Springe direkt zu Inhalt

Section première

 

Table des matières

Grammaire générale

 

 

 

Section première. Analyse de la pensée

Chap. I. Des sensations

Chap. II. De l'entendement

Chap. III. De la volonté

Conclusion

Section seconde

Du langage d'action

1ière partie. Grammaire élémentaire

Chap. I-III

Chap. IV

2ième partie. De la syntaxe

Chap. I

Chap. II

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

|9

 

 

SECTION PREMIÈRE.

ANALYSE DE LA PENSÉE.

 

                  Illi mors gravis
Incubat, qui, notus nimis omnibus,
Ignotus moritur sibi. (Seneca.)

Nous avons de plus un autre moyen de plaisir, c’est d’exercer notre esprit, dont l’appétit est de savoir. Cette source de plaisir serait la plus abondante et la plus pure, si nos passions, en s’opposant à son cours, ne venaient à la troubler : elles détournent l’âme de toute contemplation : dès qu’elles ont pris le dessus, la raison est dans le silence, ou du moins elle n’élève plus qu’une voix faible et souvent importune. (Buf. Hist. nat. tom. 7 et 12.)

Pensée ; ce que c’est.

 

15. Sous le nom générique de pensée on comprend toutes les opérations de l’âme : or, ces opérations peuvent être rangées en deux classes, non pas relativement à l’âme qui est toujours la même dans toutes ces opérations, mais par rapport au but qu’elle se propose. Les unes, telles que la perception, l’attention, les idées, la comparaison, le jugement, l’imagination, la mémoire, la réflexion, le raisonnement, ont |10 pour but immédiat la connaissance des choses et la recherche de la vérité ; sont les opérations de l’âme considérée comme substance intelligente, et appartiennent plus particulièrement à l’entendement. Les autres, telles que le besoin, le désir, les affections, l’espérance, les passions, la volonté proprement dite, ont pour but immédiat de rechercher ce qui nous convient et d’éviter ce qui pourrait nous nuire ; sont les opérations de l’âme considérée comme capable de délibérer, de se déterminer et de préférer une chose à une autre, et appartiennent plus spécialement à la volonté. Mais ces deux classes d’opérations, toutes comprises sous le nom de pensée, ont pour base et pour source commune les sensations ; ainsi, pour analyser complètement la pensée, il faut considérer successivement et séparément les sensations, les opérations de l’entendement, et les affections de la volonté.

 

|11

 

 

CHAPITRE PREMIER.

DES SENSATIONS.

 

Ipsi de se credendum est, et iis quæ cognitioni nostræ de se tribuit obsequendum. (S. Hilar.)

Qui negant quidquam posse comprehendi, hæc ipsa eripiunt vel instrumenta, vel ornamenta vitæ, vel potiùs etiàm totam vitam evertunt funditùs. (Cic. acad. quæst. lib. 4.)

En quoi con­sistent les sen­sations.

 

16. Toutes les impressions produites dans notre âme, à l’occasion des objets extérieurs, se nomment sensations. Je plonge ma main dans de l’eau bouillante, j’éprouve un sentiment de douleur, qui est une sensation. Après un long sommeil, j’ouvre les yeux, j’aperçois la lumière du soleil, j’ai la sensation de la lumière ; je jette les yeux sur la campagne, et j’ai une foule de sensations occasionnées par la diversité des objets, par leurs formes et par leurs couleurs variées. Il y a donc deux choses distinctes dans chaque sensation ; l’impression produite dans les organes de notre corps, et l’impression produite dans notre âme.

Considérées dans les or­ganes.

 

 

17. Les sensations, considérées dans les organes de notre corps, ne sont qu’un mouvement, qu’un ébranlement produit dans |12 les fibres qui constituent ces organes, qui sont au nombre de cinq : celui de la vue, celui de l’ouïe, celui de l’odorat, celui du goût, et celui du toucher : on les appelle d’un nom commun les sens.

 

 

 

 

DES SENS.

 

Ce sont autant de sentinelles qui nous avertissent de nos besoins et qui veillent à notre conservation. (Le Cat.)

Objet et va­ri­été des sens.

 

18. Les sens nous mettent en correspondance avec tout ce qui n’est pas nous, ils établissent la communication entre nous et le reste de l’univers : ce sont autant de portes qui nous sont ouvertes pour faciliter notre commerce avec les autres êtres, et autant de moyens que nous avons pour jouir du monde où nous sommes placés. Or, pour notre bien-être, ces moyens doivent être aussi différens qu’il y a d’objets divers qu’il nous importe d’apercevoir : de là ces différens organes destinés à donner à l’âme des avertissemens relativement à l’état des choses extérieures, à leur proximité, à leurs couleurs, à leurs formes et à toutes les autres qualités qui peuvent nous intéresser en elles ; et ces organes sont les seuls canaux par où la |13 connaissance des objets extérieurs peut s’introduire dans notre âme, les seuls leviers, si l’on peut s’exprimer ainsi, à l’aide desquels ces objets puissent agir sur nous, en produisant, dans tel ou tel organe, un ébranlement, un mouvement à l’occasion duquel se produit une sensation dans notre âme. Considérons ces organes en eux-mêmes, et voyons comment les corps peuvent agir sur chacun.

La vue.

 

19. L’œil est l’expansion du nerf optique, ou plutôt l’épanouissement d’un faisceau de nerfs, et doit être l’organe le plus délicat, le plus susceptible d’ébranlement, comme étant plus exposé qu’aucun autre nerf à l’extérieur de notre corps, et n’ayant point d’enveloppe grossière qui puisse émousser sa sensibilité : les parties les plus menues, les plus déliées de la matière, telles que sont celles de la lumière, suffiront donc pour l’ébranler, tandis que des parties plus grossières la détruiraient facilement ; et il nous mettra par conséquent en correspondance avec les substances les plus éloignées, pourvu qu’elles soient lumineuses, ou capables de réfléchir la lumière.

L’ouïe.

 

20. L’oreille n’est pas placée à l’extérieur autant que l’œil ; elle n’a pas un aussi grand |14 épanouissement de nerf ; elle n’a pas le même degré de sensibilité ; les rayons de la lumière ne l’affectent pas, ne l’ébranlent pas, parce que les nerfs y sont trop enveloppés et trop peu délicats ; mais elle est affectée par des parties plus grosses que celles de la lumière, par celles qui forment le son ; elle établit ainsi la communication entre nous et les corps sonores, pourvu qu’ils ne soient pas à une trop grande distance.

L’odorat.

 

21. La membrane qui tapisse l’intérieur du nez, et qui est le siége de l’odorat, est encore moins fournie de nerfs que le tympan qui est le siége de l’ouïe ; les molécules de la matière propres à y exciter des vibrations doivent par conséquent être plus grosses et moins éloignées : telles sont les particules odorantes qui s’exhalent des corps et surnagent dans l’air, jusqu’à ce qu’elles soient introduites dans les narines.

Le goût.

 

22. Les particules odorantes, quoique plus grosses que les globules de la lumière et que les molécules de l’air, véhicule du son, ne le sont pas assez pour affecter sensiblement les papilles nerveuses répandues sur le palais et sur la langue, organe du goût ; les nerfs sont ici encore moins nombreux |15 et moins délicats, et il faut des molécules plus fortes pour les agiter. Il y a plus : la vue, l’ouïe et l’odorat sont affectés par les simples émanations plus ou moins subtiles qui s’échappent de corps plus ou moins éloignés ; le goût ne peut être affecté que par le contact immédiat de la substance que l’on veut savourer.

Le tact.

 

 

23. Il en est de même du tact, dont le siége est sur toute la surface de la peau ; les nerfs y sont recouverts et très-légèrement parsemés ; et il faut de très-grosses parties de matières, des corps solides, pour les ébranler et les affecter d’une manière sensible, surtout si la peau a acquis plus de consistance et de dureté par l’effet du travail ou par un accident quelconque.

24. Il résulte de ce que nous venons de dire, que tous les sens externes ne sont que des membranes nerveuses, différemment placées, plus ou moins étendues, plus ou moins susceptibles d’être ébranlées ; et que la différence qui est entr’eux ne vient que de la position plus ou moins extérieure des nerfs, de leur quantité, de leur délicatesse, et de leur sensibilité plus ou moins vive, plus ou moins facile à émouvoir.

 

|16

 

 

DES SENSATIONS CONSIDÉRÉES DANS L'AME.

 

......................Intùs........
Nascuntur. (Pers. Sat. 5.)

Alii putaverunt sciri posse omnia; hi sapientes utique non fuerunt. Alii nihil : ne hi quidèm sapientes fuerunt : illi, quia plùs homini dederunt ; hi, quia minùs. (Lact. de fals. sapi.)

L’âme seule éprouve des sen­sations.

 

25. Les sensations considérées dans l’âme sont les impressions variées que l’âme reçoit, à l’occasion du mouvement produit par les objets extérieurs dans quelqu’un des sens externes. Il n’y a qu’un seul centre pour toutes ces impressions, qu’une seule substance susceptible de toutes ces affections ; et quelque diversité qu’il y ait dans nos organes et dans la manière dont ils peuvent être ébranlés, c’est toujours l’âme qui voit par les yeux, qui entend par les oreilles, qui flaire par le nez, qui savoure par le palais et par la langue, et qui touche par toutes les parties du corps. C’est elle qui retient les sensations qu’elle a éprouvées, qui les modifie souvent, qui se les rappelle à volonté, et qui a le pouvoir de les comparer, ainsi que nous le verrons dans la suite. C’est, pour me servir de cette comparaison, l’araignée placée |17 au centre de sa toile qui est avertie à propos de ce qui se passe alentour par l’ébranlement des différens fils qui, de divers points de la circonférence, aboutissent au centre, et qui, d’après ces avertissemens, se détermine et prend le parti qui lui convient.

Le rapport entre l’ébran­le­ment des or­ganes et les sen­sations n’est pas connu.

 

26. Nous ne rechercherons point comment l’âme reçoit une impression à l’occasion d’un mouvement produit dans les organes. L’analyse la plus déliée ne peut nous donner là-dessus aucune connaissance, ni même nous faire entrevoir un rapport quelconque entre un mouvement produit dans une portion de la matière et une modification d’une substance spirituelle, ou entre l’ébranlement produit dans un de nos organes et la sensation qui en résulte. D’ailleurs cette connaissance, si nous pouvions l’acquérir, serait inutile pour notre objet : il nous suffit de savoir que l’âme éprouve des sensations à l’occasion des impressions des objets extérieurs sur les organes du corps, quelle que soit d’ailleurs la correspondance entre ces deux choses : et c’est là un fait que personne ne peut révoquer en doute ; c’est pour chacun de nous une vérité démontrée par l’évidence de sentiment (12, 56), et confirmée par des expériences journalières.

|18 27. Nous ne chercherons pas non plus à savoir si l’âme a le sentiment, la conscience, la perception de toutes ses sensations, ou s’il en est quelques-unes qui lui échappent et dont elle n’a aucune connaissance, soit à cause de leur peu d’intensité, soit pour d’autres raisons. Quelque parti que l’on prenne à cet égard, pour faire l’analyse exacte de la pensée, nous ne devons parler que des sensations dont l’âme a la conscience ; et c’est de celles-là seules que nous parlerons au chapitre suivant, sous le nom de perceptions.

Sensations na­turellement dis­tribuées en cinq classes.

 

28. Les sensations peuvent être distribuées en cinq classes différentes, relativement aux cinq organes par où elles pénètrent dans notre âme. Les sensations de la vue sont la lumière et ses différens degrés, les diverses couleurs et toutes leurs nuances : l’oreille seule nous donne la connaissance des sons ; par le nez, nous acquérons les sensations des odeurs agréables ou fétides, douces ou fortes ; le goût nous procure les sensations des saveurs ; et le tact, le plus étendu quoique le plus obtus de nos sens, nous fait distinguer les formes, l’aspérité ou le poli des surfaces, la mollesse ou la dureté, la fluidité ou la solidité des corps. Les sensations de chacune |19 de ces cinq classes ne peuvent être occasionnées que par l’organe particulièrement affecté à chacune : l’œil n’est pas plus capable d’entendre, que l’oreille n’est capable de voir ; d’où il suit que tel homme qui manquerait d’un de ces cinq organes, ne saurait avoir les sensations dont cet organe est l’introducteur exclusif, et qu’un aveugle de naissance ne peut pas plus connaître les couleurs, qu’un sourd-né ne peut connaître les sons. De là vient que les sourds de naissance sont muets ; parce que, n’ayant jamais pu entendre le langage de leurs semblables, qui n’est composé que de sons et d’articulations, ils n’ont pu imiter une chose dont ils ne pouvaient avoir aucune connaissance.

L’addition d’un sixième sens aug­men­terait le nom­bre de nos sensa­tions.

 

29. Par la même raison, si nous avions quelque sens de plus, nous aurions un plus grand nombre de sensations. Mais peut-être que s’ils avaient été plus multipliés, ils se seraient embarrassés mutuellement, ou que la curiosité inquiète qu’ils nous auraient inspirée, nous eût causé plus d’agitation et d’inquiétude que de plaisir réel. « Le bonheur de l’homme, dit Pope, si l’orgueil ne nous empêchait pas de l’avouer, n’est pas de penser ou d’agir au-delà de |20 l’homme même, d’avoir des puissances de corps et d’esprit au-delà de ce qui convient à sa nature et à son état. Pourquoi l’homme n’a-t-il pas un œil microscopique ? C’est par cette raison bien simple, que l’homme n’est point une mouche. Et quel en serait l’usage, si l’homme pouvait considérer un ciron, et que sa vue ne pût s’étendre jusqu’aux cieux ? Quel serait celui d’un toucher plus délicat, si, trop sensible et toujours tremblant, les douleurs et les agonies s’introduisaient par chaque pore (a) [1] ? d’un odorat plus vif, si les parties volatiles d’une rose, par leurs vibrations dans le cerveau, nous faisaient mourir de peines aromatiques ?…. Qui peut ne pas reconnaître la bonté et la sagesse de la providence également et dans ce qu’elle donne et dans ce qu’elle refuse ? »

 

|21


 

CHAPITRE II.

DE L’ENTENDEMENT.

 

Discite, vos miseri, et causas cognoscite rerum ;
Quid sumus aut quidnam victuri gignimur, ordo
Quis datus. (Pers. Sat. 3.)

Manière d’é­tendre et de déve­lopper son en­tendement.

 

30. L’entendement, faible dans les commencemens, et presque sans exercice, a besoin de s’étendre, de croître et de se fortifier : il a dans les organes mêmes des sensations tout ce qui peut lui faire prendre des forces et de l’accroissement, s’il sait en user ; et il ne lui faut plus que de la nourriture et de l’action. Les connaissances sont sa nourriture naturelle, et son action consiste dans l’exercice de ses propres facultés ; mais si, au défaut de connaissances utiles, d’idées saines, de notions exactes et vraies, il ne se repaît que d’idées vagues, d’opinions futiles, de préjugés ridicules, ou d’erreurs funestes, au lieu de croître et de se fortifier, il tombera dans la faiblesse et dans la langueur, comme un animal qui ne prendrait pas assez d’alimens, ou qui n’en prendrait que de malsains et d’empoisonnés. Cette faiblesse même le rendra incapable d’action, hors d’état d’exercer et |22 de diriger ses facultés ; il ne sera mû que par des impressions adventices, il sera le jouet de toutes ses sensations, et se livrera sans choix, sans discernement, sans liberté, à tout ce que le hasard ou les circonstances lui présenteront. Pour éviter cette dégradation avilissante de notre entendement, tâchons d’acquérir des connaissances qui puissent être un aliment sain pour la pensée, étudions les facultés de l’entendement dont les forces ne peuvent être développées que par l’exercice ; et lorsque nous aurons une connaissance exacte des opérations de l’entendement, nous pourrons les diriger avec plus de fruit et de succès, et les exercer avec plus d’avantage et de confiance.

 

 

 

 

§. I.er DES PERCEPTIONS.

 

Quod autèm cum suavitate perceperis, id infusum semèl præcordiis non consuevit elabi. (S. Ambr.)

Perception ; première opé­ration de l’en­tendement.

 

31. Ce serait inutilement que les objets extérieurs agiraient sur nos sens, si l’âme n’en était pas avertie, si elle n’en prenait pas connaissance, si, à l’occasion d’un ébranlement dans un organe, il ne se produisait pas dans l’âme une impression dont elle a |23 la conscience : c’est cette impression aperçue par l’âme, qu’on nomme perception. Pour en avoir une idée claire, il suffit à chacun de réfléchir sur ce qu’il éprouve lorsqu’il est affecté de quelque sensation (15, 24). Ainsi le premier et le moindre degré de connaissance, c’est d’apercevoir ; et la perception est la première opération de l’entendement.

Toutes nos con­naissances viennent des sens.

 

32. Puisque cette première opération de l’entendement se rapporte également aux impressions faites par les objets extérieurs sur chacun de nos cinq sens, il est facile de voir que ce premier degré de connaissance doit avoir plus ou moins d’étendue dans les différens individus, selon qu’ils sont organisés pour recevoir plus ou moins de sensations diverses. Supposez un homme privé de la vue, il ne pourra avoir aucune connaissance des couleurs et de leurs nuances, de la lumière et de ses différens phénomènes (28) : supposez-le sourd de naissance, il ne pourra connaître ni les sons, ni tout ce qui leur est relatif ; privez-le ainsi successivement de tous les sens, et vous verrez qu’il ne saurait recevoir aucune connaissance. Prenez une méthode contraire : supposez un individu, qui ait un, deux, |24 plusieurs sens de plus que nous ; quelle multitude de perceptions que nous ne soupçonnons pas, et quelle variété de connaissances auxquelles nous ne pouvons atteindre, et sur lesquelles nous ne pouvons même former des conjectures ! Les sens sont donc les seules avenues par où les connaissances peuvent s’introduire dans notre âme.

Leur étendue et leur variété pro­portionnées à la perfection des or­ganes.

 

33. La perfection des organes contribue aussi à l’étendue et à la variété des connaissances. Les animaux les plus industrieux et les plus adroits sont ceux qui ont le tact le plus délicat ; et ceux qui sont enveloppés de croûtes épaisses ou d’écailles, ou qui n’ont pas un nombre suffisant d’articulations, et qui manquent par conséquent de souplesse, sont toujours plus stupides et plus grossiers. Quels avantages l’éléphant ne tire-t-il pas de la souplesse de sa trompe ; le chien, de la perfection de son odorat ; l’oiseau en général, de la subtilité de sa vue ! L’oiseau de proie, du plus haut des airs, aperçoit un reptile tapi à côté d’une motte de terre ; et l’hirondelle s’élève jusqu’aux nues pour distinguer, à une grande distance la fenêtre où elle a collé son nid. Plus les organes sont délicats, parfaits et suscep- |25 tibles du plus léger ébranlement, plus ils se prêtent aux impressions mêmes les plus faibles des objets ; et conséquemment ils transmettent une foule de sensations, inconnues à ceux dont les organes plus grossiers ne peuvent être ébranlés que par de fortes impulsions ; ceux-ci n’auront donc pas une multitude de perceptions familières à ceux-là, et leurs connaissances dans le même genre seront moins étendues et moins variées.

Perceptions oubliées.

 

 

34. Aussi oublions-nous un grand nombre de perceptions aussitôt que nous les avons eues, à cause du peu d’impression qu’elles ont faite dans l’âme, ou du peu d’attention que l’âme y a donnée. Il nous arrive tous les jours de lire, ou d’écrire, sans croire avoir la perception des lettres de chaque mot ; et néanmoins sans la perception des lettres, nous n’aurions pas celle des mots, et sans celle des mots nous ne connaîtrions pas les idées ; nous ne pourrions donc ni lire, ni écrire avec intelligence.

Au milieu d’une assemblée nombreuse, où une multitude d’objets excite notre curiosité et attire nos regards, l’âme reçoit une foule de perceptions : les décorations du lieu, la richesse des habits, l’élégance |26 de la parure, la multitude des physionomies diverses, les gestes, les mouvemens, tout agit sur nos sens et nous procure autant de sensations réelles, quoique confuses. Mais si la voix d’un magistrat respectable par ses vertus développe à la tribune les grandes destinées de la république, notre âme tout entière à ces nouvelles perceptions qui l’intéressent davantage, s’y livre plus volontiers ; elle commence peu à peu par être moins affectée par les autres, et la conscience en diminue insensiblement au point que, quand nous revenons à nous, nous ne nous souvenons pas d’en avoir pris connaissance.

Idée de la suc­cession des temps fondée sur la suc­cession des per­ceptions.

 

 

35. Chacun peut donc se convaincre par sa propre expérience qu’il y a des perceptions dont on ne garde aucun souvenir. Cette expérience nous met à même d’expliquer pourquoi, dans certaines occasions, le temps nous paraît s’écouler avec une étonnante rapidité : c’est lorsque nous avons oublié la plus grande partie des perceptions qui se sont succédées dans notre entendement. Selon la doctrine de Locke, nous ne nous formons une idée de la succession du temps, que par la succession de nos pensées ; or nos perceptions sont comme si elles n’avaient pas existé, lorsqu’elles sont |27 entièrement oubliées ; la succession de ces perceptions est donc autant de retranché de celle du temps ; en sorte qu’une durée considérable doit nous paraître s’être écoulée comme un instant.

Si les objets qui nous environnent agissent sur nos sens avec des forces à peu près égales, les perceptions qu’ils produisent en nous ont à peu près le même degré de vivacité ; et si notre âme ne cherche pas à en démêler une entre les autres, si elle n’y fixe pas son attention, nous les oublierons toutes avec la même facilité ; et il nous semblera que, durant tout cet intervalle, notre âme a été comme engourdie sans s’occuper de rien. Si l’on se trouvait dans un état semblable pendant des jours, des mois, des années, on ne se rappellerait tout ce temps-là que comme un instant, lorsque notre âme serait réveillée par quelque sensation vive.

Souvenir des perceptions vives.

 

36. Il est donc des perceptions que l’on oublie facilement ; il en est d’autres dont le souvenir se conserve. On se souvient de celles qui ont attiré notre attention par leur rapport plus intime avec notre tempérament, avec nos passions et notre état, de celles qui ont répandu une lumière plus vive dans notre |28 entendement, ou qui nous ont causé plus de plaisir parce qu’elles nous ont affecté avec plus de force et que nous en avons eu une conscience plus vive.

Ce souvenir nous prouve l’iden­tité de notre individu.

 

37. C’est même ce souvenir des perceptions que nous avons eues, qui peut seul nous convaincre de l’identité de notre individu aux époques successives de notre existence. Les perceptions vives que nous avons se lient naturellement avec le sentiment de notre existence et avec tout ce qui peut y avoir quelque rapport. Ainsi, lorsque certaines perceptions se répètent, la conscience que nous en avons, outre qu’elle nous assure de leur existence actuelle, nous avertit encore souvent que nous les avons déjà eues ; en sorte que nous les reconnaissons comme affectant et ayant affecté, à différentes époques, le même être, qui est constamment le même nous. Sans cela, chaque instant de notre existence nous paraîtrait en être le premier, puisque chaque perception nous paraîtrait être la première et conséquemment la seule que nous ayons éprouvée. Il est bien facile de voir que, s’il n’y avait aucune liaison entre les perceptions que nous avons éprouvées antérieurement et celles que nous éprouvons dans ce moment, il nous serait |29 absolument impossible de reconnaître que ce qui nous arrive aujourd’hui, soit arrivé autrefois au même individu, au même nous ; et que conséquemment le sentiment de la continuité de notre existence serait détruit. Suspendez, ou détruisez cette liaison pendant quelques heures, pendant un jour, et vous allez recommencer une nouvelle vie, comme si vous aviez bu des eaux du Léthé ; vous croirez commencer à exister seulement au moment où cette liaison recommencera, et rien au monde ne pourrait vous convaincre que le vous de la veille fût le vous d’aujourd’hui.

