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Premiere partie: Idéologie. Troisieme section.

 

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TROISIEME SECTION.

GÉNÉRATION des idées, et leurs différentes especes.

 

CHAPITRE PREMIER.

 

1. La sensation est l’impression sensible transmise à l’âme. (Supra).

La perception a pour objet la sensation, ou toute autre modification intellectuelle ; car nous percevons nos idées, nos jugements, nos craintes, nos desirs, etc. (Supra).

La perception suppose donc la sensation avec ou sans intermédiaire.

L’idée a pour objet la perception qu’elle représente comme en étant la copie, l’imago impressa. (Supra). L’idée suppose donc, à son tour, la perception [11].

|59 Notion se confond souvent avec idée : souvent en effet, il est assez indifférent d’employer l’un ou l’autre de ces deux mots. Mais le premier convient mieux aux idées que nous formons nous-mêmes : et le deuxieme convient exclusivement aux idées premieres que nous recevons directement par chacun de nos sens.

2. Distinguons entre la formation et la génération des idées : la formation des idées est, en général, la maniere dont une idée quelconque peut se former dans l’âme : la génération des idées est la maniere dont les idées s’engendrent les unes des autres : c’est leur ordre généalogique, ou leur filiation.

3. Nous avons vu comment les idées se forment : c’est une perception dont la mémoire nous représente la copie, ou la description plus ou moins parfaite, plutôt que la chose elle-même.

Voyons maintenant par quels moyens ces idées ou ces premiers élémens se diversifient.

 

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CHAPITRE II.

Idées simples et idées complexes.

 

1. Rien de plus simple que les perceptions de rouge, de blanc, de froid, de chaud, etc., etc.

2. Rien de plus simple aussi que les idées qui rappellent à l’âme le souvenir de ces mêmes perceptions.

3. On nomme donc idée simple toute idée qui n’offre à l’âme que le souvenir d’une seule perception, une et indivisible ; c’est ici l’unité idéologique, que nous ne pouvons décomposer, ni conséquemment définir.

4. En vais vous efforcerez-vous de donner par écrit l’idée des sons à un sourd de naissance : il en verra jamais que des mots ; il en est de même pour les couleurs, relativement à un aveugle, etc., etc..... Les idées simples ne peuvent entrer par une fausse-porte : il faut les concevoir directement pour les avoir. Ecoutez le plus éloquent friand vous peindre le goût de l’ananas, que vous ne connaissez point ; excitez votre palais..... Et dites-nous l’idée que vous en avez conçue.

5. Tout ce qui peut faire impression sur nos sens extérieurs et produire une perception, peu |61 aussi produire en nous une idée simple, et une idée positive : car les idées du /de/ froid, par exemple, du /de/ noir, etc., sont, dans notre esprit, des idées aussi positives que celles du /de/ chaud, du /de/ blanc, etc.

6. On ne peut assigner que les especes des idées simples ou élémentaires : pour le nombre, cela seroit impossible. Des naturalistes ont compté jusqu’à près de 40,000 nuances de couleurs différentes.

Combien de sons différens ? Combien de bruits inappréciés, et sans doute, pour nous du moins, inappréciables ? Combien de perceptions d’odeurs, de goûts, de qualités tactiles sont restées sans nom ? C’est avec raison que l’on dit que nous avons tous beaucoup plus d’idées que de mots ; quoique, dans un autre sens, nous ayons beaucoup plus de mots que d’idées.

7. Tel est l’ordre des choses dans la génération des idées, et pour les individus, et pour les peuples ; ce n’est qu’après avoir promené long-temps notre imagination au-dehors, que nous replions enfin notre attention sur ce qui se passe au-dedans. Je rentre donc en moi-même ; et, tandis que mon esprit opere sur les impressions et les idées sensibles, j’apprends, au moyen des signes, à me faire des idées distinctes de ses diverses opérations.

8. Mais les idées des opérations de l’esprit, |62 d’après ce que nous avons vu précédemment, ne peuvent être composées : le raisonnement, lui-même, n’est que la perception du rapport entre deux jugemens, etc., d’ailleurs les modes doivent être analogues aux substances.....

9. Voilà donc deux ordres d’idées simples parfaitement distincts ; l’un ayant pour objet les corps ; et l’autre ayant pour objet les esprits ; le premier, produit par la sensation et l’attention au-dehors ; et le second, produit par l’attention intérieure ou la réflexion.

10. Mais nous ne découvrons nos opérations intellectuelles, que parce que l’esprit opere déjà sur les idées sensibles antérieurement acquises : c’est donc le travail de l’esprit sur les idées sensibles qui nous donne occasion de nous former les idées distinctes de ses diverses opérations. Si donc la sensation est une source directe et immédiate, pour les idées sensibles ; c’est une conséquence, que la sensation soit aussi regardée comme la source indirecte et médiate des idées que nous acquérons de nos opérations intellectuelles.

11. Nos idées simples et élémentaires, tant sensibles qu’intellectuelles, peuvent donc être rappelées à une seule et même origine, la sensation. Ainsi la nature sensible nous sert partout de miroir : elle nous réfléchit, nous révele à nous-mêmes, et au physique, et au moral.

|63 12. Or, l’esprit a la faculté de réunir ensemble un nombre plus ou moins grand de ces mêmes idées simples, et de les considérer comme une simple unité. Les idées simples, ainsi réunies, se nomment idées complexes (cum plexu.) Ainsi l’idée de gris est déjà une idée complexe ; parce qu’elle est composée de celle de blanc et de noir : l’idée de gris-pommelé est plus complexe ; parce qu’elle contient en outre l’idée d’une certaine figure.

13. L’idée d’un fruit quelconque est bien évidemment une idée complexe : elle contient les idées de production, de couleur, de forme, de goût, d’odeur, de pesanteur, etc., etc. Les idées de production et de forme sont elles-mêmes des idées complexes, etc., etc.

14. L’idée d’homme contient à la fois l’idée de toutes les propriétés du corps humain, en général, et de plus, les idées de toutes les opérations intellectuelles. Que d’idées simples contenues dans une infinité de certains mots ! Nous disons une armée, un peuple ; nous disons un million, un milliard, etc., comme nous disons le blanc, le noir, etc. Le seul mot univers contient l’idée de tout ce qui existe, avec l’idée de l’être infini qui lui donne le mouvement et la vie.

15. Ainsi la formation de nos idées complexes nous appartient : c’est le produit d’une nouvelle |64 faculté intellectuelle. La nature nous fournit les couleurs isolées ; et nous les combinons pour en former des systêmes, des tableaux.

16. Nos idées complexes sont une collection d’idées simples uniformes, comme centaine, million, etc., lieue, toise, pied, etc., etc. ; alors elles prennent le nom de complexes homogênes : ou bien elles sont une collection d’idées simples d’espaces différentes, comme celles de fruit, arbre, homme, vol, intrigue, tribunal, etc ; et alors on les nomme complexes hétérogênes.

