; en un mot, de ce que la personne qui parle, ou qui écrit, ne conçoit pas elle-même assez nettement ce qu’elle veut dire, ce qui fait qu’elle ne peut l’exprimer qu’avec beaucoup d’obscurité. [25] (a).

Avant donc que d’écrire, apprenez à penser :
Selon que notre idée est plus ou moins obscure,
L’expression la suit, ou moins nette, ou plus pure ;
|609 Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément. (Art poét. 1, 150.)

Exemple.

 

802. Voici un exemple de galimatias tiré du Glorieux de Destouches :

Cela m’est très-facile ; et je vais vous décrire
Ce superbe château, pour que vous en jugiez,
Et même beaucoup mieux que si vous le voyiez.
D’abord ce sont sept tours entre seize courtines...
Avec deux tenaillons placés sur trois collines,
Qui forment un vallon, dont le sommet s’étend
Jusque sur un donjon... entouré d’un étang...
Et ce donjon placé... justement sous la zone...
Par trois angles saillans forme le pentagone. (Act. 4, sc. 1.)

 

 

On voit bien que ce galimatias est affecté de la part de Pasquin, qui cherche à en imposer à Lisette par de grands mots qu’elle ne puisse pas entendre, espérant bien qu’elle trouvera sa description d’autant plus belle, qu’elle sera moins en état de la comprendre : ce galimatias est donc à sa place. Mais quand on lit, ou qu’on entend de ces phrases entortillées, énigmatiques ; quand on rencontre des auteurs qui semblent se faire une étude de se rendre inintelligibles, qui se croient profonds parce qu’ils sont bien obscurs (a) [26] ; |610 qui, étant incapables de penser eux-mêmes, croient donner à penser à leurs lecteurs... on est bien tenté de leur adresser cette leçon :

Mon ami, chasse bien loin
Cette noire rhétorique :
Tes ouvrages ont besoin
D’un devin qui les explique.
Si ton esprit veut cacher
Les belles choses qu’il pense,
Dis-moi, qui peut t’empêcher
De te servir du silence ? (Maynard.)

Étymologie du mot gali­matias.

 

803. Le savant M. Huet donne cette plaisante étymologie du mot galimatias. « Il s’agissait d’un coq appartenant à une des parties qui s’appelait Mathias. L’avocat, à force de répéter souvent les mots de gallus (coq) et de Mathias, se brouilla ; et, au lieu de dire gallus Mathiæ (le coq de Mathias), dit galli Mathias (du coq Mathias). |611 Ce qui fit ainsi nommer dans la suite les discours embrouillés ». (Dict. Etymol. de Ménage.)

 

 

 

 

DU PHÉBUS.

 

Je devine enfin : vous voulez, Acis, me dire qu’il fait froid ? Que ne me disiez vous : Il fait froid. Vous voulez m’apprendre qu’il pleut ou qu’il neige ? Dites : Il pleut, il neige. Vous me trouvez bon visage et vous désirez de m’en féliciter ? Dites : Je vous trouve bon visage. Mais, répondez-vous, cela est bien uni et bien clair ; et d’ailleurs, qui ne pourrait pas en dire autant ? Qu’importe, Acis, est-ce un si grand mal d’être entendu quand on parle, et de parler comme tout le monde ? Une chose vous manque, Acis, à vous et à vos semblables les diseurs de phébus ; vous ne vous en défiez point, et je vais vous jeter dans l’étonnement ; une chose vous manque, c’est l’esprit. Ce n’est pas tout : il y a en vous une chose de trop, qui est l’opinion d’en avoir plus que les autres : voilà la source de votre pompeux galimatias, et de vos phrases embrouillées, et de vos grands mots qui ne signifient rien. (La Bruyère, Caract., ch. 5.)

Phébus ; ce que c’est.

 

804. Le phébus ressemble souvent au galimatias pour l’obscurité ; mais il en diffère par un ton de prétention, par un air d’apprêt, par une affec­tation marquée de ne choisir que des termes trop figurés, trop recherchés, que l’auteur croit étincelans lorsqu’ils ne sont que ridicules, et qu’il juge expressifs et énergiques, lorsqu’ils ne sont |612 que puérils, ou que tout au moins ils sont déplacés. De cette affectation pénible et peu naturelle, naît souvent une obscurité très-approchante de celle du galimatias.

Nous pouvons inviter les rechercheurs d’esprit, qui, à force de vouloir être brillans, originaux, ou sublimes, tombent souvent dans le phébus, à méditer avec attention ces préceptes de Rousseau :

L’esprit seul peut sans doute
Aux grands succès se frayer une route.
Ce que j’attaque est l’emploi vicieux
Que nous faisons de ce présent des cieux.
Son plus beau feu se convertit en glace,
Dès qu’une fois il luit hors de sa place ;
Et rien enfin n’est plus froid qu’un écrit
Où l’esprit brille aux dépens de l’esprit. (Liv. 2, épît. 3.)

et ces sages réflexions du législateur de notre Parnasse :

Si le sens de vos vers tarde à se faire entendre,
Mon esprit aussitôt commence à se détendre,
Et de vos vains discours prompt à se détacher,
Ne suit point un auteur qu’il faut toujours chercher. (Despr. Art poét., ch. 1, v. 143.)

Exemples.

 

805. Quoi qu’il en soit, voici du phébus, mais fait à dessein par l’auteur, parce qu’il convient parfaitement au caractère du personnage. C’est Amphigouri, qui est furieux |613 de voir que La Foire, son amante, le rebute, pour s’enfuir avec un autre.

D’une beauté si blanche attendre un trait si noir.
..................................................................
Mes fureurs me rendront pire qu’un maniaque :
Puisque je suis trahi, malheur au zodiaque.
...............................................................
Le Taureau déconfit, le Lion mugissant,
Sous l’effort de mes coups mourront en frémissant.
Plus de corne au Bélier ; la Bouteille brisée,
La Balance aux Poissons servira de risée,
Les cris de l’Écrevisse iront jusques à Meaux,
Je mettrai la Pucelle entre les deux Gémeaux.
L’heure presse ; il est temps de commencer l’ouvrage ;
Haine, dépit, courroux, signalez votre rage :
Portons dans tous les cœurs les fureurs, les horreurs,
Les langueurs, les malheurs, les pleurs et les douleurs. (Panard.)

Voici un autre exemple, tiré d’une oraison funèbre de Louis XIII, prononcée dans la Sainte-Chapelle. Ce roi mourut le jour de l’Ascension. Aussi l’orateur, qui ne voulait laisser échapper aucune occasion de faire parade de son esprit, ne manqua-t-il pas de prendre pour texte ascendit super occasum ; allusion ingénieuse ! Puis il prélude de cette manière brillante.

 

 

« Quoi donc, grand soleil de nos rois ! las ! au milieu de votre course, êtes-vous déjà au couchant ? Et d’un si haut point |614 de gloire, êtes-vous précipité dans une éternelle défaillance ? Non, non, bel astre ; vous montez en vous abaissant, et vous mesurez même vos élévations par vos chutes. » (Quelles brillantes antithèses ! quel exorde brusque ! malheureusement tout cela manifeste exclusivement les prétentions de l’orateur, qui veut qu’on s’occupe de son esprit, et non pas des regrets que mérite son héros : continuons.)

« Pompes funèbres, pourquoi me déguisez-vous ses triomphes ? » (Est-ce que ces pompes lui ont fait perdre la mémoire ?) « Si ma Sainte-Chapelle est ardente, elle n’éclatera qu’en feux de joie. (Fiat lux !) Ce sera dans les évidentes démonstrations où je reproduirai notre monarque auguste, parce qu’il a été tout humble et hautement relevé dans Dieu par une servitude couronnée, pour n’avoir point eu de couronnes qui ne lui fussent assujéties (a) [27]. »

 

 

Prenons un peu haleine. Tant et de si grandes beautés valent bien la peine qu’on s’arrête un moment pour les savourer à l’aise : il ne faut pas que tant d’esprit soit dépensé en pure perte.

|615 Jusqu’ici nous n’avons guère vu que du phébus ; ce que nous venons de lire, quoique bien entortillé, n’est pas absolument inin­tel­li­gible : mais on s’attend bien que l’orateur, après un aussi brillant début, cherchera à s’élever si haut, qu’il faudra de toute force, que nous, pauvres aveugles que nous sommes, nous le perdions tout à fait de vue. Il mesu­rera ses élévations par ses chutes et il montera en s’abaissant, pour nous servir de ses propres expressions : poursuivons.

« L’homme dans le roi veut ce qu’il peut ; le roi dans l’homme peut ce qu’il veut ; l’un fait son faible du fort de l’autre.... Royale abstinence des plaisirs, soleil naissant dans les abîmes, plénitude dans le vide, manne dans les déserts, toison sèche où tout est trempé, toison trempée où tout est sec, corps desséché où les plaisirs le peuvent noyer, corps trempé et imbu de consolations où l’austérité le dessèche. »

Par le coup, qu’admirerons-nous le plus, le phébus, ou le galimatias, dont la monstrueuse association a produit ce chef-d’œuvre ?

806. Quand on n’a point étudié les bons modèles, qu’on n’a point approfondi le goût de la nature, qu’on ne s’est point formé ce |616 goût exquis et délicat qui apprend à distinguer les vraies beautés du faux brillant, on est exposé à courir après une élocution brillante qui dégénère en phébus, et à juger du mérite d’une expression ou d’une image, non pas par ce qu’elles valent réellement, mais par ce qu’elles ont coûté : et il est certain que toutes ces fausses beautés coûtent d’autant plus qu’elles s’éloignent davantage de la nature (a) [28].

 

 

 

 

DE L’USAGE.

 

Ut Sylvæ foliis pronos mutantur in annos,
Prima cadunt ; ità verborum vetus interit ætas,
Et juvenum ritu florent modò nata vigentque...
Nedùm sermonum stet honos et gratia vivax,
Multa renascentur, quæ jàm cecidêre, cadentque
Quæ nùnc sunt in honore vocabula, si volet usus,
Quem penès arbitrium est, et jus, et norma loquendi. (Horat. Art. poet.)

 

 

807. Nous avons si souvent eu occasion de parler de l’usage, qu’il est bien naturel de chercher à se faire une idée précise de ce qu’on entend par ce mot, de remonter à la source de l’influence qu’il a sur les langues, |617 et enfin de reconnaître les bases et de déterminer les limites de son autorité législative.

Autorité de l’usage sur tout ce qui
est relatif au matériel des mots.

