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Godfroy

 


Essai de Grammaire générale

et de Logique

 

par le C.ën Godfroy.

Prof. de G.re G.ale à l’ecole Centrale de

La Moselle.

 

Nota. La partie de cet ouvrage qui traite de la Grammaire générale, n’est qu’un résumé très succinct des principes généraux du Langage. Comme /je/ ?? l’ai été rédigée pour des Elèves à qui j’ai fait faire auparavant un Cours de Langue française, et à qui j’ai même enseigné les élémens de la Langue latine, je ne pouvais guère lui donner plus d’étendue sans tomber dans des redites ennuyeuses et dans des détails cent fois rebattus.

 

 


 

Table des matières

Grammaire générale et Logique.

1

Première Partie. Grammaire générale.

3

Chapitre I. Du Langage écrit.

4

Chapitre 2. Des Elémens du Discours.

8

Chapitre 3. De la Syntaxe.

13

Seconde Partie. Logique.

15

Chapitre I. Des idées physiques.

15

Chapitre 2. Des idées métaphysiques.

24

Chapitre 3. Des idées morales.

28

Chapitre 4. Des causes qui peuvent nous induire en erreur.

31

Chapitre 5. De quelques espèces de raisonnemens vicieux.

35

 

 


 

1

Grammaire générale et Logique.

 

   D. Quelle est l’origine de nos connaissances ?

   R. L’origine de nos connaissances est dans nos sensations, c’est à dire, dans ce que nous éprouvons lorsque nos sens sont affectés par l’action d’un objet quelconque. Un homme qui serait privé de la vue, n’aurait aucune idée de la lumière ni des couleurs. S’il était privé de l’ouïe, de l’odorat et du goût, il n’aurait aucune idée ni des sons, ni des odeurs, ni des saveurs. Enfin s’il était même privé du sens du toucher, il n’aurait aucune idée de l’étendue ni de la forme des corps : il ne pourait éprouver aucune sensation ni agréable ni désagréable, il serait une pure statue. Mais quand on dit que les sensations sont l’origine de nos connaissances, il est évident qu’on doit entendre non seulement les sensations qu’on éprouve actuellement, mais encore celles dont la mémoire rappèle le souvenir. Il est même aisé de sentir que sans la mémoire on ne pourait acquérir aucune connaissance, puisqu’alors l’ame toujours uniquement affectée de son état présent, ne pourait jamais le comparer avec ce qu’elle aurait éprouvé antérieurement.

   D. Quelle est l’analyse sommaire des opérations de l’ame ?

   R. Il faut observer d’abord qu’on peut considérer les sensations sous deux points de vue principaux. On peut les considérer en premier lieu comme la cause qui produit en nous l’idée, c’est à dire, la connaissance des objets qui frappent nos sens. On peut les considérer ensuite comme la cause du plaisir ou de la douleur que nous éprouvons. Cela posé, voici l’analyse et la génération des opérations de l’ame relativement aux sensations considérées sous ces deux points de vue.

   |2 Io. Au moment que les objets frappent nos sens, ou que nous éprouvons le souvenir des sensations qu’ils ont produites en nous, l’ame est purement passive : elle n’agit pas encore. Mais elle a la faculté de s’occuper d’une sensation particulière exclusivement à toutes les autres sensations qu’elle éprouve en même temps ; et c’est là que commence son action. Lorsqu’une campagne s’offre à ma vue, je puis, quoique je la voie toute entière, considérer uniquement un arbre, par exemple, un moulin &c. Cette première opération de l’ame se nomme attention. Si, après [avoir] considéré successivement deux objets, je les considère tous deux ensemble pour savoir s’il y a entr’eux quelque différence ou quelque ressemblance, cette opération s’appèle comparaison. Lorsque j’ai apperçu entre ces deux objets une différence ou une ressemblance, j’ai formé ce qu’on appèle un jugement. Si, après avoir comparé deux objets entr’eux sous un rapport, je les compare ensuite sous d’autres rapports, et qu’à l’occasion de chaque rapport je forme un nouveau jugement, cette suite d’opérations se nomme réfléxion. Enfin lorsque j’apperçois que d’autres jugemens sont renfermés dans ceux que j’ai déjà formés, et qu’ils en sont la suite, la conséquence, je forme ce qu’on appèle un raisonnement. Toutes ces opérations sont comprises sous la dénomination générale d’entendement : elles s’appliquent également aux sensations actuelles et à celles dont la mémoire rappèle le souvenir.