17. Toutes les idées complexes d’espace, pur ou figuré, de pesanteur, de durée, de nombre, sont des idées complexes homogênes ; parce qu’elles ne sont qu’une même idée répétée un plus ou moins grand nombre de fois.

18. Ajouter, 1o. des idées simples, soit physiques, soit métaphysiques, les unes aux autres ; 2o. des idées complexes à des idées simples ; 3o. des idées complexes à d’autres idées complexes : voilà à quoi se réduit, en général, la composition des idées : et c’est ainsi que tout se compose dans la nature : nous ne faisons que joindre des élémens à des élémens, et des masses entre elles.

 

 

Idées acquises ou idées archétypes.

 

1. Parmi nos idées complexes, qui résultent |65 d’une collection d’idées différentes, les unes ont, dans la nature, un objet existant qu’elles représentent, comme riviere, montagne, arbre, cheval, etc. : les autres ne représentent que des objets supposés, une réunion de circonstances transitoires, comme vol, meurtre, bataille, foire, gloire, honneur, etc. etc.

Les premieres se nomment acquises ; et les secondes archétypes (αρχη τυπος).

Toutes les notions morales, politiques, ou enfin qui ont rapport aux différentes actions des hommes, appartiennent à la seconde espece.

 

 

CHAPITRE III.

Idées des qualités, des substances, et des relations.

 

1. Nous avons distingué des qualités absolues et des qualités relatives dans les corps. Or, les idées qui représentent ces différentes manieres d’être, soit essentielles, soit accidentelles des corps, se nomment idées de qualités. Ainsi les idées d’étendu, de solide, de rouge, de blanc, de dur, de mou, de poli, de froid, d’aigre, etc., d’aimable, de savant, de brusque, etc. etc........... sont des idées de qualités : ainsi les idées que j’ai de ma faculté de sentir, d’apper- |66 cevoir, etc., ne sont encore que des idées des qualités de mon âme : il en est de même de toutes les idées quelconques qui nous représentent une maniere d’être, soit essentielle, soit accidentelle des choses, quelque complexe que cette idée puisse être.

2. Supposons maintenant, pour exemple, l’idée de ce métal que l’on nomme or : ce métal, outre les qualités absolues, ou les propriétés qui appartiennent à tous les corps, est jaune, dur, lourd, malléable, fusible, ductile, dissoluble, etc., mais ce ne sont là que des qualités de ce que nous nommons or : la couleur, la dureté, etc., ne constituent point tout ce que nous appellons du nom d’or. En effet, supposons une quantité d’or parfaitement dissoute dans l’acide nitro-muriatique, ou eau régale : presque toutes les qualités relatives qui composaient notre idée de ce métal, se sont évanouies ; et cependant tout ce que nous nommions or n’est pas anéanti dans l’acide nitro-muriatique : notre objet n’a subi qu’une métamorphose dans ses manieres de paraître, ou ses accidens.

3. D’ailleurs nous ne saurions concevoir que des qualités puissent exister seules, ou plusieurs ensemble, sans un sujet auquel elles soyent inhérentes ; un certain goût, une certaine forme, un certain parfum, etc., ne seront jamais un fruit..........

|67 4. De là l’idée d’un soutien, qui existe dans chaque objet dont nous appercevons les qualités : de là l’idée de la substance (stans sub).

5. Ainsi une plume, une chandelle, un corps quelconque, un esprit sont des substances ; parce que ce sont des soutiens de qualités.

6. Nous ne connaissons dans les choses qu’un plus ou moins grand nombre de qualités : c’est donc une conséquence, que chacune de nos idées des substances se réduise uniquement à une collection de qualités plus ou moins nombreuses.

7. Puisque nous ne connaissons la substance autrement que par la nécessité d’admettre un sujet d’inhésion pour toutes les propriétés ou modes, nous n’avons donc aucune idée de la substance en elle-même.

Le mot de substance est donc un mot que nous avons inventé pour exprimer ce que nous ne connaissons pas ; c’est le terme de notre vue, par rapport à la matiere, et par rapport à l’esprit.

8. Et si l’on veut y regarder d’un peu près, on s’appercevra peut-être sans peine que le mot substance n’exprime encore que l’idée d’une qualité, comme les mots soutien, substratum, etc. : car ce n’est qu’une qualité ou maniere d’être que être dessous, etc. Mais qu’est-ce que cette chose qui est dessous ? Être, lui-même, qui |68 est le premier de ces universaux tant vantés dans les écoles, de quelque maniere que l’on veuille en concevoir l’idée, n’exprime réellement qu’une idée de mode.

9. C’est d’après les principes indiqués dans les précédens paragraphes, que nous croyons pouvoir essayer par la suite de démontrer que tous les mots que nous appellons noms, n’ont dû être, dans leur origine, que de purs qualificatifs [12] : ce qui nous paraît devoir jetter un certain jour sur la classification de ces sortes de mots, si embarrassée dans nos Grammaires, et souvent si différente et, même, si contradictoire.

10. Mais les choses se comparent entre elles : elles sont égales ou différentes : elles sont plus, moins, etc. etc. : elles sont près, loin, dans, avec, sur, etc. etc. Or, cette maniere de considérer les choses, non plus simplement en elles-mêmes, mais sous un point de vue qui reporte l’esprit vers un autre objet, constitue les idées que l’on nomme de relation.

11. Une idée de relation est donc une idée qui offre à l’esprit une considération simplement comparative. Une idée de relation est donc, en général, une idée extérieure en quelque sorte, par rapport à la nature de l’objet.

|69 12. Les idées qui ne contiennent que la représentation d’un seul objet, et dans la formation desquelles il n’entre aucune considération relative à quelque autre objet, se nomment idées absolues ; (solutæ ab relatione).

Ainsi toutes les idées des qualités premieres et fondamentales des corps sont des idées absolues. Remarquons néanmoins qu’il y a une étendue, une divisibilité, une solidité, et une pesanteur relatives ; si toutefois on peut dire, dans le sens des qualités fondamentales, qu’il y ait une pesanteur absolue (Supra).

Les idées des couleurs, celles d’ /de/ homme, cheval, bois, eau, etc., sont encore des idées absolues ; car ce n’est point par rapport à un autre objet qu’un homme est un homme, etc. ; ce n’est, ni par rapport à 10, ni par rapport à 14, que 12 est 12 ou une douzaine : un triangle est triangle indépendamment du quarré : mais la base, le sommet, le diametre, le centre, la diagonale, etc., etc.

13. Nous voyons d’abord que la relation peut-être de qualité à qualité, et de substance à substance ; ce qui, au fond, revient assez au même : car lorsque nous comparons les substances, ce ne peut jamais être que sous le rapport des qualités ; puisque les vraies substances nous sont inconnues. (Supra).