 

808. Considérons d’abord les premiers élémens d’une langue quelconque ; il est évident que les signes adoptés dans chacune pour représenter les sons et les articulations (229), que la formation des syllabes, et, en un mot, que tout ce qui concerne le matériel des mots (227), est purement arbitraire ; et que, puisqu’une nation entière n’a pu s’assembler pour délibérer là-dessus et pour adopter, d’un commun accord, telles lettres plutôt que telles autres, ni pour convenir de tout ce qui est relatif à cet objet, (autant par la difficulté de s’assembler, que parce que, pour délibérer, il aurait fallu avoir préalablement une langue toute formée), il est évident, disons-nous, que l’adoption de tout ce qui concerne le matériel des mots n’a pu se faire que successivement, et par le consentement tacite des individus qui parlaient le même langage, c’est-à-dire, par l’usage. Sans cette adoption générale, sans ce consentement tacite, les individus d’une même nation, d’une même famille, ne seraient jamais d’accord sur le matériel des mots, et conséquemment ne parleraient pas le même langage.

Autorité de l’usage sur la valeur des mots.

 

|618 809. Puisqu’aucun mot ne peut être le signe essentiel, ni le symbole nécessaire de telle ou telle idée ; qu’il ne peut en devenir le signe que par une convention ; qu’effectivement on trouve une différence prodigieuse dans les mots dont se servent ou dont se sont servis les différens peuples de la terre pour exprimer les mêmes idées ; qu’il y a même à cet égard, une mobilité continuelle, qui fait qu’une expression, reçue en un temps, est rejetée en un autre, dans la même langue ; la valeur des mots n’est pas et ne peut être fixe (239), et l’usage seul exerce encore son autorité souveraine sur cette partie essentielle de toutes les langues.

— sur tout ce qui a rapport aux mots ras­semblés.

 

810. Mais il ne borne pas là l’exercice de son autorité ; il l’étend sur les mots rassemblés, aussi bien que sur les mots isolés. Si la construction des prépositions est différente dans les différens idiomes (793) ; si chacun de ceux-ci a ses idiotismes propres (795) ; si des phrases, employées dans des cas semblables et souvent pour peindre la même pensée, diffèrent néanmoins dans leur construction (739) ; si quelquefois les mêmes mots ont des significations différentes, selon la manière dont ils sont rassemblés (462) ; |619 si certaines langues s’écartent évidemment des principes généraux, fondés sur le rapport d’identité, pour suivre de préférence les lois de l’euphonie (379) ; si quelques-unes ont des cas, tandis que d’autres n’en ont pas (578, 579) ; si, en conséquence, les unes sont analogues et les autres transpositives (781) si elles emploient souvent des tropes (291 6o.) et des ellipses (750-759) propres à chacune : toutes ces différences démontrent d’une manière évidente, que les mots et les phrases n’ont que des significations accidentelles ; qu’il y a bien de l’arbitraire dans les langues ; que la raison est absolument insuffisante pour deviner toutes ces différences ; et qu’il faut nécessairement recourir à quelqu’autre moyen pour s’en instruire. Or, ce moyen unique de se mettre au fait des locutions qui constituent chaque langue, c’est l’usage.

Ce que c’est qu’une langue.

 

811. Tout est donc fondé sur l’usage dans les différens idiomes ; le matériel et la valeur des mots (227, 239) ; l’analogie ou l’anomalie des terminaisons (690 6o.) ; les accidens (686) ; la construction analogue ou transpositive (781) ; le purisme ou le barbarisme des ensembles ; tout, en un mot, excepté les principes fondamentaux, communs à toutes les langues, |620 quelles qu’elles soient, parce qu’ils dérivent de la nature de l’entendement humain et de celle de ses procédés. On peut donc définir une langue, la totalité des usages propres à une nation pour exprimer la pensée par la parole.

Manière de re­connaître le bon usage dans chaque langue.

 

812. Mais cet usage, qui exerce une autorité si étendue, si vaste, et absolue sur les langues, à quoi le reconnaîtrons-nous ? Faut-il adopter sans discernement les termes employés par tous les hommes d’une nation pour exprimer telle ou telle idée ? Mais il est à peu près impossible de recueillir l’universalité des suffrages. Faut-il se contenter de la majorité ? Mais, outre la difficulté de s’assurer de cette majorité, il y a, chez toutes les nations, un très-grand nombre d’hommes qui n’attachent pas les mêmes idées aux mêmes mots, qui ne les prononcent pas de la même manière, qui en altèrent et le matériel et la valeur, et qui souvent en font un emploi contraire : et c’est en général le cas de toutes les personnes dont l’éducation a été peu soignée, ou qui n’ont pas fait une étude particulière de leur langue. Faut-il donner la préférence à l’usage reçu dans tel département, dans telle province, dans telle ville ? Mais nous éprou- |621 verons le même embarras pour recueillir soit l’universalité, soit la majorité des suffrages ; et nous trouverons encore dans une ville, comme dans un département, comme chez un peuple entier, des hommes dont le suffrage ne doit pas être compté. Quel moyen nous reste-t-il donc pour constater le bon usage ? Il n’y en a pas d’autre que l’exemple et l’autorité du plus grand nombre des écrivains reconnus pour les plus distingués par chaque nation. Ce sont eux, qui, analysant leurs pensées avec la plus grande précision ; qui, étant guidés par un goût plus éclairé, plus sûr, plus exercé, expriment chacune de leurs idées par le terme propre, afin que leur langage soit l’image exacte et fidèle de leurs pensées ; et l’approbation de leurs contemporains, confirmée ensuite par celle de la postérité, est souvent uniquement due à cette précision et à cette pureté de langage.

Relativement aux langues mor­tes.

 

813. Comme les langues varient, le bon usage de tel siècle n’est pas celui de tel autre. Pour fixer l’usage, relativement aux langues mortes, il faut s’en rapporter aux bons livres qui nous restent du siècle dont nous voulons reconnaître le bon usage : et si nous voulons décider quel a été le siècle du meilleur |622 usage, relativement à telle langue, nous devons naturellement donner la préférence à celui qui a produit les auteurs reconnus pour les plus distingués, tant par les nationaux que par les étrangers, tant par leurs contemporains que par l’approbation unanime de la postérité. D’après cette méthode, le plus beau siècle de la langue latine, celui du meilleur usage, est celui qui a produit Virgile et Horace.

Deux causes de mobilité relativement aux langues vivantes.

 

814. Quant aux langues vivantes, il y a deux causes de mobilité, toujours subsistantes : la curiosité, qui, en perfectionnant les arts, en reculant les bornes des connaissances, en approfondissant les sciences, en faisant de nouvelles découvertes, fait naître ou découvre sans cesse de nouvelles idées, qui exigent la formation de nouveaux mots ; et la cupidité, qui, combinant en mille manières les passions, cherchant à varier les jouissances, multipliant les objets de luxe, diversifiant ou perfectionnant les produits de l’industrie, occasionne sans cesse de nouvelles combinaisons de mots, force à en créer de nouveaux, ou du moins à donner une acception nouvelle à des mots déjà adoptés par l’usage. Mais la création de ces mots ou de ces phrases nouvelles doit toujours |623 être assujétie aux lois de l’analogie ; et ces locutions, hasardées, proposées par quelque écrivain, ne sont censées appartenir véritablement à la langue, que lorsqu’elles ont reçu le sceau de l’usage.

L’usage est presque tou­jours fondé sur une analyse exacte, ou sur quelque motif solide.

 

815. C’est lui qui est le vrai, le seul législateur en fait de langage. En remontant à la source de son autorité (812), (808-811), nous l’avons reconnue tout à la fois utile et légitime. Elle est aussi le plus souvent à l’abri du caprice, et fondée sur une métaphysique lumineuse : mille façons de parler, qu’on est d’abord tenté d’attribuer au hasard, ou à un pur caprice, sont souvent le résultat d’une analyse exacte qui paraît avoir conduit les peuples, comme par instinct et à leur insu, dans la formation des langues. C’est ce dont nous avons eu occasion de nous convaincre : et nous présumons que celui qui aurait une connaissance suffisamment étendue des langues et un esprit vraiment analytique, viendrait à bout de démontrer que la plupart de ces locutions extraordinaires, dans toutes les langues, ont un fondement solide et un motif raisonnable. Ce seraient des spéculations aussi dignes d’un vrai philosophe, qu’elles seraient utiles au perfec- |624 tionnement des langues. Du moins les irrégularités que l’usage a adoptées, consacrées, et fait passer en lois, n’ont été introduites que pour donner à l’expression plus de vivacité, ou de grâce, ou d’énergie, ou d’harmonie ; et de pareils motifs méritent bien qu’on se soumette à l’usage.

Comme il est sujet à des chan­gemens conti­nuels, à la fin les langues se cor­rompent.

 

816. Et néanmoins, ce législateur suprême, dont l’autorité sur les langues est absolue, dont les décisions souffrent à peine des réclamations même motivées, est sujet à des vicissitudes continuelles (814), comme tout ce qui dépend des hommes. Il n’est plus aujourd’hui tel qu’il était du temps de Baïf, de Ronsard et de Dubartas, qui avaient déjà eux-mêmes un autre usage que leurs aïeux ; et la génération qui viendra après nous altérera celui que nous lui aurons transmis, lequel, à son tour, sera remplacé par un autre (a) [29]. Au milieu de ces changemens continuels, la langue se perfectionne jusqu’à un certain degré ; après quoi, elle se corrompt, et elle perd au lieu d’acquérir. Tel a été le |625 sort de toutes les langues : tel est celui de toutes les institutions humaines. Il semble que l’homme, après avoir acquis un certain degré de perfection, ne puisse ni aller au-delà, ni même se maintenir long-temps dans le même état.

Mauvais effet du néologisme.

 

817. Pour empêcher cette corruption funeste, faisons encore quelques réflexions sur l’usage, afin que tous les bons esprits, tous les amis de la gloire littéraire de leur patrie, puissent se réunir contre les efforts d’un néologisme ridicule que proscrit la langue des Fénélon ou des Racine ; marquons du sceau de la réprobation ces expressions ampoulées et gigantesques, ces phrases entortillées, ces mignardises, ces afféteries, ces locutions barbares indignes de la langue qui fait depuis long-temps les délices de l’Europe savante.

Usage dou­teux.

