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Premiere partie: Idéologie. Premiere section.

 

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E S S A I

D’UN COURS ABRÉGÉ

D E

G R A M M A I R E

G È N È R A L E.

 

PREMIERE PARTIE.

NOTIONS abrégées d’Idéologie.

 

PREMIERE SECTION.

ANALYSE des Sensations.

 

CHAPITRE PREMIER.

CAUSES, moyens et sujet de la Sensation.

 

LES Géometres disent ordinairement : le solide est le produit des surfaces (1) ; la surface est le produit des lignes ; et la ligne est produite par la répétition du point.

|2 Nous pouvons dire, comme les Géometres : le raisonnement est le produit des jugemens ; le jugement est le produit des idées ; et l’idée est le résultat de la sensation. Voilà le point métaphysique élémentaire de tous nos solides intellectuels. Notre point de départ est donc le même que dans la géométrie, c’est-à-dire l’élément le moins composé. Il y a néanmoins une différence essentielle : c’est que nous partons d’un phénomene dont l’existence ne peut être contestée par personne ; au lieu que le point mathématique est une pure fiction, dont l’objet ne peut se représenter à l’esprit (un point immatériel qui est le premier élément du solide !) mais la nécessité de l’hypothese ne laisse pas d’être parfaitement sentie.

1. On nomme sensation toute impression faite sur les sens, et transmise au siege de la sensibilité.

La sensation ne peut se définir par elle-même : la nature nous en est absolument inconnue. C’est ici une premiere vérité que l’expérience nous fait aisément connaître à tous, et qu’elle seule peut nous faire bien connaître.

2. Il y a donc trois choses à distinguer par rapport à la sensation : la cause, les moyens et le sujet.

3. La cause de la sensation est dans les objets extérieurs, parmi lesquels il faut comprendre |3 notre propre corps : car notre propre corps est aussi distinct de nos sensations, que le sont eux-mêmes les objets sensibles qui l’environnent.

4. Nous distinguerons donc d’abord, par rapport à leur cause, deux ordres de sensations ; les unes internes, et les autres externes.

Les sensations internes résultent des différentes manieres d’être des parties intérieures de notre corps, auquel nous les rapportons comme à leur dernier terme.

Les sensations externes, les seules dont il soit ici question, et que, par cette raison, nous nommerons simplement sensations, sont celles que nous rapporrons [sic] au dehors.

5. Les moyens, ou les sens, qui nous transmettent les sensations, sont ces organes particuliers de notre corps, par l’intermédiaire desquels nous prenons connaissance des objets qui nous environnent.

On reconnaît, dans l’homme, cinq especes d’organes des sens : l’ouïe, la vue, l’odorat, le goût, et le toucher ou le tact.

Chacun de ces cinq organes est destiné par l’auteur de la nature à une classe d’impressions particulieres, et analogues à sa constitution.

Le systême de nos sens est un prisme, en quelque sorte, dans lequel les qualités de la matiere, si étroitement unies dans les êtres sensibles, s’analysent ou se décomposent, pour |4 se spiritualiser ensuite, et former en nous de nouveaux touts purement intellectuels.

6. Le sujet qui reçoit la sensation est cette partie de notre être où s’opere la sensation proprement dite, et où viennent rayonner, en quelque sorte, toutes les impulsions que nous recevons dans des organes libres et duement constitués. C’est le sensorium commune, ou le sens intime.

 

 

CHAPITRE II.

Comment les objets extérieurs affectent nos sens.

 

1. Nous ne concevons pas qu’un corps puisse agir sur un autre autrement que par impulsion.

Donc, toutes les fois que nous éprouvons une sensation par la présence d’un objet qui est hors de nous, il faut nécessairement qu’il y ait une impulsion exercée sur quelqu’un de nos organes sensibles, en un mot, sur une partie extérieure quelconque de notre corps : car notre corps tout entier est susceptible des impressions du toucher : c’est un grand instrument dont toute la surface est couverte de touches.

2. On conçoit facilement d’abord l’existence de cette impulsion, relativement aux sensations que le toucher nous procure, soit qu’il existe |5 ou non un contact réellement immédiat.......

3. On conçoit encore comment, par ex., les particules subtiles d’un fruit que nous mangeons, peuvent affecter immédiatement l’organe du goût, ou les papiles ; et comment l’impulsion qui résulte de l’action de ces particules, étant différente de l’impression du tact ordinaire, il en doit naître des sensations délicates et particulieres à cet organe.

4. Les corps odorans, par ex., ne sont pas dans mon nez comme les alimens sont dans ma bouche : mais la matiere est divisible bien au-delà de ce que nous pouvons appercevoir..... ; et il est démontré que presque tous les corps, même les plus durs, doivent être dans un état de transpiration insensible à la vue...... Ainsi les émanations des molécules insensibles des corps odorans, forment autour de ces mêmes corps une atmosphere odoriférante..... ainsi la diversité de ces molécules insensibles produisant une différence dans l’impulsion donnée aux rameaux du nerf olfactif, etc., etc.