14. Les relations, dans certaines idées, sont |70 quelquefois difficiles à découvrir : par exemple, on voit aisément la relation dans les idées de pere, voisin, chef, mari, roi, évêque, premier, valet, sujet, hôte, élève, etc. etc. etc. Mais les idées de vieux, grand, gros, savant, imparfait, etc., paraissent, au premier coup-d’œil, des idées purement absolues : néanmoins vieux renferme l’idée implicite d’un rapport tacite à une certaine durée que nous avons prise comme terme ou prototype de comparaison. Mathusalem étoit très-jeune à 60 ans, dans le langage de cette antique longévité ; et, à 60 ans, nous sommes vieux, et souvent usés. C’est ainsi qu’au royaume des aveugles, les borgnes sont les clair-voyans et les rois.

15. Ce qui fait la plupart du temps que l’idée de ces relations implicites échappe à l’esprit ; c’est que le prototype de comparaison est trop métaphysique, et souvent trop peu déterminé dans nos esprits ; au lieu que dans les relations explicites, plus vieux, etc. etc., nous avons deux objets distinctement en vue, etc.

16. Les idées des relations se compliquent souvent beaucoup : Pierre est savant, exprime une idée de relation simple : Pierre est plus savant que Paul, exprime une relation complexe. Pierre est plus savant que Paul n’est ignorant, exprime une relation plus complexe encore.

17. Les idées relatives auxquelles répondent |71 d’autres idées relatives, comme celles de cause, effet, maître, valet, etc., se nomment idées correlatives, lorsqu’on les considere ainsi, deux à deux, sous le point de vue d’une relation réciproque.

18. Il est facile de voir que nous avons peu d’idées absolues ; et que ce sont les relations qui composent la presque totalité de nos connaissances : relations des qualités des objets par rapport à nous ; relations des qualités entre elles ; et relations des relations, etc.

19. « Il n’est point d’idée simple, point d’idée de substance, d’idée archétype ou de relation, dit l’un de nos maîtres qui nous fournit ici tous nos matériaux, sur laquelle on ne puisse faire un nombre presque infini de considérations par rapport à d’autres choses » ; et cette assertion n’a point besoin de preuves.

 

 

SUPPLÉMENT AU CHAPITRE PRÉCÉDENT.

Idées des substances réelles, et idées des substances fictives.

 

1. Il y a des substances qui jouissent d’une existence proprement dite, ou qui sont des êtres réellement existans comme soutien d’un plus ou moins grand nombre de qualités : tels sont tous |72 les objets sensibles ou les corps, Dieu, et les esprits.

2. Mais la longueur, par exemple, la bassesse, la vertu, le crime, etc. etc., n’ont [13] d’existence que dans notre esprit ; ce sont de pures qualités, ou des modes des actions ou des choses, que nous avions besoin de comparer, de modifier, etc. Alors nous avons supposé un sujet d’inhésion, comme soutien de ces qualités ou de ces relations.

3. De là, les idées des substances réelles, et les idées des substances fictives : on nomme ces dernieres fictives, parce qu’elles ne sont qu’une fiction de l’esprit.

Nous verrons bientôt que, sans les langues, nous n’aurions point de ces sortes d’idées de substances fictives.

 

 

CHAPITRE IV.

Idées individuelles, collectives, et générales.

 

Après avoir examiné les idées en elles-mêmes, et par rapport à la nature de leur objet, considérons-les sous le rapport du nombre des individus.

1. On nomme étendue, relativement aux idées, |73 la propriété qu’elles ont de s’appliquer à un nombre quelconque d’individus.

2. Une idée qui se termine à un seul individu, à un seul objet, comme l’idée de Paul, de César, de la Seine, du Soleil..... est une idée individuelle.

3. Une idée qui embrasse dans sa signification un nombre déterminé ou indéterminé d’individus réunis en un seul faisceau, comme une unité fictive ; par exemple, l’idée d’une cité, d’une assemblée, d’un peuple, etc., est une idée collective.

4. Il est évident que la formation des idées collectives est une simple imitation de la maniere dont nous formons nos premieres idées complexes : d’abord nous réunissons un certain nombre d’idées simples, pour nous former l’idée d’une unité naturelle : ensuite nous réunissons plusieurs faisceaux ou plusieurs unités naturelles, sous une même signification collective, pour former une unité de convention. Les idées collectives ne sont donc que des idées individuelles complexes du second ordre.

5. Une idée qui convient également à un certain nombre d’individus, comme celle de table, chaise, arbre, etc., etc., est une idée générale.

6. La distinction entre l’idée collective et l’idée générale est facile à saisir : l’idée collective |74 ne convient à aucun des individus y compris ; l’idée générale convient séparément à tous : aucun individu n’est, ni une compagnie, ni une armée, ni une ville, ni une cité ; mais chaque individu, dans ces corps, est soldat ou militaire, bourgeois, ou citoyen, etc. L’une n’appartient qu’à la masse ; et l’autre est censée se répéter autant de fois qu’elle a de particuliers pour objet.

7. La nature ne nous offre que des individus distincts, et qui différent entre eux par des qualités particulieres, etc. ; c’est Pierre, Paul, ce chien, cette table, etc. Les idées générales sont donc des idées de notre création : nous allons en voir l’origine.

 

 

CHAPITRE V.

Abstraction, physique ou individuelle, métaphysique ou générale.

 

1. Lor[s]que je considere en particulier la pesanteur, la forme, le goût, etc. ; ces objets de ma considération n’ont point, par eux, une existence propre : il a fallu que je les tirasse, en quelque sorte, du systême des qualités auxquelles ils étaient unis : je les ai donc abstraits ; |75 j’ai fait une abstraction (trahere abs). L’abstraction est donc une opération de l’esprit par laquelle, etc.

2. Faire une abstraction et faire abstraction, sont deux choses bien différentes, quant aux résultats, quoique ce soit la même chose, quant au fait : la premiere opération a pour objet ce que l’on veut considérer ; la seconde ce que l’on néglige. Or, il y a plusieurs sortes ou plusieurs dégrés d’abstraction.

3. Soit, par exemple, le bâton A ; il est long, rond, dur, lourd, blanc, etc. Je veux fixer dans mon esprit l’idée de la premiere qualité, et la considérer toute seule : pour cela, je dénature en quelque sorte l’accident, qui, comme accident, est inséparable de l’idée de substance ; et je l’érige lui-même en idée de substance, sous le nom de longueur, laquelle idée, devient elle-même un soutien de qualités : je fais successivement la même opération sur les autres qualités que j’abstrais ; et j’ai, par ce moyen, les idées abstraites de rondeur, durée /dureté/, etc.