 

818. Dans les langues vivantes, l’usage est quelquefois douteux, et quelquefois évident. Il est douteux, lorsqu’on ignore quelle est ou doit être la pratique de ceux dont l’autorité serait prépondérante dans le cas dont il s’agit (812). Alors, il faut consulter l’analogie, c’est-à-dire, comparer le cas dont il s’agit, avec les cas semblables sur lesquels l’usage est bien prononcé, et se conduire en conséquence : car l’analogie n’est que |626 l’extension de l’usage à tous les cas semblables à ceux qu’il a décidés par le fait.

Usage évident.

 

819. L’usage est évident, quand on connaît positivement la pratique de ceux dont l’autorité est prépondérante en pareil cas (812).

L’usage évi­dent est gé­néral.

 

820. Mais le bon usage, tout évident qu’il est, n’est pas toujours général ; il peut être partagé. Il est général, lorsque tous ceux dont l’autorité fait poids (812) s’accordent à parler, à prononcer et à écrire de la même manière. Quiconque respecte sa langue, ne doit jamais se permettre volontairement de parler ou d’écrire d’une manière contraire à l’usage évident, c’est-à-dire, général : se conduire autrement, c’est s’exposer au blâme que mérite le néologisme, enfin au mépris et au ridicule qui retombent nécessairement sur tous ceux qui sacrifient les principes et le goût à la misérable prétention de montrer de l’esprit hors de propos.

Usage partagé.

 

821. L’usage est partagé, lorsqu’il y a deux manières également autorisées de parler ou d’écrire. Dans ce cas, il faut encore consulter l’analogie (818), comme le seul guide qui puisse éclairer notre choix. Mais il faut s’assurer d’une analogie exacte, discuter les raisons opposées alléguées par les uns et par les |627 autres, et ne se décider pour l’un des deux partis, que lorsque la lumière, qui doit rejaillir de cette discussion, aura montré quel est celui qui mérite la préférence.

L’usage était partagé, par exemple, entre je vais et je vas. Ménage donnait la préférence au premier, par la raison que faire et taire font aussi je fais, je tais : mais Thomas Corneille observa que faire et taire ne tirent point à conséquence pour le verbe aller, et que l’analogie ne peut pas conclure de ceux-là à celui-ci, puisque ces verbes ne sont pas de la même classe analogique.

Girard, au contraire, se décida pour je vas par une autre raison analogique. La première personne du singulier du présent de tous les verbes, dit-il, est semblable à la troisième, quand la terminaison est féminine : j’aime, il aime ; je crie, il crie ; je chante, il chante, etc. ; et elle est semblable à la seconde tutoyante, quand la terminaison en est masculine : je lis, tu lis ; je pars, tu pars ; je sors, tu sors ; je vois, tu vois, etc. (Vrais princi. Tom. 2. D. 8). Cette analogie est exacte ; et, d’après elle, il faut dire je vas : il est certain qu’il vaut mieux se décider pour l’expression analogique, parce que |628 l’analogie diminue les difficultés d’une langue, et qu’on ne saurait trop réduire les exceptions. La même analogie doit faire donner la préférence à je peux sur je puis (a) [30].

Rien ne peut dispenser de se conformer aux décisions posi­tives de l’usage.

 

822. Il faut donc recourir à l’analogie dans deux cas : lorsque l’usage est douteux (818), et lorsqu’il est partagé (821). Dans toute autre circonstance, rien ne peut dispenser de se conformer à l’usage, quant à ce qu’il a prescrit d’une manière positive (b) [31], lors même que les décisions en sont contraires à l’un des principes fondamentaux des langues, comme nos phrases mon amie, ton opinion, son épée (794). Quelque défectueuse que puissent être ces lois positives, la langue est telle, le mal est fait ; et ses irrégularités, quelles qu’elles soient, n’ont pas empêché que des hommes de génie ne l’aient rendue éloquente et pleine de noblesse, de grâce et de majesté, et qu’elle ne soit devenue la langue de tous les savans de l’Europe.

Les lois prohibitives
de l’usage n’exigent pas tou­jours la même sou­mission.

 

|629 823. Quant aux lois négatives ou prohibitives de l’usage, elles n’exigent peut-être pas toujours une soumission aussi aveugle ni aussi entière, car si telle expression a eu autrefois de la grâce, de l’énergie, ou de la naïveté, pourquoi ne pas l’employer aujourd’hui, si elle n’est pas remplacée par une expression équivalente ou meilleure ? et surtout si l’usage s’est contenté de la dédaigner, ou de l’oublier, sans la proscrire formellement ? Si telle expression est bonne en soi, si elle est utile, si elle est nécessaire, faut-il que personne n’ose la hasarder, parce qu’on ne l’a pas encore employée ? Chaque âge d’une langue a eu son bon usage particulier (813) ; ainsi, si les bons écrivains de chaque époque s’étaient rigoureusement et strictement conformés aux décisions prohibitives de l’usage de leur temps, ils n’auraient jamais hasardé une expression nouvelle, et notre langue serait aujourd’hui aussi pauvre, aussi agreste, qu’elle l’était du temps du Roman de la Rose. Si Malherbe n’eût pas emprunté du latin insidieux et sécurité, si Desportes n’eût pas naturalisé dans notre langue le mot pudeur, nous n’aurions pas ces trois expressions. Si La Fontaine s’en fût tenu à la décision de Vaugelas, qui regardait sortir de |630 la vie comme un barbarisme, il n’aurait pas osé employer cette expression, qui fait une si belle image dans ces vers :

...................... Je voudrais qu’à cet âge
On sortît de la vie ainsi que d’un banquet. (a) [32]

Il appartient donc aux écrivains d’un goût supérieur de hasarder avec une hardiesse éclairée, ce qui, après avoir déplu peut-être quelques momens, finira par enrichir la langue et par plaire toujours. Mais ces expressions, proposées par un écrivain de génie, ne sont censées appartenir à la langue, que lorsqu’elles ont reçu l’approbation et le sceau de l’usage (814) (b) [33].

De la langue grecque.

 

824. Nous terminerons cet article sur l’usage par le tableau comparatif des progrès de différentes langues, fait par Marmontel.

« De toutes les langues, celle qui a le plus donné à l’ornement et au luxe de l’expression, la langue grecque, a été peu sujette aux variations de l’usage ; et la dif- |631 férence de ses dialectes une fois établie, on ne s’aperçoit plus qu’elle ait changé depuis Homère jusqu’à Platon. La langue d’Homère semblait douée, ainsi que ses divinités, d’une jeunesse inaltérable ; on eût dit que l’heureux génie qui l’avait inventée eût pris conseil de la poésie, de l’éloquence, de la philosophie elle-même, pour la composer à leur gré. Vouée aux grâces dès sa naissance, mais instruite et disciplinée à l’école de la raison ; également propre à exprimer et de grandes idées, et de vives images, et des affections profondes, à rendre la vérité sensible, ou le mensonge intéressant, jamais l’art de flatter l’oreille, de charmer l’imagination, de parler à l’esprit, de remuer le cœur et l’âme, n’eut un instrument si parfait. Pandore, embellie à l’envi des dons de tous les Dieux, était le symbole de la langue des Grecs. »

Langue latine.

 

825. « Il n’en fut pas de même de celle des Latins. D’abord, rude et austère comme la discipline et comme les lois dont elle était l’organe, pauvre comme le peuple qui la parlait, simple et grave comme ses mœurs, inculte comme son génie, elle éprouva les mêmes changemens que le caractère |632 et les mœurs de Rome ; de sa nature, elle eut sans peine la force et la vigueur tragique qu’il fallait à Pacuvius, la véhémence et la franchise que demandait l’éloquence des Grecs. Mais, lorsqu’une poésie séduisante, voluptueuse, ou magnifique, en voulut faire usage ; lorsqu’une éloquence insinuante, adulatrice, et servilement suppliante voulut l’accommoder à ses desseins, il fallut qu’elle prît de la mollesse, de l’élégance, de l’harmonie, de la couleur ; et que, dans l’art de prêter au langage un charme intéressant, et une douce majesté, Rome devînt l’écolière d’Athènes, avant que d’en être l’émule. Ce qu’ont fait les Latins, pour donner de la grâce à une langue toute guerrière, est le chef-d’œuvre de l’industrie ; et dans les vers de Tibulle et d’Ovide, elle semble réaliser l’allégorie de la massue d’Hercule, dont l’amour en la façonnant, se fait un arc simple et léger ».

L’espagnol et l’italien.

 

826. « Celles de nos langues modernes qui se sont le plutôt fixées, sont l’espagnol et l’italien : l’une, à cause de l’incuriosité naturelle des Castillans, et de cette fierté nationale, qui, dans leur langue, comme en eux-mêmes, fait gloire d’une |633 noblesse pauvre, et dédaigne de l’enrichir : l’autre, à cause du respect trop timide que les Italiens conçurent pour leurs premiers grands écrivains, et de la loi prématurée qu’ils imposèrent à eux-mêmes de n’admettre, dans le beau style et dans le langage épuré, que les expressions consignées dans les écrits de ces hommes célèbres. De telles lois ne conviennent aux arts qu’à cette époque de leur virilité où ils ont acquis toute leur force et pris tout leur accroissement : jusque-là, rien ne doit contraindre cette intelligence inventive, qui élève l’industrie au-dessus de l’instinct ; et, réduire les arts, comme l’on fait souvent à leurs premières institutions, c’est perpétuer leur enfance. La langue italienne se dit la fille de la langue latine : mais elle n’a pas recueilli tout l’héritage de sa mère ; l’Arioste et le Tasse même, à côté de Virgile, sont des successeurs appauvris ».

Langue anglaise.

 

827. « Le même esprit de liberté et d’ambition qui anime la politique et le commerce de l’Angleterre, lui a fait enrichir sa langue de tout ce qu’elle a trouvé à sa bienséance dans les langues de ses voisins ; et, sans les vices indestructibles de sa formation primitive, elle serait devenue, |634 par ses acquisitions, la plus belle langue du monde. Mais elle altère tout ce qu’elle emprunte, en voulant se l’assimiler. Le son, l’accent, le nombre, l’articulation, tout y est changé : ces mots dépaysés ressemblent à des colons dégénérés dans leur nouveau climat, et devenus méconnaissables aux yeux même de leur patrie. »

Langue française.