5. C’est par la réflexion des divers rayons lumineux, que l’on explique tous les phénomenes propres de la vision des objets ; et les ondulations de l’air, qui ébranlent diversement les parties du labyrinthe de l’oreille, sont la raison physique de tout ce que nous appellons bruit, son, harmonie, etc.

|6 6. L’impulsion est donc le seul mode d’action des objets extérieurs sur nos organes sensibles. Tous nos sens, à proprement parler, se réduisent donc au tact : tout le corps de l’homme n’est donc réellement qu’un grand sens, au moyen duquel, par une seule et même voie d’action, la nature se peint sous mille et mille aspects différens.

 

 

CHAPITRE III.

Le vrai siege de la sensibilité est un ; et il est distingué de la matiere.

 

1. C’est un fait incontestable, qu’il y a en chacun de nous quelque chose qui compare, combine toutes les sensations que l’individu éprouve par ses différens organes.

Mais si les impressions qui nous font voir, entendre, odorer, etc. se bornaient à l’organe intérieur /extérieur/ qui les reçoit, cette comparaison, combinaison, etc. seraient impossibles....... donc le siege de sa sensibilité doit être un.

2. Si le siege réel de la sensibilité n’était pas distingué de la matiere, ce serait nécessairement une collection de parties.

Or, dans cette hypothêse, ou bien la sensation se répéterait autant de fois qu’il y aurait de parties composantes, ou bien chaque partie |7 composant3 recevrait une fraction de la sensation, ou bien il y aurait des parties composantes qui seraient destinées à recevoir en particulier certaines especes de sensations.......

Mais toutes les suppositions de ce genre sont également absurdes : la premiere répugne évidemment à l’expérience du sens intime...... ; la deuxieme et la troisieme, offrent le même inconvénient que le partage des sensations isolées dans les différens organes matériels extérieurs......

3. Voudrait-on qu’il n’y eût qu’une partie du siege de la sensibilité qui fût le rendez-vous commun de toutes les sensations ?

Mais, 1o. que feraient là les autres parties que l’on suppose ? 2o. Cette partie, rendez-vous commun de toutes les sensations, serait-elle composée elle-même, ou ne le serait-elle pas ?

Dans le premier cas, notre premier argument revient toujours : car, ou bien, etc., etc. Dans le second cas, nous ne connaissons point de matiere indivisible : l’idée que nous en avons renferme essentiellement celle de l’étendue : l’étendue figurée ou la matiere sont la même chose.

4. Cette substance unique et indivisible, qui seroit le siege commun de toutes les sensations, etc. serait donc une substance simple, un être essentiellement distingué de tout ce que l’on appelle corps ?

5. Or, voilà précisément cette émanation de |8 la divinité que nous appellons âme ou esprit.

Voilà cette partie précieuse de notre être mixte, dont la simplicité de toutes nos modifications intellectuelles, et conséquemment la raison proclament l’existence.

6. Nous ne connaissons point la nature de l’âme, c’est-à-dire que nous ignorons entiérement ce qui constitue un être simple. Des facultés : c’est tout ce que les faits nous en révelent. Mais la nature de la matiere elle-même sera toujours un problême inexplicable pour les hommes ; et s’il est vrai que l’on en ait jamais vu d’assez extravagans pour nier que la matiere existât, peut-on penser qu’il y en ait eu d’assez absurdes, pour ne pas croire à son existence.

 

 

Observations sur le Chapitre précédent.

 

On demande,

1. Si les âmes des hommes sont toutes égales du côté des facultés ? Nous n’en savons rien. Quelle que soit l’influence que le physique soit supposé exercer sur le moral, il ne paraît pas que l’on puisse obtenir, à cet égard, d’autres résultats que des conjectures. Des Rhéteurs ont dit que les âmes des grands naissent privilégiées : mais, lisez leur histoire.

2. Quand est-ce que l’âme commence d’être unie au corps ? Que nous importe ?

|9 3o. Quand est-ce que l’âme commence à penser ? Nous croyons que ce n’est qu’après avoir commencé à sentir.

4o. Si l’âme peut penser sans être unie au corps ? Nous ne raisonnons ici de l’âme que dans l’hypothese de cette union. Mais le fait ne peut en être démontré impossible.

5o. Si l’âme pense toujours ? C’est la succession des phénomenes intellectuels qui forme pour nous la notion et le sentiment de la durée. Or, comment pouvoir être certain de l’existence d’une époque qui ne seroit marquée par aucun phénomene intellectuel ? C’est penser même que de s’appercevoir que l’on ne pense pas ; et l’instant où l’on serait supposé avoir cessé de penser, et celui où la pensée renaîtrait, ne peuvent être, pour nous, séparés par aucun intervalle que nous puissions remarquer......... La question ne peut donc se résoudre par l’expérience ; il n’est permis qu’aux profonds dormeurs et aux rêveurs par excellence d’en chercher la solution.