4. Mais, jusques-là, mon idée de longueur est une idée qui se termine au Bâton A, et ainsi des idées de rondeur, etc. ; ce n’est donc encore qu’une abstraction individuelle, que l’on nomme autrement physique : ainsi toutes les fois que je prononcerai le mot de longueur, etc., ou que j’en aurai l’idée ; ces mots, ou ces idées |76 se rapporteront uniquement aux diverses qualités substantifiées du bâton A.

5. Supposons, par exemple, le bâton A long d’un metre ; mon idée de longueur est encore restreinte à l’idée que nous avons de cette mesure.

6. Mais je réitere la même opération sur le bâton B, semblable au premier, et non pas égal. Ce bâton est long d’un metre 1/2, je suppose : mon idée de longueur n’est encore qu’une idée individuelle, parce qu’elle se termine encore uniquement au bâton B.

7. Mais bientôt je fais abstraction des déterminations particulieres ; et il ne me reste plus que l’idée de longueur nue, qui convient également à tout ce qui est long, sans appartenir à aucun de ces objets d’une maniere spéciale.

8. Mon idée de longueur, jusqu’alors, appartenoit à un corps particulier ; c’est pourquoi j’avois nommé physique et individuelle l’abstraction qui l’avait produite : maintenant qu’elle s’applique à un grand nombre d’objets, sans offrir à l’esprit aucun objet déterminé ; elle s’écarte en quelque sorte de l’ordre des choses sensibles ; moins substantielle, elle est spiritualisée pour ainsi dire : c’est une abstraction métaphysique ou générale.

9. Cette idée générale de longueur peut se généraliser ou s’étendre encore davantage : l’a- |77 nalogie ou similitude peut en multiplier les applications : au lieu de la restreindre à l’espace figuré, je l’appliquerai à l’espace pur, au temps ; et je dirai la longueur de l’espace qui nous sépare de la lune ; la longueur des jours ; la longueur des entretiens, des conférences, des leçons, etc. ; quoiqu’il n’y ait, dans tout cela, ni largeur, ni profondeur, du moins quant au physique.

10. C’est ainsi que je me formerai successivement les idées générales abstraites de rondeur, dureté, lourdeur, etc. ; et qu’après avoir tiré ces idées générales d’objets sensibles, je les généraliserai encore davantage par diverses applications : exemples : la lourdeur de l’esprit, du style, etc. : la dureté du style, du cœur, des sons, du tems, de la saison, etc. : la rondeur des phrases, du caractere, etc., etc.

11. Veut-on une idée plus générale, par exemple, que celle de longueur, largeur et profondeur, et qui les embrasse toutes trois ensemble ? Ayant l’idée générale de mesure, je forme celle de dimension ; et cette idée de dimension, bornée d’abord aux objets solides, deviendra encore plus étendue, en s’appliquant à des objets qui ne le sont pas : prendre ses mesures, ses dimensions, etc. L’idée de qualité renferme l’idée générale de tout ce que nous pouvons concevoir de sensible et d’intellectuel dans les choses et dans les rapports.

|78 12. Il est évident que nos idées générales des substances se forment par la même voie d’abstraction et de comparaison que nos idées générales des qualités abstraites : c’est toujours le même procédé : il n’y a de différence que dans les objets.

En effet je n’ai d’abord que l’idée individuelle complexe d’une substance particuliere de telle ou telle sorte, que m’offre la nature ; or, lorsque je range sous une même désignation commune, ou dans une même catégorie, de nouvelles substances individuelles ; ou plutôt, lorsque je me forme une idée générale qui convient à une multitude ; ce ne peut être qu’après avoir abstrait, comparé, et jugé des qualités respectives, communes aux différens individus.

13. Il est vrai que, quelquefois, il nous arrive d’imposer un nom général à une masse d’individus, sans avoir auparavant imposé ce même nom à aucun des individus de la masse en particulier : l’idée générale, dira-t-on, est donc formée alors sans idée individuelle antérieure ?

Il est bien vrai que quelquefois nous formons /employons/ des mots généraux, sans que ces mots aient été auparavant appliqués en particulier à aucun des individus pour lesquels ces mots ont été faits dans telle circonstance donnée : mais peut-on conclure que l’idée générale n’ait point été pré- |79 cédée d’une idée individuelle ? Est-ce qu’il n’a pas été indispensable de voir que la multitude des /les/ individus se ressemblaient sous un certain rapport, avant de les désigner tous par un mot qui exprimât cette commune ressemblance ? Il a donc fallu juger, comparer et abstraire : il a donc fallu se faire d’abord une idée quelconque d’un premier individu, et la reporter ensuite, comme une sorte de prototype, sur une multitude d’autres, etc. : il est vrai encore que toutes ces opérations sont quelquefois très-rapides : mais si peu de personnes en ont la conscience ! Cela prouve l’étrange facilité avec laquelle elles se font ; et rien de plus.

 

 

CHAPITRE VI.

Principe des abstractions et de l’analyse.

 

1. C’est un merveilleux effort de l’esprit humain que la création de toutes ces idées générales, de cette multitude infinie d’êtres imaginaires, au moyen desquels nous déduisons de ce monde physique, une sorte de monde intelligible, qui fait la matiere la plus commune des plus profondes méditations, même de celles qui ont rapport aux objets réels. Il importe donc d’examiner à quoi l’abstraction doit son origine ; |80 nous ne disons pas, à qui ; car ex deo omnia sunt.

2. Nous venons de voir comment les abstractions plus générales doivent leur origine à des abstractions moins générales ; et il est aisé de sentir, comment, à force d’abstractions faites sur les objets réels les plus composés, nous pouvons les réduire tous à l’idée simple d’une qualité générale, ou d’un mode qui est l’existence, ou la qualité d’exister.

En effet, l’idée simple de l’être s’étend à tout ce qui fut, est et sera, soit comme réel, soit comme intellectuel, ou possible.

3. Nous avons vu aussi comment les abstractions générales ou métaphysiques prennent naissance dans les abstractions individuelles ou physiques : mais celles-ci, d’où procedent-elles ?

4. Rappellons-nous la maniere dont les objets sensibles viennent à notre connaissance : ce n’est qu’en détail, avons-nous dit, que nos sens les apperçoivent ; la nature se décompose elle-même dans nos organes, pour se faire voir à l’esprit.........

5. C’est donc la nature qui commence à abstraire pour nous ; et nous ne faisons qu’exécuter des abstractions, d’après le modele qu’elle nous en a donné. Ainsi la nature est notre premier maître dans cet art, comme dans tous les autres.

|81 6. Comme nous avons distingué deux sortes ou deux degrés principaux d’abstraction, quant à l’objet ; nous pouvons maintenant en distinguer deux sortes, quant à la maniere : l’une sera l’abstraction naturelle ; et l’autre l’abstraction artificielle, qui comprendra tous les différens degrés.