 

828. « Nous avons mis moins de hardiesse, mais plus de soin à perfectionner notre langue ; et, s’il n’a pas été permis de la refondre, au moins a-t-on su la polir, au moins a-t-on su lui donner des tours mieux arrondis, des mouvemens plus doux, des articulations plus faciles et plus liantes ; et, en même temps qu’elle a pris plus de souplesse et d’élégance, elle a de même acquis plus de noblesse et de dignité. »

« Cependant, quelque différente que soit la langue de Racine et de Fénélon, de celle de Baïf et de Dubartas, il est encore possible, sinon de la rendre plus douce et plus mélodieuse, au moins de l’enrichir, d’ajouter à son énergie, de la parer de nouvelles couleurs, d’en multiplier les nuances ; et plus on en fait son étude, mieux on sent qu’elle n’en est pas |635 à ce point de perfection où une langue doit se fixer. » (Marmontel.) (a) [34]

 

 

 

 

DU NÉOLOGISME.

 

Res ardua vetustis novitatem dare, novis auctoritatem obsoletis nitorem. (Plin. Præf. ad Vespas.)

Double effet du néologisme.

 

829. Le néologisme contribue à enrichir une langue, ou tend à la corrompre, selon qu’il a pour principe une hardiesse sage, mesurée, utile, ou une affectation puérile et ridicule.

Il contribue quel­quefois à en­richir la langue.

 

830. Le mot néologisme, dérivé du grec, signifie nouveau discours. Conséquemment toute expression nouvelle, toute figure inusitée est néologique. Mais si le terme nouveau que l’on hasarde est nécessaire ou utile ; si le ton extraordinaire que l’on veut introduire est plus naïf, ou plus doux, ou plus énergique ; si cette association de termes, dont on n’avait pas fait usage jusque-là, est plus heureuse, ou plus expressive, ou plus figurée ; si toutes ces nouveautés sont |636 fondées sur un principe de nécessité ou très-réel, ou du moins très-apparent, et si elles sont conformes à l’analogie de la langue, alors le néologisme, loin d’être un vice d’élocution, est une vraie figure de construction, qui contribue à enrichir la langue (823).

Plus souvent il tend à la dé­gra­der.

 

831. Mais affecter de ne se servir que d’expressions nouvelles et toujours éloignées de celles que l’usage a autorisées ; créer des mots inutiles ; affecter un tour extraordinaire dans la construction de ses phrases ; associer ensemble des termes, qui, comme dit Rousseau, hurlent d’effroi de se voir accouplés ; préférer les figures les plus bizarres aux plus simples, les constructions les plus entortillées aux plus naturelles ; c’est là un vice d’élocution, qui tend à dégrader les langues ; c’est un néologisme blâmable, qui met à découvert le faux goût et les prétentions ridicules du néologue, et l’expose, de la part des personnes éclairées, à tout le mépris et à toute la pitié qu’inspirent des prétentions absurdes jointes à la nullité du talent (a) [35].

Deux espèces de néologisme.

 

|637 832. Il y a donc deux espèces de néologisme ; l’un utile, hardi avec modération, et se présentant toujours sans orgueil et sans ostentation ; l’autre condamnable, dangereux, fondé sur l’orgueil et sur la médiocrité des talens, enfant du mauvais goût et du désir de briller. Il est à regretter que deux choses aussi contraires n’aient qu’un seul et même nom. Usez de l’un avec tant de précaution, avec tant de modération, que vous ne tombiez pas dans l’autre, qui n’est que l’abus ou l’excès du premier (a) [36].

Utilité des dic­tionnaires néo­logiques.

 

833. Desfontaines publia en 1726 un dictionnaire néologique. Il serait infiniment utile d’en publier un semblable de temps en temps ; on y verrait les efforts continuels et quelquefois imperceptibles que fait le néologisme pour corrompre le langage ; on y remarquerait les révolutions successives qu’a subies la langue ; on y reconnaîtrait les expressions nouvelles adoptées par l’usage ; on pourrait comparer, au moyen de plusieurs de ces dictionnaires, l’état de la langue à telles époques déterminées ; et par cette comparaison, on s’assurerait si elle s’embellit, |638 ou si elle dégénère, si elle s’enrichit, ou si elle perd. Ces tableaux successifs de la langue seraient piquans pour la curiosité, et très-intéressans pour l’observateur philosophe qui chercherait à deviner, par le ton général de la langue, quel était l’état des mœurs à telle époque. L’attention publique, périodiquement fixée sur cet objet important, rendrait les écrivains plus réservés, plus circonspects, plus châtiés ; et l’usage, devenu plus sévère à mesure que la langue se corromprait, et plus éclairé par tous ces différens tableaux de comparaison, proscrirait impitoyablement tout ce qui tendrait à énerver ou à appauvrir la langue.

 

 

 

 

DE L’ARCHAÏSME.

 

........................Vos exemplaria Græca
Nocturnâ versate manu, versate diurnâ. (Hor., art. poët.)

Ce que
c’est que l’archaïsme.

 

834. L’archaïsme est tout l’opposé du néologisme. Celui-ci consiste à introduire dans la langue, des termes, des tours ou des phrases nouvelles (832) ; celui-là, au contraire, est une imitation de la manière de parler des anciens, tantôt en révivifiant quelques termes anciens tombés en désuétude, tantôt en se |639 servant des tours familiers aux anciens et que l’on avait abandonnés. Ainsi plusieurs pièces de J. B. Rousseau, en style marotique, sont pleines d’archaïsmes.

Étymologie. Deux espèces d’archaïsme.

 

835. Le mot archaïsme, dérivé du grec, signifie imitation des anciens. Comme le néologisme est son opposé, l’archaïsme peut être ou un défaut ou une beauté, selon les circonstances (a) [37], c’est-à-dire, selon qu’il contribue à appauvrir la langue, ou à l’enrichir ; et c’est toujours l’excès, l’abus et surtout l’affectation qui lui donnent un caractère blâmable et souvent ridicule. Employer avec grâce et à propos tel mot qui n’est plus usité, et dont les bons écrivains regrettent souvent la perte parce qu’il n’est bien remplacé par aucun équivalent, et le placer de manière à en faire ressortir l’énergie ou la naïveté, et à en faire sentir le besoin ; s’approprier avec discrétion et avec réserve la manière des anciens, en imitant quelquefois |640 leurs tours de phrase et leurs constructions ; ce serait là, non pas un vice d’élocution, mais une vraie beauté, qui donnerait au style un certain goût antique qui ne le déparerait pas.

Archaïsme vicieux.

 

836. Mais affecter sans nécessité, sans motif, sans besoin, d’employer des mots proscrits par l’usage et avantageusement remplacés par d’autres ; imiter des anciens les tours de phrases qui n’ont ni plus d’énergie, ni plus de vivacité, ni plus de grâce, c’est manquer de goût et montrer une affectation ridicule et vraiment digne de blâme. Ce serait un archaïsme vicieux, par exemple, dans notre langue, que de s’obstiner à dire ils véquirent, puisque l’usage a proscrit cette expression, qu’il a remplacée par ils vécurent. On a blâmé Salluste d’avoir affecté cette espèce d’archaïsme dans ses ouvrages, parce que des mots anciens usités, placés sans raison avec des mots nouveaux, sont une bigarrure choquante.

 

 

 

 

DE L’ORTHOGRAPHE DES MOTS RASSEMBLÉS.

 

Non sunt contemnenda quasi parva ; sine quibus magna constare non possunt. (Saint-Hyer., Epist. ad Lætam.)

Lexicogra- |641 phie et lo­go­graphie.

 

837. Cette partie de l’orthographe est ap- |641 pelé par certains grammairiens logographie, c’est-à-dire, écriture ou peinture régulière du discours : les mêmes appellent lexicographie ou peinture régulière des mots, la partie de l’orthographe (607).

Nécessité de l’orthographe.

 

838. Ces deux parties de l’orthographe sont également essentielles : car, de même que l’on ne parle que pour être entendu, on n’écrit que pour transmettre ses pensées aux absens d’une manière intelligible ; et pour cela il faut, non-seulement écrire chaque mot en particulier avec les caractères, soit alphabétiques, soit prosodiques, que l’usage a consacrés (608-611), ce qui est l’objet de la lexicographie ; mais encore établir des signes convenables pour représenter, tant la relation de chaque mot à l’ensemble de la proposition dans laquelle il se trouve, que le rapport de chaque proposition à l’ensemble du discours dont elle fait partie : ce qui est l’objet de la logographie.

839. De ces signes, les uns sont relatifs à l’ensemble du discours, les autres à l’ensemble et à la distribution de chaque période.

 

|642

 

 

§. I.er DES SIGNES ORTHOGRAPHIQUES RELATIS A L’ENSEMBLE DU DISCOURS.

 

Nota.... propria.... ad demonstrandam unam quamque verbi, sententiarumque, ac versuum rationem. (Isidor., Orig., lib. 1, 20.)

Quels sont ces signes.

 

840. Ces signes généraux sont les lettres majuscules, les guillemets, le caractère italique ou souligné, les alinéa, l’astérisque, le guidon, le N. B.

Lettres ma­juscules.

 

841. La lettre initiale d’un discours, d’un alinéa, et de toute proposition nouvelle qui commence après un point, doit être majuscule ou capitale.

842. Il en est de même d’un discours direct que l’on rapporte, ou d’un passage que l’on cite, quoiqu’il soit précédé de tout autre signe que du point.

843. Les noms propres d’hommes, de fausses divinités, d’animaux, de pays, de rivières, de montagnes, de villes, etc., doivent avoir aussi une initiale majuscule. C’est une distinction d’autant plus nécessaire que les noms propres, étant pour la plupart appellatifs dans leur origine, une initiale majuscule lève tout d’un coup l’incertitude qu’il pourrait y avoir entre le sens appellatif et le sens individuel.

|643 844. La lettre initiale de chaque vers doit être majuscule.

845. Enfin, le titre d’un ouvrage, d’un discours quelconque, doit être écrit en lettres majuscules.

846. Dans tous ces cas, les lettres majuscules servent à distinguer les sens indépendans les uns des autres, et à fixer particulièrement l’attention sur certains mots, et facilitent ainsi l’intelligence de ce qu’on lit.

847. Il faut se garder de la manie de certains maîtres d’écriture, qui, pour faire briller la hardiesse de la main, ou pour tout autre motif, mettent indistinctement partout des lettres majuscules, souvent même au milieu d’un mot, et font ainsi une bigarrure aussi contraire aux principes que choquante pour la vue.

Les guillemets.

 

848. Les guillemets sont deux virgules réunies ( » ), dont on se sert pour annoncer au lecteur que ce qu’il va lire est tiré d’un autre auteur que celui qu’il lit. On place ces guillemets à la tête de la citation, au commencement de chaque ligne dans toute l’étendue du passage cité, et après le dernier mot de ce passage.

Caractère ita­lique ou sou­ligné.