Réminiscence.

 

 

38. L’opération par laquelle, lorsque nous avons une perception, nous nous souvenons de l’avoir eue autrefois, est, comme l’on voit, bien distincte de la perception elle-même, puisqu’il est évident que nous pourrions avoir la perception indépendamment de ce souvenir : nous appellerons cette nouvelle opération de l’entendement réminiscence. La réminiscence est donc un effet de la liaison qui se trouve entre nos perceptions successives (35, 36) : nous verrons dans la suite d’autres effets de cette même liaison (1164, 1174).

Origine de la mémoire et de l’imagination.

 

39. On peut considérer la réminiscence sous un double point de vue, comme pro- |30 duisant deux effets bien distincts : car, ou elle se borne à nous avertir simplement que la perception que nous avons dans ce moment nous l’avons eue autrefois, et à nous convaincre par-là de l’identité de notre individu (36) : alors c’est la réminiscence proprement dite (37) ; ou elle nous fait reconnaître les perceptions elles-mêmes qui se répètent dans notre entendement, et alors c’est la mémoire ou l’imagination, selon les cas, comme nous le verrons plus en détail dans les paragraphes suivans. Ces deux points de vue sont bien distincts.

Récapitulation.

 

40. Nous avons développé avec quelque détail l’analyse des perceptions, parce que la perception étant le premier degré de connaissance, la première opération de notre entendement (30), si nous n’en avions pas une connaissance bien précise, si nous négligions de nous en former une notion bien exacte, il nous serait impossible d’analyser les autres opérations de l’entendement avec quelque degré de clarté et d’exactitude ; et qu’ayant commencé par des notions vagues et mal déterminées, nous ne pourrions, dans la suite de nos recherches, qu’errer dans un vague indéterminé et nous égarer au milieu des ténèbres, de la confusion et |31 de l’obscurité. Raffermissons donc nos pas en nous entourant des lumières que déjà nous avons acquises, et recueillons avec soin les notions qui sont le résultat de nos recherches jusqu’à présent.

Les sensations considérées dans nos organes ne sont qu’un effet purement physique, un mouvement, une impulsion de la matière, soit que l’ébranlement des fibres des organes et de celles du cerveau soit occasionné par les esprits animaux (a) [2], ou par toute autre cause matérielle ; ce qui est absolument indifférent pour notre objet (16, 23) : jusque-là, tout est physique, tout est matériel. Les sensations considérées dans notre âme sont des impressions produites dans cette substance spirituelle, à l’occasion des impressions physiques produites dans nos sens par les objets extérieurs (24) ; nous ignorons comment ces impressions sont produites dans l’âme, et nous jugeons inutile pour notre objet de déterminer par qui elles le sont (25) ; ces sensations sont certaines pour chacun par l’évidence de sentiment, et cela nous suffit. Si l’âme ne prenait pas connaissance |32 de ces impressions, elles seraient pour elle comme si elles n’existaient pas ; le premier acte, la première opération de notre entendement est donc la perception (30). De cette première opération naissent successivement toutes les autres : si donc la conscience d’une perception est si vive, qu’il nous semble n’en avoir pas d’autres en même temps, c’est l’attention (33) ; si à cette conscience se joint le souvenir d’avoir eu la même perception, c’est la réminiscence (37) ; si nous reconnaissons les perceptions elles-mêmes qui se répètent dans notre entendement, c’est ou la mémoire, ou l’imagination (38), selon qu’on ne conserve que le nom ou les circonstances d’un objet absent, ou qu’on en conserve en même temps la perception et l’image, comme s’il était présent.

 

 

41. Ainsi la conscience se contente de dire à l’âme, voilà une perception ; ce n’est qu’un simple avertissement de ce qui se passe chez elle : l’attention lui dit, voilà une perception qui paraît être la seule que vous ayez ; c’est une preuve que cette perception est plus vive que toutes celles qui y sont en même temps : la réminiscence, je vous avertis que vous avez déjà eu cette même perception ; la conséquence est que l’individu qui |33 l’éprouve actuellement est le même que celui qui l’aurait déjà éprouvée : la mémoire, voilà le nom ou les circonstances de telle perception que vous avez eue autrefois ; c’est un moyen de se rappeler les objets absens : l’imagination ajoute, voilà l’objet de telle perception que vous avez eue, avec sa véritable image et tous les mêmes effets ; et c’est le moyen d’avoir la perception des objets absens, de la même manière que s’ils étaient présens.

Nécessité de reconnaître les nuances qui distinguent les opérations de l’entendement.

 

42. Il est important de bien reconnaître les nuances qui distinguent ces différentes opérations de notre entendement. Accoutumons-nous à cette précision rigoureuse dès les premiers pas, et notre marche n’en sera que plus libre, plus rapide et plus assurée. Nous regretterions que ces nuances parussent trop légères, ou trop subtiles, ou tout à fait indifférentes : nous les croyons absolument nécessaires ; car, en les négligeant, nous nous exposerions infailliblement à des faux résultats, comme on s’expose à de faux calculs en confondant les opérations diverses, ou en négligeant quelques fractions.

 

|34

 

 

§. II. DE L’ATTENTION.

 

Stultitiæ proprium quis non dixerit ignavè et contumaciter facere quæ facienda sunt, et aliò corpus impellere, aliò animum, distrahique inter diversissimos motus ? (Senec. Epis. 74.)

Il y a bien de la force dans un esprit qui n’est pas maîtrisé par les impressions du dehors, même les plus légères. (Fontenel.)

L’attention ; ce que c’est.

 

43. Lorsque nous avons une foule de perceptions à la fois, nous n’en avons qu’une connaissance vague, confuse, indéterminée, parce que nous n’en démêlons aucune en particulier. Mais si nous nous fixons particulièrement à l’une d’elles, si nous la remarquons avec plus de soin, ou avec plus de plaisir que les autres, alors notre âme est moins affectée par celles-ci, et la conscience en diminue insensiblement, de manière qu’il semble que nous n’ayons la conscience que d’une seule (33) ; alors nous faisons attention à cette dernière.

De la part du corps et de la part de l’âme.

 

44. L’attention suppose donc de la part du corps la direction des sens, ou des organes sur un objet ; et de la part de l’entendement, c’est la sensation que cet objet fait sur nous, et la perception vive, supérieure à toutes les autres, que nous en avons |35 et que nous remarquons particulièrement. La direction des sens et des organes, lorsque l’objet est sensible et présent, n’est pas l’attention ; elle n’en est que la cause, ou, pour mieux dire, c’est un des moyens de la faire naître. L’attention ne se trouve que dans l’âme, elle est une opération de l’entendement (39, 40), et elle n’est qu’une perception, qui, par sa vivacité, fait rapidement oublier toutes celles qui sont simultanément dans notre âme. Elle peut se porter ou sur un objet entier, ou sur une partie, ou seulement sur une qualité ; et c’est ainsi qu’on dirige successivement son attention, lorsqu’on fait l’analyse d’un objet : mais, dans tous les cas, elle n’est jamais qu’une sensation vive, qu’une perception qui se fait remarquer au préjudice des autres, qu’elle fait disparaître.

Attention don­née aux objets ab­sens.

 

45. Mais si l’attention donnée à un objet présent n’est qu’une perception plus forte, plus vive que nous en avons, que sera donc l’attention donnée à un objet absent ? Un objet absent ne peut être rappelé que par la mémoire ou par l’imagination (39, 40), deux autres opérations de l’entendement, qui, en pareil cas, sont, pour ainsi dire les pourvoyeuses de l’attention : c’est |36 toujours alors le souvenir du nom ou des circonstances de cet objet absent, ou sa propre image reproduite par l’imagination ; et ce souvenir doit être assez vif pour se faire remarquer et pour solliciter notre attention ; il n’est donc lui-même qu’une perception plus ou moins distincte.

Susceptible d’être perfec­tionnée.

 

46. L’attention, comme toutes nos autres facultés, est susceptible d’être perfectionnée par l’habitude et par un exercice réglé ; et alors on en tire un parti qui paraît incroyable à ceux, qui, se livrant à tous les objets sans choix et sans suite, n’ont jamais employé leurs efforts à se perfectionner. Archimède, profondément occupé d’un problème, n’entendit ni le bruit des armes, ni les cris des combattans, ni les gémissemens des mourans, ni le fracas des murs de sa patrie tombant en ruines ; et apercevant à peine le soldat furieux qui s’approchait de lui, il lui demanda seulement, sans se distraire de son objet, de ne pas déranger ses figures : Jules-César dictait sept lettres différentes à la fois, ou bien il en écrivait une et en dictait quatre autres sans désordre et sans confusion ; et Montmort travaillait aux problèmes les plus intéressans, tandis que, dans la même |37 chambre on jouait du clavecin, ou que ses enfans couraient et faisaient du bruit ; et les problèmes étaient résolus. Tout le monde ne peut pas se rendre maître de son attention à ce degré ; mais, en général, nous nous défions trop de nos forces : nous commençons par flatter notre paresse naturelle, par croire que nous ne viendrons jamais à bout de telle chose ; et, dans cette prévention, nous négligeons les moyens qui auraient pu nous y conduire insensiblement et sûrement.

Moyens de la diriger et de la soutenir.

 

47. Voici quelques-uns de ces moyens. Si l’objet sur lequel nous voulons fixer notre attention est présent, il faut arrêter sur lui la vue, le regarder sous toutes les faces, le toucher dans tous les sens, en un mot diriger sur lui tous nos organes (43), et recommencer autant de fois que cela est nécessaire ou utile, en écoutant avec obstination tout ce qui serait capable de donner une autre direction à nos sens. S’il est absent, la main peut en retracer l’image à nos yeux, la mémoire peut rappeler ce que nous y avons remarqué, et l’imagination peut revêtir cette image de ses couleurs naturelles ; et de cette manière les sens, d’accord avec la mémoire et l’imagination, |38 peuvent déterminer l’attention sur cet objet, quoique absent. On se trompe donc lorsqu’on accuse généralement les sens d’être un obstacle à l’attention, puisqu’ils peuvent contribuer à nous rendre attentifs, comme ils contribuent quelquefois à nous distraire.

Causes des distractions.

 

 

 

Ces distractions ne viennent jamais que de quelque changement subit et inattendu qui se fait autour de nous. Si l’on se recueille dans l’obscurité, dans la solitude, dans le silence, le moindre rayon de lumière, le bruit le plus léger, détournent notre attention de son objet, pour l’attirer à eux. Si c’est, au contraire, au milieu du bruit et en plein jour qu’on fixe son attention sur un objet, la lumière n’a qu’à disparaître subitement, le bruit n’a qu’à cesser tout à coup, pour nous causer des distractions. C’est que nous lions naturellement les idées dont nous sommes occupés avec notre situation actuelle, et que, s’il survient des perceptions contraires à cette situation, perceptions qui sont toujours vives lorsqu’elles sont inopinées, l’ordre et le cours de nos idées sont nécessairement troublés et interrompus.

Tout dépend donc à cet égard de l’habitude que nous nous sommes faite. Si nous |39 sommes accoutumés à ne donner notre attention que lorsque nous jouissons du silence et du calme de la solitude, le bourdonnement d’une mouche suffira pour couper le fil de nos spéculations. Si nous savons former et entretenir la liaison de nos idées, quel que soit le bruit qui nous étourdit, quelles que soient les circonstances où nous nous trouvons ; si, toujours maîtres de notre attention, nous avons l’habitude de la diriger et de la forcer à notre gré, nous aurons la ténacité nécessaire pour méditer au milieu du tumulte, comme dans le calme du cabinet ; et, sans rechercher exclusivement ni la lumière, ni l’obscurité, ni le bruit, ni le silence, nous nous convaincrons par l’expérience que, lorsqu’il faut si peu de chose pour nous distraire, c’est que nous sommes peu accoutumés à réfléchir.

 

|40

 

 

§. III. DE LA MÉMOIRE.

 

Omnis disciplina memoriâ constat, frustràque docemur si quidquid audimus præterfluat. (Quintil.)

Cependant ma mémoire en a fait son asile,
Et tient dans un dépôt fidèle et précieux
Tout ce que m’ont appris mes oreilles, mes yeux :
Elle y peut à toute heure, et remettre et reprendre,
M’y garder mes trésors, exacte à me les rendre. (Louis Racine.)

La mémoire ; ce que c’est.

 

48. La mémoire est une opération de l’entendement par laquelle nous nous rappelons les noms, les figures ou les circonstances des perceptions passées (39, 40), sans réveiller ces perceptions elles-mêmes. Je me souviens d’avoir eu une vive douleur de colique ; je me rappelle le nom qu’on donne à cette incommodité, les circonstances où je l’ai eue, le lieu où j’ai souffert, les personnes qui m’ont soulagé ; mais je n’éprouve pas la douleur que j’éprouvais alors ; voilà les effets de la mémoire : si je réveillais le sentiment de cette douleur, en tout, ou en partie, ce ne serait plus la mémoire, ce serait l’imagination, dont nous parlerons dans le paragraphe suivant.

Est fondée sur la liaison des idées.

 

 

|41 49. Ces deux opérations de l’entendement sont l’effet de l’attention, et dépendent de la liaison des perceptions ou des idées (a) [3]. Lorsque plusieurs perceptions ont eu lieu en même temps, l’attention simultanée qu’elles ont excitée dans notre âme forme entr’elles une liaison naturelle, d’autant plus forte que les perceptions ont été plus vives et que notre attention a été plus sérieuse et plus long-temps continuée ; de manière que lorsqu’une de ces perceptions vient à se réveiller, celles qui ont été liées avec elle se réveillent également. Or les choses n’attirent notre attention que par le rapport qu’elles ont, ou qu’elles nous paraissent |42 avoir, à nos passions, à nos goûts, à nos inclinations, à nos besoins ; et il arrive de là que, réunissant avec la même attention les idées de nos besoins et celles des choses qui s’y rapportent, ces idées se trouvent liées les unes aux autres, parce que notre entendement les a toujours aperçues ensemble. Nos différens besoins dépendent aussi plus ou moins les uns des autres : de là une nouvelle liaison, non-seulement entre l’idée de chaque besoin et celle des choses qui s’y rapportent, mais encore entre les idées de nos besoins divers : et ces différentes liaisons d’idées sont la base de la mémoire et de l’imagination.

Effets et ori­gine de cette liaison.

 

 

50. Il nous semble que cette analyse est exacte et qu’elle nous fait reconnaître la véritable origine de l’imagination et de la mémoire. Avec un peu de réflexion, chacun peut se convaincre qu’il ne cherche à se ressouvenir d’une chose que par le rapport qu’elle a eu à certaines circonstances, et que cela lui est d’autant plus facile que ces circonstances ont été en plus grand nombre, parce qu’alors il est plus aisé de saisir la liaison de quelqu’une d’elles avec la chose qu’on veut se rappeler ; vu que ces circonstances ont été plus saillantes, parce que la |43 perception en a été plus vive et conséquemment la liaison plus forte. L’attention que nous donnons à un mot écrit ne réveille d’abord en nous que l’idée de la forme des lettres ; celle-ci rappelle la perception du son de chaque lettre, de chaque syllabe, et enfin du mot entier ; et le mot rappelle l’idée qu’il y est destiné à exprimer, parce que toutes ces perceptions ont été liées ensemble par une longue habitude. Tout cela se fait si rapidement et avec si peu d’effort et d’attention de notre part, que peu de personnes observent cette progression et se doutent de la cause secrète qui conduit leur entendement de la simple vue d’un mot à la connaissance de l’idée qu’il exprime. Cependant cette progression est réelle, elle est nécessaire, et elle s’arrête toujours au point où nous avons cessé de lier des idées ensemble.

 

 

Si, par exemple, le mot dont il s’agit appartenait à une langue qui nous fût inconnue, quelles seraient nos perceptions à la vue de ce mot ? Nous distinguerions la forme des lettres ; nous aurions la perception du son de chacune, d’après celui que nous avons lié à chaque lettre dans notre propre alphabet ; nous formerions de même les syllabes ; et enfin nous percevrions le son du mot entier, tel qu’il |44 l’aurait s[’]il appartenait à notre langue : mais nous ne saurions aller plus loin ; jamais ce mot ne réveillera en nous l’idée qu’il exprime chez les peuples qui parlent cette langue, parce que nous n’avons jamais lié aucune idée à ce signe. S’il était écrit en caractères qui nous fussent inconnus, nos perceptions seraient encore en plus petit nombre ; nous ne percevrions que la forme des caractères, et nous serions forcés de nous arrêter là, n’ayant jamais lié aucun son, aucune idée à ces signes.

 

 

A la vue d’un triangle, la plupart des hommes n’ont que l’idée d’un espace renfermé entre trois lignes, espace dont plusieurs ne connaissent pas même le nom : à la vue de la même figure, un géomètre va se rappeler, s’il veut, une foule d’idées, une foule de vérités ; il va récapituler toutes les propriétés du triangle et leurs démonstrations, parce qu’une attention continuée a lié toutes ces choses-là ensemble dans son entendement.

Elle est un moyen de fixer nos connais­sances.

 

51. La liaison des idées est donc la base de la mémoire et de l’imagination, et un moyen sûr de fixer nos connaissances. Nous y reviendrons dans la suite (1164, 1174). Observons, en attendant, qu’elle nous |45 conduit souvent à notre insu, et qu’elle dirige les opérations de notre entendement sans que nous nous en apercevions. Au milieu de la conversation la plus décousue, la plus sautillante, et où l’on changerait de sujet avec une rapidité extrême, un observateur attentif et de sang-froid, qui connaîtrait les caractères des interlocuteurs, saisirait facilement par quelle liaison d’idées on a passé d’une matière à une autre, et dans ces momens de rêverie, où nous nous abandonnons sans choix à toutes les idées qui se présentent ; où notre âme passive reçoit indifféremment toutes les impressions ; où l’entendement, loin de diriger ses propres opérations, se laisse aller au hasard et se complaît dans cette inactivité ; quelque éloignées, quelque contraires que paraissent les idées qui nous occupent successivement, il y a une liaison réelle qui nous a conduits imperceptiblement des unes aux autres, par les intermédiaires que nous pourrions reconnaître facilement, si nous revenions sur nos pas.

La mémoire est susceptible de per­fection.

 

 

52. Cette liaison n’a pas la même force et ne réunit pas une même quantité d’idées chez tous les individus : aussi la mémoire et l’imagination varient-elles beaucoup chez |46 les hommes. Cette différence peut venir du différent degré de sensibilité dans les organes ; mais souvent elle n’a pour cause que le défaut d’exercice et d’habitude ; et si nos organes sont peu propres à la liaison des idées, c’est que nous ne les avons pas assez exercés. En toute chose, un exercice continuel et bien réglé est un moyen de perfection ; et l’on serait étonné soi-même du parti que l’on peut tirer de ses différentes facultés, si l’on ne négligeait pas les moyens de les perfectionner. « La paresse semble offrir à tous, dit Buffon, des routes plus aisées et des biens plus solides : mais le dégoût la précède, et l’ennui la suit ; l’ennui, ce triste tyran de toutes les âmes, contre lequel la sagesse peut moins que la folie » (a) [4].

 

 

Cyrus savait le nom de tous ses soldats (b) [5]. Cynéas, le lendemain de son arrivée à Rome, salua tous les sénateurs et plusieurs plébéiens par leurs noms et leurs prénoms (c) [6]. Sénèque récitait de suite deux mille mots qu’il venait d’entendre, ou plus de deux cents vers tous |47 différens (a) [7] ; et un écolier de Corse, récitait 36,000 mots de suite, après les avoir entendus, en commençant au rebours, ou par le milieu, ou autrement (b) [8]. Christine, reine de Suède, prononça en présence du P. Ménestrier, jésuite, trois cents mots les plus bizarres qu’elle put imaginer, et ce religieux les répéta avec facilité, non-seulement dans l’ordre où ils avaient été lus, mais encore selon tel ordre et tel arrangement qu’on voulut lui prescrire. Nous convenons que ce sont là des exemples d’une mémoire extraordinaire ; mais quelle que fût la disposition de leurs organes, nous croyons que les hommes qui l’ont portée à ce degré de perfection, n’y sont parvenus qu’à force de l’exercer.

Avantages de la mémoire.

 

53. La mémoire est si utile pour étendre nos connaissances et pour retenir fidèlement ce que nous avons appris, que les anciens, par une allégorie ingénieuse, en avaient fait la déesse Mnémosyne, mère de toutes les muses : tant ils étaient persuadés que, sans la mémoire, il est impossible de réussir dans |48 les sciences et dans les beaux arts. En effet, sans cette faculté précieuse, nous oublierions le signe, le nom et les circonstances de toutes nos perceptions passées : chacune successivement nous affecterait donc comme si elle était la première et la seule, soit de ce genre, soit de tout autre ; dèslors nous ne pourrions plus comparer les unes avec les autres, chercher et saisir leurs rapports, retenir les idées intellectuelles qui seraient le résultat de nos observations ; et commençant une carrière toute nouvelle à chaque instant de notre existence, nous serions toujours sans expérience comme sans connaissances acquises.

 

 

 

 

§. IV. DE L’IMAGINATION.

 

Atque in præterita se totus imagine versat. (Petr.)

Mens sine pondere ludit. (Id.)

L’imagination y devance les yeux. (Delil. Jard. ch. 4.)

En quoi con­siste l’imagi­nation.

 

54. Nous l’avons déjà observé plusieurs fois : l’imagination nous retrace l’image même d’un objet absent et réveille la perception qu’il nous a fait éprouver, ou bien, à la vue d’un objet, elle excite de nouveau la même impression qu’il a faite autrefois |49 dans une circonstance particulière : c’est ainsi que le nom d’une chose qui nous a vivement affectés suffit pour retrouver la même perception que si elle était présente, et que la vue d’un précipice où nous avons failli de périr réveille la terreur que nous y avons éprouvée.

Va plus loin que la mémoire.

 

55. L’imagination va donc plus loin que la mémoire. Dans les deux cas dont nous venons de parler, la mémoire se serait bornée à nous rappeler le nom de la chose, sans retracer la perception qu’elle avait excitée, et à nous faire souvenir que nous avions eu peur au bord du précipice sans réveiller aucun sentiment de frayeur. Nous avons eu en notre pouvoir une belle fleur : la régularité, les grâces de sa forme, l’éclat, la variété, les nuances bien fondues de ses couleurs ont attiré notre attention, et la douceur de son parfum a flatté agréablement notre odorat : lorsque, dans la suite, nous entendrons prononcer son nom, ou que nous nous le rappellerons nous-mêmes, nous nous retracerons parfaitement l’image de cette fleur ; ce sera sa forme élégante et svelte, ce seront ses couleurs vives et variées, ce sera notre aimable fleur elle-même ; voilà l’effet de l’imagination. Mais notre |50 odorat ne pourra être affecté comme il l’avait été ; nous n’aurons à cet égard qu’un souvenir sans perception d’odeur ; cet objet là ne sera donc que du ressort de la mémoire. Si la possession de cette fleur a été liée à quelque émotion vive et délicieuse, ou à quelque peine cuisante, il se peut que son nom réveille cette émotion agréable ou pénible, et ce sera encore là un effet de l’imagination.