7. La nature, en nous faisant faire les premieres abstractions, nous apprend à décomposer les objets, et à considérer leurs qualités les unes après les autres : mais décomposer les objets, et considérer leurs qualités les unes après les autres, c’est analyser (ανα λύειν). L’abstraction naturelle, qui est le fondement des abstractions artificielles, ou de toutes les abstractions que nous exécutons nous-mêmes sur nos idées complexes, est donc aussi le fondement de l’analyse.

8. Ainsi nous faisons des abstractions, et nous analysons d’après la nature.

9. Il suffit donc d’avoir des sens, pour avoir la faculté d’abstraire et d’analyser.

10. Abstraire ou métaphysiquer les idées, et analyser sont donc des actes naturels à l’esprit humain.

11. Aussi l’analyse est-elle le fondement essentiel, ou l’instrument de toutes les sciences et de tous les arts, même de ces arts les moins brillants et les plus utiles, que notre orgueil |82 a sottement consacrés au dédain, sous le nom de mécaniques..........

12. Aussi les enfans font-ils des analyses, des abstractions, des idées générales, dès le berceau : demandez à un enfant, sitôt qu’il peut vous entendre, une partie de la poire qu’il tient à la main ; et, pour peu qu’il ait faim, ou seulement qu’il soit avare, vous verrez, par la portion qu’il vous en cédera, s’il sait faire des analyses, et conséquemment s’il a comparé, jugé, et même prévu.

Un enfant qui commence à bégayer le mot papa, appelle d’abord de ce nom les autres personnes qu’il rencontre : il appelle César tous les chiens, parce que César est le nom du chien de sa maison : prend-il tous les hommes pour son papa, tous les chiens pour son César ? Nullement : papa et césar sont devenus, dans son esprit, les noms d’idées générales, qu’il s’est formées par abstraction, par comparaison et par jugement. Dites-lui que les autres individus sont des hommes, que les autres animaux sont des chiens, vous aurez changé ses noms : mais ce n’est pas vous qui aurez créé ses idées générales........

13. On a donc eu bien raison de dire que « la métaphysique des idées est une science que tous les hommes peuvent pratiquer également ; que tout le monde ignore celle que tout le monde |83 ne peut savoir, et que la théorie des idées n’est qu’une espece de réminiscence de ce que l’on auroit su autrefois ». Nous sommes donc tous métaphysiciens malgré nous, et, souvent, sans le savoir.

14. Déclamez maintenant, tant qu’il vous plaira, contre la métaphysique et les abstractions. Mais souvenez-vous qu’il ne s’agit ici que de la génération des abstractions et de la métaphysique des idées, qui forment une science de faits ; et qu’enfin, vous ne pouvez exprimer une seule petite phrase d’injures contre cette utile théorie, à moins que les 2/3 de vos expressions ne représentent des idées abstraites ou métaphysiques.

 

 

CHAPITRE VII.

Heureuse influence des abstractions sur le langage, et du langage sur les abstractions ; danger des abstractions.

 

1. Nos idées générales, excluant les qualités particulieres des êtres, et n’embrassant que celles communes à une multitude, sont une sorte d’idées individuelles factices, où les êtres semblables se trouvent compris par l’idée de l’unité |84 de nature [14], comme la multitude est comprise dans l’idée collective, par l’idée factice de l’unité de nombre.

2. Alors donc, un seul mot me suffira encore ici, pour désigner à la fois plusieurs êtres, ou une multitude, soit déterminée, soit indéterminée : tels sont les mots homme, plante, étoile, chaise, etc. etc., qui désignent d’une maniere générale tous les êtres compris dans chacune de ces diverses classes.

3. Les idées générales sont donc le principe de la précision du langage : l’abstraction, qui produit ces idées générales, influe donc avantageusement sur l’expression de la pensée. Retirez-vous tous les signes qui expriment des idées générales ; et essayez de former une simple petite période : vous verrez alors si la conséquence est trop étendue.

4. Sans abstraction, point d’idées générales ; sans idées générales, point de jugemens ni d’énoncés généraux ; sans jugemens ni énoncés généraux, à quoi se réduit le langage ? L’art de penser et de raisonner n’a plus d’objet ; les théories et les méthodes disparaissent avec les sciences et les arts qui les ont formées pour en |85 être perfectionnées à leur tour ; et les siecles d’ignorance heureusement accomplis, sans tant d’efforts, ne laissent plus de vœux à former pour la dégradation et l’abrutissement de l’intelligence humaine !

5. D’un autre côté, si je n’avais point la faculté de désigner par un seul mot, couleur, par exemple, l’idée commune de toutes les impressions que je reçois par l’organe de la vue, mes idées générales, trop fugitives, ne seraient que des perceptions éphémeres : si je n’avais point à ma disposition la langue du calcul [15], comment fixerais-je dans mon esprit cette multitude infinie d’abstractions numérales, cette infinité de rapports si justes et si précis, etc., etc. ? ou plutôt, comment pourrais-je faire un pareil systême d’abstractions, sans les consigner d’abord les unes après les autres ?

6. Il faut donc convenir que, si le langage doit beaucoup aux abstractions, les abstractions, à leur tour, doivent aussi beaucoup au langage.

7. C’est sur-tout dans la faculté d’abstraire, que l’on doit trouver le véritable principe de la |86 perfectibilité indéfinie de l’esprit humain ; et, quoi que l’on en dise, de la perfectibilité de l’espece humaine : la vertu consiste principalement dans la pratique de la théorie des rapports moraux : et, certes, si Dieu daigne se complaire dans l’homme, ce sera plutôt, toutes choses égales d’ailleurs, dans l’âme d’un Newton, par exemple, qui a orné et embelli son image [16], que dans l’âme inculte et grossiere d’un contemplatif orgueilleux, qui se fait honneur de la lui rendre encroûtée d’une crasse épaisse d’ignorance : la science est notre premier patrimoine, qu’il faut reconquérir avec le ciel.

8. La profondeur et l’étendue de l’esprit, ne sont peut-être autre chose que cette force de réflexion, qui, au moyen des abstractions, fait appercevoir à certains hommes une série de rapports imperceptibles pour les autres.

9. Si les bêtes ont une parcelle d’intelligence quelconque, c’est peut-être à la faculté d’asbtraire [sic] que l’on peut assurer avec plus de certitude, qu’elles cessent absolument d’avoir rien de commun avec nous.

10. La facilité avec laquelle nous détachons les accidens, pour les considérer séparément des |87 substances, et à volonté, nous vient de l’usage des signes ; l’habitude des signes, qui nous représentent ces accidens sous une forme grammaticale semblable à celle des mots qui représentent les substances, nous fait oublier à la longue que ces accidens ne sont que des êtres de notre création.

D’ailleurs trop livrés à l’empire de nos sens, qui ne peuvent appercevoir les abstractions générales, nous finissons par réaliser et personifier nos propres chimeres.