D’un autre côté, si la définition de l’âme (être pensant), signifie être qui pense toujours, point de doute que l’âme ne doive toujours penser, d’après la définition : si au contraire être pensant signifie qui a la faculté de penser, la continuité de la pensée n’est plus dans la défi- |10 nition, ni comme élément, ni comme conséquence.

6o. On demande encore si les animaux que nous nommons spécifiquement brutes, bêtes, ont une âme ?

Premiérement, âme vient de anima par syncope, comme de spiritus, on a fait d’abord sprit, et ensuite esprit, en faisant précéder le mot du caractere e que l’on nomme scæva [2] chez les Hébreux. Or anima et spiritus, comme le πνευμα des Grecs signifient proprement vent, souffle, respiration, etc.

Deuxiémement, l’antiquité, qui n’étoit pas remontée au principe de la simplicité de l’être pensant, appliquait indistinctement les mots anima, spiritus, et leurs correspondans dans les divers idiômes, à tous les êtres animés par la simple respiration, quels qu’ils fussent. Mais s’il s’agis- |11 sait de tirer ici une preuve de la maniere de parler des anciens, on ne pourroit pas en conclure qu’ils reconnaissent /reconnussent/ dans les bêtes une âme telle que nous l’admettons, puisque les anciens n’avaient pas une notion juste du principe de la pensée dans eux-mêmes.

Troisiémement, on définit l’âme, telle que nous l’admettons, être pensant ; et l’homme se définit animal raisonnable. Or la faculté de penser constitue l’idée la plus générale que nous puissions avoir de l’âme ; et la faculté de raisonner est le complément de toutes les facultés intellectuelles.

Mais, 1o. si l’on a cru que les animaux simplement dits n’eussent point d’âme, dans le sens que nous donnons à ce mot, n’étoit-ce pas distinguer suffisamment l’homme, que de le nommer animal pensant.

Mais, 2o. si l’on a cru que les animaux simplement dits n’eussent pas d’âme, on a dit le contraire en définissant l’homme animal raisonnable : car raisonner, ici, exprime une différence dans la série des facultés intellectuelles : toute différence constitue une espece ; toute espece suppose un genre. L’idée d’une sorte d’animaux qui jouissent d’une âme raisonnable, suppose donc l’idée d’animaux doués d’une âme qui ne raisonne point, ou qui n’atteigne point jusqu’à la faculté de raisonner.

|12 L’état du langage, dans les définitions de l’âme et de l’homme, prouverait donc que ceux qui nous ont transmis ces définitions, croyoient à l’existence d’une âme pensante, dans les animaux simplement dits.

Nous répondons d’abord : il est probable que ceux qui ont défini l’homme animal raisonnable opposaient ici la raison au simple instinct, que l’on admet dans les animaux : ainsi l’état de la langue, dans les définitions, ne prouve point que les anciens aient admis une âme pensante dans les bêtes. En deuxieme lieu, quand les anciens auraient admis l’existence de cette ame, leur croyance ne pourrait pas plus, ici, nous obliger à l’admettre, qu’elle ne pourrait, dans l’hypothese contraire, nous obliger à la rejetter.

Quatriémement. Maintenant, si nous voulons examiner la question d’après la nature des faits, l’analogie nous prouverait peut-être qu’il existe dans ces êtres organisés autre chose que dans les ingénieux automates de Vaucanson, autre chose que ce que le savant et profond abbé Sicard ne balance pas à regarder, dans son sublime chapitre du Verbe, comme de purs instrumens et de simples machines, etc, etc., etc.

Cinquiémement. Mais, sans nous donner la peine d’atténuer, ni d’exalter les moyens intellectuels que pourraient avoir les animaux ; sans suivre tous les fils nombreux que nous offre l’analo- |13 gie, pour décider une question que Dieu a livrée avec tant d’autres à la dispute des hommes ; nous laissons le privilége d’avoir une âme et de penser, à quiconque en a reçu la faveur de la suprême providence ; et nous croyons qu’il est beaucoup plus convenable pour nous, de faire valoir le faible talent d’intelligence que nous avons reçu de la nature, que d’aller, souvent par des argumens barbares, nous inscrire en faux, et déclamer, à pure perte, contre l’intelligence d’autrui [3].