   2o. Lorsque nos sensations nous causent du plaisir ou de la douleur, nous sommes portés à rechercher les objets qui nous causent le plaisir, et à fuir ceux qui nous causent la douleur. Le premier de ces sentimens porte en général le nom d’amour ; et le second, celui de haîne : Si le plaisir cesse ou que la douleur continue, nos facultés se portent vers tout ce qui peut renouveler l’un ou terminer l’autre : cette opération de l’ame se nomme désir. Lorsque le désir d’un bien quelconque est vif et habituel, il se nomme passion. Lorsqu’on juge que l’on |3 réussira, le desir accompagné de ce jugement se nomme espérance : dans le cas d’un jugement contraire, il se nomme en général désespoir : dans le cas de doute, il se nomme inquiétude. Dans le cas, où nous jugeons que rien ne peut nous empêcher d’arriver à notre but, le desir se nomme volonté. Ainsi, par exemple, un homme enfermé dans une prison d’où il lui est impossible de s’échapper, ne dira pas, à moins qu’il n’ait perdu la raison, je veux sortir d’ici à l’instant ; mais lorsqu’il aura recouvré sa liberté, il poura dire, je veux aller dans telle rue, sur telle place &c. Le mot volonté est encore la dénomination générale sous laquelle sont comprises toutes les opérations qui dépendent de l’amour et de la haîne. La pensée comprend toutes les opérations de l’entendement et de la volonté.

   D. Quel est l’objet de la Grammaire générale et de la Logique ?

   R. Le but de la Grammaire générale et de la Logique étant de nous diriger dans nos juge­mens, c’est sur cette opération importante de notre ame que doit rouler la théorie de cette branche d’instruction. Mais il faut remarquer qu’on peut considérer une proposition, c’est à dire, l’expression d’un jugement, ou comme le simple énoncé d’une pensée, ou comme l’énoncé soit d’une vérité soit d’une fausseté. En la considérant comme l’énoncé d’une pensée, l’examen des élémens qui la composent appartient à la Grammaire générale. En la considérant comme l’énoncé d’une vérité ou d’une fausseté, l’examen de sa justesse appar­tient à la Logique.

 

 

Première Partie. Grammaire générale.

 

   D. Que faut-il considérer dans la composition d’une proposition, lorsqu’on l’envisage simplement comme l’énoncé d’une pensée ?

   R. Il faut considérer la nature des expressions qu’on y emploie, et les moyens dont on se sert pour qu’elles indiquent les différens rapports sous lesquels nous envisageons les objets.

   |4 La Grammaire générale se divise donc en deux parties dont l’une a pour objet les élémens du Discours ; et l’autre, la syntaxe, c’est à dire, les moyens à l’aide desquels ces élémens expriment les différens rapports sous lesquels nous envisageons les choses. Mais comme cette théorie est ?? liée à celle du Langage écrit, il est ?? /à propos/ de connaître d’abord les principes fondamentaux de ce Langage muet.

 

 

Chapitre I. Du Langage écrit.

 

   D. Quels sont les élémens du Langage écrit ?

   R. Pour découvrir les élémens de la Langue écrite, il faut analyser les élémens de la Langue parlée considérés uniquement sous le rapport des sons. Or ces élémens sont de deux sortes, savoir : les sons proprement dits et appelés voyelles, et les modifications des sons appelées consonnes. Les élémens de la Langue écrite sont donc aussi de deux sortes, et on leur donne le même so nom qu’aux élémens de la Langue parlée, c’est à dire, qu’on appèle voyelles les caractères qui représentent les sons proprement dits, et qu’on appèle consonnes les caractères qui représentent les modifications des sons.