11. Il est donc clair que, si la raison humaine doit sa perfectibilité aux abstractions, les abstractions ont souvent servi à l’égarer et à la confondre.

12. Ce n’est pas seulement dans le polythéisme, que l’on voit l’absurdité naître du sein des abstractions : les scolastiques n’ont eu besoin que d’inventer, en suivant l’analogie du langage, les termes de corporéité, d’animalité, d’entité, etc., etc., pour disputer éternellement, sans jamais pouvoir s’entendre.

« Tout prend un corps, une âme, un esprit, un visage.
Ce n’est plus la vapeur...... c’est Jupiter armé.....

C’est Neptune en courroux...... c’est une Nymph[e] en pleurs...... »

Et tout était Dieu, dit l’éloquent Bossuet, excepté |88 Dieu lui-même : pensée grande, et digne de son auteur ! mais, peut-être, plus brillante que juste. Car il n’y a qu’un Dieu, sans doute, que l’on adore sous tant d’attributs différens ; mais que deviendrait ici le consentement unanime despeuples [sic], si c’était anéantir l’existence et l’idée de Dieu, que de le supposer ce qu’il n’est pas ? Dieu est la lumiere des âmes ; or quels que soient les modes tant variés des couleurs, opérés par la réfraction des rayons lumineux dans les différens prismes ; toutes les couleurs remontent également à la lumiere, et la supposent.

13. Il est donc, dans l’art de spiritualiser les idées, un terme au-delà duquel on ne voit plus absolument rien que des mots, qui finissent par devenir des êtres d’imagination, sur lesquels on raisonne, pour ainsi dire, à vuide, et que personne ne conçoit.

14. Si c’est là, comme il le paraît, ce qui cause notre irritation au seul nom de métaphysique, convenons que cette horreur est, en ce point, trop justement fondée ; mais l’abus doit-il être confondu avec la science ? et avons-nous si mal profité de tant d’expériences, que nous ignorions encore aujourd’hui même, la différence qui existe entre réformer et détruire ?

 

|89

CHAPITRE VIII.

Genres et especes.

 

1. Soient les idées de animal, quadrupede, chien, barbet : chacune de ces idées est générale, puisque chacune convient à un nombre quelconque d’individus : pour cela, on les appelle des idées d’ordre, de classe, etc.

2. Mais ces différentes idées sont dans la même série ; tout barbet est chien, tout chien quadrupede, tout quadrupede animal : pour cela, on les nomme idées de classes subordonnées.

3. La classe désignée par le mot animal est, ici, la seule qui ne soit point subordonnée ; mais elle peut le devenir elle-même, si l’on suppose avant, par exemple, l’idée de l’être, idée plus générale qu’animal, puisqu’elle comprend tous les êtres animés ou vivans, et tous ceux qui ne le sont pas, etc.

4. Or, la classe animal, comprenant des classes subordonnées, a semblé engendrer en quelque sorte les autres, qui paraissent, sous ce rapport, en être comme des produits.

5. C’est ici l’origine des idées de genres, d’especes, de sous-especes, de variétés, etc.

6. Les idées de genres peuvent devenir idées d’especes ; celles d’especes idées de sous-espe- |90 ces, et vice versâ : pour cela, il suffit de comparer avec l’idée que l’on a prise pour idée de genre, une idée qui, dans la même série, embrasse un plus grand nombre d’individus ; et avec l’idée d’espece, l’idée d’une sous-espece, qui en embrasse moins : les idées de genres et d’especes sont donc des idées essentiellement relatives.

7. Il faut néanmoins, dans cette espece de métamorphose, excepter les deux extrêmes qui se trouvent dans toutes les séries ; parce qu’il n’y a rien au-dessus de l’être, qui est une idée simple ; rien au-dessous de l’individu, qui forme une idée aussi complexe qu’elle puisse l’être : ainsi l’idée de l’être est toujours une idée de genre ; et l’idée de l’individu est toujours la derniere des sous-especes possibles.

8. On peut donc représenter la masse des idées, dans chaque série, par une sorte de pyramide, dont l’idée de l’être formerait le sommet, et les idées individuelles la base......

9. Les idées de genres et d’especes sont, comme nous l’avons dit, des idées relatives : cette relation consiste dans la subordination qui existe entre ces idées. Retirez l’idée de cette subordination, il ne vous reste autre chose que des idées qui conviennent à un nombre plus ou moins grand d’individus : nos idées de genres et d’especes, etc., ne sont donc, au fond, que des idées générales.

10. Les idées de genres et d’especes, etc. n’ont |91 donc point d’objet particulier existant séparément, et par soi, dans la nature : les idées de genres et d’especes sont donc encore des êtres de notre création.

11. Les natures universelles, les formalités, les qualités occultes, les formes substantielles, les especes intentionnelles, etc., etc., n’ont donc jamais eu d’existence que dans l’imagination d’une philosophie plus subtile que raisonnable.

12. Ils avaient donc raison contre les Réaux ou Réalistes, ces pauvres Nominaux du douzieme siecle, battus en Allemagne, et condamnés en France par l’autorité de Louis onze, sans doute, parce qu’ils étaient le parti le moins nombreux, comme le plus sage.

13. Puisque les especes ne sont que des divisions du genre, comme les sous-especes ne sont que des divisions des especes ; il est donc évident que nous devons avoir l’idée du genre, avant de former l’idée des especes.

D’ailleurs, pour former l’idée du genre, dès que nous avons l’idée quelconque d’un individu, nous n’avons besoin que de faire attention aux ressemblances : mais pour former les especes, non-seulement il est nécessaire que nous appercevions l’idée du genre dans les individus, mais il faut encore abstraire et comparer les différences communes qui doivent constituer dans notre esprit les idées générales de ces especes ; et |92 ainsi pour les sous-especes. Les idées du genre sont donc les plus faciles à former ; ce sont donc les premieres nées de la famille.

14. Aussi remarque-t-on que les enfans, qui généralisent leurs idées de très-bonne heure, avant d’être en état de beaucoup observer les individus, commencent par donner à leurs idées générales toute la latitude possible ; ce n’est qu’à mesure qu’ils acquierent de nouvelles connaissances, qu’ils font des classes subalternes.........

15. Aussi, dans le langage, suivons-nous constamment l’ordre généalogique des idées, de l’individu au genre, et du genre aux especes ; par exemple, Diamant est un animal, quadrupede, chien, épagneul, etc., etc. Priam, prince de l’antiquité, qui régnait à Troie, dans le temps où cette ville fut saccagée par les armées des grecs du temps /à cause de l’enlevement/ d’Hélene, etc., etc. [17]

16. Les idées de genres et d’especes, comme toutes nos idées générales, n’ont pour objet que de classer nos connaissances, et de faciliter le langage.