En effet, quand on accorderait aux autres animaux un principe de pensée quelconque, la suprématie de l’homme pourrait-elle jamais être en danger ? N’est-il pas évident qu’il doit toujours y avoir, entre leur destinée et la sienne, une ligne de démarcation bien tracée ? Est-il nécessaire, pour assurer notre privilege, de refuser à ces pauvres animaux, dans leurs cris, la faculté de combiner, d’articuler et de moduler [4] ? N’y a-t-il pas là de quoi révolter, nous ne disons pas le chantre du printemps, mais jusqu’aux simples perroquets, et à la populace des basses-cours. César voulait être le premier dans Rome ; mais il ne desira jamais d’y être seul.

|14 Sixiemément. Peut-être nous trouvera-t-on trop d’indulgence pour les animaux. Nous nous contentons d’en être les maîtres ; et nous trouvons mauvais des principes qui ne tendent qu’à multiplier encore leurs bourreaux.

Conclusion générale : Toutes les questions précédentes, et mille autres semblables, sont l’aliment éternel des esprits faux et téméraires. Laissons à d’autres le soin de rêver profondément sur ces laborieuses futilités, qui n’ont que trop occupé, sans fruit, les lumieres des hommes, aux dépens des vraies et utiles connoissances. La raison, non prévenue, jugera si toutes ces graves matieres d’inépuisables argumentations, qui étaient la pierre à aiguiser de la précédente philosophie, valent mieux que ce que l’on nomme aujourd’hui les rêves, les chimeres, les vaines théories des écoles.

 

 

CHAPITRE IV.

Par quel moyen les organes des sens transmettent à l’âme les impressions reçues des objets extérieurs.

 

1. L’anatomie du corps humain, démontre que les nerfs tirent leur origine du cerveau, et que, |15 de là, en se ramifiant, ils se répandent dans toutes les régions du corps ; de manière que, par une suite de ramifications considérables, ils arrivent à la surface de la peau, dont ils couvrent toute l’étendue.

2. D’autres supposent, dans le corps humain, l’existence d’esprits animaux, ou d’un certain fluide nerveux ou électrique, dont l’activité incalculable nous est assez bien représentée par la vitesse de l’électricité, soit naturelle, soit artificielle.

3. En supposant que l’âme soit présente au cerveau, comme à son siege, on croit, par le moyen de l’ébranlement des nerfs, ou par l’action des esprits animaux, pouvoir suffisamment expliquer le méchanisme des sensations.

4. D’autres enfin admettent à la fois, et l’action des nerfs, et l’action de l’électricité animale.

5. Nous ne sommes point assez anatomistes, pour décider entre ces divers systêmes. Mais il nous est indispensable d’avoir ici un intermédiaire, pour expliquer comment la nature sensible se fait appercevoir à l’âme : car autrement il faudroit dire que tout le corps apperçoit ; nous choisissons donc les nerfs, comme moyen simplement, avec ou sans fluide.

6. On dira peut-être que l’âme remplit tout le corps de sa présence, comme Dieu remplit |16 tout l’univers de la sienne. Mais ce serait, ici, diminuer l’intervalle, et non pas le faire disparaître : car, quelque mauvaise difficulté que l’on fasse contre ce systême des nerfs et des esprits animaux, il faudrait toujours admettre, dans le corps humain, une action quelconque des organes, pour que l’âme puisse être avertie du changement que les impressions sensibles y ont fait naître. Malbranche, à qui les théologiens eux-mêmes ont reproché de voir trop en Dieu, ne désavouerait point nos principes, qui sont, ici, les siens propres.

7. Voilà donc suffisamment déterminées les trois choses que nous avons dit qu’il faut considérer dans toutes nos sensations : 1o. les corps qui en sont la cause ; 2o. les nerfs, qui sont, en quelque sorte, des couriers intermédiaires entre les causes de la sensation et le sujet qui la reçoit ; 3o. l’âme enfin, substance simple et indivisible, qui reçoit et distingue cette foule innombrable d’impressions, qui assiégent à chaque instant tout notre individu, en se modulant si diversement sur toutes les cordes sensibles de l’instrument matériel de la pensée.

 

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CHAPITRE V.

Il est deux especes de qualités que l’on doit distinguer dans les corps.

 

1. On nomme qualité [5], en général, ce qui fait qu’un objet est réellement, ou nous paroît être de telle sorte. Les qualités sont les modes, les manieres d’être ou de paroître des choses.

2. Tous les corps sont solides ou impénétrables, étendus, figurés, divisibles, susceptibles d’être en mouvement ou en repos : ils sont toujours tout cela, dans quelque circonstance qu’on les suppose ; et ils ne peuvent cesser de l’être, sans cesser d’être corps, d’après la notion que nous nous en sommes formée.

3. La solidité, l’étendue, etc., sont des qua- |18 lités que l’on trouve essentiellement dans les corps, abstraction faite de tout rapport : ce sont des qualités générales, premieres, fondamentales, enfin originales, selon Locke : nous les nommons ici qualités absolues.