Est un effet de l’attention et une suite de la liaison des idées.

 

56. Cette opération de l’entendement est, ainsi que la mémoire, un effet de l’attention et une suite de la liaison des idées sur lesquelles notre attention s’est exercée en même temps. Nous l’avons vu (49, 50) : les idées ne peuvent se lier dans notre entendement que par un effet de l’attention simultanée que nous leur avons donnée : cette attention ne peut être excitée que par la vivacité des perceptions qui en sont l’objet (42, 43) ; la liaison qui en résulte est d’autant plus forte, que notre attention a été plus vivement sollicitée, qu’elle a continué plus long-temps, ou qu’elle s’est plus souvent exercée sur les mêmes perceptions ; et il n’y a que cette liaison, ainsi que la réflexion et l’expérience peuvent nous en convaincre, qui puisse faire subsister dans notre esprit, en l’absence des objets, les perceptions qu’ils |51 ont occasionnées, et les conserver, au moins le plus souvent, dans le même ordre qu’elles avaient lorsque les objets étaient présens.

Différence entre la mémoire et l’imagination.

 

57. Si nous avons bien saisi tout ce qui précède, il nous sera facile de reconnaître la différence qu’il y a entre la mémoire et l’imagination. Cependant presque tous les philosophes ont confondu à peu près ces deux opérations, de manière qu’on peut souvent appliquer à l’une ce qu’ils disent de l’autre. Condillac le premier a discuté cette matière avec cette sagacité, cet esprit analytique qui le caractérisaient éminemment, et a fort bien distingué la faculté de réveiller une perception, qui constitue l’imagination, d’avec la faculté de se souvenir qu’on l’a vue, d’en retenir le nom ou les circonstances, ce qui est l’apanage de la mémoire.

 

 

La mémoire est plus calme et plus tranquille ; l’imagination a plus de force et de vivacité (a) [9] : celle-là ne retient que les noms des perceptions, avec quelques circonstances plus ou moins nombreuses ; celle-ci réveille les perceptions elles-mêmes et se retrace l’image des objets comme s’ils étaient |52 présens : les idées générales, les idées complexes, les idées intellectuelles et les notions composées sont exclusivement du ressort de la première ; il est impossible que la seconde se retrace l’image d’une chose, ou d’un genre, celle de l’homme en général, celle d’un polygone de mille côtés ; et de toutes les choses de cette nature : l’une fournit à nos discours, lorsque nous nous contentons de parler des choses sans les imaginer, et alors nous sommes plus froids, plus monotones et plus secs ; l’autre nous met en présence des objets, nous retrace vivement leurs images, réveille en nous les perceptions dont nous parlons, et notre discours est plus animé, plus fleuri, plus varié : enfin la mémoire offre de grands secours dans les sciences exactes ; elle est le fondement de notre expérience, et l’imagination nous promet plus de progrès dans la culture des beaux-arts.

La contem­plation.

 

58. De la liaison que l’attention met entre nos idées, naît une autre opération de l’entendement, par laquelle nous conservons sans interruption, pendant un temps, ou la perception d’un objet qui vient de disparaître, ou le nom et les circonstances de cet objet ; et nous sommes ainsi en état de continuer à penser à une chose, lors même qu’elle |53 n’est plus présente : cette opération est la contemplation. Elle se rapporte à l’imagination, lorsque nous conservons la perception de l’objet, et à la mémoire, lorsque nous n’en conservons que le nom et les circonstances (56) : ainsi la contemplation est une imagination continuée, ou une mémoire continuée.

L’imagination con­sidérée sous un autre point de vue.

 

59. Jusqu’ici nous avons considéré l’imagination comme une opération qui réveille les perceptions en l’absence des objets : mais elle va quelquefois plus loin ; tout en réveillant les idées, elle en fait des combinaisons nouvelles qui n’ont aucun modèle dans la nature (a) [10] ; elle réunit l’idée d’un palais avec celle de cristal, et se représente un palais de cristal, qui n’existe nulle part. Sous ce point de vue, l’imagination se représente donc l’image de certains objets qui n’existent pas dans la nature, tels qu’elle se les représente, mais qui y existent par pièces, ou par parties. Dans de pareilles combinaisons, nous fixons notre attention sur différentes perceptions entrées par divers sens, ou par le même sens, et retenues par |54 la mémoire ; et l’imagination les compose, les réunit, les amalgame de mille manières variées ; et voilà en quoi consiste toute son opération. C’est dans ce sens-là qu’on dit que l’imagination crée, quoique dans le vrai elle ne fasse que rhabiller et rapetasser. Ce sont cependant ces combinaisons qui font le charme et le mérite des ouvrages de poésie, de peinture et de sculpture, lorsqu’elles sont avouées par le bon goût.

Ainsi le goût savant prête à tout des appas ;
Et des objets qu’il crée et de ceux qu’il imite
Resserre, étend, découvre ou cache la limite. (Delil. Jard., ch. 3.)

Doit être réglée et dirigée par
le goût.

 

60. Pour nous aider à reconnaître ce bon goût, plaçons ici quelques réflexions de Voltaire.

« C’est surtout dans la poésie que l’imagination de détail et d’expression doit régner : elle est ailleurs agréable, mais là elle est nécessaire : presque tout est image dans Homère, dans Virgile, dans Horace, sans même qu’on s’en aperçoive…. Un homme qui, sans être poëte, ose donner une tragédie, fait dire à Hippolyte :

Depuis que je vous vois j’abandonne la chasse.

|55 Mais Hippolyte, que le vrai poëte fait parler, dit :

Mon arc, mon javelot, mon char, tout m’importune.

Ces imaginations ne doivent jamais être forcées, ampoulées, gigantesques. Ptolomée parlant dans un conseil d’une bataille qu’il n’a pas vue… ne doit point peindre

Des montagnes de morts privés d’honneurs suprêmes,
Que la nature force à se venger eux-mêmes,
Et dont les troncs pourris exhalent dans les vents
De quoi faire la guerre au reste des vivans.

Une princesse ne doit point dire à un empereur :

La vapeur de mon sang ira grossir la foudre
Que Dieu tient déjà prête à te réduire en poudre.

On sent assez que la vraie douleur ne s’amuse point à une métaphore si recherchée et si fausse. Il n’y a que trop d’exemples de ce défaut. On les pardonne aux grands poëtes, ils servent à rendre les autres ridicules.

L’enthousiasme.

 

 

L’imagination active qui fait les poëtes leur donne l’enthousiasme, c’est-à-dire, |56 selon le mot grec, cette émotion interne qui agite en effet l’esprit, et qui transforme l’auteur dans le personnage qu’il fait parler : car c’est là l’enthousiasme, il consiste dans l’émotion et dans les images : alors l’auteur dit précisément les mêmes choses que dirait la personne qu’il introduit.

Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue,
Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ;
Mes yeux ne voyaient plus ; je ne pouvais parler…

Pourquoi l’i­ma­gi­nation est moins per­mise dans l’élo­quence que dans la poésie.

 

On permet moins l’imagination dans l’éloquence que dans la poésie ; la raison en est sensible. Le discours ordinaire doit moins s’écarter des idées communes ; l’orateur parle la langue de tout le monde ; le poëte parle une langue extraordinaire et plus relevée ; le poëte a pour base de son ouvrage la fiction ; ainsi l’imagination est l’essence de son art ; elle n’est que l’accessoire dans l’orateur…

Différentes es­pèces d’ima­gination.

 

Dans tous les arts, la belle imagination est toujours naturelle ; la fausse est celle qui assemble des objets incompatibles ; la bizarre peint des objets qui n’ont ni analogie, ni allégorie, ni vraisemblance, |57 comme des esprits qui se jettent à la tête, dans leurs combats, des montagnes chargées d’arbres, qui tirent du canon dans le ciel, qui font une chaussée dans le cahos ; Lucifer qui se transforme en crapaud ; un ange coupé en deux par un coup de canon, et dont les deux parties se rejoignent incontinent, etc. L’imagination forte approfondit les objets ; la faible les effleure ; la douce se repose dans des peintures agréables ; l’ardente entasse images sur images ; la sage est celle qui emploie avec choix tous ces différens caractères, mais qui admet très-rarement le bizarre et rejette toujours le faux.

Si la mémoire nourrie et exercée est la source de toute imagination, cette même mémoire surchargée la fait périr : ainsi celui qui s’est rempli la tête de noms et de dates n’a pas le magasin qu’il faut pour composer des images. Les hommes occupés de calculs ou d’affaires épineuses ont d’ordinaire l’imagination stérile.

Démence.

 

Quand elle est trop ardente, trop tumultueuse, elle peut dégénérer en démence : mais on a remarqué que cette maladie des organes du erveau, est bien plus souvent le partage de ces |58 imaginations passives, bornées à recevoir la profonde empreinte des objets, que de ces imaginations actives et laborieuses qui assemblent et combinent des idées : car cette imagination active a toujours besoin du jugement ; l’autre en est indépendante. »

Avantages, écarts de l’ima­gination.

 

61. Voltaire présente en peu de mots, dans le morceau que nous venons de voir, les avantages et les écarts de l’imagination. Cette faculté de réveiller les perceptions en l’absence des objets, de les réunir, de les combiner, de les amalgamer de mille manières diverses, nous mettant à même de lier les idées les plus incompatibles, tout prend par ce moyen dans notre imagination, une forme toute nouvelle ; et nous avons l’air de produire, de créer des objets nouveaux, en transportant en idée les beautés et les perfections d’un sujet dans un autre, et en accumulant avec complaisance dans un seul les qualités et les agrémens qui sont partagés entre plusieurs.

Son influence sur notre bon­heur.

 

Relativement à notre bonheur, rien n’est au-dessus du pouvoir de l’imagination ; c’est un pouvoir vraiment magique : cette aimable enchanteresse peut, à son gré, diminuer nos peines, affaiblir nos soucis, soulager |59 nos douleurs les plus cuisantes, soutenir et multiplier nos espérances, convertir en fleurs les épines de la vie et les privations même en jouissances. De quelles couleurs séduisantes ne sait-on pas peindre les objets ? Quels assaisonnement ne donne-t-elle pas à nos plaisirs ?

Mais aussi malheur à nous si elle prend à tâche de rembrunir les objets, au lieu de les embellir. Alors elle empoisonne tout ce qu’elle nous présente, nos plaisirs sont tous infectés de son funeste venin ; elle décolore les fleurs à nos yeux, donne une teinte noire et lugubre à tous les tableaux qu’elle nous offre, nous fait envisager les objets et les événemens sous le point de vue le plus désespérant ; elle se plaît à flétrir notre âme, à abattre notre courage, à nous bourreler de craintes chimériques au milieu de tous les motifs de sécurité ; et, détruisant d’avance nos espérances les mieux fondées, tenant toujours suspendu sur nos têtes le glaive fatal de Damoclès, elle accumule sur nous toute sorte de maux et de souffrances, en même temps qu’elle nous prive de tous les plaisirs.

62. Ce caractère riant ou lugubre de l’imagination tient le plus souvent aux |60 dispositions physiques de notre corps : selon que nos organes seront sains ou malades, et que nos humeurs seront en équilibre ou en désordre, notre imagination revêtira tous les objets des plus brillantes couleurs, ou jettera sur eux un crêpe funèbre. « Mon esprit est si affrété à mon corps, dit Montaigne, que quand son compagnon a la colique, il l’a aussi. Si la santé me rit et la clarté d’un beau jour, me voilà honnête homme. »

 

 

 

 

§. V. DE LA COMPARAISON.

 

..... Nàmque unam dicere causam
Non satis est, verum plures, undè una tamèn sit. (Lucret. 6.)

La comparai­son n’est que l’at­ten­tion don­née à deux choses à la fois.

 

63. Voici encore une opération de l’entendement, qui est un effet de l’attention. Si l’on donne son attention à deux objets en même temps, on a la perception de ces deux objets et on les remarque tous les deux à la fois ; or, les remarquer tous les deux à la fois, c’est les comparer ; la comparaison n’est donc que l’attention donnée à deux choses à la fois. Soit que l’on compare deux objets présens, ou deux objets absens, ou un |61 objet présent avec un objet absent, la comparaison est toujours l’attention donnée ou aux perceptions actuelles de ces deux objets, s’ils sont présens ou que l’imagination les réveille (53) ; ou en souvenir des perceptions qu’ils ont occasionnées, s’ils sont absens et que l’imagination ne s’en mêle pas. On peut donc dire que la comparaison n’est qu’une double attention.

64. Puisque l’attention n’est qu’une perception qui se fait remarquer, et qui étouffe, pour ainsi dire, toutes les autres (42), deux attentions ne sont que deux perceptions qui se font remarquer également, et conséquemment il n’y a dans la comparaison que des perceptions. C’est en comparant les perceptions, en les tenant, pour ainsi dire, l’une à côté de l’autre pendant que notre attention est fixée sur elles, qu’on vient à bout de mieux connaître les objets, on apprécie leur ressemblance ou leur différence, on saisit tous leurs rapports, et l’on profite de la lumière que l’on fait rejaillir sur l’autre. Aussi la comparaison est-elle un préalable nécessaire qui précède plusieurs opérations de l’entendement, telles que le jugement, le raisonnement et la réflexion.

 

|62

 

 

§. VI. DU JUGEMENT.

 

Tuo tibi judicio est utendum. (Tul. De nat. deor.)

Ce que c’est que le juge­ment.

 

65. Après avoir comparé exactement deux perceptions, on est plus en état d’apercevoir si elles sont semblables ou différentes, si elles se conviennent ou non, si elles sont identiques ou non identiques : l’acte par lequel notre entendement prononce la convenance ou la disconvenance, l’identité (a) [11] ou la non identité de deux perceptions, s’appelle jugement. Ainsi juger, c’est, après avoir comparé les perceptions que deux objets ont excitées en nous, décider qu’elles sont semblables ou différentes.

 

 

66. Nous nous contentons ici de faire remarquer le jugement comme l’une des opérations de l’entendement, et de remonter à l’origine de cette opération : nous y reviendrons dans la suite, lorsque nous l’envisagerons comme un moyen de connaître la vérité et d’acquérir des connaissances (1210, 1221).

 

|63

 

 

§. VII. DU RAISONNEMENT.

 

Nihil est turpius quàm cognitioni et perceptioni assertionem, approbationemque præcurrere. (Acad. lib. 1.)

En quoi con­siste le raison­nement.

 

67. Si, au lieu de comparer deux perceptions ensemble pour en déduire un jugement (65), on compare deux jugemens déjà formés pour en déduire un troisième, cette opération de l’entendement se nomme raisonnement. Le raisonnement est donc aux jugemens, ce que le jugement est aux perceptions ou aux idées. Il renferme implicitement ou explicitement trois jugemens successifs, dont le troisième est renfermé dans les deux premiers : et un raisonnement n’est autre chose que l’attention déterminée à porter un jugement, par l’identité qu’elle aperçoit entre ce dernier et deux autres jugemens avec lesquels elle le compare.

68. Nous reviendrons ailleurs (1222, 1232) sur le raisonnement : ici notre objet étant de faire connaître la génération, la liaison et la dépendance mutuelle des différentes opérations de l’entendement, il suffit de lui avoir marqué sa place parmi ces opérations, et d’avoir fait remarquer comment il est le résultat médiat de l’attention.

 

|64

 

 

§. VIII. DE LA RÉFLEXION.

 

Nec legisse satis est : excutiendum omne…..genus. (Quintil.)

 

 

69. A mesure que nous avançons dans l’analyse des opérations de l’entendement, nous voyons ces opérations se compliquer, en quelque sorte, parce qu’elles supposent un plus grand nombre d’élémens : néanmoins, si nous avons bien compris les opérations les plus simples, si nous avons saisi parfaitement la manière dont elles naissent les unes des autres, et si nous avons une notion bien exacte et bien précise de chacune en particulier, nous comprendrons facilement la génération, la liaison mutuelle, et la dépendance réciproque de toutes ces opérations ; et, conduits par la lumière qui doit rejaillir d’une analyse exacte, nous pourrons les expliquer toutes en allant des plus simples aux plus composées, ou réciproquement.

La réflexion ; ce que c’est.

 

70. La réflexion n’est autre chose que l’attention dirigée volontairement et successivement ou sur plusieurs objets, ou sur les parties d’un seul, et ramenée plusieurs fois de l’une à l’autre, jusqu’à ce que nous |65 ayons assez comparé et assez bien observé ; pour apprécier sainement la chose que nous voulons connaître.

Son utilité.

 

71. C’est en se faisant une habitude de la réflexion, que l’on commence à entrevoir tout ce dont l’âme est capable. Tant que l’attention ne peut être dirigée à son gré, l’âme est assujettie à tout ce qui nous entoure ; elle reçoit, pour ainsi dire machinalement, les impressions de tous les objets qui agissent simultanément sur nos sens (17, 23) ; elle ne peut diriger ou arrêter son attention sur telle ou telle perception à son choix ; elle ne peut ni les comparer entr’elles, ni les approfondir, ni les fixer à son gré ; elle est dans une dépendance avilissante des sens qui excitent des perceptions diverses, en quelque sorte, malgré elle, ou du moins sans sa participation libre. Au lieu que si l’on dispose pour elle seule de son attention, de manière à pouvoir la guider suivant ses désirs, l’âme dispose à son tour de ses perceptions à peu près comme si elle avait le pouvoir de les produire et de les anéantir : elle choisit la perception qu’elle veut rendre l’objet de son attention, de sa préférence, et par ce choix, cette perception devient si vive (35, 42), que les |66 autres disparaissent momentanément ; et en fixant successivement son attention sur chacune à part, elle vient à bout de les connaître parfaitement ; elle dispose d’elle-même et de ses facultés, au lieu de n’être que l’esclave de ses sens ; et par cette habitude de la réflexion, elle se perfectionne, se fortifie, étend ses connaissances, et s’enrichit de son propre fonds (a) [12].

Elle naît de la mémoire et de l’imagination.

 

72. Pour pouvoir réfléchir, il faut que la mémoire soit formée, et qu’il soit en notre pouvoir de diriger l’exercice de notre imagination : sans quoi, notre âme étant dans la dépendance absolue de tous les objets extérieurs qui seraient à portée d’agir sur elle, ne pourrait diriger son attention volontairement et à son gré, ni par conséquent réfléchir (70) ; et il n’y a que les signes, les noms, ou les circonstances que la mémoire rappelle (48), et les perceptions que l’imagination réveille (54), qui puissent la tirer de cette dépendance, et lui donner le pouvoir de diriger son attention, de la fixer sur certaines perceptions, d’en écarter d’autres, de revenir ensuite sur celles-ci, |67 soit ensemble, soit en détail, en un mot de la donner ou de la re[t]irer alternativement aux unes et aux autres.

A la vue d’un paysage, par exemple, un dessinateur porte alternativement son attention sur les observations qu’il a recueillies de la contemplation de la nature, sur les principes et les règles de l’art d’imiter les objets par les couleurs, sur les effets des arbres, sur la dégradation insensible de la lumière et sur les reflets, et puis sur les différens détails de la composition qu’il a sous les yeux : il ramène alternativement et à plusieurs reprises son attention sur tous ces différens objets, passant de l’examen de cette imitation de la nature à celui de ses connaissances, et réciproquement, jusqu’à ce qu’il ait acquis assez de lumières par ces comparaisons successives, pour prononcer sur le mérite du paysage.

Or nous n’avons le pouvoir de disposer ainsi de notre attention et de lui donner à notre choix l’impulsion et la direction qui lui conviennent, que par le secours de l’imagination, qui réveille à propos les perceptions dont nous avons besoin, et par l’effet de la mémoire, qui nous rappelle les |68 noms, les signes et les circonstances propres à réveiller ces perceptions. Il est évident que, sans ces deux moyens, notre attention, au lieu d’être conduite à notre gré, serait uniquement et exclusivement entraînée, malgré nous, par les impressions variées et fortuites des objets extérieurs : il est donc bien démontré que la réflexion naît de l’imagination et de la mémoire.

Concours de la mémoire, de l’imagination et de la réflexion dans la for­mation des langues.

 

73. Par conséquent, plus la mémoire sera étendue et bien nourrie, plus l’imagination sera active et prompte, plus aussi l’on aura de facilité à réfléchir. Supposons un homme qui ne connaisse qu’un seul signe d’institution, auquel il a l’habitude de lier une perception : sa mémoire ne pourra lui rappeler que ce seul signe, son imagination ne pourra réveiller à volonté que cette seule perception, et néanmoins cela lui suffira pour disposer de son attention relativement à cette perception, et conséquem­ment pour commencer à réfléchir (70) : et quoique ce ne soit là qu’un bien faible commencement, il suffit cependant pour démontrer l’avantage et la nécessité des signes. L’homme que nous supposons pourra, par ce moyen, saisir l’occasion d’inventer de nouveaux signes qui |69 étendront l’exercice et le domaine de sa mémoire et de son imagination, et ouvriront conséquemment un champ plus étendu à sa réflexion : celle-ci alors, perfectionnant les matériaux qui lui ont été fournis par les deux autres, leur donnera à son tour un nouvel exercice pour retenir et reproduire ces changemens ; et ces trois opérations de l’entendement se prêtant ainsi des secours réciproques, concourront mutuellement à leur perfection respective (1175, 1202).

C’est par cet enchaînement des opérations de l’entendement, et par leur influence mutuelle, que les langues se sont successivement formées et perfectionnées : et quoique, au premier coup d’œil, il y ait infiniment loin, des faibles commencemens que nous venons de supposer, au point de perfection où sont aujourd’hui les langues, il n’en est pas moins démontré, pour quiconque réfléchit, que ce degré de perfection n’est que le résultat de l’institution du premier signe arbitraire, et des progrès successifs qui en ont été l’effet naturel dans le perfectionnement de la mémoire, de l’imagination et de la réflexion.

Ainsi, par un concours et par une harmonie admirables, de longues suites de |70 réflexions ont contribué à former les langues ; et les langues, à leur tour, fournissent une ample matière à la réflexion. C’est de quoi nous nous convaincrons facilement lorsque nous ferons l’analyse de la parole (208, 885) : il nous suffit ici d’avoir fait remarquer cet effet combiné de la mémoire, de l’imagination et de la réflexion.

Influence des signes sur la mémoire, l’ima­gination et la réflexion.

 

74. Les signes ont donc une influence réelle sur la mémoire et sur l’imagination, et par conséquent sur la réflexion. Pour mieux apprécier cette influence, observons qu’on peut distribuer les signes en trois classes ; les signes naturels, c’est-à-dire, les cris que la nature enseigne à produire pour exprimer les sentimens de joie, de douleur, de crainte, etc. ; les signes accidentels, ou les objets qui se trouvent liés avec quelques-unes de nos idées par un effet des circonstances particulières, et qui par-là sont propres à les réveiller ; les signes d’institution, c’est-à-dire, ceux que nous avons nous-mêmes choisis, et qui n’ont avec nos idées qu’un rapport arbitraire et de convention, tels que les chiffres. Voyons quelle est en particulier l’influence de chacune de ces trois espèces de signes.