 

849. A défaut de guillemets, on met les citations en caractère italique, pour les |644 distinguer du corps de l’ouvrage, où elles sont insérées, et qui est en caractère romain. Dans l’écriture, où il est plus difficile de varier les caractères, on souligne les citations. On souligne aussi, ou l’on écrit en italique, ou même en lettres majuscules, les mots sur lesquels on veut principalement fixer l’attention du lecteur dans une phrase ou dans un discours.

Alinéa.

 

850. Le mot alinéa est composé de la préposition latine à et de l’ablatif linea, comme si l’on disait incipe à lineâ, c’est-à-dire, commencez à une nouvelle ligne. On laisse en blanc ce qui reste à remplir de la dernière ligne, et l’on en commence une nouvelle, de manière que le premier mot de cette nouvelle ligne commence par une majuscule (841), et rentre un peu, pour marquer la séparation, ou la distinction des nouvelles idées. C’est effectivement la séparation des idées qui doit régler la place et le retour des alinéa ; et lorsqu’ils sont bien placés, ils contribuent beaucoup à la netteté du discours, en avertissant le lecteur de la séparation ou de la distinction du sens : on est plus disposé à entendre ce que l’on voit ainsi séparé ; et cette séparation d’ailleurs soulage l’attention, en lui offrant des repos de temps en temps.

|645 851. Les vers commencent toujours par une lettre majuscule (844).

L’astérisque.

 

852. L’astérisque est un signe orthographique, communément en forme d’étoile (*) (a) [38], que l’on met ordinairement au-dessous ou auprès d’un mot, pour indiquer au lecteur qu’on le renvoie à un signe pareil, après lequel il trouvera quelque remarque, ou quelqu’explication.

853. Une suite d’astérisques marque qu’il y a quelques lettres, ou même quelques mots qui manquent.

Ce mot est un diminutif d’un mot grec qui signifie étoile.

Le guidon.

 

854. Quelquefois, à la place de l’astérisque, on emploie le guidon, qui se fait de différentes manières, mais communément ainsi dans l’écriture (Λ.  ). Il indique un renvoi, et fait conséquemment les mêmes fonctions que l’astérisque.

N. B.

 

855. Pour faire remarquer ou un mot, ou une pensée, d’une manière particulière, on emploie l’astérisque, et plus souvent encore cette marque N. B., qui signifie en latin nota benè, et en français remarquez bien.

 

|646

 

 

§. II. DES SIGNES ORTHOGRAPHIQUES RELATIFS A L’ENSEMBLE ET A LA DISTRIBUTION DE CHAQUE PÉRIODE.

 

Elle soulage et conduit le lecteur ; elle lui indique les endroits où il convient de se reposer pour prendre sa respiration, et combien de temps il doit y mettre ; elle contribue à l’honneur de l’intelligence, en dirigeant la lecture de manière que le stupide paraisse, comme l’homme d’esprit, comprendre ce qu’il lit. (Girard, tom. 2, disc. 16.)

Quels sont ces signes.

 

856. Les signes orthographiques, dont nous devons parler ici, se réduisent à la parenthèse et à ceux que l’on comprend sous le nom général de ponctuation.

 

 

 

 

I. DE LA PARENTHÈSE.

 

Les parenthèses marquent pour l’ordinaire un esprit embarrassé et obscur, qui, ne sachant pas arranger ses idées, les jette au hasard à mesure qu’elles se présentent. (Besplas.)

La parenthèse considérée sous un double point de vue.

 

857. Le mot parenthèse, dérivé du grec, signifie légère interruption. On peut la considérer sous deux points de vue, comme figure de construction, ou comme caractère orthographique.

Figure de cons­truction.

 

858. Nous aurions déjà dû parler ailleurs (747) de la parenthèse, considérée comme figure de construction ; mais comme, en la |647 considérant même sous ce rapport, elle a une liaison intime avec le signe orthographique qui la distingue, nous avons cru pouvoir renvoyer ce qui la concerne, pour la considérer ici, à la fois, sous ce double point de vue.

Hyperbate.

 

859. La parenthèse est une espèce d’hyperbate, c’est-à-dire, d’inversion partielle, par laquelle un sens complet et isolé est inséré dans un autre, dont il interrompt la suite ; conséquemment, pour éviter l’obscurité, il est essentiel que la parenthèse soit très-courte (a) [39].

     Après le malheur effroyable
     Qui vient d’arriver à mes yeux,
     J’avouerai désormais, grands dieux !
       Qu’il n’est rien d’incroyable.
     J’ai vu, sans mourir de douleur,
J’ai vu, (siècles futurs, vous ne pourrez le croire ;
Ah ! j’en frémis encor de dépit et d’horreur ;)
J’ai vu mon verre plein, et je n’ai pu le boire.

|648 Si le discours inséré, qui fait parenthèse est très-court, on ne le place pas entre deux crochets, mais seulement entre deux virgules.

Que direz-vous, races futures,
Quand un véritable discours
Vous apprendra les aventures
De nos abominables jours.

La parenthèse, signe ortho­gra­phique.

 

860. Voilà pour la parenthèse, figure de construction. La parenthèse, caractère orthographique, consiste dans deux arcs opposés par leurs cavités, entre lesquels on enferme le sens accessoire qui interrompt la continuité du sens principal. C’est dans ce sens qu’on dit ouvrir la parenthèse, fermer la parenthèse.

861. On met aussi entre deux parenthèses les chiffres qui indiquent un numéro auquel on renvoie, les lettres qui indiquent une note au bas de la page ou à la fin du discours, et les noms des auteurs des morceaux cités.

 

 

 

 

II. DE LA PONCTUATION.

 

Les repos de la voix dans le discours, et les signes de la ponctuation dans l’écriture, se correspondant toujours, indiquent également la liaison ou la disjonction des idées. (Diderot.)

Ce que c’est que la ponc­tuation.

 

862. La ponctuation est l’art d’indiquer |649 dans l’écriture, par des signes convenus, la proportion des pauses que l’on doit faire en parlant. Ce mot est dérivé du mot latin punctum point.

Nécessité d’une ponc­tuation exacte.

 

863. Il y aurait donc autant d’inconvénient à supprimer totalement ou à mal placer, dans l’écriture, les signes de la ponctuation, qu’à supprimer ou à mal placer dans la prononciation les repos et les pauses, puisque les uns comme les autres servent à déterminer le sens et à soulager l’attention.

864. Les anciens négligeaient en général l’art de ponctuer ; c’est ce dont on peut se convaincre par l’examen des manuscrits et des livres imprimés qui datent de plusieurs siècles. La Bruyère lui-même avait très-mal ponctué ses écrits. Nous devons à son éditeur l’intelligence d’une foule de passages des caractères de notre Théophraste.

Sur quoi est fondé l’art de la ponctuation.

 

865. L’art de la ponctuation doit se régler sur deux bases également essentielles ; sur le besoin de respirer après avoir prononcé une phrase d’une certaine étendue, et sur la subordination des propositions incidentes à la proposition principale, des sens partiels au sens total : de manière que la ponctuation sera parfaitement régulière, lorsque |650 les signes en seront gradués proportionnellement d’après ce qu’exigent les besoins de la respiration, combinés avec la dépendance mutuelle des parties de la phrase.

Signes usuels de la ponc­tuation.

 

866. Les caractères usuels ou les signes de la ponctuation sont : 1.o la virgule, qui marque une pause presqu’insensible, la moindre de toutes les pauses ; 2.o un point et une virgule, ou une virgule ponctuée, qui désigne une pause un peu plus grande ; 3.o les deux points, qui annoncent ordinairement un repos encore plus considérable ; 4.o enfin le point, dont les espèces sont différentes, et qui marque le plus grand de tous les repos.

La virgule.

 

867. 1.o La virgule ( , ). Lorsqu’une proposition est simple et qu’elle n’excède pas la portée commune de la respiration, on l’écrit de suite, sans aucun signe de ponctuation (a) [40]. Exemples : « Il est plus honteux de se défier de ses amis que d’en être trompé. » (La Rochefouc.)

Celui qui met un frein à la fureur des flots
Sait aussi des méchans arrêter les complots. (Racine.)

Émploi de la virgule.

 

868. Il faut placer entre deux virgules |651 toute proposition incidente purement explicative (522), parce qu’elle n’est qu’un développement de l’antécédent, avec lequel elle n’a pas par conséquent une liaison bien intime, et qu’on pourrait la supprimer sans altérer le sens de la proposition principale (662) (a) [41] : ce n’est, en quelque sorte, qu’une répétition du même antécédent sous une forme plus développée. Exemples : « Les passions, qui sont les maladies de l’âme, ne viennent que de notre révolte contre la raison. »

Dans le centre éclatant de ces orbes immenses
Qui n’ont pu nous cacher leur marche et leurs distances,
Luit cet astre du jour, par dieu même allumé,
Qui tourne autour de soi sur son axe enflammé. (Henriade.)

Au contraire, si la proposition incidente est déterminative (664), il faut l’écrire de suite sans virgule, parce qu’elle détermine l’étendue de la signification de l’antécédent, |652 qu’elle ne fait avec lui qu’un seul tout logique, et qu’on ne saurait la supprimer sans altérer le sens de la proposition principale (665). Exemples : « La gloire des grands hommes se doit toujours mesurer aux moyens dont ils se sont servis pour l’acquérir. » (La Rochefouc.)

Un clair ruisseau, de petits bois,
Une fraîche et tendre prairie,
Me sont un trésor que les rois
Ne pourraient voir qu’avec envie. (Nivernois, imitat. de la 16.e od. du liv. 3 d’Horace.)

869. Une proposition peut être composée par le sujet, ou par l’attribut (652) ; dans l’un et l’autre cas, les parties similaires du sujet et de l’attribut doivent être séparées par des virgules.

870. Dans le style coupé, où plusieurs propositions se succèdent rapidement pour former un sens total, la seule virgule suffit encore pour séparer ces propositions, à moins que quelqu’une d’elles ne soit divisée en d’autres propositions subalternes. Exemple : « Du génie pour les sciences, du goût pour la littérature, du talent pour écrire ; de l’ardeur pour entreprendre, du courage pour exécuter, de la constance pour achever ; de l’amitié pour vos |653 rivaux, du zèle pour vos amis, de l’enthousiasme pour l’humanité : voilà ce que vous connaît un ancien ami, un collègue de trente ans. » (Buffon, Réponse à la Condamine.) Ces petites propositions sont séparées trois à trois par une ponctuation plus forte, parce qu’elles sont relatives à des objets différens, et qu’il faut que cette différence soit marquée par une pause plus grande, qui la rend plus sensible.