4. Quelques-uns mettent la pesanteur au nombre des qualités intrinseques ou absolues : mais nous concevons les corps, abstraction faite de cette tendance vers un centre ; et ils n’y tendent, qu’en vertu d’une loi générale qui nous paraît totalement étrangere à leur nature connue. La pesanteur n’est donc pas une qualité absolue dans le ces /les/ corps.

5. Quelques autres mettent encore les couleurs au nombre des qualités absolues. Je ne peux me représenter un corps, dit-on, sans le voir coloré ; ou bien, à l’instant, l’étendue m’échappe avec la figure, etc., et je ne vois plus rien. C’est parce que l’on veut voir avec ses yeux ce qui n’est point fait pour être connu par leur moyen ; supposez-vous à la place d’un aveugle, et vos yeux ne feront plus tort à votre esprit.

6. Outre les qualités absolues dans les corps, il y en a d’autres qui nous font éprouver les diverses sensations de dur, de mou, de froid et de chaud, de goût amer, doux, âcre ou fade, etc. etc.

7. Ces qualités, nous pourrions très-bien |19 ne les point appercevoir dans les corps ; leur absence ne changerait rien à la notion générale que nous en avons ; ce sont des qualités accidentelles et secondaires, des manieres d’être des corps qui résultent de la combinaison des qualités absolues, et en vertu desquelles les corps ont la puissance de produire différents phénomenes, par rapport à nous, ou par rapport à d’autres corps.

8o. Ces secondes qualités se nomment relatives ; et c’est avec d’autant plus de raison, que ces sortes de qualités sont souvent très-sensibles pour les uns, sans l’être néanmoins aucunement pour les autres.

 

 

CHAPITRE VI.

Ce qu’il y a de réel dans les causes extérieures de nos sensations ; et en quoi nos sensations ressemblent à leurs causes.

 

1. Les qualités absolues, sans lesquelles l’esprit ne peut concevoir aucun corps, nous sont connues par le ministere de l’organe le plus sûr de tous ; c’est-à-dire, par le tact simple ; son action est immédiate, ou du moins elle nous le paraît, |20 et c’est pour cette raison qu’on le nomme le philosophe de la famille.

2. Nous avons toute raison de croire que ces qualités existent réellement dans les corps, et qu’il y a, ici, une grande conformité entre la maniere d’être des choses, et nos conceptions.

3. Pour les qualités secondaires ou relatives, il existe réellement dans les objets sensibles un certain mouvement de parties insensibles, différemment conformées, plus ou moins subtiles ; etc., qui viennent avec plus ou moins de vitesse faire différentes impressions sur nos différens organes.

4. Il existe aussi réellement, dans nos organes sensibles, à l’occasion de ces différentes impressions, un certain ébranlement, trémoussement, etc. des fibres, ou une certaine action des esprits animaux, ou peut-être l’un et l’autre à la fois.... Voilà donc, au fond, ce que nous sommes forcés d’admettre dans les causes de nos sensations : voilà la seule maniere dont nous puissions concevoir les qualités relatives dans les objets extérieurs.

5. Il existe aussi réellement, dans notre propre corps, une certaine disposition, action, etc., des parties qui le composent, et dont résultent les différentes especes de mal-aise, ou de bien-aise, que l’âme éprouve.

6. Dans un concert de voix et d’instrumens, |21 le plus nombreux, le plus ravissant, je ne vois donc, hors de moi, que, etc. Je ne vois, dans mes organes sensibles, que, etc. Tout cela est bien peu de chose, en comparaison des sensations délicieuses que j’éprouve.

7. Concluons que, dans les causes qui nous font appercevoir les qualités secondaires ou relatives des corps, il n’y a rien de semblable à nos sensations ; et que ces qualités relatives ne sont, dans les objets, que de simples puissances ou facultés.

8. Si donc, par la fadeur de la mâne, par exemple, nous entendons la sensation que la mâne nous fait éprouver au goût ; cette fadeur n’est pas plus dans la mâne, que la douleur de colique qu’elle nous donne ; pas plus, que la douleur que j’éprouve à l’occasion d’une piquûre d’épingle, n’est dans l’instrument qui l’a causée, etc., etc., etc., etc.

9. C’est pourquoi, lorsque l’on vous demande s’il y a réellement de l’odeur dans la rose, de la chaleur dans le feu, etc., distinguez de cette maniere : si l’on entend par odeur un certain mouvement de molécules subtiles, etc., etc. Tout cela est réellement dans la rose : mais, si, par odeur, on entend quelque chose de semblable à ce que mon âme éprouve, etc., etc., etc. Il n’y a guere que ceux qui ne veulent, ou ne peuvent pas s’entendre qui disputent long-temps.

|22 10. Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’on a dit de bien des manieres, que ce monde-ci n’est qu’une œuvre comique, où chacun joue ses rôles différens : d’après ce que nous venons de voir, il semblerait que tout le monde sensible ne serait, en quelque sorte, qu’une immense salle d’opéra, où tous nos sens se trouvent enchantés, comme par une espece de magie : c’est la simplicité des moyens qui fait, ici, comme par-tout ailleurs, la grandeur et la merveille de l’ouvrage ; et c’est-là sur-tout que l’on reconnoît le sublime architecte de la nature. Etonnez-vous que le monde soit sorti du néant, lorsque vous voyez de si prodigieux effets produits par de si simples causes !