Les signes naturels.

 

|71 75. L’homme forme spontanément les signes naturels, chaque fois qu’il éprouve les sentimens auxquels ils sont affectés ; et il en est de même des animaux : mais dans les commencemens, ces cris inarticulés ne peuvent être des signes à leur égard, puisqu’au lieu de réveiller des per­ceptions, ils sont occasionnés par elles, et qu’ainsi, au lieu d’en être la cause, ils n’en sont que l’effet. Lorsque la répétition fréquente de la même émotion se sera toujours trouvée accompagnée du même cri, ce cri et l’émotion se trouveront si étroitement liés dans l’imagination, qu’on n’entendra plus le cri sans éprouver l’émotion en quelque manière. Ce cri sera donc alors un véritable signe, auquel se trouvera liée la perception de telle émotion. Mais ce signe n’exercera son influence sur l’imagination de l’homme, qu’autant que le hasard le lui fera entendre ; et consé­quem­ment, avec ce seul secours, il ne pourra ni exciter, ni diriger son imagi­na­tion à son gré, et il ne saurait en régler l’exercice, puisque ces signes ne sont pas à sa disposition, et qu’il ne dépend pas de lui de les reproduire à volonté.

Qu’on ne s’étonne pas que nous disions qu’il ne dépend pas de lui de les reproduire |72 à volonté : cela est vrai tant que ces cris demeurent dans la classe des signes naturels, dont nous parlons dans ce moment. Nous convenons que, dès qu’il se sera aperçu que tel cri et telle affection ont constamment été la suite l’un de l’autre, il pourra pousser ce cri pour exciter à son gré le sentiment qu’il exprime : mais alors ce ne sera plus un signe simplement naturel, puisque ce ne sera plus l’effet immédiat de la nature ; il l’aura choisi, il l’aura révêtu du caractère de signe d’institution, il lui aura été indiqué par la nature, et il l’aura arbitrairement adopté ; il cessera donc d’être signe purement naturel, et c’est des signes naturels seuls que nous parlons ici. Ainsi, avec les seuls signes naturels, l’homme n’a pas l’exercice libre de son imagination ; il ne peut ni l’exciter, ni la diriger à son gré ; il n’en est pas le maître, puisque ces signes ne dépendent pas de lui, et que son imagination, dans cette hypothèse, ne peut être exercée que par la présence actuelle des objets, ou par des cris que le hasard lui fait entendre.

Les signes accidentels.

 

76. Si nous n’avions que des signes accidentels, quelques-unes de nos perceptions se réveilleraient à la vue des objets avec lesquels elles se trouveraient liées (74), et |73 nous pourrions les reconnaître pour celles que nous aurions déjà eues ; l’imagination et la réminiscence seraient donc exercées (39, 40) : mais ce ne serait qu’autant que quelque cause étrangère nous mettrait en présence des objets avec lesquels nos perceptions se trouveraient accidentellement liées, puisque nous n’aurions aucun de ces objets à notre disposition. Donc, avec les seuls signes accidentels, l’exercice de notre imagination ne serait pas non plus en notre pouvoir.

Les signes d’institution.

 

77. Ainsi, avec les seuls signes naturels et accidentels, l’homme pourrait avoir des perceptions, puisque les objets sensibles agiraient sur ses sens ; il pourrait donner son attention, puisque l’attention n’est qu’une perception plus vive que les autres (43) ; il serait susceptible de réminiscence, puisqu’il pourrait reconnaître une perception par celle qu’il aurait déjà eue (39, 40) ; et enfin son imagination serait exercée, mais seulement lorsque le hasard ou quelque cause étrangère lui présenterait les signes naturels ou accidentels, liés avec quelques-unes de ses perceptions. Mais tant qu’il est privé des signes d’institution, il ne peut renouveler à son gré les occasions d’exercer |74 ni son attention, ni son imagination ; et, se trouvant à cet égard dans la dépendance absolue des objets extérieurs et du hasard, il ne peut ni régler à volonté l’exercice de ces deux opérations de l’entendement, ni leur donner une direction convenable.

D’ailleurs, sans les signes d’institution, l’homme serait privé de mémoire. Celle-ci, comme nous l’avons vu (48), consiste dans le pouvoir de nous rappeler les noms ou les signes de nos perceptions, ou les circonstances qui les ont accompagnées : ce pouvoir n’existerait pas, si les signes que nous avons choisis n’étaient à nos ordres et à notre disposition par la liaison intime et étroite que nous avons mise entr’eux et nos perceptions : or, avec les seuls signes naturels et accidentels, on n’a point de signes à ses ordres, on n’a donc pas de mémoire.

Nécessité de ces derniers.

 

78. Tant qu’on est privé de mémoire, et qu’on n’a pas l’exercice libre et arbitraire de son imagination, on ne peut disposer soi-même de son attention, puisqu’alors l’âme ne peut être entraînée que par les impressions fortuites que les objets font sur elle. Mais dès qu’on a lié les idées à des signes choisis, la mémoire se forme, conserve ces signes en dépôt et les rappelle à son gré : par le |75 secours de ces signes, on peut réveiller souvent les perceptions qui y sont liées ; on est donc maître de l’exercice de son imagination, et l’empire qu’on a sur elle s’étend d’autant plus qu’on a inventé un plus grand nombre de signes, parce qu’on a un plus grand nombre de moyens de l’exercer à volonté.

Moyens de fa­ciliter l’exer­cice de la réflexion.

 

79. Voilà comment l’usage des signes est nécessaire pour perfectionner l’imagination, pour former la mémoire, pour se rendre propre à la contemplation (58), et pour faciliter l’exercice de la réflexion. Nous verrons ailleurs quelle est l’influence des signes sur notre raisonnement et sur les progrès de nos connaissances (1175, 1202).

80. Il résulte de tout ce que nous venons de dire, que, pour faciliter l’exercice de la réflexion, il faut augmenter l’activité de l’imagination, étendre et nourrir la mémoire, en s’occupant sérieusement et de préférence de tous les objets qui peuvent lier ensemble un plus grand nombre de signes et de perceptions. Or, ces liaisons diverses ne peuvent être que le résultat de l’attention simultanée donnée aux perceptions et à leurs signes (49) ; il faut donc exercer aussi son attention ; s’accoutumer à la diriger à son |76 gré, à la fixer à volonté ; et s’en rendre entièrement le maître.

 

 

 

 

§. IX. DES OPÉRATIONS DE L’ENTENDEMENT QUI NAISSENT DE LA RÉFLEXION.

 

Abducendus etiàm non nunquàm animus est ad alia studia. (Tul. Tuscul. 5.)

 

 

81. Nous connaissons maintenant l’origine et la génération successive des opérations de l’entendement les plus difficiles à expliquer, depuis la perception jusqu’à la réflexion ; et nous sommes en état de nous rendre raison de leur dépendance et de leur influence réciproques. Les opérations qui nous restent à expliquer dépendent si visiblement de la réflexion, qu’il suffira de les exposer pour qu’on les comprenne facilement.

L’abstraction.

 

82. L’abstraction est le pouvoir de considérer nos perceptions séparément. Aucun de nos sens ne peut nous représenter toutes les qualités d’un corps : la vue ne nous représente que les couleurs, l’oreille que les sons, l’odorat que les odeurs, et ainsi des autres (27). Il dépend de nous non-seulement d’observer ces qualités les unes après les autres, les unes séparées des autres, ce qui est une première espèce d’abstraction ; mais encore de les |77 considérer comme si elles existaient séparées de la substance qu’elles modifient, ce qui est une seconde espèce d’abstraction.

Abstraction physique.

 

 

83. Par exemple, un corps est tout à la fois blanc, sphérique, chaud, très-odorant, et il est en mouvement : je reçois à la fois par différens sens les perceptions de sa blancheur, de sa figure, de sa chaleur, de son odeur et de son mouvement. Si j’en demeure là, je n’aurai qu’une idée imparfaite de ces différentes qualités : mais si, par le pouvoir que j’ai de diriger et de fixer mon attention, c’est-à-dire, par l’exercice de ma réflexion (70), je sépare ces perceptions les unes des autres, pour les considérer successive­ment et une à une, je fais une abstraction physique. On l’appelle physique, parce que les qualités que je sépare ainsi par la pensée sont physiquement réunies dans un même corps, et que je les considère l’une après l’autre sans les séparer de ce corps, même par la pensée.

 

 

84. Le mot abstraction est formé du verbe latin abstrahere, qui signifie séparer de, mettre à part ; et l’on dit faire abstraction, non pas de l’idée que l’on sépare pour la considérer seule, mais de celles dont on la sépare et que l’on ne considère point.

|78 85. Ainsi les géomètres considèrent dans les surfaces la longueur et la largeur, en faisant abstraction de la hauteur ou de la profondeur ; et, dans la ligne, ils considèrent une seule dimension, en faisant abstraction des deux autres. Nous faisons tous les jours de ces sortes d’abstractions, et souvent sans nous en douter. Veut-on acheter ou ensemencer un champ ? on ne fait attention qu’à sa surface, en faisant abstraction de la profondeur du terrein ; et s’il est question de déterminer la quantité de tapisserie nécessaire pour un appartement, on ne s’occupe que de la hauteur et de la largeur des parois, abstraction faite de leur épaisseur.

Abstraction métaphysique.

 

86. Si nous ne nous bornons pas à considérer une à une les perceptions qu’a fait naître en nous la présence d’un objet, mais que de plus nous comparions chacune ou quelqu’une de ces perceptions avec des perceptions semblables, excitées par d’autres objets, pour nous en former une idée qui puisse convenir à plusieurs, nous formons une abstraction métaphysique. Je considère, par exemple, la perception que nous exprimons par le mot blanc, ou blanche : cette perception est ou a été successivement |79 excitée en moi par le papier, la neige, le lait, le lis, le linge et d’autres objets, qui ont excité en même temps d’autres perceptions particulières à chacun et différentes de l’un à l’autre : je m’arrête à cette perception seule ; je l’isole de tout ce qui l’accompagnait dans les différens objets qui me l’ont procurée, et je m’en fais une idée à part que je désigne par le mot blanc ou blanche, pour la reconnaître également partout où elle sera excitée. Ce n’est plus alors une idée individuelle, puisque je ne la considère plus comme appartenant individuellement à aucun des objets qui l’ont excitée en moi ; elle n’appartient pas plus au papier sur lequel j’écris, qu’à la muraille que j’ai devant les yeux, qu’à tous les objets qui peuvent réveiller en moi la même perception. C’est donc une idée commune à tous ces objets, quelque différens qu’ils soient à tout autre égard ; c’est une idée générale que j’ai formée dans mon entendement par abstraction.

Substantifs abstraits.

 

87. Je vais plus loin encore. Je sépare cette même perception de l’idée de tous les objets qui l’ont excitée en moi par leur impression sur mes organes ; je la considère en soi, comme un être à part, réel, isolé |80 dans mon entendement, et je la désigne par le substantif abstrait blancheur, qui me représente cette qualité partout où existe l’objet qui peut m’en procurer la perception. Il n’existe nulle part dans la nature un objet appelé blancheur ; ce mot n’est donc pas un substantif physique, comme le sont les noms des objets réellement existans ; nous ne l’avons formé que par abstraction et par analogie ; et c’est pour cela que nous le nommons substantif abstrait. C’est par des abstractions semblables que nous avons acquis les idées et que nous avons formé les noms de vertu, de vice, de loi, de bonté, de modestie, etc., etc. (411).

Différence des deux sortes d’abs­tractions et de leurs effets.

 

 

88. L’abstraction physique n’a donc pour but que de mieux connaître les différentes qualités d’un objet, en les considérant successivement l’une après l’autre, au lieu de les envisager toutes à la fois dans l’état de réunion où elles sont réellement dans cet objet : ainsi elle ne peut nous donner que des idées individuelles : mais elle les rend plus claires, plus distinctes, en facilitant les moyens de les connaître à fond ; et par-là elle donne aussi une idée plus exacte et une connaissance plus parfaite de leur réunion.

 

 

89. Dans l’abstraction métaphysique, on ne |81 considère pas les qualités d’un seul objet ; on compare la qualité d’un objet avec la qualité semblable que l’on a aperçue dans tous les objets qui sont venus à notre connaissance, ou qui peut se trouver dans ceux mêmes que nous ne connaissions pas ; on généralise ainsi cette idée, qui n’est qu’individuelle dans chaque objet en particulier ; et, réunissant les traits par lesquels ces différens objets se ressemblent, on se forme une idée générale, universelle, qui fixe dans notre entendement ce que tous ces objets ont de commun.

90. Dans l’abstraction physique, les perceptions que nous considérons séparément ont été excitées en nous par un même objet ; ce ne sont que des perceptions partielles dont la réunion forme l’idée totale de cet objet. Le corps dont nous avons parlé plus haut, par exemple (83), a excité en nous les perceptions de blancheur, de sphéricité, de chaleur, d’odeur et de mouvement : et quoique nous puissions en considérer la blancheur, en faisant abstraction de toutes les autres qualités, puis la figure, en faisant abstraction de tout le reste, et ainsi de suite, il n’est pas moins vrai que c’est dans l’idée totale de ce corps que j’ai puisé toutes ces |82 per­ceptions qu’il a excitées : cette blancheur est la blancheur de ce corps et non celle d’un autre corps ; cette sphéricité est sa forme propre ; cette chaleur, cette odeur, ce mouvement lui appartiennent ; c’est dans l’état naturel de ce corps, et non pas dans mon imagination, ou dans mes abstractions, que j’ai puisé toutes ces idées.

91. Au lieu que dans l’abstraction métaphysique, on considère soit les idées totales, soit les perceptions partielles en elles-mêmes et indépendamment des individus qui les ont occasionnées. Ainsi l’on compare la couleur, la figure, ou le mouvement de tel individu, avec la couleur, la figure ou le mouvement d’un autre individu ; on reconnaît dans l’idée de l’un des perceptions qu’on avait déjà remarquées dans l’idée de l’autre ; on y voit des traits de ressemblance plus ou moins nombreux ; un troisième, un quatrième, un millième objet représentent les mêmes traits, quoique diversement accompagnés dans chacun d’eux : alors on sépare ces traits de ressemblance, non-seulement de chaque individu dans lequel on les a observés, mais encore de tous les autres traits qui y sont réunis, et l’on s’en forme une idée abstraite et générale, à laquelle tous ces individus participent également.

|83 92. Si chacun de nous, par exemple, pour avoir une connaissance parfaite de soi-même, avait séparé par l’abstraction physique (83) chacune des idées que les sens et le sentiment intime peuvent fournir, il se serait formé une idée individuelle, mais distincte de lui-même ; il aurait distingué les idées partielles de corps organisé, d’âme raisonnable, de sensibilité physique, de sentiment moral, de mouvement spontané, de volonté, de passion, de mémoire, d’imagination, etc., etc. Connaissant chacune de ces idées partielles, il aurait pu leur donner un nom : et sachant que toutes ces qualités se trouvent réunies en lui, il aurait eu une connaissance d’autant plus exacte de son être, qu’il aurait connu plus distinctement et plus à fond chacune de ces idées partielles, et qu’il aurait bien saisi tous les rapports des unes aux autres. Alors il se serait donné, ou il aurait pu se donner un nom, celui d’homme, pour fixer dans son entendement la collection de toutes les idées partielles qu’il aurait examinées séparément.

93. Mais, parvenu même jusque-là, il ne connaîtrait qu’un individu, et il n’aurait qu’une idée individuelle. Il aurait pu voir d’autres individus ; mais, ne s’étant étudié |84 que lui-même, ne les ayant pas comparés à lui, il n’aurait pu découvrir ni ressemblance, ni différence, entr’eux et lui, et il ignorerait s’il y a entr’eux quelque qualité commune.

Mais si, faisant usage de l’abstraction physique relativement à chacun d’eux, il reconnaît chez eux comme chez lui un corps organisé, une âme raisonnable, le mouvement spontané, le sentiment moral, en un mot toutes les qualités qu’il a reconnues en lui-même ; alors, faisant abstraction des différences de taille, de couleur, d’embonpoint, de physionomie, etc., qui les distinguent les uns des autres, et réunissant par l’abstraction métaphysique tous les traits communs, il se forme une idée générale qui ne renferme que ces trois-là, et à laquelle tous ces individus particuliers participent également. Il leur donne à tous le nom d’homme, et ce nom ne désigne plus tel individu ; mais tous ceux qui participent à l’idée générale qu’il s’est formée.

L’abstraction physique donne des idées dis­tinctes.

 

94. L’abstraction physique nous procure donc les idées distinctes des qualités d’un individu : sans son secours, nous n’en aurions que de confuses, nous ne verrions ces qualités qu’imparfaitement, et nous serions par con- |85 séquent dans l’impossibilité de les observer avec une attention suffisante. C’est probablement pour ne savoir pas faire usage de cette abstraction, que bien des personnes manquent de mémoire et de sagacité : elles ne distinguent rien dans l’idée composée d’un individu ; ou, si elles y entrevoient quelques qualités différentes, comme la figure, la couleur, le mouvement, c’est d’une manière si imparfaite, qu’elles n’en ont jamais une notion exacte, pour n’avoir pas su faire des abstractions, afin de les considérer séparément.

Influe sur la richesse des langues.

 

 

95. Et comme on ne peut désigner par des signes convenables, par des noms bien précis, des idées qu’on ne distingue pas assez clairement les unes des autres et que l’on ne connaît pas bien, le défaut d’abstraction physique doit influer nécessairement sur la pauvreté d’une langue. Aussi les langues des nations sauvages ou peu civilisées manquent-elles d’un grand nombre de termes, parce que ces nations ne connaissent pas la plupart des idées familières chez les autres, et que conséquemment elles n’ont pas eu besoin de mots pour les exprimer. Il est évident qu’un peuple qui ne serait pas exercé à distinguer les nuances d’une même couleur, désignerait indifféremment |86 par le mot rouge, le rouge foncé, le cramoisi, le carmin, l’écarlate, le rose, le ponceau et peut-être l’orangé, comme cela arrive aux enfans qui n’ont pas encore distingué ces différentes nuances. Or, ce que nous disons de cette couleur, s’applique également à toutes les autres idées. Si, en décomposant par l’abstraction physique l’idée composée d’un objet, on y découvre clairement différentes perceptions distinctes, chacune de ces idées distinctes est une nouvelle richesse ajoutée à nos connaissances, et le mot propre qui doit l’exprimer, enrichit la langue d’autant.

96. C’est sur l’abstraction physique qu’est fondée l’analyse, dont nous parlerons en détail dans la suite. (13, 25 et suiv.)

L’abstraction métaphysique généralise les idées.

 

97. L’abstraction métaphysique nous met à même de généraliser sur nos idées : une idée qui n’était d’abord qu’individuelle devient, par son moyen, une idée plus ou moins générale (93), selon qu’elle convient à un nombre d’individus plus ou moins grand ; et cette opération de l’entendement, qui est le résultat de la réflexion (70) et de la comparaison (63), consiste à former, par la réunion des qualités semblables que l’on a découvertes en divers sujets, des idées qui |87 leur conviennent également à tous ; et le nom, par lequel on exprime ces idées, est un nom commun qui les désigne tous, sans égard aux qualités particulières qui établissent entre eux des différences.

Nous dirige pour former
les idées d’espèces, de genres, etc.

 

98. C’est par le moyen de l’abstraction métaphysique que nous formons les idées abstraites d’espèces, de genres, de classes, dont nous parlerons bientôt (122, etc.), qui nous rendent si faciles et si commodes l’étude et la connaissance de ce nombre immense d’objets variés que la nature présente à nos regards ; que nous établissons entre nos idées des rapports qui nous représentent les rapports des êtres entr’eux, et leur enchaînement ; que nous transportons dans nos connaissances, l’ordre qui règne dans la nature ; et que, sans être obligés d’imaginer un nom pour désigner chaque individu, sans surcharger par conséquent la langue d’une quantité infinie de mots différens, nous venons à bout de les désigner tous et de les comprendre dans nos classifications.

Supplée à la faiblesse de notre enten­dement.

 

 

99. L’abstraction est donc utile : elle supplée aux bornes étroites et à la faiblesse de notre intelligence. C’est parce que nous ne pouvons voir distinctement et d’un coup |88 d’œil toutes les perceptions partielles, renfermées dans l’idée composée d’un objet, et que nous ne sommes pas capables de l’envisager sous toutes ses faces à la fois, que nous avons besoin de le décomposer par l’abstraction physique (83), pour concentrer exclusivement notre attention sur une seule perception à la fois, jusqu’à ce que nous les reconnaissions bien toutes.

100. C’est parce que nous sommes trop bornés pour examiner et pour connaître tous les êtres, tous les faits individuels, qu’il a fallu nous restreindre à l’étude d’un très-petit nombre de ces faits, d’après lesquels nous jugeons de tous les autres, que nous croyons leur être semblables : et notre mémoire étant trop faible pour retenir toutes les circonstances particulières, toutes les qualités propres à chaque individu, toutes les nuances qui les distinguent les uns des autres, il a fallu les retrancher par l’abstraction métaphysique (86), les laisser à part comme si ces différences individuelles n’existaient pas, et nous borner à ce qui a paru être essentiel et commun à tous. L’intelligence suprême n’a pas besoin d’employer de tels moyens, de se faire de pareilles méthodes : comprenant tous les individus dans sa connaissance infinie, |89 il lui est aussi facile de penser à tous à la fois que de ne s’occuper que d’un seul, et d’envisager la réunion de toutes les qualités d’un sujet que de les examiner chacune séparément.

Composition et décomposition des idées.

 

101. Après avoir examiné séparément et distingué plusieurs idées, par le moyen de l’abstraction, nous les considérons quelquefois comme ne formant qu’une seule notion composée : d’autres fois, au contraire, nous retrancherons d’une notion quelques-unes des idées qui la composent : ces deux opérations, fondées sur la réflexion et sur l’abstraction, s’appellent composition et décomposition des idées.

102. Ces opérations nous facilitent les moyens de comparer nos idées (63), sous toute sorte de rapports, et d[’]en faire tous les jours de nouvelles combinaisons, de nouvelles liaisons bien assorties (49, 50). Ces notions composées seront toujours exactes et bien formées, si nous avons bien remarqué quelles étaient les idées les plus simples, et si nous les avons réunies dans l’ordre le plus naturel : et alors, pour les décomposer, il n’y aura qu’à défaire ce qui aura été fait.

 

 

103. Voilà quelles sont les opérations de |90 notre entendement et l’ordre dans lequel elles naissent les unes des autres, se soutiennent, s’appuient et s’éclairent mutuellement. Pour achever ce chapitre, qui a pour objet l’analyse de l’entendement humain, il ne nous reste qu’à parler des idées, de leurs différentes espèces, et de leur classification.

 

 

 

 

§. X. DES IDÉES.

 

Quatenùs hoc simile est oculis quod mente videmus. (Lucr. liv. 4. 754.)

Idée ; ce que c’est.

 

104. Le mot idée ne signifiait dans son origine que ce que nous entendons par image. Aujourd’hui on nomme idées les sensations (24) considérées comme représentant les corps et leurs qualités diverses.