871. Si l’on place à la tête, ou dans le corps d’une phrase, une addition qui ne puisse pas être regardée comme faisant partie de la constitution grammaticale de la phrase, on la distingue du reste par une virgule mise après, si elle est à la tête, et on la met entre deux virgules si elle est enclavée dans le corps de la phrase. « Après ces paroles, Télémaque fit laver la plaie de Pisistrate. » (Fénélon.)

L’argent, l’argent, dit-on, sans lui tout est stérile. (Boileau.)

872. Le nom des objets à qui l’on adresse la parole est suivi de la virgule :

Perfide, oses-tu bien te montrer devant moi ?
Monstre, qu’a trop long-temps épargné le tonnerre ! (Racine.)

|654

Téméraires, tremblez et craignez d’obtenir
Ce qui vous est donné des dieux pour vous punir. (Lagr., Ores. et Pylad.)

873. Une proposition mise à la suite d’une ou de plusieurs autres, commence quelquefois par une conjonction, par un adverbe, ou par une phrase adverbiale, qui n’a aucune liaison grammaticale avec le reste de la proposition ; alors il faut mettre une virgule après ces mots, pour marquer qu’ils appartiennent à une autre proposition que l’ellipse a supprimée : « c’est parler mal-à-propos que.... de dire merveilles de sa santé devant des infirmes, d’entretenir de ses richesses, de ses revenus et de ses ameublemens, un homme qui n’a ni rentes, ni domicile ; en un mot, de parler de son bonheur devant des misérables. » (La Bruyère, ch. 5.)

Point et vir­gule, ou virgule ponctuée.

 

874. 2.o Du point avec une virgule, ou de la virgule ponctuée ( ; ). Lorsque les parties principales d’une proposition sont soudivisées en parties subalternes, celles-ci doivent être séparées entr’elles par une virgule, et celles-là par une virgule ponctuée ; ainsi que nous l’avons observé n.o 870. En voici d’autres exemples :

« Qu’un vieillard joue le rôle d’un jeune |655 homme, lorsqu’un jeune homme jouera le rôle d’un vieillard ; que les décorations soient champêtres, quoique la scène soit dans un palais ; que les habillemens ne répondent point à la dignité des personnages ; toutes ces discordances nous blesseront. » (Théor. des Sent., chap. 3.)

« Celui-là est bon, qui fait du bien aux autres ; s’il souffre pour le bien qu’il a fait, il est très-bon ; s’il souffre de ceux à qui il a fait ce bien, il a une si grande bonté, qu’elle ne peut être augmentée que dans le cas où ses souffrances viendraient à croître ; et s’il en meurt, sa vertu ne saurait aller plus loin, elle est héroïque, elle est parfaite. » (La Bruy., ch. 2.)

« Les regrets permettent la parole ; la douleur est muette. » (Buffon.) (a) [42].

Deux points.

 

875. 3.o Des deux points ( : ). Lorsqu’une période est divisée en deux ou plusieurs parties principales, dont chacune renferme |656 des propositions sous-divisées en propositions subalternes, il faut distinguer ces propositions subalternes entr’elles par des virgules (867) ; les propositions intégrantes de chaque partie, par des virgules ponctuées (874), et enfin les parties principales par deux points. Par ce moyen, les signes de la ponctuation sont gradués conformément à la dépendance réciproque des sens partiels entr’eux, et à leur dépendance générale du sens total (865).

« Si les femmes veulent seulement être belles à leurs propres yeux, et se plaire à elles-mêmes, elles peuvent sans doute, dans la manière de s’embellir, dans le choix des ajustemens et de la parure, suivre leur goût et leur caprice : mais si c’est aux hommes qu’elles désirent de plaire ; si c’est pour eux qu’elles se fardent ou qu’elles s’enluminent, j’ai recueilli les voix, et je leur prononce de la part de tous les hommes, ou de la plus grande partie, que le blanc et le rouge les rend affreuses et dégoûtantes ; que le rouge seul les vieillit et les déguise ; qu’ils haïssent autant à les voir avec de la céruse sur le visage, qu’avec de fausses dents en la bouche, et des boules de cire |657 dans les mâchoires ; qu’ils protestent sérieusement contre tout l’artifice dont elles usent pour se rendre laides ; et que, bien loin d’en répondre devant Dieu, il semble, au contraire, qu’il leur ait réservé ce dernier et infaillible moyen de guérir des femmes... Il faut juger des femmes depuis la chaussure jusqu’à la coiffure exclusive­ment : à peu près comme on mesure le poisson, entre queue et tête. » (La Bruy., ch. 3.)

 

 

876. Si une énumération est précédée d’une proposition détachée, qui l’annonce, ou qui en montre l’objet sous un aspect général, cette proposition doit être distinguée du détail par deux points. « Il y a deux sortes de curiosité : l’une d’intérêt, qui nous porte à désirer d’apprendre ce qui nous peut être utile ; et l’autre d’orgueil, qui vient du désir de savoir ce que les autres ignorent. » (La Rochefouc.)

877. Une suite de maximes relatives à un point capital, ou de pensées qui concourent au même but, doivent être séparées par deux points, surtout si ces phrases partielles sont construites à peu près de la même manière. « Une femme prude paie de maintien et de paroles, une femme |658 sage paie de conduite : celle-là suit son humeur et sa complexion, celle-ci sa raison et son cœur : l’une est sérieuse et austère, l’autre est, dans les diverses rencontres, précisément ce qu’il faut qu’elle soit : la première cache des faiblesses sous des dehors plausibles, la seconde couvre un riche fonds sous un air libre et naturel. » (La Bruyère, ch. 3.)

878. Tout discours direct que l’on va rapporter après l’avoir annoncé, doit être précédé de deux points, soit qu’on le cite comme ayant été dit ou écrit, soit qu’on le propose comme pouvant être dit.

D’Achille en cet instant sort l’ombre épouvantable ;
Il a cet air encor menaçant, redoutable,
Tel que, lorsque (a) [43] son bras forçant nos bataillons,
Faisait de sang troyen ruisseler nos sillons ;
Les Grecs, les élémens, tout se tait à sa vue :
Et quelle est de Pyrrhus la terreur imprévue,
Quand, s’adressant à lui d’un ton plein de courroux,
Son père, par ces mots, s’explique devant tous :
« Contre les Grecs, mon fils, cette fureur est vaine,
« Si ton bras en ce lieu n’immole Polyxène ;
« C’est du sang ennemi que j’exige en ce jour,
« Ou pour la flotte en Grèce il n’est point de retour. (La Fosse, Polyx., trag.)

Le point simple.

 

|659 879. 4.o Le point simple. Il doit être placé après toutes les propositions qui ont un sens absolument terminé et indépendant de ce qui suit ; ou qui n’ont du moins d’autre liaison avec la suite, que celle qui résulte de la convenance de la matière, et de l’analogie générale des pensées toutes relatives au même sujet.

 

 

Le monde est vieux, dit-on : je le crois. Cependant
Il le faut amuser encor comme un enfant. (La Font.)

Plusieurs points de suite.

 

880. Plusieurs points placés de suite indiquent, tantôt la suppression de quelques mots dans un passage cité, tantôt cette précipitation, ce désordre, cette interruption qu’occasionne, dans le langage, une passion profonde et véhémente, qui ne s’exprime, pour ainsi dire, que par accens entrecoupés, par intervalles intermittens, et qui ne peut être rendue dans toute sa vivacité (a) [44].

Abus de cette ponctuation.

 

|660 881. Plusieurs écrivains abusent singulièrement de ce signe particulier de la ponctuation, imaginant maladroitement que, pour donner à leur langue le ton de la passion et l’empreinte d’une sensibilité profonde, il suffit d’en interrompre fréquemment les parties par une kirielle de points. C’est une adresse mesquine ; c’est de la charlatanerie.

Le point in­terrogatif.

 

882. Le point interrogatif se place à la fin de toute phrase qui interroge, soit qu’on la rapporte comme prononcée directement par quelqu’un, soit qu’elle fasse partie du discours où elle se trouve (a) [45].

Et que reproche aux Juifs leur haine envenimée ?
Quelle guerre intestine avons-nous allumée ?
Les a-t-on vus marcher parmi vos ennemis ?
Fut-il jamais au joug d’esclaves plus soumis ? (Raci., Esther.)

Chacun déjà s’interrogeant soi-même,
De l’univers épluchait le systême.
|661 Comment s’est fait tout ce que nous voyons ?
Pourquoi ce ciel, ces astres, ces rayons ?
Quelle vertu dans la terre enfermée
Produit ces biens dont on la voit semée ? (Rouss., allég. 3, li. 2.)

Les Espagnols, outre qu’ils font le même usage que nous du point interrogatif, font précéder les phrases qui interrogent du même signe renversé ( ¿ ). Il serait utile d’imiter cette méthode, surtout pour les phrases un peu longues : le lecteur, prévenu par ce signe placé à la tête, connaîtrait d’avance la qualité de la phrase, et prendrait le ton qui convient à la proposition interrogative.

Le point ex­clamatif.

 

883. Le point exclamatif ( ! ) se met après toutes les phrases qui expriment la surprise, la terreur, ou quelqu’autre sentiment profond sous la forme d’une exclamation (a) [46].

 

 

Dieux ! que l’impatience est un cruel tourment !
Qu’Hydaspe répond mal à mon empressement !...
Qu’une nuit inquiette est cruelle à passer !
Que de tristes objets viennent la traverser ! (Lagrange.)

|662

O monstre, que Mégère en ses flancs a porté !
Monstre, que dans vos bras les enfers ont jeté !
Quoi ! tu ne mourras pas ! Quoi ! pour punir son crime !..
Mais où va ma douleur chercher une victime ?
Quoi ! pour noyer les Grecs et leurs mille vaisseaux,
Mer, tu n’ouvriras pas tes abîmes nouveaux ! (Racin., Iphigén.)

Triste destin de l’homme ! Il arrive au tombeau
Plus faible, plus enfant qu’il n’était au berceau ! (Poë. de la Rel., ch. 2.)

Ponctuation imparfaite des anciens.