 

 

CHAPITRE VII.

De quelle maniere l’âme peut être avertie des impressions sensibles.

 

1. On conçoit facilement qu’un corps mis en mouvement peut produire quelque changement sur un autre corps qu’il rencontre : l’expérience, du moins, ne permet pas de douter de l’existence des faits.

2. Mais comment les organes matériels sen- |23 sibles peuvent-ils exercer une impulsion sur l’âme, qui, étant simple, n’oppose aucun point de contact à l’action de ces organes ?

3. Point de doute sur l’existence de l’âme : point de doute sur sa simplicité : point de doute sur sa correspondance réciproque avec les sens. Le mode de cette correspondance est, et sera toujours, pour l’homme, au nombre des mysteres : ceux qui ne voudraient absolument point en admettre, devraient bien s’abstenir de jetter le moindre coup-d’œil curieux sur la nature.

4. Il faut donc convenir que les objets extérieurs, ainsi que tout le systême de notre organisation matérielle, ne sont ou ne doivent être regardés que comme la cause occasionnelle de nos sensations : c’es/t/-à-dire, une certaine disposition, un certain mouvement des organes corporels, répond à un certain état de l’âme : et vice versà. Pour le reste, nous répondrons comme Sylva :

« Demandez-le à ce Dieu qui nous donna la vie ».

5. Néanmoins, quelque incompréhensible que nous paraisse le mystere de la formation de nos sensations, ainsi spiritualisées ; si l’on fait attention à la différence qui existe réellement entre les sensations et les qualités ; il sera bien moins difficile de concevoir que l’auteur de la nature |24 puisse produire de pareils effets par l’intermédiaire d’une telle cause.

 

 

CHAPITRE VIII.

Comment nous parvenons à rapporter nos sensations hors de nous, et à reconnoître l’existence des corps.

 

1. Il est certain qu’un individu dont les organes ne font que commencer à s’exercer, ne peut rapporter à aucun objet étranger les sensations qu’il éprouve.

Le son de la cloche, l’odeur d’une fleur, la couleur d’un objet quelconque, etc., ne sont, pour lui, que ses différentes manieres d’être.

La nature entiere viendroit se décomposer dans ses organes sensibles ; s’il est dans un état d’inertie corporelle, la nature entiere ne sera pour lui, que ses manieres de sentir.

Son corps même, dans cet état, lui est parfaitement inconnu ; et les douleurs qui lui viendraient de toutes parts, les douleurs les plus aiguës, ne lui révéleroient point l’existence de ses membres : il ne voit, n’odore, n’entend que dans son ame.........

2. Mais le corps de cet enfant, mis en action, |25 éprouvera bientôt, par le moyen du tact, des sensations doubles, et des sensations sans réplique : il distinguera son propre corps de ce qui lui est étranger.

Le mouvement lui apprendra bientôt qu’il ne voit tel objet que par les yeux, qu’il n’entend que par les oreilles, etc., etc., etc.

Il apprendra que c’est à l’occasion du tableau qui est à deux pieds de son berceau, qu’il éprouve l’impression des couleurs, etc., etc., etc.

Un chien lui a mordu le bout du doigt : ce n’est plus simplement une maniere d’être désagréable : c’est son doigt qui est malade, etc., etc.

3. Il étoit tout spirituel ; et le voilà, en quelque sorte, toute matiere ; il étoit tout en lui ; et le voilà tout au-dehors.

4. Ainsi l’expérience, qui sert par-tout ailleurs à nous désabuser, est précisément, ici, ce qui nous trompe ; et heureusement encore : car, sans cette erreur de l’habitude, comment la nature aurait-elle pourvu à la conservation individuelle ?

5. C’est donc le tact, aidé du mouvement, qui fait sortir l’âme hors d’elle-même, pour lui faire reconnaître l’existence d’objets qui en sont si essentiellement distincts.

 

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CHAPITRE IX.

Quelle certitude nous avons de l’existence des corps.

 

1o. Il n’y a, dans les objets extérieurs, rien de semblable aux qualités relatives des corps, telles que nous les représentent nos sensations.