Nos sensations nous font con­naître les corps.

 

105. Ce sont, en effet, nos sensations qui nous représentent les corps, et qui seules nous les font connaître (27, 31). Lorsqu’ils sont présens, nous les connaissons par la perception actuelle des sensations qu’ils font sur nous (15, 32) ; lorsqu’ils sont absens, nous les connaissons encore par le souvenir des perceptions qu’ils ont occasionnées (39) : ce sont ces sensations qui seules nous représentent ces corps, qu’on nomme idées, soit lorsqu’elles sont actuellement excitées par la présence du corps, |91 soit lorsqu’elles ne sont réveillées que par la mémoire (48), ou par l’imagination (54). Nous n’avons donc des idées qu’autant que nous avons des sensations (27, 28).

106. Les choses que nos sensations ou nos idées nous font connaître dans les corps, s’appellent tantôt qualités, tantôt manière d’être, et tantôt modifications.

Qualités.

 

Qualités, parce que par elles les corps sont qualifiés, sont distingués les uns des autres.

Manière d’être.

 

Manière d’être, parce que c’est la manière dont ils existent.

Modifications.

 

Modifications, parce qu’une qualité de plus ou de moins modifie un corps, c’est-à-dire, qu’elle produit quelque changement dans sa manière d’être.

Propriétés.

 

107. On n’appelle propriétés que les qualités qui sont tellement propres à un objet, qu’elles ne peuvent convenir à d’autres : être terminé par trois côtés est, par exemple, une propriété du triangle ; être terminé par quatre, en est une du quadrilatère.

Idée de la substance.

 

108. Nos sensations nous représentent donc les qualités des corps ; mais ces qualités doivent être, pour ainsi dire, soutenues par quelque chose, puisqu’elles modifient, et qu’elles ne pourraient pas modifier (106), s’il n’y avait rien qui fût susceptible d’être |92 modifié : elles ont donc un soutien, que nous nous représentons dessous, et que, par cette raison, nous appelons substance, des mots latins sub stare, dessous être. Il nous semble, en effet, que les qualités que nous démêlons dans les objets se réunissent hors de nous sur chacun d’eux ; et nous ne pouvons nous en représenter quelques-unes, sans imaginer quelque chose qui est dessous, qui leur sert de soutien, et que nous désignons par le mot substance, sans pouvoir nous en faire une idée plus claire.

109. Nous n’ignorons pas que bien des philosophes ont cru donner une idée plus claire de la substance, et qu’ils ont essayé d’en expliquer l’essence : mais nous, qui croyons qu’il nous est impossible de voir dans les objets autre chose que nos sensations, nous pensons aussi qu’il nous est impossible de juger de leur réalité par les apparences sous lesquelles ils se montrent à nous.

 

 

 

 

§. XI. DES DIFFÉRENTES ESPÈCES D’IDÉES ET DE LEUR CLASSIFICATION.

 

Singula quæque locum teneant sortita decenter. (Hor. Art. poet.)

Nécessité d’ana­lyser et de clas­ser les idées.

 

110. Lorsque nous apercevons un vallon charmant, couvert de riches moissons et de |93 prairies émaillées, coupé en différens sens par des ruisseaux qui l’arrosent et le fertilisent, couronné de bouquets d’arbres variés, épars çà et là, peuplé d’une multitude d’oiseaux perchés sur les arbres ou fendant les airs, et de troupeaux paissans ou mollement couchés sur la verdure, animés [sic] par les chants joyeux des moissonneurs et des faneuses, et terminé par des coteaux fertiles et rians qui servent de cadre à ce tableau : si nous portons nos regards alentour, nous aurons à la fois une foule de perceptions ; nos yeux recevront l’impression de tout ce qui compose ce tableau ; le murmure des eaux, le bêlement des brebis, le gazouillement des différens oiseaux, et les chants des moissonneurs et des faneuses affecteront nos oreilles ; et notre odorat recevra le parfum de mille fleurs. Mais si nous nous livrons à la fois à toutes ces sensations différentes et simultanées, nous ne distinguerons rien dans ce charmant vallon ; nous jugerons mal et les objets, et leurs formes, et leur situation, et leurs distances ; et il ne nous restera de tout cela qu’une idée si confuse, que nous ne pourrons en rendre compte ni à nous-mêmes ni aux autres. Pour en avoir une connaissance exacte, il |94 ne faut pas voir tout à la fois ; il faut regarder en détail ; et au lieu de tout embrasser d’un coup d’œil, il faut arrêter successivement ses regards sur chaque objet : il faut, après les avoir examinés séparément, les classer dans notre entendement comme ils sont classés dans ce paysage ; et c’est alors seulement que nous en aurons une connaissance précise et distincte.

La même attention successive, la même analyse, le même ordre et la même classification sont absolument nécessaires pour avoir une connaissance parfaite de nos idées, pour avoir sans cesse à notre disposition les notions diverses que nous avons acquises, et pour faciliter l’exercice de la mémoire, de l’imagination et de la réflexion. Essayons donc d’établir cet ordre dans nos idées, et voyons par quels moyens on peut y parvenir.

Idées abs­traites.

 

111. Nous avons déjà parlé des idées abstraites (98, 99), et nous avons expliqué la manière dont elles se forment dans notre entendement.

Idées simples.

 

112. Les idées simples sont la base de toutes nos connaissances. Elles excluent toute composition, et ne résultent pas de la réunion de plusieurs idées combinées. |95 Je touche un morceau de glace : j’ai à la fois par le tact, la perception de sa dureté et celle de sa froideur. Je tiens un lis à la main ; j’ai par un sens la perception de la dureté de sa tige, par un autre celle de sa blancheur, et par un troisième celle de son odeur : ces perceptions, quoique excitées par le même objet, sont aussi distinctes dans mon âme que si elles avaient été occasionnées par des objets différens, et cela, soit qu’elles entrent par un seul sens, soit qu’elles pénètrent par plusieurs. Ces idées de dureté, de froideur, de blancheur et d’odeur sont des idées simples : parce que, quoiqu’elles soient susceptibles de différens degrés d’intensité, chacune dans son espèce, chacune d’elles est néanmoins distincte, fait une idée à part, et ne résulte pas de la combinaison de deux ou de plusieurs idées.

Ne peuvent s’ac­quérir que par les sensa­tions, ou par la ré­flexion.

 

113. Nous acquérons toutes les idées simples ou par nos sensations immédiatement, ou par la réflexion : il n’y a pas d’autre moyen ; il est facile de voir qu’il nous serait impossible de nous donner, par exemple, l’idée de quelque goût dont notre palais n’aurait jamais été affecté, ou celle de quelque odeur que nous n’aurions jamais sentie (28, 32).

Certaines idées n’entrent que par un seul sens.

 

|96 114. Certaines idées simples n’entrent donc que par un seul sens (28, 32). Cela est si vrai, que, si quelqu’un de nos organes vient à s’affaiblir ou à se détériorer assez pour ne pouvoir plus exercer ses fonctions, nous ne recevons plus les idées dont cet organe est la cause occasionnelle exclusive.

115. Il n’est pas possible de faire l’énumération de toutes les idées simples que nous acquérons par chacun de nos sens séparément ; et pussions-nous l’entreprendre, nous manquerions de noms pour désigner chacune de ces idées en particulier. Prenons pour exemple les odeurs : nous ne les distinguons dans le langage que par les qualifications de bonnes ou de mauvaises, d’agréables ou de désagréables, de douces ou de fortes : cependant quelle prodigieuse variété entre elles, même parmi celles qui passent pour agréables ! Que de degrés, que de nuances différentes de l’odeur de l’œillet à celle de la rose ou de la tubéreuse, et de l’odeur de la violette à celle de la fleur d’orange ; du réséda, de l’acacia ? Par quels mots pourrons-nous distinguer toutes ces nuances ? Il en est de même des saveurs, des couleurs, et de toutes les idées simples.

D’autres par divers sens.

 

116. D’autres nous viennent par divers |97 sens : telles sont les idées de l’étendue, de la figure, du mouvement et du repos, que nous acquérons également par la vue et par le tact.

Par la réflexion.

 

 

117. Enfin l’entendement, considérant ses propres opérations sur les idées simples qu’il a reçues par les sens, acquiert la connaissance de ces opérations, et se forme ainsi les idées simples de la perception, de l’attention, etc.

Idées com­plexes.

 

118. Les idées complexes (a) [13] sont des réunions ou des collections d’idées simples. Nous acquérons quelquefois plusieurs idées simples, en décomposant un objet par l’abstraction physique (84), et nous reconnaissons alors dans cet objet une réunion de qualités dont la connaissance forme dans notre entendement une idée complexe, qui a son modèle dans la nature. L’or ainsi décomposé, par exemple, nous donne les idées de couleur jaune, de pesanteur, de dureté, de fusibilité, de malléabilité, etc. : nous ne connaissons l’or que par la réunion de toutes ces idées, et cette idée complexe est formée d’après un modèle.

|98 119. Mais nous formons aussi d’autres combinaisons d’idées simples qui n’ont aucun modèle dans la nature : et c’est ce qui a toujours lieu dans les idées que nous nous formons des êtres moraux, tels que la vertu, la probité, le désintéressement, etc. C’est par ces combinaisons que l’entendement peut varier et multiplier à l’infini les objets de ses pensées ; mais il ne peut jamais employer que les idées simples qu’il a reçues par les sens (114, 116), ou par la réflexion (117), et qui sont les élémens auxquels se réduisent toujours en dernière analyse toutes les compositions qu’il peut faire. Les idées simples lui arrivent toutes faites : ou il ne les a pas, ou il les a reçues par les sens, ou par la réflexion telles qu’elles sont : il ne peut avoir d’autres idées des qualités sensibles des corps que celles que lui ont suggérées ses organes. Mais lorsqu’il a une fois reçu ces idées simples, il peut combiner ensemble les idées qu’il a acquises et en faire des idées complexes toutes nouvelles, qu’il n’avait jamais reçues ainsi unies.

Nécessité de clas­ser ses idées.

 

 

120. Pour mettre de l’ordre dans ses connaissances, à mesure qu’on les acquiert, il faut s’accoutumer à classer ses idées : sans cela, on s’expose à confondre tout ; et |99 l’on est aussi embarrassé à retrouver dans sa tête une connaissance acquise, qu’on le serait à retrouver un animal désigné dans un cabinet d’histoire naturelle où tout serait pêle-mêle, ou une plante particulière dans un herbier où les genres et les espèces seraient confondus.

Idées indivi­duelles.





Classe, genre.

 

121. Chaque chose est une, et on la nomme par cette raison singulière ou individuelle. Les sens ne nous offrent donc que des individus ; et conséquemment nous ne recevons par eux que des idées individuelles. Mais si, après avoir observé un individu qu’on appelle homme, j’en vois un autre qui lui ressemble par les qualités essentielles (94), j’en conclus qu’il est homme aussi : je tire la même conclusion relativement à tous ceux qui ressemblent à ces deux-là, à proportion que je viens à les connaître ; et je me forme ainsi une idée générale (87, 98), que je désigne sous le nom de classe, ou de genre, et qui comprend tous les individus que j’ai observés.

Classes infé­rieures.

 

122. Si j’observe ensuite que, parmi les hommes, il y a des savans et des ignorans, des militaires et des négocians, des hommes noirs, d’autres blancs, ceux-ci olivâtres et ceux-là couleur de cuivre, j’en forme des |100 classes plus petites, des espèces toutes subordonnées à la classe générale, ou un genre, que j’ai désigné sous le nom d’homme ; et ces espèces seront différentes entr’elles selon que je prendrai pour trait de compa­raison entre les hommes ou leurs talens, ou leur profession, ou leur couleur, ou leur taille, ou toute autre chose.

123. Si je remarque que la vie, le sentiment et la locomobilité sont communs aux chiens, aux bœufs, aux chevaux, etc., aussi bien qu’aux hommes, je forme de toutes ces espèces générales, ou de tous ces genres, une classe plus générale, plus étendue, que je désigne par le mot animal ; et cette classe a pour subdivisions les classes moins étendues de l’homme, du chien, du bœuf, du cheval, etc.

124. En observant attentivement tous les objets de la nature, je reconnais qu’il y en a qui ont des organes, qui croissent et se reproduisent, tels que les animaux et les végétaux ; d’autres, au contraire, qui n’ont point d’organes, ne croissent pas, ou ne peuvent croître que par juxtà-position, et non pas par un effet de leur organisation, tels que les minéraux de toute espèce ; et me voilà arrivé, d’abstractions en abstrac- |101 tions (87), et en négligeant quelques divisions intermédiaires qui ne font rien à notre objet, à la division la plus générale de l’histoire naturelle, qui comprend tous les objets de la nature sous ces deux classes générales, substances organiques, et substances inorganiques.

Classes géné­rales et subal­ternes.

 

125. Il est facile de voir qu’une même classe peut être subalterne et générale : subalterne, quand on la considère comme une soudivision d’une classe plus étendue ; et générale, lorsqu’on l’envisage relativement à ses propres soudivisions, ou par rapport aux classes moins étendues, aux espèces dans lesquelles elle se soudivise. Ainsi la classe d’homme (121), par exemple, est subalterne par rapport à la classe d’animal (123), dont elle est une soudivision, et générale, par rapport aux classes moins étendues de noirs et de blancs, d’Européens et d’Asiatiques, de savans et d’ignorans, etc. (122). La classe désignée par le mot animal est subalterne relativement à celle des substances organiques, (124), et générale relativement à celles de l’homme, du cheval, du chien, etc.

Genres, es­pèces.

 

126. Les classes générales s’appellent aussi genres, et les classes particulières se nomment espèces[ : l]a même classe peut être par |102 conséquent tout à la fois genre et espèce (125) : l’homme, qui est espèce par rapport à l’animal, est genre relativement aux noirs et aux blancs : l’animal, qui est espèce relativement au genre des substances organiques, est genre par rapport aux mammifères, aux oiseaux, etc.

Classification des qualités.

 

 

127. On peut classer les qualités des objets de la même manière qu’on classe les objets eux-mêmes. Si l’on considère, par exemple, les qualités des objets sensibles relativement aux sens qui nous donnent les perceptions de ces qualités (25, 28), on en distinguera de cinq espèces différentes : alors les qualités sensibles seront le genre, et les qualités dont nous acquérons la perception séparément par la vue, par l’ouïe, par le goût, par l’odorat et par le tact, formeront les cinq espèces de ce genre. Chacune de ces espèces deviendra genre par rapport à celles qui lui sont subordonnées : ainsi couleur, qui est une espèce par rapport au genre des qualités sensibles, est un genre par rapport au verd [sic], au rouge, au bleu, etc.

Utilité de la classification.

 

 

128. C’est en distribuant ainsi ses idées avec ordre, qu’on peut, sans effort et avec précision, remonter de l’individu à l’espèce, de l’espèce au genre prochain, de celui-ci |103 à un genre plus étendu, et ainsi de suite jusqu’à la classe la plus générale, et qui comprend toutes les autres ; ou bien descendre de cette classe jusqu’à l’individu, en passant par toutes les classes intermédiaires, générales et subalternes. Sans cette distribution, toutes les idées se confondraient, et la recherche de la vérité deviendrait très-pénible, et serait souvent inutile et infructueuse.

Bornes que doit avoir la sou­division des classes.

 

 

129. Néanmoins, quelque utile que soit la classification des objets et de leurs qualités, il ne faut pas trop multiplier les soudivisions, de peur de retomber dans la confusion qu’on a cherché à éviter. Il est bien certain que si l’on observe avec soin tous les individus compris dans une classe quelconque, on remarquera entr’eux des différences qui autoriseront à former de nouvelles classes ; mais si l’on se laisse entraîner ainsi de soudivisions en soudivisions, toujours à raison des nouvelles différences que l’on observera, on en viendra au point d’avoir autant de classes que d’individus ; et nous voilà retombés dans la confusion que nous avions voulu éviter, en distinguant les objets par classes. Ainsi ne point faire de classes, ou en faire trop, c’est aller |104 également au désordre et à la confusion ; il faut donc s’arrêter lorsque l’on a fait assez de soudivisions pour répandre la lumière et pour soulager l’attention et la mémoire, et rejeter toutes les autres comme plus embarrassantes qu’utiles.

Idées individuelles, particu­lières, générales.

 

 

130. Lorsqu’on a distribué les objets et leurs qualités de cette manière, nos idées se trouvent elles-mêmes distribuées par classes. Alors nous avons des idées singulières ou individuelles (121), qui nous représentent les individus ; des idées particulières, qui nous représentent les espèces (126, 127) ; et des idées générales, qui nous représentent les genres ou les classes (124).

Nature de ces idées.

 

131. Mais, puisqu’il n’y a que des individus dans la nature (121) et point d’espèces, de genres, ni de classes ; puisque l’homme en général, ni une couleur ou toute autre qualité en général ne peuvent agir sur nos sens ; puisque nos sensations ne peuvent nous représenter que des individus et que conséquemment nous ne pouvons avoir que des idées individuelles, que sont donc les idées particulières et les idées générales ? (130) Ce sont les noms des espèces, des genres, des classes que nous avons formés à mesure que nous avons observé avec plus |105 de soin, et que nous avons senti le besoin de distribuer nos connaissances avec ordre : les idées générales ou particulières ne représentent que ce que nous avons aperçu dans les individus mêmes. L’idée générale d’homme, par exemple, ne représente que ce que nous apercevons de commun dans tous les individus de l’espèce humaine (94) ; nous n’apercevons donc dans les idées générales que ce que nous apercevons dans les individus ; et conséquemment il est vrai à la rigueur que nous ne recevons par les sens que les idées individuelles, et que les autres ne sont que le résultat de nos abstractions (82, 97).

 

|106

 

 

§. XII. DE LA RAISON.

 

Ipsa quidèm..... pretium sibi, solaque latè
Fortunæ secura nitet, nec fascibus ullis
Erigitur, plausuve petit clarescere vulgi,
............................ nil indiga laudis,
Divitiis animosa suis, immotaque cunctis
Casibus, ex altâ mortalia despicit arce.
Hanc tamèn invitam blandè vestigat, et ultrò
Ambit honor. (Claud. de consul. mal. Theod. paneg.)

Il semble que, malgré la fragilité de l’espèce humaine, notre état naturel soit d’être raisonnables : si nous cessons de l’être, le trouble et l’agitation nous tourmentent et nous dévorent, nous ne sommes plus d’accord avec nous-mêmes ; sans la raison enfin, il n’est plus pour nous de bonheur et de tran­quillité, et le dégoût suit toujours les faux plaisirs qu’elle réprouve. (Sylleri.)

En quoi con­siste la raison.

 

132. Quelque différentes que soient les définitions que l’on a données de la raison, il nous semble que tout le monde s’accorde à penser que c’est par elle qu’on peut régler sagement sa conduite, et faire des progrès dans la recherche de la vérité ; nous pouvons donc en conclure qu’elle n’est autre chose que la connaissance de la manière dont nous devons régler les opérations de notre âme, qu’elle est le résultat de toutes ces opérations bien conduites, et qu’elle est |107 ainsi le produit heureux du plus grand degré de perfection dans les opérations de l’entendement.

133. Si l’on s’en était toujours formé une notion aussi simple et aussi exacte, l’aimable Deshoulières, après beaucoup d’autres, n’aurait pas déclamé contre la raison ; elle aurait senti combien il sied aux femmes d’être raisonnables, combien il est inconvenant qu’elles publient que la raison est impuissante contre leurs passions, et elle se serait bien gardée de dire :

Cette fière raison dont on fait tant de bruit,
Contre les passions n’est pas un sûr remède.
Un peu de vin la trouble, un enfantla séduit ;
Et déchirer un cœur qui l’appelle à son aide (a) [14]
          Est tout l’effet qu’elle produit.
          Toujours impuissante et sévère,
Elle s’oppose à tout et ne surmonte rien (Deshoul. Idyl. des mout.)

Avec un peu plus de réflexion, le sévère Boileau n’aurait pas dit non plus :

L’homme seul, qu’elle éclaire, en plein jour n’y voit goutte,
Réglé par ses avis fait tout à contre temps (b) [15],
|108 Et dans tout ce qu’il fait n’a ni raison, ni sens ;
Tout lui plaît et déplaît, tout le choque et l’oblige ;
Sans raison il est gai, sans raison il s’afflige ;
Son esprit au hasard aime, évite, poursuit,
Défait, refait, augmente, ôte, élève, détruit. (Satire 8.)

 

 

Avant eux Bayle l’avait appelée un principe de destruction et non d’édification, qui ne sert qu’à des doutes (a) [16]. Voilà la raison attaquée, et quant à son influence sur notre conduite, et quant à ses résultats relativement à nos connaissances, puisqu’elle ne produit que des doutes. Serait-il donc vrai qu’elle n’est qu’un funeste présent que la nature nous a fait, et qu’elle ne nous a donné qu’en censeur incommode et importun, qui ne peut nous redresser, et qu’un guide peu éclairé et peu fidèle qui ne peut que nous égarer et nous fourvoyer ? Ou bien ces déclamations décourageantes ne sont-elles que le résultat d’un dépit mal déguisé, que l’explosion d’un orgueil mécontent, que les prétextes frivoles d’un artiste ignorant qui rejette sur l’imperfection de ses outils |109 les défauts d’un ouvrage qui ne sont dus qu’à son impéritie et à sa maladresse ?

 

 

134. Examinons de sang-froid, la chose en vaut bien la peine ; il n’est question de rien moins que de la plus précieuse prérogative de l’espèce humaine, que de perdre ou de nous assurer la dignité de notre nature, et de descendre au-dessous des brutes ou de conserver notre rang dans la chaîne immense des êtres.

135. Si l’on convient que la raison consiste à connaître la manière dont nous devons régler les opérations de notre âme (132), peut-on de bonne foi dédaigner ou mépriser un aussi noble privilége, et traiter la nature de marâtre, pour nous avoir fait un aussi beau présent ? Aimerait-on mieux que les opérations de notre âme fussent l’effet nécessaire des circonstances, et le résultat immanquable de l’impression fortuite des objets sur nos sens ? Voudrait-on n’avoir de vie et de sensibilité que pour jouir de son existence, se livrer aux impressions des sens, pourvoir à ses besoins physiques, borner toute son ambition et toutes ses jouissances au sommeil, au manger et aux plaisirs sensuels, et diriger vers ce but unique toutes les facultés de son âme ? Nous |110 présumons qu’il n’y a personne qui veuille s’avilir à ce point ; et si quelqu’un, sans en convenir ouvertement, nourrissait ce désir secret au fond de son cœur, nous croyons pouvoir le prévenir que c’est à tort qu’il se plaindrait d’avoir reçu la raison en partage.