 

884. Voilà quels sont aujourd’hui les signes usuels de la ponctuation. « Les anciens, soit Grecs, soit Latins, n’avaient que le point pour toutes ces différences, le plaçant seulement en diverses manières pour marquer la diversité des pauses. Pour marquer la fin de la période et la distinction parfaite, ils mettaient le point au haut du dernier mot : pour marquer la médiation, ils le mettaient au milieu ; et pour marquer la respiration, ils le mettaient au bas et presque sous la dernière lettre ; d’où vient qu’ils appelaient cela subdistinctio. » (Méthod. grecq. de Port-Roy., liv. 7.)

Néogra­phis­me.

 

885. Le néographisme est parrapport à la parole écrite, ce que le néologisme est |663 relativement à la parole prononcée, c’est-à-dire, une manière d’écrire nouvelle et contraire à l’orthographe reçue. Il est évident qu’on peut faire ici les mêmes réflexions que nous avons faites au sujet du néologisme (829-833).

Quant à la manière d’écrire, chacun sait que généralement aujourd’hui on fait les lignes horizontales, en commençant chaque ligne à la gauche du papier : mais cet usage n’a pas été partout ni toujours le même. Aujourd’hui encore il y a des peuples qui commencent par le haut et tirent une ligne jusqu’en bas.

« La manière d’écrire et les caractères des Calmoucs, des Mogols et des Manshuriens ont été pris des Viguriens, qui les tenaient eux-mêmes des Syriens. Ceux-ci écrivent encore comme le font les Calmoucs. Ils commencent par le haut et tirent une ligne jusqu’en bas ; par le moyen de cette ligne, les lettres sont en contact du haut en bas de la page ; ils continuent ainsi à écrire une ligne après l’autre toujours vers la droite et de haut en bas. Mais les Mogols et les Calmoucs, ainsi que les Syriens, lisent de |664 droite à gauche. » (Forster, Hist. des découvertes et des voya. faits dans le nord, trad. par M. Broussonet, tom. 1.er, pag. 174, note a. Paris, 1788, [?in 8.o])

 

 

FIN DE LA SECONDE SECTION ET DU PREMIER VOLUME.

 


 

Notes

[1] (a) Il y a quelquefois un usage différent en anglais : « But this person of mine is the object of an unjust passion. » (Spect., n.o 402.) Mot-à-mot : mais cette personne de mienne (au lieu de mienne ou ma) est l’objet d’une injuste passion.

[2] (a) Analogie signifie relation, rapport, proportion. Anomalie signifie inégalité, irrégularité, dissemblance.

[3] (a) Accepi litteras tuas ; litteras tuas accepi ; tuas accepi litteras ; etc. : en français, il n’y a qu’une seule construction : j’ai reçu votre lettre.

................Nàm vitiis sine nemo
Nascitur. (Horat.) Voilà le régime avant la préposition qui régit.

[4] (a) Cesar vicit Pompeium... Pompeium vicit Cesar... Vicit Cesar Pompeium... Vicit Pompeium Cesar... Cesar Pompeium vicit... Pompeium Cesar vicit.

[5] (a) Le latin, quoiqu’il ait des cas, a quelques mots indéclinables, tels que fas, nefas, gelu, cornu au singulier, etc. Fas atque nefas exiguo fine libidinum discernunt avidi. (Horat., lib. 1, od. 18.) Et peccare nefas, aut pretium est mori, (lib. 3, od. 4.) Jam cornu petit. (Virg., eclo. 9.) Cornu ferit ille caveto. (Ibid.) Fænum habet in cornu. (Horat.)

[6] (a) Aussi les ellipses sont-elles fréquentes dans toutes les langues. « At M. Charles Lillie’s (Spect., n. 258.), supply house.... I first of all called in at saint Jame’s (402), supply coffee-house... The misfortune is, men despise what they may be masters of, aud [sic] affect what they are not fit |555 for (405)... Any little lip is more conspicous and remarquable in his conduct then in another’s (255). »

Altri tempi, altre cure (Past., Fido, at. 1, sc. 1.)

Facilè et difficilè, quæ adverbia ponuntur, nomina potiùs dicenda sunt pro adverbiis posita ; ut est, torvùm spectat, horrendùm resonat, turbidùm lœtatur (Horat., l. 2, od. 19) ; perfidùm ridens Venus (li. 3, od. 27) (Donatus), id est juxtà modum turbidum, etc. Optatò advenis, id est, in tempore optato.

Et notre bon La Fontaine a dit:

Le premier occupant, est-ce une loi plus sage ?

Au lieu de dire, par une construction pleine : regarder comme maître d’une chose le premier occupant, est-ce..., etc. Nous disons la ligne, au lieu de la ligne équinoxiale ; l’inconnue et les données, au lieu de dire la quantité inconnue, les quantités données, etc. En un mot, à mesure que nous avons besoin de nommer fréquemment une chose, nous tendons à abréger sa dénomination le plus possible ; et alors le plus souvent nous employons l’adjectif sans substantif : un porte-faix, au lieu d’un homme qui porte les faix ; un tire-bouchon, au lieu d’un instrument qui tire la bourre ; la normale, au lieu de la ligne normale ; la développée, au lieu de la courbe développée ; la transformée, au lieu de l’équation transformée, etc., etc.

[7] (a) Ne sus minervam.... supple doceat.... Primus cælonatus, ex quo Minerva Apollinem.... Supple peperit (Cic., de nat. Deor.).... Egoneillam ? quæ illum ? quæ me ? quæ non ? (Térent., Eunu., act. 1, sc. 1.) ; id est : egone illam non ulciscar ? quæ illum recepit ? quæ me exclusit ? quæ non admisit ? (Donatus) multis antè annis, id est, multis annis antè hoc tempus, etc., etc.

[8] (a) Non de tyranno, sed de cive ; non de domino, sed de |562 parente loquimur ; loquimur est sous-entendu à chaque membre.

Hîc illius arma, hîc currus fuit. (Æneid., l. 1.), supple fuere.

Utinàm aut hic surdus, aut hæc muta facta sit. (Térent., Aud., act. 3, sc. 1.) ; supple factus sit.

[9] (a) Talia voce refert. (Æneid., 1, 212.).... His oculis egomet vidi. (Terent.)..... Simile somnium somniavit. (Plaut., Milit.).... Videbar mihi videre. (Tull.), etc., etc., etc.

[10] (a) Fac me ut sciam. (Terent., Heaut., 1, 4.)... Vidi egomet, duo de numero. (Æneid., 3, 632.) — Myself, moi-même ; It self, etc. De cette particule explétive self, a été formé l’adjectif selfish, intéressé, personnel, égoïste ; le substantif abstrait selfishness, et le composé self-same, même-même, etc. — Para gloria de ti misma. Como te mueras |567 primero. Qual e quanto io mi sia. Io mi morrò tacendo. (Past. Fid) Col suo morir degg’io giustificar me stessa. (Metast.) T’inganni : un alma grande E’teatro a se stessa. (Artus., at. 2, sc. 2.)

Placet suapte naturâ, adeòque gratiosa virtus est, ut insitum sit etiàm malis probare meliora. (Senec., de Benef., l. 4, c. 17.)

[11] (I) Nihil-ne te nocturnum præsidium palatii, nihil urbis vigiliæ, nihil timor populi, nihil concursus bonorum omnium, |569 nihil hic munitissimus habendi senatûs locus, nihil horum ora vultusquemoverunt ? (Cic., in Catil. 1.)

[12] (a)

Tacta places, audita places, si non videare
Tota places ; neutro si videare places. (Martial.)

Doletis tres exercitus P. R. interfectos ? Interfecit Antonius. Desideratis clarissimos cives ? eos quoque vobis eripuit Antonius. Auctoritas hujus ordinis afficta est ? afflixit Antonius. (Cicer.)

[13] (a)

Una dies Fabios ad bellum miserat omnes ;
       Ad bellum missos perdidit una dies. (Ovid., Fast.)

Qui sunt qui fœdera sæpè ruperunt ? Carthaginenses. Qui sunt qui in Italiâ crudele bellum gesserunt ? Carthaginenses. Qui sunt qui Italiam deformaverunt ? Carthaginenses. Qui sunt qui sibi ignosci postulant ? Carthaginenses. (4 Rhet. 20).

     Ho visto al pianto mio
Risponder per pietate i sassi e l’onde ;
     E sospirar le fronde
     Ho visto al pianto mio. (Tas., Amint., at. 1, sc. 2.)

[14] (a) Me, me, adsum qui feci, in me convertite ferrum. (Æneid., l. 9, 457.)

[15] (a)

Addit se sociam, timidisque supervenit Ægle,
Ægle, naïadum pulcherrima. (Virg., eclog., 6, 20.)

At verò ut vultum vidit morientis et ora,
Ora modis Anchisiades pallentia miris. (Æneid., 10, 821.)

Como los ojos se eleva
Se lleva las almas todas. (Cervantes.)

[16] (a) Nec hæc dixi quidem, sed nec scripsi ; nec scripsi quidem, sed nec obii legationem ; nec obii quidem, sed nec persuasi Thebanis. (Apud Quintili.)

Fait soudre jour et nuit mille vives fontaines ;
Des fontaines se font les ruisseaux murmurans ;
Des murmurans ruisseaux les ravageux torrens ;
Des torrens ravageux les superbes rivières ;
Des rivières se font les ondes marinières. (Du Bartas, 3.me jo. v. 127.)

|574

Non cala il ferro mai, ch’à pien non colga ;
coglie à pien, che piaga anco non faccia ;
[sic] piaga fà, che l’alma allrui [sic] non tolga. (Gioros., liber. can. 9.)

[17] (a) Dixisti enìm non auxilium mihi, sed me auxilio defuisse. (Cic., Orat. pro Planc.).... Quam (provinciam) pauper divitem ingressus, dives pauperem reliquit. (Patere., l. 2, c. 17, loquens de Varo Syriæ prof.)

|575

Infelix Dido, nulli benè nupta marito !
Hoc pereunte fugis ; hoc fugiente peris. (Auson.)

Semivirumque bovem, semibovemque virum. (Ovid.)

Crudelis tu quoque mater :
Crudelis mater magis, an puer improbus ille ?
Improbus ille puer, crudelis tu quoque mater. (Virg., eclo. 8, 48.)

[18] (a) Samnitium duo millia cæsi (Tit. Liv.) au lieu de cæsa.... Daret ut catemis [sic] fatale monstrum (Cleopatram), quæ generosiùs perire quærens (Horat.).... Missi magnis de rebus uterque legati. (Horat.)

[19] (a) Samnitium duo millia cæsi, id est, Samnitium hominum duo millia, fuerunt homines cæsi.... Daret ut catenis fatale monstrum, quæ generosiùs perire quærens, id est, daret ut catenis Cleopatram, fatale monstrum, quæ mulier, vel quæ Cleopatra, etc. Missi legati et uterque legatus missus de rebus magnis.