2. Nos sensations ne pouvant être produites par des moyens que nous appelons naturels, nous sommes obligés à faire intervenir la puissance de Dieu comme cause efficiente de toutes ces mêmes sensations,

3. Mais Dieu peut produire, sans l’intermédiaire d’une cause occasionnelle, un effet qu’il produit au moyen de cette même cause occasionnelle : rien ne nous garantit donc qu’il existe réellement des corps : la nature sensible toute entiere peut donc n’être qu’un phénomene de l’esprit.

4. Nous avons un penchant irrésistible à croire à l’existence des corps ; et il serait indigne de la souveraine majesté de nous rendre ainsi le jouet d’une illusion continuelle, dont rien au monde ne serait capable de nous désabuser.

5. Mais invoquer l’existence de Dieu pour |27 prouver l’existence des corps, n’est-ce pas faire un cercle vicieux ? En effet, c’est par l’existence des corps que les sages de toutes les nations, dépourvus de moyens surnaturels, ont, dans tous les temps, démontré l’existence de Dieu.

6. L’existence de Dieu peut être démontrée, abstraction faite de l’existence réelle des corps : car quand tout cet univers ne serait qu’un phénomene, il n’en est pas moins vrai qu’il y a un enchaînement de causes et d’effets qui se succedent ; que nous y sentons notre existence ; que nous ne sommes pas notre propre ouvrage...... Donc il n’y a point de cercle vicieux.

7. On dit encore que nous sommes le jouet de nos pensées dans tous nos rêves ; et qu’il pourrait bien se faire que l’état de veille ne fût qu’une sorte de sommeil un peu moins profond...

8. Relativement au sommeil nocturne, nous avons bien des moyens de dissiper nos illusions ; mais il n’est point de moyens qui puissent nous détromper dans l’état de veille.

9. La véracité de Dieu, et la conviction indestructible de l’existence des corps sont une preuve démonstrative qu’ils existent réellement. Nous l’avons déjà dit ; si jamais il fut des hommes assez impertinens pour ériger sérieusement cette vérité en problême, sans doute, il n’en exista point d’assez fous pour en douter.

10. Au reste, s’il se trouvait encore parmi |28 nous de ces douteurs opiniâtres, qui, avant de statuer sur les lois morales, voulussent examiner préalablement la question de savoir s’il existe réellement des hommes ; il ne nous resterait plus qu’à prendre le parti de Diogène ; ce serait de les abandonner à leur bonne foi, ou de les laisser vivre et raisonner avec des fantômes.

11. Nous savons bien que la nature des corps nous est absolument inconnue ; mais les bornes de notre intelligence, qui se présentent par-tout, ne seront jamais une preuve positive de la non-existence des choses.

12. On objecte encore : si la matiere existe réellement ; ou bien les élémens sont simples ; ou bien ils ne le sont pas : si les élémens de la matiere sont simples ; comment peuvent-ils ensemble donner un composé étendu ? S’ils ne sont pas simples ; ce ne sont plus des élémens....

13. Nous convenons que nous ne pouvons remonter jusqu’aux élémens de la matiere, parce que leur finesse échappe à la pénétration de nos sens. En conséquence nous nous abstenons de raisonner sur la nature de ces élémens qui nous seront probablement toujours inconnus. Mais ces élémens sont inconnus de ceux qui font l’objection présente : ils ne sont pas en droit de tirer de ce qu’ils ignorent une conséquence contre l’existence de la matiere.

14. Au surplus la nature nous a mis à por- |29 tée de saisir, dans la matiere, les qualités ou les rapports qui peuvent nous être de quelque utilité : les qualités que nous ne connaissons pas ne peuvent faire un argument solide contre l’évidence et la réalité de l’existence des autres.

15. Envain dira-t-on encore que l’on ne conçoit pas comment, la matiere étant nécessairement composée, la perception de l’étendue peut se former dans un être simple : c’est un phénomene inexplicable : mais il nous suffit qu’aucun homme sensé ne puisse de bonne foi le révoquer en doute.

16. Diogène, en marchant, prétendit prouver à Zénon l’existence du mouvement. Il serait beaucoup de moyens, à peu près semblables, de prouver l’existence des corps. Mais encore une fois, ce qui ne peut être nié que par les fous, ne doit pas être trop sérieusement prouvé par les hommes raisonnables.

 

 

CHAPITRE X.

Que c’est à tort que l’on impute aux sens une foule d’erreurs dont ils ne sont point complices.

 

1. C’est un axiôme généralement reçu, que les sens sont trompeurs, etc., etc., etc.

|30 2. Pour les disculper, il suffit d’examiner quels sont les rapports que chacun d’eux, en particulier, est chargé par la nature de nous faire, etc., etc., etc.

3. Or, il arrive souvent que, d’après le rapport d’un seul sens, nous admettons la réalité d’un objet dont l’existence ne peut nous être attestée que par deux, ou trois, ou même quatre réunis ensemble : souvent aussi nous jugeons d’après un sens, d’un objet qui n’est point de sa compétence, etc.