136. Mais, dira-t-on peut-être, nous serions plus heureux sans toutes ces opérations de l’entendement, qu’il nous faut chercher à connaître avec effort, pour nous mettre en état de les régler et de les diriger, et qui, le plus souvent, sont l’unique source de nos peines. Voilà une excuse dictée par la paresse, ou suggérée par la lâcheté. O homme ! être privilégié, enfant chéri de la nature, n’aurais-tu donc été comblé de ses dons, que pour murmurer contr’elle, pour te plaindre de sa prédilection manifeste, pour maudire sa libérale largesse à ton égard et pour travailler à te dégrader volontairement toi-même ! Peux-tu croire sincèrement que tu es plus à plaindre, précisément parce que tu as plus de moyens de te rendre heureux, et que la bienfaisante nature a mis à ta portée, à ta propre disposition, des jouissances pures et variées bien supérieures à celles de sens ! Reconnais |111 plutôt la dignité de ton être, calcule la supériorité de tes moyens, envisage avec orgueil la multiplicité de tes ressources, contemple la noblesse et la grandeur de ta destinée ; et, fier de tes forces et de la variété de tes prérogatives, tu travailleras avec courage à te perfectionner toi-même ; tu deviendras heureux, si tu es bon ; et, par une réaction admirable, si tu réussis à te rendre heureux, tu deviendras encore meilleur et plus raisonnable (a) [17].

 

 

137. Ce but si désirable, vers lequel doivent se diriger tous nos efforts, n’est pas aussi difficile à atteindre que cherchent à nous l’insinuer notre funeste paresse et notre inexcusable lâcheté. Si nous étudions bien les opérations de notre âme ; si nous cherchons sincèrement à en connaître l’étendue, sans nous en dissimuler la faiblesse ; si nous nous en faisons des notions bien distinctes, en en distinguant bien tous les ressorts et toutes les nuances ; si, après en avoir bien connu tous les avantages et tous les abus, et avoir saisi leur dépendance |112 réciproque, nous ne les appliquons qu’aux objets qui sont à notre portée, sans jamais tenter d’aller au-delà, nous apprendrons facilement et positivement l’usage qu’il fait en faire, et nous conviendrons avec reconnaissance qu’il nous est échu en partage autant de raison qu’il nous en fallait pour notre perfection et pour notre bonheur ; et, devenus meilleurs, plus éclairés, plus parfaits, par l’usage bien réglé de nos facultés, nous bénirons avec transport celui qui nous a accordé d’aussi inappréciables bienfaits.

La raison, l’instinct,
la folie.

 

138. Pour mieux distinguer la raison, comparons-la avec l’instinct et avec la folie. L’instinct n’est qu’une imagination dont l’exercice n’est pas en notre pouvoir, ni à nos ordres ; mais qui, par sa vivacité, concourt parfaitement à la conservation de notre être : c’est l’apanage des brutes ; et nous obéissons nous-mêmes à cet instinct dans bien des circonstances, comme lorsque, tombant du côté droit, nous poussons machinalement nos bras et tout notre corps du côté opposé pour empêcher la chute. Il exclut la mémoire (49), la réflexion (71), et d’autres opérations de l’âme : ce n’est que l’imagination vivement et promptement excitée par la présence des objets (55).

|113 139. La folie admet l’exercice de toutes les opérations de l’âme ; mais elles ne sont dirigées que par une imagination déréglée, qui n’est point à nos ordres (61), et qui est elle-même une suite d’une liaison très-forte d’idées disparates et incohérentes (50, 52) ; liaison qui est quelquefois à certains égards l’apanage même des personnes de bon sens.

140. Enfin la raison, ainsi que nous l’avons déjà dit, résulte de toutes les opérations de l’âme, bien conduites et bien dirigées ; et, parmi ces opérations, il faut comprendre les passions, dont nous parlerons au chapitre suivant.

 

 

 

 

§. XIII. DE L’ESPRIT ET DE SES DIFFÉRENTES ESPÈCES.

 

Quelque puissant qu’on soit en richesse, en crédit,
Quelque mauvais succès qu’ait tout ce qu’on écrit,
          Nul n’est content de sa fortune,
          Ni mécontent de son esprit. (Deshoul.)

Au haut des airs le vol de ma pensée
Peut m’élever : mais sans le caducée
De la raison, cet essor ne me sert
Qu’à prolonger une erreur qui me perd. (Rous., épît. 3, liv. 2.)

Diverses ac­ceptions du mot esprit.

 

141. Le mot esprit est un de ces termes vagues, auquel chacun attache presque |114 toujours des sens différens, selon sa manière de voir, de juger et de sentir ; et toutes les fois qu’on entend parler d’esprit, on est presque toujours autorisé à demander : duquel parlez-vous ? Pour nous, nous n’en parlerons ni en littérateurs, ni en moralistes (a) [18] : notre but est uniquement de faire voir comment les opérations de l’entendement, dont nous avons parlé jusqu’ici, produisent les différentes espèces d’esprit, selon qu’elles sont différemment combinées, ou qu’on les possède dans un degré plus ou moins éminent.

Le bon sens et l’intelligence.

 

142. Le bon sens et l’intelligence consistent dans la facilité de concevoir et d’imaginer (55), et ne diffèrent que du moins au plus : comprendre facilement qu’un tout est égal à toutes ses parties prises ensemble, ou comprendre toute la géométrie d’Euclide, c’est également concevoir ; mais, dans le premier cas, ce n’est que du bon sens, et dans le second c’est de l’intelligence. Pareillement avec le seul bon sens on peut imaginer (60) des choses communes et à la portée des per- |115 sonnes les plus bornées ; mais, pour imaginer des choses neuves, il faut de l’intelligence, surtout si elles sont de quelque étendue.

143. Avec le simple bon sens un ouvrier ordinaire imaginera facilement une machine composée seulement de quelques poulies et de quelques leviers ; aucun ne pourra, sans intelligence, imaginer le flûteur de Vaucanson. En un mot, le bon sens se borne à ce qui est facile et ordinaire, et l’intelligence seule peut atteindre aux choses plus composées et plus neuves.

L’esprit.

 

144. On a de l’esprit lorsqu’on sait conduire les opérations de son âme d’une manière supérieure, et qui montre l’activité de notre entendement. On dira peut-être que cette définition ressemble assez à celle que nous avons donnée de la raison (132), et nous ne nous en défendrons pas : car nous croyons le véritable esprit très-proche parent de la raison. Quoi qu’il en soit, les opérations où l’âme dispose à peine d’elle-même, telles que l’attention et les opérations qui la précèdent, ne méritent pas le nom d’esprit. Il faut même que l’activité de l’âme s’exerce sur des objets qui ne soient pas communs : sans cela, ce ne serait |116 encore que le bon sens, dont nous avons parlé (142).

145. L’esprit est immédiatement au-dessus du bon sens. Un homme qui, en toute occasion, conduirait parfaitement toutes les opérations de son âme, et s’en servirait avec la plus grande facilité possible, posséderait l’esprit à son plus haut degré, et il serait en même temps bien raisonnable (a) [19]. Voilà donc les deux extrêmes de cette échelle : le bon sens et l’espèce d’esprit dont nous venons de parler, et à laquelle il est difficile d’atteindre : entre ces deux extrêmes il y a bien des degrés intermédiaires ; et chacun a plus ou moins d’esprit, selon qu’il s’approche plus ou moins de l’un ou de l’autre. Mais il n’y a que quelques-uns de ces degrés intermédiaires qui aient des noms particuliers ; tels sont les suivans :

Pénétration ; profondeur.

 

|117 146. On a de la pénétrationlorsqu’on est assez maître de son attention et qu’on est capable d’assez de réflexion et d’analyse pour pénétrer jusque dans l’intérieur des choses : et si on peut les creuser au point d’en développer tous les ressorts et de voir clairement d’où elles viennent et ce qu’elles sont, on a de la profondeur.

Discernement ; jugement.

 

147. Le discernement et le jugement ont aussi quelqu’analogie : ils consistent l’un et l’autre à comparer les choses (64) pour en saisir les différences et pour apprécier avec exactitude la valeur des unes et des autres : mais le premier s’applique plus particulièrement aux objets de nos spéculations, et le second à la pratique ; et voilà pourquoi il faut du discernement pour étudier avec fruit les sciences physiques, et du jugement pour se bien conduire.

Sagacité.

 

148. Si l’on a assez d’adresse à se retourner en différens sens pour saisir un objet avec beaucoup de facilité, ou de manière à le faire comprendre mieux et plus facilement aux autres, on a de la sagacité. Elle suppose donc beaucoup d’imagination jointe à la réflexion (71) et à l’analyse, ou à l’habitude de l’abstraction (84, 95).

Goût.

 

149. Supposez une manière de sentir et |118 de juger rapidement si délicate et si heureuse qu’on aperçoive le prix des choses comme par inspiration, sans le secours de la réflexion, et comme si l’on n’avait besoin d’aucune règle pour en juger ; c’est là ce qu’on appelle le goût. Il est l’effet d’une imagination prompte et vive, qui, ayant été exercée de bonne heure et pendant longtemps sur des objets choisis, les conserve toujours présens, et s’en fait naturellement des modèles auxquels elle compare tous les autres rapidement et comme par instinct ; de la même manière qu’un homme qui, dès son plus bas âge, aurait été constamment nourri d’alimens les plus exquis et les plus délicats, jugerait promptement et avec certitude tout ce qu’on lui présenterait dans la suite, à moins que ses organes ne vinssent à se détériorer. Cette origine du goût doit faire sentir combien la lecture des ouvrages médiocres contribue à dépraver le goût des jeunes gens.

Invention, ou esprit in­ventif.

 

150. Quand on parle d’esprits inventifs, il ne faut pas croire qu’ils créent proprement des idées ; il n’est au pouvoir d’aucun homme de les créer ; nous les recevons toutes par les sens (32, 131), et nous ne pouvons que les composer ou les décomposer (102, 103), |119 les réunir ou les combiner de différentes manières. L’invention ou l’esprit inventif ne consiste qu’à faire des combinaisons neuves et éloignées de la portée des esprits ordinaires : ce qui se fait ou par le talent ou par le génie.

Talent.

 

151. Combiner les idées d’un art ou d’une science déjà connue de manière à produire les effets qu’on doit naturellement en attendre, sans néanmoins rien produire de nouveau, voilà le talent. Il est le résultat tantôt d’une grande imagination, tantôt d’une analyse délicate et sûre, selon qu’il s’exerce sur les arts d’agrément ou sur les sciences.

Génie.

 

152. Le génie est au-dessus du talent ; il suppose de plus un esprit capable de faire des combinaisons d’idées neuves, ce qu’on appelle esprit créateur. Par ces combinaisons faciles et variées, il invente de nouveaux arts ou sait se frayer de nouvelles routes dans un art déjà connu, et y créer de nouveaux genres, quelquefois supérieurs à ceux que l’on connaissait auparavant. Doué d’un discernement exquis (147), d’une sagacité rare (148) et d’une grande profondeur (146), il maîtrise la matière qu’il traite, fait des rapprochemens extraordinaires, envisage et présente les choses sous des points |120 de vue qui ne sont qu’à lui, il étonne toujours par la grandeur et par la nouveauté de ses conceptions (a) [20] : et s’il traite une science déjà connue avant lui, il sait y répandre une clarté, une facilité dont on ne l’avait pas jugée susceptible. Il a un éclat original et une tournure inimitable.

Cause des dif­férentes es­pèces d’esprit.

 

153. Il y a donc différentes espèces ou différens degrés d’esprit, selon le genre des opérations de l’entendement dans lesquelles chaque homme excelle particulièrement : et il est facile de voir, par exemple, que l’esprit doit avoir un caractère tout différent, une tout autre physionomie, dans un homme qui aurait plus d’analyse et moins d’imagination, et dans celui qui, au contraire, aurait plus d’imagination et moins d’analyse. Or les différentes opérations de l’entendement peuvent avoir un nombre infini de degrés de perfection dans les différens individus, et elles peuvent se trouver combinées de mille manières les unes avec les autres, soit deux à deux, soit trois à trois, etc. : et toutes ces différentes suppositions donnent |121 autant de résultats variés, autant d’esprits différens.

154. Il y a plus : une même faculté, l’imagination, par exemple, est susceptible d’une infinité de nuances, par des raisons qu’il est inutile de développer ici, et que chacun apercevra facilement : elle suffit donc seule pour produire des esprits de bien des espèces, non-seulement par rapport aux différentes espèces d’imagination (61), mais encore relativement aux différens degrés de perfection qu’elle peut avoir dans chaque espèce : et nous en avons la preuve dans plusieurs de nos auteurs français ; mais chacune de ces espèces ne peut être distinguée par un nom particulier.

Influence des passions sur l’esprit.

 

155. Ajoutons à cela que, pour considérer l’esprit dans tous ses différens effets, il faudrait, après avoir fait l’analyse des différentes opérations de l’entendement ; après avoir supposé ces opérations dans tous les différens degrés de perfection dont elles sont susceptibles chacune séparément ; après avoir combiné chacune d’elles dans ses différens degrés avec chacune des autres, puis avec plusieurs, et enfin avec toutes considérées également dans leurs différens degrés de perfection, il faudrait, disons-nous, faire |122 aussi l’analyse des passions, leur supposer successivement différens degrés de vivacité, les combiner de toutes les manières possibles avec une ou plusieurs opérations de l’entendement, et déduire les résultats infiniment variés de ces combinaisons infinies.

156. Nous nous contentons de remarquer ici cette source inépuisable de différentes espèces d’esprit, et d’indiquer ces nombreux sujets de méditations variées à ceux qui auront le courage d’entreprendre cette analyse intéressante, et les moyens d’y réussir. Personne ne contestera sans doute l’influence des passions sur notre esprit : elle est si grande, que souvent, sans elles, l’entendement serait engourdi et sans exercice, comme un vaisseau sans voiles et sans rames, et qu’il y a tel homme à qui il ne manque quelquefois que d’être agité par quelque passion vive, pour avoir un grand talent.

 

 

 

 

DE L’ENTENDEMENT.

 

Hominis decus ingenium. (Brut. 59.)

Étymologie et signification du mot enten­de­ment.

 

157. Pourquoi l’âme considérée comme substance intelligente, capable de rechercher et de connaître la vérité, s’appelle-t-elle |123 entendement ? L’âme ne peut entendre que les idées, comme l’oreille ne peut entendre que les sons ; et l’on dit l’entendement de l’âme ou simplement l’entendement, lorsque l’on considère l’âme comme capable d’entendre et de connaître les idées. Nous avons développé dans les différens paragraphes de ce chapitre la manière dont l’âme entend les idées : car, ou elle perçoit (31), ou elle donne son attention (44), ou elle associe des idées (51), ou elle s’en retrace les noms, les signes et les circonstances (49), ou elle se retrace à volonté les idées elles-mêmes (55), ou elle réunit à son choix des idées dont les objets ne sont pas réunis dans la nature (60), ou elle compare (64), ou elle juge (66), ou elle raisonne (68), ou elle dirige volontairement et successivement son attention sur plusieurs objets, ou les différentes parties d’un seul, et la ramène plusieurs fois de l’une à l’autre (71), ou elle écarte à dessein plusieurs idées pour ne fixer son attention que sur une seule (83), ou enfin, pour mettre de l’ordre et de la méthode dans les connaissances qu’elle a acquises, elle distribue ses propres idées en classes, en genres, en espèces (111, 121, 131). Il nous semble que ce sont-là tous les actes de l’âme relativement |124 aux idées ; ce sont donc là toutes les opérations de l’entendement : et il est facile de voir que toutes ces opérations ont pour base commune la perception (31), qui est la première et la plus simple de toutes, et que la perception elle-même n’aurait jamais d’exercice sans les sensations (16, 32, 33).

Faculté.

 

158. Lorsqu’on donne le nom de facultés aux opérations de l’âme dont nous venons de parler, on ne les regarde pas comme étant actuellement en exercice, on veut dire que l’âme en est capable ; dans le même sens qu’on dit que notre corps a la faculté de voir, de marcher, etc., lors même qu’il n’exerce pas actuellement ces fonctions.

159. Nous avons considéré l’âme comme substance intelligente, comme capable de rechercher et de connaître la vérité ; et nous avons analysé toutes ses opérations relatives à cette fin. Nous allons maintenant, pour compléter l’analyse de la pensée (15), considérer l’âme comme capable de choisir, de délibérer, de se déterminer, en un mot, de vouloir.

 

|125

 

 

CHAPITRE III.

DE LA VOLONTÉ.

 

Non est alius ingenio, alius animo color. (Senec., epist. 115.)

L’homme de bien fait son devoir sans regarder autour de lui. Dieu et son âme sont les témoins dont il va mériter l’aveu. Une bonne volonté franche, un courage délibéré, un zèle prompt à concourir au bien, voilà les signes d’une grande âme. L’envie, la vanité, l’orgueil, tout cela est petit et lâche..... A quelque situation qu’on soit réduit, il faut savoir se consoler avec son innocence et le souvenir d’avoir fait son devoir. (Marmont., Bélis.)

 

 

160. Nous allons maintenant envisager l’âme, non comme une substance intelligente, mais comme recherchant ce qu’elle croit pouvoir lui être utile, et évitant ce qui peut lui nuire, et comme susceptible par conséquent de délibération, de choix et de diverses autres affections. Dans tous les cas, c’est toujours la même âme qui agit et qui opère, mais on distingue ses opérations par rapport au but immédiat vers lequel elles tendent : si ce but immédiat est la connaissance spéculative des choses et la recherche de la vérité, l’âme est appelée l’entendement, et ses actes sont les opérations |126 de l’entendement ; et si ce but immédiat est la recherche du bien et la fuite du mal, l’âme s’appelle la volonté ; et cette faculté comprend le besoin, le désir, les passions, l’espérance, etc., que nous allons analyser successivement, en peu de mots.

 

 

 

 

§. I.er LE BESOIN.

 

............ Multa petentibus
Desunt multa : benè est cui deus obtulit
Parcâ quod satis est manu. (Horat. lib. 3, od. 11.)

C’est elle qui de l’homme augmentant les besoins,
Multiplie avec eux ses travaux et ses soins. (J. Héna. Élég.)

En quoi con­siste le besoin.

 

161. Lorsque nous sommes privés d’une chose que nous jugeons nous être nécessaire, ou devoir nous procurer du plaisir, nous éprouvons un malaise, ou une inquiétude qui nous fait souffrir plus ou moins : c’est ce qu’on nomme besoin.

Il a donné lieu à la for­mation de la société.

 

 

162. Puisque la privation d’un objet occasionne de l’inquiétude, sa possession doit faire naître un sentiment contraire : ainsi les besoins, ou naturels ou factices, sont la source de nos plaisirs et de nos peines. Le désir de les satisfaire plus commodément a donné lieu à la formation de la société, et à tous les avantages qui en résultent pour |127 nous, ainsi qu’à tous les désordres qui la bouleversent habituellement. La facilité de satisfaire les premiers besoins a fait désirer l’aisance, puis les commodités de la vie, ensuite l’abondance et la richesse, et enfin le luxe, le faste et l’opulence, avec tous les vices et tous les travers qui les accompagnent presque nécessairement. La société nous a donc donné la notion de mille besoins factices, qui nous pressent mille fois plus vivement que les besoins réels qu’elle nous donne la facilité de satisfaire.

Il faut res­treindre ses besoins.

 

163. Pour se mettre à l’abri d’un aussi grave inconvénient, qui suffit seul pour empoisonner notre vie, accoutumons-nous de bonne heure à restreindre nos besoins ; retranchons courageusement tous ceux qui ne sont que factices et chimériques ; apprenons au moins par notre propre expérience, qu’un besoin de fantaisie satisfait en donne mille autres qu’il nous est impossible de satisfaire ; et qu’il est bien plus facile, plus sûr, plus directement utile à notre bonheur d’en limiter le nombre (a) [21], que de courir péniblement |128 et souvent sans succès après les moyens d’y pourvoir. Renoncer à tous les besoins inutiles est le seul moyen d’assurer notre bonheur et notre indépendance personnelle, et de donner à notre âme cette énergie, cette noble fierté qui est le germe des grandes vertus (a) [22] : un besoin de plus nous garrotte de mille liens souvent humilians, nous met dans la dépendance de mille objets divers, nous tourmente de mille inquiétudes sans cesse renaissantes : et puisqu’il dépend toujours de nous et de nous seuls d’y renoncer, et que les moyens d’y satisfaire dépendent le |129 plus souvent d’autrui et ne sont pas en notre pouvoir, il faut convenir que, si c’est un acte de courage que d’y renoncer, c’en est en même temps un de sagesse et de prudence.

 

 

 

 

§. II. DU DÉSIR.

 

Dùm abest quod avemus, id exsuperare videtur
Cætera ; post aliud, quàm contigit illud avemus ;
Et sitis æqua tenet. (Lucret., lib. 3.)

            Heureux qui vit chez soi,
De régler ses désirs faisant son seul emploi. (La Font., liv. 7, f. 12.)

Ce que c’est que le désir.

 

164. L’inquiétude que nous cause le besoin (161) dirige nos yeux, notre toucher et tous nos sens sur l’objet dont nous sommes privés, et détermine notre âme à s’occuper de toutes les idées qu’elle a de cet objet et du plaisir qu’elle pourrait en recevoir : elle détermine donc à la fois toutes les facultés de l’âme et du corps ; c’est-là le désir. Le désir est donc la détermination des facultés de l’âme et du corps sur un objet dont on est privé et dont on sent le besoin.

165. Il n’est pas nécessaire de prévenir que, si l’objet que l’on désire est absent, le désir ne peut être que la direction des facultés |130 de l’âme ; et que ce n’est qu’autant que l’objet est présent, que le désir détermine tout à la fois les facultés de l’âme et celles du corps sur cet objet.

Le désir est un état d’inquié­tude.

 

166. Le désir est donc un état d’inquiétude (164) : quiconque réfléchit sur soi-même n’a pas besoin de preuves et de développemens pour en être convaincu, et il n’y a personne qui n’ait éprouvé la langueur douloureuse qui naît d’un désir vif dont l’accomplissement est trop long-temps différé, et l’impatience incommode et importune qui va toujours croissant à proportion du retard. Les désirs sont plus ou moins vifs selon que cette inquiétude est plus ou moins ardente.

Désirs natu­rels.

 

167. Quant à leurs objets, ils seraient en bien petit nombre si nous nous contentions de suivre l’impulsion de la nature, et si nous ne connaissions pas d’autres besoins que ceux qu’elle réclame et qu’elle fait naître spontanément et invariablement chez tous les individus : ceux-là sont courts, sont limités, sont simples ; ils ne s’étendent que sur les choses nécessaires à la vie et sur le perfectionnement de notre être. Car la recherche et la connaissance de la vérité sont aussi un besoin pour nous, et peuvent être par |131 conséquent l’objet de nos désirs (164) : elles procurent même un plaisir aussi vif qu’il est pur et exempt de remords. Mallebranche n’eut qu’à lire le Traité de l’Homme par Descartes, pour être saisi de transports de joie si vifs, qu’il était obligé d’interrompre souvent sa lecture, ne pouvant pas résister aux battemens de cœur qu’il éprouvait. Pythagore, ayant trouvé la démonstration du carré de l’hypothénuse, immola cent taureaux à Jupiter pour manifester son plaisir et sa reconnaissance ; et Archimède, ayant trouvé dans son bain la solution d’un problème, courut tout nu dans les rues de Syracuse, criant partout : je l’ai trouvé. Il est vrai que le besoin de s’instruire et le développement des facultés de l’entendement excitent rarement de pareils transports parmi les hommes malheureusement trop froids, trop insensibles, trop indifférens lorsqu’il n’est question que de la vérité : mais il n’en est pas moins vrai que, puisque nous sommes composés de deux substances, chacune d’elles a ses besoins particuliers et naturels, analogues à sa nature ; que nous devons pourvoir aux uns et aux autres si nous voulons entretenir et perfectionner notre individu dans sa totalité (30) ; et qu’il n’y a personne |132 qui soit assez destitué de bon sens (142) pour nier qu’il y ait un plaisir bien réel dans la recherche et dans la connaissance de la vérité. Nos désirs naturels sont donc de deux sortes relativement à leur objet, et nous serions parfaitement heureux, si nous pouvions n’avoir que ceux-là (a) [23].