L’esprit humain est trop borné pour se faire une notion complette et détaillée de chacun des objets que nous avons à chaque instant besoin de comprendre dans le discours ; et quand nous pourrions nous former autant de notions dis- |93 tinctes qu’il y a d’individus existans dans chaque classe, il nous faudrait toujours une idée générale ; ou bien, chacune de nos expressions qui représenteraient une classe, serait nécessairement un catalogue entier ; et quel catalogue !

17. Les idées de genres et d’especes, considérées comme idées générales, ont encore un autre avantage ; c’est qu’elles portent la vue de l’esprit bien au-delà de nos connaissances mêmes, et qu’ainsi elles aggrandissent le domaine de la pensée.

18. Mais à force de chercher de nouvelles différences communes, et de multiplier les sous-especes, on se rapproche insensiblement des individus ; et même on y arrive : alors les divisions trop nombreuses reproduisent la confusion que les premieres idées de genres et d’especes avaient dissipée : ce principe est consacré par Aristote lui-même.

19. Voilà pourquoi le systême de la plupart de nos Grammaires est si peu propre pour les enfans ; et, souvent même, si difficile à bien concevoir pour d’autres. Peut-être faudrait-il plus d’un an pour bien organiser dans la tête d’un enfant raisonnable, seulement le systême compliqué des divisions de M. Restaut, qui paraissent embarrasser si peu ceux qui les font répéter de mémoire.

20. Les divisions, qui offrent, sans doute, de |94 grands avantages, doivent donc néanmoins avoir un terme.

 

 

CHAPITRE IX.

Etendue et compréhension des idées.

 

1. Nous avons nommé généralisation l’acte de l’esprit par lequel nous rendons une idée commune et applicable à un plus grand nombre d’individus : nous nommerons détermination l’opération contraire, par laquelle nous restreignons une idée, afin qu’elle ne s’applique qu’à un moins grand nombre.

2. Or, on nomme compréhension la collection des idées partielles qui constituent la totalité d’une idée : on nomme étendue la propriété qu’ont nos idées d’être applicables à un nombre quelconque d’individus.

3. Mais j’observe qu’en rendant successivement une idée plus générale, je fais aussi successivement abstraction d’une ou de plusieurs des idées partielles qui constituent mon idée totale : donc à mesure que l’étendue des idées augmente, la compréhension diminue.

4. J’observe, d’un autre côté, qu’en ajoutant successivement une ou plusieurs idées partielles à une idée totale quelconque, je la rends aussi successivement moins générale : donc l’étendue des idées diminue à mesure que la compréhension augmente.

|95 5. Donc l’étendue et la compréhension, dans les idées, croissent et décroissent en sens inverse l’une de l’autre. Donc, dans une série d’idées subordonnées, celle qui est au minimum d’étendue doit être au maximum de compréhension ; et celle qui est au minimum de compréhension doit être au maximum d’étendue.

6. Ces axiômes sont la formule abrégée de tout ce que nous avons dit sur la génération des idées générales de genres et d’especes. En effet, nous nous élevons au genre par la considération de quelques idées partielles communes, abstraction faite des autres : nous nous restreignons aux especes, en ajoutant des idées partielles pour constituer les différences.

7. Ainsi, en composant et décomposant nos idées abstraites, nous tendons successivement, d’un côté, de l’unité d’individus et de l’universalité d’idées, vers l’unité d’idées et l’universalité d’individus ; et, de l’autre, de l’unité d’idées et de l’universalité d’individus, vers l’unité d’individus et l’universalité d’idées.

8. Puisque nos idées d’especes ajoutent quelque chose à l’idée totale du genre, et ainsi de suite ; à mesure que l’on a créé une espece, sous-espece, etc., le langage auroit dû, par des signes ou mots ajoutés à l’expression du genre, tenir compte de ces additions faites aux idées : ainsi nous devrions avoir, dans un grand |96 nombre de cas, des dénominations fort longues ; et cependant il est rare d’en rencontrer qui ayent plus de deux mots : c’est que l’on obvie à cette prolixité, qui serait fort embarrassante dans le langage, en se bornant ordinairement à l’expression de la derniere idée spécifique : ainsi, au lieu de dire, arbre fruitier poirier de Saint-Germain, on dit seulement un Saint-Germain. C’est un dernier anneau, pour ainsi dire, que nous tenons du doigt, au lieu de porter toute la longueur de la chaîne.

9. Si la botanique devenait une science plus commune, et, en quelque sorte, populaire ; ses dénominations, assez souvent doubles, triples, et même quadruples, ne tarderaient pas à devenir plus simples : le langage vulgaire ne s’accommode point des longues dénominations ; le peuple en masse est par-tout, à cet égard, une sorte d’écho, qui ne répete que les dernieres syllabes ; et, si quelquefois il consent à allonger certains noms, c’est qu’il trouve quelque dédommagement en satisfaisant à la vanité des autres.

10. Comme nos idées individuelles sont les plus substantielles, puisqu’elles se vident, en quelque sorte, en se généralisant, on conçoit sans peine comment il y a tant de gens qui savent parler un peu sur tout, tandis qu’il y en a si peu qui sachent parler à fond sur quelque chose. |97 Les uns ont la tête farcie de préfaces ; et les autres ont l’esprit plein d’un livre. Les premiers ont vu une multitude de dessins et de formes ; et les seconds ont fait l’anatomie de quelques corps.

11. C’est encore par la même raison, que les gens qui se sont occupés d’un grand nombre de langues, de sciences et d’arts, finissent plus ordinairement par être les plus grands radoteurs : leurs idées générales ont trop peu de physionomie propre ; et il est trop aisé, pour peu qu’elles éprouvent d’altération, de les prendre l’une pour l’autre. Ainsi, à peu près, les grands, qui voyent des flots d’adorateurs se succéder dans leurs antichambres, sont souvent excusables de ne pas mieux reconnaître les masques : ils n’ont guere pu voir en effet, parmi tout cela, que des animaux à deux pieds sans plumes [18].

 

 

CHAPITRE X.

Conclusion de la derniere section.

 

1. Les premieres idées que nous nous formons sont individuelles et sensibles, ainsi que nos premieres abstractions. Toutes les idées générales |98 doivent donc avoir la sensibilité et l’individu pour base.

2. Les sentimens sont dans la nature de notre organisation ; mais les idées sont dans l’expérience : du moins, nous ne nous souvenons aucunement des idées que nous aurions pu avoir en nous, avant d’avoir éprouvé des sensations.

3. Aussi tous les mots dont nous nous servons, dans telle langue que ce puisse être, ont-ils été employés d’abord à désigner des objets sensibles : Réflexion, attention, jugement, sagacité, pénétration, etc. etc. etc. : ce n’est que par imitation et par figure, que ces mots ont été dans la suite employés à désigner des objets métaphysiques et intellectuels.