[20] (a) Malè junctarum discordia semina rerum.

[21] (a) Daunus agrestium regnavit populorum. (Hor., lib. 3, od. 30.) Regnata rura (Id., lib. 2, od. 6.), etc., etc., etc.

[22] (a) Quomodo vales?.... How do you do?.... Come [sic] se halla v. m.?

[23] (a) I habe [sic] been.... Io he sido.... Io sono stato. — Le futur de l’indicatif est en espagnol Io seré, ou Io he de ser, c’est-à-dire, j’ai de être.Whip him into good manners, mot à mot, fouetter lui dans de bonnes mœurs, pour dire, le fouetter pour le rendre meilleur. C’est un anglicisme. — Les Italiens ont imité depuis quelque temps notre gallicisme. Je viens d’entrer, etc. Ils disent : Io vengo di entrare, io veniro di entrare.

Ainsi dit le renard ; et flatteurs d’applaudir. (La Font.)
       Et la cour d’admirer.
       Lui de crier, chacun de rire.

Tournure souvent employée dans notre langue, quelquefois dans la latine, et qui peut se rapporter facilement à l’ellipse.

[24] (a) Nous allons citer ici quelques idiotismes étrangers, qui, comparés avec nos gallicismes, fourniront le moyen de distinguer le génie particulier de chaque langue.

Anglicismes. In fulfilling the engagement which i had |599 come under (Pref. of hist. of Amer. by Roberts.) Mot à mot : en remplissant l’engagement, lequel je suis venu sous, pour, que j’ai contracté. — Which i might have searched for in vain (Ibid.) : lequel je pourrais avoir cherché, pour, en vain. — He was pleased to send me very full answers, to, etc. : il fût plû envoyer moi vraiment amples réponses à, etc. ; pour, il lui plût, ou il eut la bonté, etc. — The Egyptians, soon after the establishment of their monarchy, are said to have opened a trade between the arabian gulph or red-sea and the western coast of the great Indian continent (Là même.) : les Egyptiens, bientôt après l’établissement de leur monarchie, sont dits avoir ouvert un commerce entre l’arabique golphe ou Rouge-mer et les occidentales côtes de le grand Indien continent. — I have a sot of a husband that lives a very scandalous life (Spect., n.o 252.) : j’ai un brutal de un mari qui vit une vraimement [sic] scandaleuse vie ; pour, qui mène, etc. — One would think you lived the lives of sylvan Deities. (The same, n.o 254.) On voudrait penser vous vivez les vies de sylvaines divinités : voilà le même idiotisme : vivre une vie. — I am a woman turned of thirty. (Ibid., n.o 252.) Je suis une femme tournée de trente ; pour, âgée de 30 ans. — I am stil [sic] at a loss, what to say to it (401) : je suis encore à une perte, quoi dire à cela ; pour, je suis embarrassé, ou je suis en peine, etc. — Il est inutile de citer un plus grand nombre d’anglicismes.

Idiotismes italiens. Sentimi, non partir (Artaser., at. 1, |600 sc. 5.) : écoute moi, non partir, pour, ne pars pas, ne t’en-va pas. — Ah ! si mi vuoi costante n’el sofrir, non assalirmi in si tenera parte (at. 2, sc. 11) : Ah ! si me veux constant dans le souffrir, non assaillir moi en si tendre partie. Cet idiotisme consiste à se servir de l’infinitif là où nous emploierions l’impératif : il est très-commun en italien, et l’on peut l’expliquer facilement par l’ellipse. — Il vostro affanno quanto è minor del mio ! (Metast.) : le votre chagrin combien est moindre de le mien ! Autre idiotisme très-usité dans la langue italienne ; la préposition de après un comparatif, au lieu de la conjonction que. — Fia ver ! E come ? (Metast.), Soit vrai ! Et comment ? pour, cela est-il vrai ?La giustizia è bella, allora ch’é compagna alla pieta. (Artas., at. 3, sc. ult.) : la justice est belle, alors qu’est compagne à la clémence, etc.

Idiotismes espagnols. Se desviaron de las otras, obra de veinte passos (Gitanilla) : se dévièrent de les autres, œuvre de vingt pas ; œuvre de, pour, environ. — Una sola joya tengo, que la estimo en mas que à la vida (Ibid.) : un seul joyau je tiens, ou j’ai, que je l’estime en plus que à la vie. — Un idiotisme remarquable dans la langue espagnole, c’est que si l’on place de suite deux adverbes unis par la conjonction y, on supprime la terminaison adverbiale mente du premier : que procedas en esto y entodo lo que tocare a nuestros conciertos cuerda y discretamente (Cervantez.) : que procedes en ceci et en tout ce qui touchera nos conventions sage et discretement, pour sagement et, etc. Amo tierna y honestamente al mio esposo, pour tiernamente, etc. C’est que ces adverbes sont composés d’un adjectif et du substantif mente, et qu’il suffit d’énoncer ce substantif une fois, en faisant accorder avec lui les deux adjectifs qui sont les autres élémens des adverbes, etc., etc.

[25] (a)

Scribendi rectè sapere est et principium et fons.
              Cui lecta potenter erit res,
Nec facundia deseret hunc, nec lucidus ordo.
Verbaque provisam rem non invita sequentur. (Horat.)

[26] (a) Quùm jàm apud Titum-Livium inveniam fuisse |610 præceptorem aliquem, qui discipulos obscurare quæ dicerent juberet.... undè illa scilicèt egregia laudatio : tantò meliùs, neque ego quidèm intellexi. (Quintil. 8, 2.)

Quid juvat obscuris involvere scripta latebris ?
Ne pateant animi sensa, tacere potes. (Ste. Marthe.)

Qui aut tempusquid postulat non videt, aut plura loquitur, aut se ostentat, aut eorum quibus cùm est rationem non habet, is ineptus esse dicitur. (Tullius.)

Verborum imprimis tenebras fuge, nubilaque atra. (Hyer., Vid. Art. poët., lib. 3.)

[27] (a) Næ iste magno conatu magnas nugas dixerit ! (Terent., Heaut., art. 4.)

[28] (a) Grandis et, ut ità dicam, pudica oratio non est maculosa, non turgida, sed naturali pulchritudine exurgit. (Pel.)

Projicit ampullas et sesquipedalia verba. (Pers.)

[29] (a) Omnia, quæ nùnc vetustissima creduntur, nova fuere... Inveterascet hoc quoque ; et quod hodiè exemplis tutamur, inter exempla erit. (Tacit., Annal. 11, 24.)

[30] (a) Si l’analogie est pour je vas, je peux ; l’usage est pour je vais, je puis. (Note de l’éditeur.)

[31] (b) Consuetudo verò certissima loquendi magistra : utendumque planè sermone, ut nummo, cui publica forma est. (Quint., lib. 1, cap. 4.)

[32] (a) Cur non ut plenus vitæ conviva recedis ? (Lucret., lib. 3.)

[33] (b)

........................ Si fortè necesse est,
Fingere cinctutis non exaudita Cethegis
Continget, dabiturque licentia sumpta pudenter. (Horat., art. poet. 48.)

[34] (a) L’empereur Charles-Quint caractérisait les principales langues modernes en disant, qu’il faut parler espagnol à Dieu, italien à sa maîtresse, français à son ami, anglais aux oiseaux, allemand aux chevaux. Un autre les a caractérisées de cette manière : Hispani latrant, Germani boant, Itali caprisant, Angli sibilant, Galli cantant.

[35] (a) In dicendo vitium vel maximum esse à vulgari genere orationis, atque à consuetudine communi abhorrere. (Cic. lib. 1, de Orat., n. 12.)

[36] (a) In vitium ducit culpæ fuga, si caret arte. (Horat., Art. poët.)

[37] (a) Verba à vetustate repetita, non solùm magnos assertores habent, sed etiàm afferunt orationi majestatem aliquam, non sine delectatione. Nam et auctoritatem antiquitatis habent, et, quia intermissa sunt, gratiam novitati similem parant. Sed opus est modo, ut neque crebra sint hæc, neque manifesta, quia nihil est odiosius affectatione. (Quint., lib. 1, cap. 4.)

[38] (a) A quo asteriscus (stellula) est derivatus. (Isidor.)

[39] (a)

Monstrum horrendum, ingens ; cui quot sunt corpore plumæ
Tot vigiles oculi subter, (mirabile dictu !) (Virgil.)

Æneas (neque enim patrius consistere mentem
Passus amor) rapidum ad naves præmittit Achatem. (Æneid., 1, 643.)

Ardebant, ipsique suos jam morte sub ægrâ
(Dî meliora piis, erroremque hostibus illum !)
Discissos nudis laniabant dentibus artus. (Georg., 3, 512.)

[40] (a) Mea mihi conscientia pluris est quàm omnium sermo. (Cicer.)

[41] (a) Majus est, certèque gratius, prodesse hominibus, quàm opes magnas habere. (Tul., de Nat. Deor. c. 25.)

Difficilis, facilis, jucundus, acerbus es idem,
Nec tecum possum vivere, nec sine te. (Mart., epig. 47.)

Adulatio, malum perpetuum regum, non deerat. (Quint.-Curt.)

[42] (a) Curæ leves loquuntur ; ingentes stupent. (Senec.)

Soglion le cure lievi esser loquaci ;
      Ma stupide la grandi. (Métas., Artas., at. 3.)

Piccolo è i duol, quando permette il pianto. (Ibid.)

[43] (a) Tel que, lorsque, cacophonie désagréable.

[44] (a) Quos ego.... Sed motos præstat componere fluctus. (Æneid., 1.)

Par la mort.... il n’acheva pas,
Car il avait l’âme trop bonne :
Allez, dit-il, je vous pardonne ;
Une autre fois n’y venez pas. (Scarron.)

[45] (a) Es auro splendidus ? Fortuna te in istum extulit gradum. Es dives ? Id iniqua est potentia temporis. Es insolens ? Id insipientiæ est fremitus. At sapiens es ? Hoc deorum munus est. (Sotades.)

En quid ago ? rursùsne procos irrisa priores
Experiar ? nomadumque petam connubia supplex,
Quos ego sim totiès jàm dedignata maritos ? (Æneid., lib. 4.)

[46] (a) O vitæ philosophia dux ! ô virtutum indagatrix, expultrixque vitiorum ! Unus dies benè et ex præceptis tuis actus peccanti immortalitati est anteponendus ! (Cicero.)