Désirs fac­tices.

 

168. Mais nos mœurs, nos institutions, nos modes, nos habitudes, notre funeste dépravation ont si fort multiplié nos besoins factices (162), que la source en est intarissable : elle s’accroît tous les jours ; elle déborde ; et par une conséquence nécessaire (164), le nombre de nos désirs factices est incalculable, va toujours croissant (b) [24], |133 et tourmente à tous les instans notre triste et douloureuse existence. Il faut qu’ils se succèdent perpétuellement, non pas pour nous procurer, mais pour nous faire espérer quelque contentement : à peine en avons-nous satisfait un, qu’il est remplacé par plusieurs autres : nous leur devons tous nos vices et tous nos travers ; car ils émanent tous du désir des richesses, du désir des plaisirs, et du désir des distinctions : et ces trois classes générales de désirs se divisent en une infinité d’espèces (123, 127), dont la jouissance ne peut jamais ni en tarir la source, ni nous procurer le bonheur.

Nécessité de borner ses dé­sirs.

 

169. Ainsi, puisque nous avons des inquiétudes et des chagrins, à proportion que nous avons des désirs ; puisque le moyen inévitable d’en faire naître de nouveaux, est de s’y livrer et de chercher à les satisfaire à mesure qu’ils se présentent ; puisqu’il n’y a point d’homme, dans quelque position favorable qu’il se trouve, qui puisse se promettre de les contenter tous, le seul moyen de se procurer le bonheur (a) [25], consiste à |134 leur donner des bornes et à en diminuer le nombre. C’est assez que d’être, disait fort bien à ce sujet la spirituelle madame de la Fayette. La sobriété est aussi nécessaire à la santé de l’âme (a) [26] qu’à celle du corps ; et si la trop grande abondance et la recherche des alimens extraordinaires détruit ou altère celle-ci, l’intempérance des désirs n’est pas moins funeste à celle-là. Concluons donc que :

        Pour être heureux, pour être sage,
Il faut savoir donner un frein à nos désirs. (Deshoul., l’Hiv.)

Et disons avec le duc de Nivernais :

Un clair ruisseau, de petits bois,
Une fraîche et tendre prairie,
Me font un trésor que les rois
Ne pourraient voir qu’avec envie.
Je préfère l’obscurité
Qui suit la médiocrité,
|135 A l’éclat qui suit la puissance :
Le riche est, au sein des plaisirs,
Moins heureux par la jouissance
Que malheureux par ses désirs. (Imit. de la 16.e od. du liv. 3 d’Hor.).

 

 

 

 

§. III. DES PASSIONS.

 

Etre exempt des passions qui tourmentent les autres, est la seule solitude agréable. (Spect. angl.)

Il ne faut pas oster la cause des passions, ni desraciner du tout, ains seulement la cultiver, la régir et la gouverner... L’entretenement des passions est utile... quand elles secondent la raison et servent à roidir les vertus. (Plutarq., de la ver. mor. art. 11, traduct. d’Amyot.)

Ce qui cons­ti­tue les pas­sions.

 

170. Lorsque les désirs ont un certain degré de vivacité, et en même temps une certaine continuité, ils prennent le nom de passions. Les passions ne sont donc que des désirs vifs et continus : elles prennent différens noms suivant la diversité des objets de ces désirs ; et elles sont plus ou moins ardentes, selon que les désirs sont plus ou moins vifs. Or la vivacité et la continuité des désirs sont en proportion du malaise et de l’inquiétude (161) causés par le besoin et par la privation : car plus nous souffrons de la privation d’un objet, plus il y a de vivacité et de continuité dans la direction des facultés de l’âme et du corps vers cet objet (164).

Origine des passions.

 

|136 171. Voilà donc l’enchaînement de nos affections et l’origine de nos passions diverses. Les besoins font naître les désirs ; et les désirs, devenus vifs et continus, dégénèrent en passions : en sorte qu’en multipliant nos besoins (163), nous nous exposons à être agités, troublés, par mille passions diverses, et qu’en nous soumettant à des besoins factices, nous nous exposons à être tyrannisés par des passions factices.

Fantaisie.

 

172. Ce sont souvent les besoins de ce genre qui donnent naissance à la fantaisie, au caprice et même à la bizarrerie.

Ancienne ac­ception de ce mot.

 

Autrefois, le mot fantaisie signifiait ce que nous exprimons aujourd’hui par le mot imagination (55, 60) : c’est dans ce sens que Descartes et Gassendi ont dit que les espèces, les images des choses se peignent en la fantaisie, et qu’on dit encore aujourd’hui, peindre de fantaisie, pour signifier peindre d’invention et sans modèle. Mais il arrive souvent que les termes abstraits sont employés à la longue dans un sens différent de celui qu’ils avaient dans l’origine, c’est ce qui est arrivé au mot fantaisie.

Acception ac­tuelle.

 

173. Ce mot signifie aujourd’hui une passion d’un moment, qui n’a sa source que dans l’imagination, qui envisage moins le |137 mérite que l’agrément de son objet, qui en désire l’usage passager plutôt que la possession, et qui, le considérant seulement comme une ressource d’un moment, s’en fait une distraction passagère sans renoncer aux penchans habituels et sans les détruire.

174. Quand on a moins de jugement (147) que d’imagination (60), on est sujet à mille fantaisies : elles se multiplient à proportion du désœuvrement, et par une indécision prolongée sur le genre d’occupations, de devoirs, et même d’amusemens, auxquels on veut se livrer : elles tyrannisent surtout les âmes faibles qui n’ont jamais su prendre aucun empire sur les opérations de leur entendement (158) et de leur volonté (161), et qui aiment mieux se livrer lâchement a toutes les impressions, et être tourmentées successivement par mille fantaisies renaissantes, que de faire un effort pour rétablir chez elles l’ordre et la règle, et pour être maîtresses au logis.

Le caprice et la bizarrerie.

 

175. Le caprice est un dégoût subit et déraisonnable : on a de la fantaisie pour une chose, et l’on s’en dégoûte par caprice. La bizarrerie renferme une idée d’inconséquence et de mauvais goût, que la fantaisie n’exprime pas, puisqu’il peut y avoir des |138 fantaisies agréables, au lieu que la bizarrerie s’attire toujours l’improbation et le blâme. La bizarrerie est donc proprement une fantaisie de mauvais goût, qui ne peut être que blâmable, et par elle-même et par son objet.

176. La fantaisie suspend la passion dominante par une passion passagère, par une volonté d’un moment ; le caprice change la direction du caractère ; la bizarrerie l’interrompt à tout propos par des boutades de mauvais goût. Dans la première, on met momentanément de côté, et les objets de ses passions et même ses principes ; dans le caprice, on en change par l’effet d’un brusque dégoût : la bizarrerie les choisit sans discernement et sans règles. On est plus sujet à des fantaisies, quand on est sensible et léger ; à des caprices, quand on a l’esprit de travers ; et à des bizarreries, quand on a l’imagination déréglée.

177. Notre intention n’est pas de faire ici l’énumération et l’analyse de toutes les passions, et d’en mettre à découvert les rapports et les différences : le but de cet essai ne permet pas de pareils détails. Nous nous contenterons donc d’indiquer les sources d’où elles découlent, et d’y joindre quelques réflexions générales.

Le plaisir et la peine, source commune de passions.

 

|139 178. Toutes nos sensations, toutes nos idées, même les idées intellectuelles, sont accompagnées de plaisir ou de peine, et nous affectent agréablement ou douloureusement ; et ces sentimens doux ou pénibles sont indépendans de notre volonté, puisque souvent il ne dépend pas de nous de n’admettre que le plaisir et de repousser la douleur. Nous appelons bien, et nous recherchons avec plus ou moins d’ardeur tout ce qui nous affecte agréablement, tout ce qui est propre à nous procurer du plaisir, ou même à écarter ou à diminuer la peine et la douleur ; et nous nommons mal tout ce qui produit des effets opposés, et qui excite en nous des sentimens contraires, et nous cherchons à l’éviter avec soin.

179. Or toutes nos passions, de quelque nature qu’elles soient, consistent à rechercher et à poursuivre ce que nous croyons être un bien pour nous, et à éviter, à éloigner tout ce que nous regardons comme un mal : elles roulent donc toutes sur le plaisir et sur la peine ; en sorte que si nous pouvons classer les divers objets de nos plaisirs et de nos peines, nous aurons par cela même classé nos passions.

Plaisirs des sens.

 

180. Les sens sont une source féconde de |140 plaisirs et de peines. En général, l’exercice modéré de nos facultés corporelles est toujours accompagné d’un sentiment de plaisir ; et tout ce qui satisfait nos besoins réels, sans aller au-delà (a) [27], nous affecte agréablement. Des couleurs agréables et bien fondues sans être éblouissantes ; une lumière douce et pure ; des odeurs sans fadeur et sans trop de force ; des sons harmonieux et point étourdissans ; des alimens savoureux ; une chaleur tempérée ; tout cela nous plaît, parce que cela exerce nos sens et ne les fatigue pas, ne les excède pas. L’excès de chacune de ces sensations agréables, ou des sensations contraires produisent la peine et la douleur, à la place du plaisir. De cette première source de plaisir naissent toutes les passions qui ont pour objet les sens, telles que la volupté, la sensualité, l’intempérance, etc.

Plaisirs de l’en­tendement.

 

181. L’exercice modéré des facultés de l’entendement a aussi ses plaisirs. L’âme se |141 plaît à être occupée sans trop de fatigue, à développer toutes ses facultés sans trop d’efforts, à étendre ses connaissances et ses vues, à sentir qu’elle se perfectionne, et à méditer surtout ces vérités universelles qui comprennent, sous des expressions claires, une multitude de vérités particulières, dont les conséquences se multiplient presque à l’infini. De là les charmes de la métaphysique, des mathématiques, et de toutes les sciences abstraites, qui paraissent, au premier coup d’œil, n’avoir rien que de rebutant.

L’ordre, la variété et la proportion plaisent.

 

182. La cause des plaisirs de notre esprit est partout la même. Les belles proportions de l’architecture ne nous plaisent que parce qu’elles tiennent un juste milieu entre une uniformité monotone, qui devient ennuyeuse parce qu’elle ne nous occupe pas assez, et une variété outrée, qui fait le goût gothique, qui devient fatigante parce qu’elle exige trop d’attention pour être appréciée : et les accords de la musique tirent leur agrément de ce qu’ils sont tout à la fois simples et variés, que, par leur simplicité, ils écartent la contention et la fatigue, et que, par leur variété, ils exercent suffisamment notre attention. Partout l’unité du plan, l’accord parfait des parties entr’elles |142 et avec le tout, la juste proportion des détails, la convenance des moyens avec la fin qu’on se propose ; en un mot, l’ordre, la variété et la proportion sont des moyens sûrs de nous plaire, en exerçant les facultés de notre entendement sans trop d’efforts et de fatigue. De cette seconde source de plaisirs découle une autre classe de passions.

Plaisirs de la con­science, base de la morale.

 

183. Le sentiment de notre perfection ou de notre imperfection, la conscience de nos vertus ou de nos vices, est une troisième source de plaisirs ou de peines (a) [28]. De toutes les beautés, aucune ne nous touche autant que celle de la vertu, qui constitue notre perfection ; et de toutes les difformités imaginables, aucune ne nous |143 affecte aussi désagréablement que le vice (a) [29], si, par une dépravation antérieure, nous n’avons pas déjà corrompu notre goût moral. Toute bonne action porte avec elle sa récompense, en ce qu’elle est suivie d’un |144 sentiment de joie pure, qui se nomme satisfaction ou contentement intérieur : le repentir, au contraire, les regrets, les remords déchirent incessamment notre cœur à la vue de notre dégradation et de nos fautes : si nous sentons que nous exerçons les facultés que nous tenons du créateur, et que nous en faisons un usage convenable à notre nature, digne de leur destination et utile à nous et à nos semblables, notre âme, satisfaite d’elle-même, se remplit d’une joie secrète et douce, qui est le plus agréable de tous les sentimens (a) [30].

 

 

184. Celui-là, au contraire, qui, portant ses regards et sa réflexion sur lui-même, n’y aperçoit que désordre et qu’imperfection, qu’une dégradation de son être, qu’un avilissement de sa nature, qu’un abus blâmable et continuel des talens dont il a été doué, est infailliblement tourmenté par cette vue affligeante : il a beau s’applaudir tout haut d’être parvenu au comble de la fortune, ou à un plus haut degré de répu- |145 tation, son âme secrètement et nécessairement déchirée par des remords aussi cuisans qu’inévitables, est incapable d’aucun plaisir réel ; et sa conscience (a) [31] lui retraçant sans cesse la terrible image de sa dégradation et de sa honte, lui rend son existence insupportable. Alors, dans l’espoir d’étouffer ce sentiment douloureux, ou du moins d’en détourner son attention, il s’abandonne tout entier aux plaisirs des sens ; il court après la dissipation et les amusemens bruyans ; il s’agite de toutes les manières ; et, réduit à vouloir se fuir lui-même, il sent avec amertume que tous ses efforts sont vains (b) [32], et qu’il porte au-dedans de lui ce juge inexorable et terrible, que rien ne |146 peut ni séduire, ni fléchir, et qui l’accable incessamment de reproches d’autant plus amers qu’ils sont mérités (a) [33].

185. C’est donc encore l’exercice sage et modéré de nos facultés, soit de l’entendement, soit de la volonté, qui en fait la perfection ; et cet usage ainsi réglé produit en nous des sentimens agréables, d’où découlent des inclinations ou des passions convenables à notre nature, et propres à assurer notre bonheur. Mais il est rare que nous sachions nous en tenir à cet usage réglé : nous en abusons souvent, ainsi que des plaisirs des sens ; et, sentant que l’exercice des facultés de notre âme peut nous procurer des plaisirs, nous outrons cet exercice, ou nous en faisons une fausse application, et c’est en courant ainsi après le bonheur, sans discrétion et sans règle, que nous nous rendons malheureux (b) [34].

186. Outre les objets de nos plaisirs, et conséquemment de nos désirs et de nos |147 passions (179), dont nous avons parlé jusqu’à présent, il y en a d’autres qui ne produisent pas immédiatement en nous ces plaisirs, mais qui peuvent ou nous en procurer, ou nous en assurer la jouissance ; ce sont la gloire, le pouvoir et les richesses.

La gloire.





La honte et la confusion.



Émulation, ambition.




Avarice.

 

187. L’amour de nous-mêmes, cette passion si naturelle, qu’il ne faut pas confondre avec l’amour-propre (a) [35], nous porte à chercher sans cesse hors de nous, ainsi que dans nous-mêmes, des preuves, ou du moins des témoignages de notre mérite et de notre perfection : de là le plaisir que nous causent l’approbation, l’estime, les éloges et l’amour de nos semblables, plaisir dont le désir forme la gloire lorsqu’il est vif et continu, et qu’il ambitionne surtout l’approbation de ceux qui peuvent être les meilleurs juges de nos actions. De là, la honte et la confusion, qui ne sont que la tristesse que nous éprouvons quand nous sommes blâmés ou désapprouvés ; sentimens si naturels, et si éminemment utiles à la société, qu’on désigne leur absence par le mot odieux impudence. De là, le désir des honneurs, du crédit et du pouvoir : |148 désir qui, dirigé par la sagesse et fondé sur la justice, est une noble et utile émulation ; mais qui, porté à l’excès et ne connaissant ni règle, ni frein, est une ambition dangereuse et funeste (a) [36]. De là, enfin, l’amour modéré des richesses, qui est une passion légitime et utile à la société, lorsqu’on ne les recherche que par des voies honnêtes, par des moyens avoués par la raison et par la justice, qu’on n’y emploie que son industrie et ses travaux, et qu’on a l’intention d’en faire un bon usage (b) [37] ; mais qui dégénère en avarice, lorsqu’il est poussé trop loin, et qu’on ne désire les richesses que pour les accumuler sans en jouir.

Utilité des passions pour nous-mêmes.

 

188. Il résulte de cette légère esquisse |149 sur les passions, qu’elles ne sont que des désirs plus ou moins vifs, plus ou moins continus (170), ayant pour objet de satisfaire des besoins naturels, ou des besoins factices (163, 171), et roulant toujours ou sur le plaisir que nous cherchons à nous procurer, ou sur la peine que nous cherchons à éviter (179). Elles sont donc un effet immédiat de notre nature ; elles sont même nécessaires, et à notre conservation, et à notre perfectionnement, et à notre bonheur ; et ce n’est pas sans des vues dignes de sa sagesse profonde que l’auteur de la nature nous en a rendus susceptibles. Nous l’avons déjà observé (156), sans les passions, notre âme serait engourdie et sans exercice, comme un vaisseau sans voiles et sans rames. Comment veillerions-nous à notre conservation, si la crainte de la douleur ne nous faisait éviter tout ce qui peut blesser ou détruire notre corps, et si l’amour du plaisir ne nous portait à rechercher tout ce qui peut l’améliorer, le conserver, ou l’entretenir ? Nous risquerions à tout instant de nous briser contre les autres corps, de nous brûler en nous approchant du feu, ou de nous laisser mourir d’inanition, faute de songer à prendre des alimens. Quelle |150 vue pourrait nous porter à exercer les facultés de notre âme, si la satisfaction inséparable de la pratique des vertus (183), et le désir de mériter notre propre approbation et l’estime d’autrui (187), ne surmontaient l’inertie de notre paresse naturelle, et ne nous inspiraient le courage de faire tous les efforts nécessaires pour nous perfectionner ?

Relativement à la société.

 

189. N’est-ce pas aux passions que la société doit la civilisation, qui la rend plus agréable ; l’industrie, qui fournit à nos besoins, à nos commodités, à notre aisance ; les arts, qui nous protégent et nous procurent mille jouissances variées ; les sciences, qui nous font connaître toute la dignité de notre nature, et qui nous dévoilent toute l’étendue de nos moyens et de nos ressources ; et enfin cette inclination philantropique, ces sentimens précieux d’humanité, qu’il est si doux de trouver au fond de son cœur et si agréable d’exercer, et qui sont le lien le plus solide de la société, dont ils font le charme et l’ornement ?

190. Les passions sont donc nécessaires ; elles peuvent toutes nous être utiles (a) [38], |151 si nous avons le courage de les circonscrire dans de justes limites, si nous savons maintenir entr’elles un parfait équilibre, et si nous n’accordons qu’à la raison seule l’ascendant, la supériorité et l’empire, qui ne doivent appartenir qu’à elle. N’exagérons donc rien, et ne disons pas :

 

 

De tant de passions que nourrit notre cœur,
     Apprenez qu’il n’en est pas une
Qui ne traîne après soi le trouble et la douleur,
Le repentir et l’infortune. (Deshoul.)

Danger des passions.

 

191. A la vérité, les passions abandonnées à elles-mêmes deviennent turbulentes et désordonnées, et opposent les plus grands obstacles à nos connaissances et à notre bonheur. Quelquefois, faibles et timides dans l’origine, elles affectent une docilité hypocrite, de peur d’alarmer la vigilance de la raison, et de s’attirer sa censure inflexible et sévère : elles ont l’air de céder dans toutes les circonstances, de se soumettre facilement à toutes les privations, de |152 se laisser gourmander sans murmure, de s’évanouir même sans résistance, et poussent leur flexible complaisance jusqu’à feindre de prendre le parti de la sagesse et de la raison (a) [39]. Mais quand une fois elles ont solidement établi leur empire sur un cœur faible, imprudent, ou séduit ; lorsqu’elles l’ont affermi par une longue habitude, lorsqu’après avoir lentement distillé leur poison subtil dans toutes les parties de notre être, elles en ont infecté toute la masse par ce ferment corrosif et dangereux, elles rejettent toute espèce de ménagement ; alors, aussi exigeantes qu’elles étaient réservées, aussi impétueuses qu’elles semblaient douces et tranquilles, et aussi tyranniques qu’elles paraissaient soumises et dociles, elles envahissent brusquement l’exercice de toutes nos facultés, elles s’emparent exclusivement de toutes les puissances de notre âme ; et, changeant à nos yeux la couleur, la forme et les qualités des objets, enchaînent notre volonté à leurs caprices bizarres ou délirans, elles étourdissent notre raison subjuguée, et détruisent notre repos et notre |153 bonheur par leurs agitations fougueuses et continuelles. Alors, comme dit l’immortel Buffon : « la raison est dans le silence, ou du moins elle n’élève plus qu’une voix faible et souvent importune ; le dégoût de la vérité suit, le charme de l’illusion augmente, l’erreur se fortifie, nous entraîne et nous conduit au malheur ; car quel malheur plus grand que de ne plus rien voir tel qu’il est, de ne plus rien juger que relativement à sa passion, de n’agir que par son ordre, de paraître en conséquence injuste ou ridicule aux autres, et d’être forcé de se mépriser soi-même quand on vient à s’examiner ! » (Hist. nat. in-12, tom. 7.)

De celles qui ont pour objet les plaisirs des sens.

 

192. Chacune des trois classes de passions que nous avons indiquées (180, 183), a ses dangers et peut devenir pernicieuse, si nous n’avons pas soin de les régler et de les diriger dès qu’elles commencent à germer (a) [40]. Rien de plus naturel, ce semble, que de se livrer aux plaisirs des sens ; pour les aimer et pour les goûter, il ne faut ni étude, ni |154 efforts, ni culture. Mais si nous nous abandonnons sans réserve et sans prudence à leurs flatteuses impressions, nous perdons le goût des biens qui demandent quelques soins et quelque attention ; et notre âme amollie, efféminée, n’a plus ni énergie, ni élévation, ni sentiment pour tout ce qui est vraiment digne d’elle.

De celles qui naissent des plaisirs de l’esprit.

 

193. Les plaisirs de l’esprit ne sont pas non plus sans danger, quelque doux, quelque légitimes et quelqu’étendus qu’ils soient. Souvent les talens et les connaissances ne s’acquièrent qu’aux dépens du caractère, en émoussant cette sensibilité précieuse pour les charmes de la vertu, qui est la base la plus solide de notre bonheur ; ou bien, ils substituent une sotte bouffissure au naturel ; la présomption, à une aimable modestie ; et l’entêtement, à la douceur ; et nous font oublier que les vertus et les qualités du cœur valent mieux, et pour nous-mêmes et pour la société, que tous les talens et toutes les connaissances réunies.

Au reste, nous ne parlons du danger des plaisirs de l’entendement, que pour les esprits étroits et superficiels, qui croient en imposer sur leur ignorance réelle par un ton dogmatique et tranchant, et qui, |155 en se livrant par orgueil à une étude stérile, n’ont fait qu’échanger quelques bonnes qualités peut-être contre le ridicule étalage d’un faux savoir. Les hommes à vrais talens savent allier parfaitement les vertus aux connaissances, et subordonner dans leur estime celles-ci aux premières (a) [41].