4. En effet, dans toutes les langues, le moyen que nous donnent les Grammairiens pour découvrir la vraie signification d’un mot, c’est de remonter au sens physique, qu’ils appellent autrement sens primitif ou propre : tant il est vrai que la connaissance des choses sensibles, qui sont l’objet de nos premiers besoins, est toujours en premiere ligne ; et que c’est par là que nous nous élevons aux objets que nous ne voyons pas.

5. Concraire et abstraire, ou composer et décomposer : voilà, en général, à quoi se réduisent, en derniere analyse, toutes les opérations par lesquelles nous pouvons modifier nos idées. Le plus profond calculateur ne fait en |99 somme qu’additionner et soustraire : le plus habile chymiste ne peut aussi employer que l’analyse et la synthese : ainsi ce sont toujours les mêmes opérations ; c’est toujours la même méthode dans le monde intellectuel et dans le monde physique.

Nous découvrons de nouvelles combinaisons, de nouvelles formes : nous embellissons quelquefois, quelquefois aussi nous gâtons les anciennes : mais il nous est plus facile de changer la face de l’univers, que de créer une nouvelle idée simple, ou d’anéantir un seul atôme.

6. Maintenant, si l’on nous demande pourquoi nous n’avons point adopté le systême des idées innées ; notre réponse, pour aujourd’hui, sera très-courte et très-simple :

1o. Le systême des idées innées admet aucune preuve [19] directe et à priori : c’est donc une pure hypothese : mais c’est, ici, une hypothese gratuite ; une hypothese, en tout, contraire à l’expérience sur la formation des idées générales, des axiômes et des théories.

|100 2o. Le systême de l’origine des idées par sensation satisfait à toutes les conditions requises : il admet la démonstration directe : il est nécessaire ; et il est en tout conforme à l’expérience sur la formation des idées et du langage. Or, il ne s’agissait point ici pour nous d’adopter simplement une hypothese ; mais bien de la démontrer aux autres : ce qui est fort différent.

3o. Le systême de l’origine des idées par sensation remonte jusqu’aux temps des meilleurs observateurs : c’est le sentiment d’Hypocrate, d’Aristote, d’Aristippe, de Démocrite, etc. etc. Ceux qui trouveraient que cette antiquité ne serait point compétente, dans une science purement d’observation, voudront bien déterminer enfin ce qu’ils entendent par le mot antiquité, si souvent répété de nos jours ; afin que nous nous mettions en devoir de n’être, ni plus modernes, ni plus anciens qu’eux-mêmes.

4o. Le systême de l’origine des idées par sensation ne laisse rien à desirer aux âmes honnêtes sincérement attachées aux éternels principes de la morale ; car tout, dans ce systême, se rattache à Dieu comme au principe de toutes choses ; puisqu’il n’y a que la puissance incréée qui doive être la cause directe et efficiente de nos sensations ; et « la loi de Dieu, dans le vrai sens de l’apôtre, reste constamment écrite dans tous les cœurs. »

|101 5o. Ceux qui ont des principes de raisonnement, et qui voudront s’en servir avec un peu de bonne foi, concluront sans peine qu’une déduction qui a pour base une suite de faits incontestables, doit nécessairement prévaloir sur une hypothese inutile et même dangereuse, toute ingénieuse qu’elle puisse être, et toute commode qu’on la trouve pour dispenser de l’expérience et du savoir.

6o. Quant aux personnes qui combattaient naguere librement et ouvertement, jusqu’au sein de nos colleges, la doctrine de Descartes, l’harmonie préétablie de Leibnitz, etc., et qui trouvent bon de les relever aujourd’hui ; nous n’avons autre chose à leur dire que ce que dit jadis un célebre avocat de Genève, aux sublimes et conséquens seigneurs du grand-conseil : Il mese passato, li vostre excellenze hanno judicato còsi ; il quæsto mese, n’ella médésima cosa, hanno judicato tut’l contrario, é semper ben ; et toujours à merveille !

7o. Mais pour ceux qui, trop semblables aux oyes criardes et aux chiens hargneux de l’ancien Capitole [20], ne savent que pousser indistinctement des cris et des aboiemens indiscrets contre les ames pieuses qui vont rendre aux Dieux sans |102 affectation le modeste tribut d’un sincere hommage ; pour ceux-là, disons-nous, nous nous croirons toujours pleinement dispensés de leur répondre.

 

Fin de l’Idéologie.

 

[11] M. Sicard dit, dans sa nouvelle édition des Elémens, etc., « qu’il n’y a point de sensation, point d’idées sans un miracle ». Nous admirons, sans doute, nous adorons les merveilles de la nature..... Mais n’est-ce pas détruire la notion des miracles, que de mettre au nombre, des effets qui se répetent tant de |[59] milliers de fois par jour, à chaque heure, etc. ? « Si tout va, comme vous le dites, sans cesse de mal en pis, disait Agis, ce qui arrive aujourd’hui n’est donc point contre les lois de la nature ». κατα τον Δογον [ou : Λογον ?] προβαινει τα πραγματα, ει τα άνω κατω γινεται. Plut. Apopht. Lac.

[12] Et non pas toujours des épithetes, comme le dit Court-de-Gebelin.

[13] Comme substances.

[14] C’est-à-dire, ce qui constitue la nature des choses par rapport à nous : car la nature en soi nous est inconnue. Nature, matiere, esprit sont, comme substance, de ces mots qui marquent le terme de la vue de l’esprit ; de même que le bleu que nous voyons dans l’espace supérieur, est le terme de la vue du corps.

[15] Nous ignorons s’il est permis de dire que le calcul est une langue d’invention. Toujours est-il vrai que cette langue, la plus abstraite de toutes, est d’une simplicité et d’une régularité merveilleuses.

I,L,Z,Z[...],     .... O — I0,I1,I2.... 20,30....

IOo, 20o.... IO0o , 2m.... Iom, 2om, 9om....

/les caracteres ont manqué pour former les signes/

[16] Car c’est par l’âme seule que nous avons quelque ressemblance avec Dieu, sans doute ; et ce seraient l’absurdité et l’ignorance qui nous rapprocheraient davantage de la sagesse et de la science infinies !!

[17] Ce principe est justifié par l’analyse, grammaticale, même dans les constructions inverses.

[18] Définition très-célebre de l’homme, par Platon.

[19] « Cela peut-il être démontré, fait dire ici au philosophe Kent /Kant/ son interprete M. Charles Villers ? Non ; car cela ne serait pas vrai ; au moins cela ne serait vrai que d’une vérité humaine ». Nous transcrivons ce passage de mémoire ; et nous en garantissons le sens. Pour nous, nous parlons ici selon les principes du raisonnement vulgaire, et non point selon ceux de la philosophie transcendentale, qui est trop au-dessus de notre intelligence.

[20] V. Cicéron, pro Rosc. Amer.

 

 

Document conservé à la Bibliothèque municipale de Rouen, Cote : m 3923-49