4. C’est donc l’esprit qui s’induit lui-même en erreur. Ne calomnions point les sens : apprenons au contraire à les mieux consulter ; ce n’est que par le concert de leurs rapports que nous pouvons nous instruire.

 

 

Observations.

 

1o. Puisque ce sont nos organes extérieurs qui nous transmettent les impressions du dehors, il est bien évident que les sensations doivent être, toutes choses égales d’ailleurs, ou plus fortes, ou plus faibles, suivant la constitution des organes.

2. Nos organes extérieurs respectifs ne sont pas conformés de la même maniere dans tous les hommes.

Les yeux, par exemple, sont plus plats, plus |31 convexes, etc. : sans doute il existe aussi des différences, peut-être plus considérables, dans la conformation interne. Il est donc assez probable qu’il existe aussi des différences respectives dans les phénomenes intellectuels ; et qu’ainsi cet univers, si varié par lui-même, se trouve encore, en quelque sorte, multiplié, par rapport à la maniere de sentir des différents individus.

3. Cependant cette différence ne peut gueres avoir lieu que relativement aux qualités secondaires des corps........

4o. Il est certain que nous avons appris à connaître, à distinguer nos organes, et à nous en servir : l’aisance avec laquelle nous nous en servons, prouve seulement que l’habitude a été trop facilement contractée, pour qu’il nous reste aucun souvenir d’avoir commencé à la prendre.

Mais, puisque c’est l’habitude qui fait que nous nous servons si aisément de nos sens ; il n’y a pas de doute que cette habitude ne puisse être contractée avec plus ou moins de soin, avec plus ou moins d’art, etc.

Il paraît donc que nos organes sensibles sont naturellement susceptibles d’une très-grande perfectibilité.

En effet, quel coup d’œil dans ce chasseur de profession ! Quelle finesse de goût dans ce gourmet exercé ! Quelle délicatesse de tact et |32 d’ouïe dans cet aveugle, qui supplée de tant de manieres un sens par un autre ! On voit des gens sans bras qui sont venus à bout de faire habilement avec les pieds ce que nous avons besoin d’apprendre long-temps à faire avec les mains.

Demandez à nos Apicius modernes, qui ne sont pas, comme nous, des mangeurs vulgaires, s’il est un art d’exprimer et de savourer les sucs des mets, qui effleurent à peine, en passant, nos palais grossiers et inattentifs.

Les gens curieux, dit Plutarque, et avides de découvrir des alimens propres à nourir leur méchanceté naturelle, ont une oreille subtile qui transperce jusqu’aux murailles.

Ici, comme ailleurs, la nature fait les premiers pas ; c’est à l’étude à faire le reste. Il est rare, sans doute, que nous ayons sujet de nous plaindre de la libéralité de l’une : et notre inaptitude ne vient souvent que de ce que nous avons trop négligé l’autre.

 

(1) Les Mathématiciens exacts, disent les couches. Mais, ici, il s’agit moins du fond que de la maniere de procéder.

[2] C’est ainsi que nous avons fait de stomachus, estomac ; de sturgio, esturgeon ; de stella, estoile ; de scribere escrire, écrire, suivant l’orthographe actuelle : car on n’admet plus ici ces s, que l’on trouve encore si fréquemment dans le Dictionnaire de l’Académie, escurer, esloigner, espouser, escouter, etc., etc. ; et la raison en est, que l’on a commencé par ne plus prononcer ces lettres, et que l’on a fini par ne plus les écrire. C’est un malheur, sans doute, puisque notre langue, en s’adoucissant, perd ainsi peu à peu ses articulations. Mais soutenons donc notre prononciation, si nous voulons qu’il n’échappe pas continuellement quelques lettres à notre plume. Autrement, quelle grace pouvons-nous avoir de nous plaindre en gazouillant que c’est oîbe d’altéé toujou l’otogafe !

[3] Voir le commencement du chapitre 7 des élémens de Grammaire, en 2 volnmes [sic] in-8o., de 1100 pages, de M. Sicard.

[4] Ibid.

[5] Qualité vient de qualitas. Nous avons quel, qui répond à qualis. Il semble que nous eussions dû dire quelleté, plutôt que qualité : de cette maniere, nos mots seraient formés les uns des autres. Mais c’est assez notre ordinaire d’interrompre la filiation du français dans la formation de certains noms substantifs abstraits. Mortalis, mortel, mortalité, de mortalitas : humanus, humain ; humanité, de humanitas. Naturalis, de naturel ; naturaliser, de naturalis, et non de naturel. Universalis, universel, universalité...... C’est ainsi que les langues sont régulieres jusques dans leur[s] anomalies, ou leurs irrégularités mêmes.