De celles qui roulent sur les plaisirs du cœur.

 

194. L’amour même de la vertu, toute noble, toute précieuse qu’est cette passion, a ses dangers, puisqu’elle dégénère en rigorisme et en misantropie, lorsqu’elle est portée à l’excès ; et qu’elle détruit la douceur et l’indulgence, lorsqu’elle est mal dirigée. Cette sensibilité exquise, qui est le germe de nos plaisirs les plus purs et de nos peines les plus cuisantes, qui nourrit en nous les passions les plus nobles et les plus généreuses, parsème alternativement notre carrière de fleurs et d’épines, et peut devenir une source de fautes, d’injustices et de périls. |156 Rien de plus doux et de plus légitime, par exemple, que de désirer sincèrement le bonheur d’autrui, et de mettre en usage, pour y contribuer, tous les moyens dont on peut disposer ; rien d’aussi agréable et d’aussi utile que de se lier d’une tendre et sincère amitié avec des personnes qui justifient notre confiance et qui méritent toute notre estime ; c’est une source inépuisable de délices. Mais si cette étroite liaison de deux âmes qui se sont identifiées par la communauté inviolable de leurs peines, de leurs plaisirs, de tous leurs sentimens, nous fait adopter avec chaleur toutes les opinions, toutes les préventions, toutes les erreurs de nos amis ; si elle nous porte à les gâter par des louanges indiscrètes ou non méritées, à les amollir par de vaines complaisances, à préférer peut-être leur bien particulier au bien public, elle sort alors des bornes prescrites par la raison ; elle affaiblit nos vertus au lieu de les fortifier, et peut devenir préjudiciable à nous, à nos amis, et à la société entière.

Douceur ré­elle attachée à la plupart des passions.

 

195. Il y a une douceur réelle attachée à la plupart des passions, même à celles qui nous inquiètent et qui nous affectent douloureusement. Quiconque a l’habitude |157 d’observer ce qui se passe dans son âme, doit être convaincu par le sentiment intérieur et par des expériences répétées, que la tristesse, que la vengeance même, sont toujours accompagnées de quelque douceur, malgré la manière pénible dont elles nous affectent. Il n’y a peut-être qxue la haine et que l’envie à qui la nature a refusé ce caractère, sans doute parce qu’elles sont opposées à la nature de l’homme, et qu’elles ne sont que l’effet de la dépravation du cœur (a) [42].

Cause de cette douceur.

 

196. Cette douceur vient du plaisir qui résulte toujours de l’exercice modéré de nos facultés (180, 182). L’âme, comme le corps, a besoin d’être remuée, agitée ; dans l’une comme dans l’autre, le défaut de mouvement produit l’engourdissement, la langueur, le malaise, la maladie ; et un mouvement ou excessif, ou trop violent, ou trop prolongé, produit la fatigue, le désordre dans les fonctions, l’abattement et la douleur. Il suit de cette explication, évidemment fondée sur la nature de notre être, que notre âme a plus de plaisir à être remuée, même par un |158 sentiment de tristesse, qu’à rester dans une apathie langoureuse qui lui laisse à peine le sentiment de son existence ; que les passions douces et modérées sont les seules qui conviennent à notre nature, et qui puissent contribuer à notre bonheur ; et que les passions fortes et violentes, au contraire, épuisent notre âme, la tiraillent, la fatiguent et détruisent son bonheur, qui est sa santé, comme les travaux forcés détruisent la santé du corps.

197. Il serait facile de faire voir que c’est ce besoin qu’a notre âme d’être remuée, qui rend la multitude si avide de spectacles, et qui lui fait trouver du plaisir même à ceux qui ont un caractère féroce et qui révoltent l’humanité : mais ce serait nous écarter de notre but. Contentons-nous d’observer que puisque, par sa nature, notre âme a absolument besoin d’exercer ses facultés, il est de la prudence, il est de notre intérêt d’occuper son activité à des choses utiles et dignes d’elle, de peur que, à défaut des alimens sains que nous lui refusons, elle ne se repaisse, ou de chimères qui ne la nourriront pas, ou de poisons qui la tueront. Cette habitude d’une occupation utile et soutenue sera le meilleur préservatif contre |159 les passions funestes, qui, sans cela, tourmenteraient notre vie.

 

 

 

 

§. IV. DE L’ESPÉRANCE.

 

Mentis gratissimus error. (Horat. lib. 2, epist. 2.)

O la courageuse faculté que l’espérance ! qui, en un sujet mortel, et en un moment, va usurpant l’infinité, et remplissant l’indigence de son maistre de toutes les choses qu’il peut imaginer et désirer, autant qu’elle veut ! Nature nous a là donné un plaisant jouet ! (Montaigne, ch. 46, des Noms.)

Ce que c’est que l’espé­rance.

 

198. Lorsque le désir d’une chose est accompagné de ce jugement tacite ou implicite : je l’obtiendrai, alors naît l’espérance ; car il est évident que nous ne pouvons pas avoir d’espérance, lorsque nous ne jugeons pas, au moins avec un certain degré de probabilité, que nous obtiendrons l’objet de nos désirs. L’espérance renferme donc la privation d’une chose, le jugement qu’elle nous est nécessaire ou au moins utile, et le jugement que nous l’obtiendrons. Il est facile de se convaincre que ces trois conditions sont nécessaires pour former l’espérance.

Cause du plai­sir attaché à l’es­pé­rance.

 

199. C’est ce jugement, que nous obtiendrons l’objet de nos désirs, qui fait toute la douceur de l’espérance, et qui remplit |160 notre âme d’un contentement intérieur, parce qu’elle jouit d’avance du bien qu’elle se promet ; c’est par-là qu’elle nous console dans nos afflictions, qu’elle soutient notre courage dans les revers, qu’elle augmente la pointe de nos plaisirs, qu’elle répand de l’agrément sur les travaux les plus fatigans, et qu’elle fortifie et récrée notre âme dans les circonstances les plus pénibles et les plus fâcheuses. Aussi Pindare l’appelle-t-il la bonne nourrice de la vieillesse, et Voltaire dit que :

Du Dieu qui nous créa la clémence infinie,
Pour adoucir les maux de cette courte vie,
A placé parmi nous deux êtres bienfaisans,
De la terre à jamais aimables habitans,
Soutiens dans les travaux, trésors dans l’indigence ;
L’un est le doux Sommeil, et l’autre est l’Espérance. (Henriade, ch. 7.)

Danger d’é­tendre ses es­pérances trop loin.

 

200. Dans quelque position difficile que nous nous trouvions, il est rare que nous perdions l’espérance : elle resta seule au fond de la boîte de Pandore, lorsque tous les maux en sortirent pour ravager la terre. Il serait même imprudent et déraisonnable de la perdre tout à fait, parce qu’au milieu des vicissitudes perpétuelles des choses et des événemens, nous ne sommes jamais assurés qu’il n’y aura pas quelque chance favorable |161 pour nous. Mais aussi, si nous nous livrons à des désirs immodérés, la sphère de nos espérances s’étendra à proportion ; et, apercevant toujours une nouvelle perspective au-delà de celle qui terminait d’abord nos premières vues, nous serons toujours dans l’attente et dans l’impatience, sans savoir jamais jouir. Nous fonderons alors notre bonheur sur des phantômes éblouissans, qu’il nous sera impossible de saisir, et dont la vue nous empêchera de travailler à notre bonheur à l’aide de la prévoyance et de la sagesse.

Préservatif contre ce danger.

 

 

201. Pour n’être pas les dupes des fausses espérances qui nous exposent à de fâcheux mécomptes, ni des craintes ridicules qui nous compriment ; pour éviter de nous forger et des chimères qui nous séduisent, et des monstres qui nous intimident, réglons nos espérances ; calculons la probabilité des événemens ; pesons avec maturité les objets vers lesquels se dirigent nos espérances, et voyons s’ils sont de nature à nous procurer la jouissance que nous en attendons, et s’ils sont tels que nous puissions raisonnablement nous flatter de les obtenir. Alors nous renoncerons aux calculs de la laitière du bon La Fontaine ; et nous ne serons pas exposés, |162 comme le verrier persan des contes arabes, à renverser toute notre petite fortune d’un coup de pied, au milieu des illusions d’un songe flatteur.

 

 

 

 

§. V. DE LA VOLONTÉ PROPREMENT DITE.

 

Hoc volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas. (Juvenal.)

Ce que c’est que la volonté propre­ment dite.

 

202. Si au jugement je l’obtiendrai (198), on substitue celui-ci je ne dois pas trouver d’obstacles, rien ne peut ou ne doit me résister, le désir n’est plus alors ce que nous nommons espérance ; il est évident qu’il a un degré de plus ; c’est alors ce qu’on appelle la volonté. Ainsi les deux mots je veux signifient, en développant les mouvemens de l’âme qu’ils renferment, je désire telle chose, et je pense que rien ne peut ou ne doit m’empêcher de l’obtenir. La volonté est donc un désir joint au jugement qu’on ne doit pas trouver de résistance ; au lieu que l’espérance est un désir joint à la probabilité de le voir satisfait (198).

La volonté est le dernier acte de la délibé­ration.

 

203. La volonté est donc le résultat ou le dernier acte d’une délibération par lequel l’âme, après avoir examiné le pour et le contre, pesé les avantages et les inconvéniens, balancé les obstacles et les moyens, |163 se détermine et prend un parti. Lorsque cette délibération est calme, suffisamment éclairée par la connaissance préalable des choses qui en sont l’objet, dirigée par une même réflexion, et présidée par la raison, la volonté, qui en est le résultat, est toujours juste et conforme au bien ; mais si les suffrages des préjugés et de la prévention sont comptés, si la réflexion est éconduite, si les passions se font les rapporteurs ou les avocats de la cause, et étouffent par leurs clameurs tumultueuses la voix de la raison, la volonté qui en émane, ne pouvant plus être le résultat d’une mûre et sage discussion, est contraire aux principes, et ne peut jamais être sanctionnée par la raison.

Acception plus étendue du mot volonté.

 

204. Dans une acception plus étendue, la volonté, comme nous l’avons dit (160), est la faculté qui embrasse toutes les affections et toutes les opérations qui naissent du besoin ; et nous avons suivi la gradation de ces affections, qui sont le besoin, le désir, les passions, l’espérance et la volonté proprement dite.

 

|164

 

 

CONCLUSION.

DE LA PENSÉE ET DE LA FACULTÉ DE PENSER.

 

Quibus vivere est cogitare. (Tuscula. 5.)

Ce qu’on en­tend par la faculté de penser.

 

205. L’entendement est une faculté qui embrasse toutes les opérations de l’âme qui ont pour base la perception (157, 158) ; et la volonté est une autre faculté qui embrasse toutes les affections et toutes les opérations de l’âme qui ont pour base le besoin (160, 203). Ces deux facultés, l’en­tendement et la volonté, sont comprises dans une faculté plus générale encore que chacune d’elles qu’on appelle la faculté de penser. Dans tous les cas, c’est toujours la même âme qui agit, ou qui opère ; mais elle est considérée sous des points de vue différens. Dans l’entendement, ses opérations sont relatives à l’intelligence et à la recherche de la vérité ; elles sont plus spéculatives ; elles se bornent à l’attention et à ses différens usages, à ses différentes applications. Dans la volonté, ses opérations sont plus relatives à ses besoins, ou à ses goûts ; et elles |165 prennent le nom de désir, de passion, d’espérance, ou de volonté proprement dite, selon leur degré d’intensité et les jugemens accessoires qui les accompagnent.

Comprend toutes les opé­rations
de l’âme.

Pensée.

 

206. Dans la faculté de penser sont comprises indistinctement toutes ces opérations de l’âme : ainsi, avoir des perceptions, donner son attention, imaginer, composer, juger, etc., c’est penser ; de même, éprouver des besoins, avoir des désirs, être agité par des passions, concevoir des espérances, vouloir, c’est également penser. En un mot, le nom de pensée s’applique également à toutes les opérations de l’âme, comme le mot mouvement s’applique à toutes les actions du corps, quelque diversifiées qu’elles soient.

 

 

207. Ainsi, en analysant successivement les opérations relatives à l’entendement, les affections et les opérations relatives à la volonté, nous avons fait l’analyse complète de la pensée (15). Mais il ne suffit pas de nous être formé des notions claires et exactes de la pensée, il est aussi nécessaire pour notre bonheur, qu’important pour notre perfection, de la diriger de manière à ce qu’elle produise le plus grand effet : nous |166 en chercherons les moyens dans l’art de raisonner, après avoir observé et analysé la manière dont les langues expriment la pensée par le moyen des sons articulés.

 

 

 

FIN DE LA PREMIÈRE SECTION.

 


 

Notes

[1] (a) Cette construction est défectueuse. Voyez ci-après, n.o 799. 8.o et 20.o

[2] (a) Esprits et animaux : il me semble que ces deux mots doivent être bien étonnés de se trouver ensemble.

[3] (a)

La mémoire est des yeux la fidèle greffière,
Le livre des payans [sic], la riche trésorière
Qui tient comme en dépôt tout ce que les humains
Poussés de vents divers ont tenté de leurs mains,
Depuis que Dieu jeta les fondemens du monde,
Que Phébus s’attifa d’une perruque blonde,
Et que l’astre qui plus s’approche des mortels
Mendia ses rayons des rayons fraternels :
Si bien que la raison, feuilletant, curieuse,
Les plus secrets archifs d’une mémoire heureuse,
Et d’un nœud gordien tenant entrelacés
Tant les actes présens que les gestes passés,
Vient docte du futur, et rend l’homme plus sage
Pour passer bienheureux le reste de son âge. (Dubart., Sem., jour 7.e)

[4] (a) Hist. natur. tom. 7 et 12.

[5] (b) Xenoph. lib. 5 ; Plin. lib. 7, cap. 24 ; Solin. cap. 7, etc.

[6] (c) Plini.

[7] (a) Thom. Zuinger, Théât. de la vie humaine, 17 vol., liv. 4.

[8] (b) Muret, divers. leç. liv. 3, ch. 1.

[9] (a) Chacun en est aheurté ; aucuns en sont renversés. (Montaigne.)

[10] (a)

..... Velùt ægri somnia, vanæ
Fingentur species.(Horat, art. poët.)

… Dum peregrè est animus sine corpore velex. (Id. epist. 12.)

[11] (a) Identité dérive du mot latin idem, qui signifie le même ; c’est comme si l’usage avait autorisé dans notre langue le substantif mêmeté : l’adjectif identique a la même racine.

[12] (a) Corpora quidèm de fatigatione et exercitatione ingravescunt ; animi autèm exercitando levantur. (Cic. de Senect.)

[13] (a) De complexus, participe du verbe complecti, réunir, contenir, embrasser.

[14] (a) Ne serait-ce pas peut-être parce qu’on l’appelle toujours trop tard, et qu’on ne crie au secours que lorsque le feu est déjà dans la maison ?

[15] (b) Il est éclairé et il n’y voit goutte ! Il est réglé par la |108 raison, et il n’a ni raison, ni sens, il fait tout sans raison !

[16] (a) Obrutus quidam divinus ignis. (Cicer.)

[17] (a) « De vrai, ou la raison se moque, ou elle ne doit viser qu’à notre contentement, et tout son travail tendre en somme à nous faire bien vivre ». (Montaigne.)

[18] (a) Comme quand on dit un esprit ferme, un esprit faible ; ce qui veut dire un caractère ; etc. ; un esprit de corps, ce qui signifie les usages et les préjugés d’un corps ; un esprit de parti, etc., etc.

[19] (a)

Qu’est-ce qu’esprit? raison assaisonnée ;
Par ce seul mot la dispute est bornée.
Qui dit esprit, dit sel de la raison :
Donc sur deux points roule mon oraison :
Raison sans sel est fade nourriture ;
Sel sans raison n’est solide pâture ;
De tous les deux se forme esprit parfait,
De l’un sans l’autre un monstre contrefait. (J.-B. Rouss., épît., 3, liv. 1.)

[20] (a)

Ingenium cui sit, cui mens divinior atque os
Magna sonaturum, des nominis hujus honorem. (Horat.)

[21] (a)

....... Tacito mala vota susurro
Concipimus. (Lucan., lib. 5.)

Quò, vesane, ruis ? teneas utrumque licebit
Oceanum, laxet rutilos tibi Lydia fontes,
|128 Jungantur solium Crœsi Cyrique tyara,
Numquàm dives eris, numquàm satiabere quæstu.
Sempèr inops quicumque cupit. Contentus honesto
Fabricius parvo, spernebat munera regum,
Sudabatque gravi consul serranus aratro,
Et casa pugnaces Curios angusta tegebat.
Hæc mihi paupertas augustior, hæc mihi tecta
Culminibus majora tuis ...........
Vivitur exiguo meliùs. Natura beatis
Omnibus esse dedit, si quis cognoverit uti. (Claud. in Ruf. lib. 1.)

[22] (a)

..................... Nec trepides in usum
Poscentis ævi pauca.(Horat., lib. 2, od. 8.)
Otium ........................
..... Non gemmis, neque purpurâ venale, nec auro. (Id., od. 13.)

[23] (a)

Quod satis est, cui contingit, non ampliùs optet.
Non domus et fundus, non æris acervus et auri
Ægroto domini deduxit corpore febres,
Non animo curas (Horat., lib. 1, epist. 2.)

[24] (b)

Crescentem sequitur cura pecuniam,
Majorumque fames. (Horat., lib. 3, od. 11.)

J’ai peur que nous n’ayons les yeux plus grands que le ventre, et plus de curiosité que nous n’avons de capacité. (Mont., ch. 30, §.1.)

        Quantò plura parasti
Tantò plura cupis. (Horat., lib. 2, epist. 2.)

Le désir et le parfait bonheur ne peuvent se trouver ensemble. (Bossuet.)

[25] (a)

Il (le sage) regarde à ses pieds les favoris des rois ;
Il lit au front de ceux qu’un vain luxe environne
Que la fortune vend ce qu’on croit qu’elle donne. (La Fontaine.)

[26] (a) La force de l’âme, comme celle du corps, est le fruit de la tempérance. Sans elle, point de désintéressement ; sans désinteréssement, point de vertu : la générale, la plus sûre façon de réprimer les vices, c’est de restreindre ses besoins. (Marmont.)

[27] (a) La plupart des plaisirs nous chatouillent et nous embrassent, pour nous estrangler..... Si la douleur de tête nous venait avant l’ivresse, nous nous garderions de trop boire : mais la volupté, pour nous tromper, marche devant et nous cache sa suite. (Montaigne.)

[28] (a) Hic murus aheneus esto
Nilconscire sibi, nullâ pallescere culpâ. (Horat. lib. 1, ep. 2.)

Neve putes alium sapiente bonoque beatum. (Ibid.ep. 15.)

Sola me virtus dabit esse tutum,
       Sola beatum. (Id. lib. 1, od. 19.)

Conscientia benè actæ vitæ, multorumque beneficiorum recordatio jucundissima est. (Tul. de Senect.)

Virtutis et vitiorum grave ipsius conscientiæ pondus est, quâ sublatâ, jacent omnia. (Tul.)

[29] (a) Conscience! conscience! instinct divin ; immortelle et céleste voix ; guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l’homme semblable à Dieu ; c’est toi qui fais l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions : sans toi, je ne sens rien en moi qui m’élève au-dessus des bêtes, que le triste privilége de m’égarer d’erreurs en erreurs, à l’aide d’un entendement sans règle et d’une raison sans principes. (J.-J. Rous., Emile.)

De ses remords secrets, triste et lente victime,
Jamais un criminel ne s’absout de son crime.....
Le cruel repentir est le premier bourreau
Qui dans un sein coupable enfonce le couteau.
Ainsi de la vertu les lois sont éternelles ;
Les peuples ni les rois ne peuvent rien contre elles....
Adorable vertu, que tes divins attraits
Dans un cœur qui te perd laissent de longs regrets.....
La richesse, il est vrai, la fortune te fuit,
Mais la paix t’accompagne et la gloire te suit ;
Et, perdant tout pour toi, l’heureux mortel qui t’aime,
Sans biens, sans dignités, se suffit à lui-même. (L. Racine, Rel., poëme.)

..... Pœnamque luit formidine pœnæ. (Claude.)

Virtutem videant, intabescantque relictâ. (Pers. Sat. 1.)

[30] (a) Placet suâpte naturâ, adeòque gratiosa virtus est, ut insitum sit etiàm malis probare meliora. (Senec., lib. 4. de Benef. ch. 17.)

[31] (a)

Exemplo quodcumque malo committitur, ipsi
Displicet auctori: prima est hæc ultio, quod, se
Judice, nemo nocens absolvitur.....
Pœna autèm vehemens ac multò sævior illis
Nocte dieque suum versare in pectore testem. (Juven.)

...... Voluptatem sequitur germana tyrannis.(Anti Luc. lib. 1.)

....................... Improba numquàm
Spes lætata diù. (Claud. de bel. Get.)

[32] (b)

................. Usque adeò de fonte leporum
Surgit amari aliquid quod in ipsis floribus angat. (Lucret.)

[33] (a) Magna vis est conscientiæ in utramque partem, ut neque timeant qui nihil commiserunt, et pœnam semper antè oculos versari putent qui peccaverunt. (Jul.)

[34] (b) Vivere omnes beatè velle, sed ad pervidendum quid sit quod beatam vitam efficiat caligare. (Senec., liv. de vit. beat.)

[35] (a)

L’amour-propre est, hélas ! le plus sot des amours !
Cependant des erreurs il est la plus commune. (Deshoul.)

[36] (a) Comme si nous avions l’attouchement infect, nous corrompons, par notre maniement, les choses qui, d’elles-mesmes, sont belles et bonnes..... Nous pouvons saisir la vertu de façon qu’elle en deviendra vicieuse. (Montaigne.)... C’est de l’ambition que le même Montaigne a dit : « La gloire et le repos sont choses qui ne peuvent loger en mesme gîte ». (Chap. de la Solitude.)

[37] (b) Nihil agere quod non prosit.(Phæd.)

Nullus argento color est.....
........ Nisi temperato
       Splendeat usu. (Horat. lib. 2, od. 2.)

[38] (a) A quoi faire desmembrons-nous en divorce un bastiment |151 tissu d’une si joincte et fraternelle correspondance ? Au rebours, renouons-le par mutuels offices : que l’esprit esveille et vivifie la pesanteur du corps, le corps arreste la légèreté de l’esprit et la fixe. (Mont., liv. 3, ch. 13.)

[39] (a)

Principiis obsta. Serò medicina paratur
Quùm mala per longas invaluere moras. (Ovid.)

[40] (a)

................... Animum rege, qui nisi paret,
Imperat : hunc frænis, hunc tu compesce catenâ. (Hor. lib. 1, epist. 2.)

[41] (a) Les connaissances ne doivent servir qu’à orner la probité ; la gloire des mœurs est préférable à celle des talens. (Thomas.)

La vérité fait aimer la vertu ; et la vertu, à son tour, rend la vérité plus chère. (Marm. Bélis.)

La passion même que nous avons pour la vérité nous trompe quelquefois, lorsqu’elle est trop ardente : mais le désir de paraître savant est ce qui empêche le plus d’acquérir une science véritable. (Mallebranche.)

[42] (a)

....................... Intùs et in jecore ægro
Nascuntur domini. (Pers. Sat. 5.)