   D. Combien y a-t-il de sortes de voyelles ?

   R. Il y en a de trois sortes. Io. Il y a des voyelles simples, c’est à dire, des voyelles qui ne sont composées que d’un seul caractère et qui ne représentent qu’un son, comme a, i, o &c. 2o. Il y a des voyelles composées, c’est à dire, des voyelles qui sont formées par l’assemblage de plusieurs voyelles simples, comme au, ou, oi &c. Dans les voyelles composées, les unes, telles que au, ou &c. ne représentent que des sons simples : d’autres, telles que oi, représentent des sons composés, et on les appèle diphtongues. 3o. Enfin il y a des voyelles nasales, c’est à dire, des voyelles qui se prononcent un peu du nez, comme an, on &c.

   D. Comment est-ce que les consonnes modifient les voyelles ou les sons proprement dits ?

   |5 R. Il faut observer d’abord que c’est l’ouverture plus ou moins grande de la bouche et du gosier qui, lorsque nous chassons avec une certaine force l’air que nous expirons, produit les sons qu’on appèle voyelles ; et ces sons peuvent être plus ou moins longs, suivant que l’explosion est plus ou moins prolongée. Mais si, au moment où va se faire l’explosion qui doit produire le son a, par exemple, on ferme la bouche et qu’on empêche ainsi l’air de sortir ; comme pendant cet intervalle il sort de la trachée artère une nouvelle quantité d’air qui pousse vivement le premier, celui-ci acquiert un nouveau dégré de vîtesse et de force ; de manière qu’à l’instant où les lèvres lui laissent le passage libre, l’explosion, au lieu de produire le son a, produit le son ba, si les lèvres ont été serrées faiblement ; le son pa, si les lèvres ont été fortement serrées ; et enfin le son ma, si une partie de l’air s’est portée assez haut pour sortir par le nez. Si au lieu de fermer la bouche tout à fait, on ne faisait qu’approcher un peu les lèvres, l’explosion serait fa ou va, selon le plus ou moins de vivacité du mouvement. Voilà les modifications que font éprouver aux voyelles les divers mouvemens des lèvres : elles sont représentées par les cinq consonnes b, p,  f  m, f, v. Mais la langue fait aussi des mouvemens qui produisent des effets du même genre. Lorsqu’elle intercepte le passage de l’air en s’appuyant sur les dents, le son a devient ta ou da, selon le plus ou moins de vivacité du mouvement ; et il devient na, si une partie de l’air sort par le nez. De l’interception de l’air par diverses autres positions de la langue résultent, toujours pour le même son a, de nouvelles modifications, savoir : ga, qa, za, sa, la, ra, ja et cha. Toutes ces modifications sont représentées par les dix consonnes simples, d, t, n, g, q, z, s, l, r, j, et par la consonne double ch. Il faut ajouter à toutes ces consonnes la ? celle qui est représentée par h, et qui indique |6 qu’il faut prononcer les voyelles avec un léger effort semblable à celui qu’on fait quand on tousse, ha. Il est aisé de sentir que toute autre voyelle que a est susceptible de toutes ces modifications ; mais il est bon de remarquer que si nous avons d’autres consonnes que celles qui viènent d’être détaillées, c’est un abus et un vice d’ortographe, puisqu’elles ne représentent pas des modifications d’une autre espèce.

   D. De l’analyse des sons et de leurs modifications ne peut-on pas déduire une méthode simple d’enseigner à lire, et quelle est cette méthode ?

   R. Puisque les voyelles sont les seuls caractères qui représentent des sons, et que les consonnes ne représentent que les différentes formes que peuvent prendre ces sons, il s’ensuit qu’il faut d’abord apprendre aux élèves à connaître toutes les voyelles. Il faut pour cela les ranger en trois classes, savoir : les voyelles simples, les voyelles composées, et les voyelles nasales.

e, é, è, i, a, o, u. ― eu, ei, ai, au, ou, oi. ― in, en, an, on, un, oin. Il est facile de faire voir que la connaissance de toutes ces voyelles est le premier pas que doivent faire les élèves qui apprènent à lire. En effet ceux qui n’ont appris que les cinq voyelles simples a, e, i, o, u, sont nécessairement arrêtés à chaque pas, lorsqu’on veut les faire épeler ; parcequ’ils trouvent continuellement des voyelles composées et des voyelles nasales à la prononciation desquelles ils ne sont point préparés. Comment veut-on, par exemple, qu’un enfant à qui l’on fait dire en épelant, p, a, i, n, soupçonne seulement qu’il résulte de tout cela un son aussi simple que pin ? On le lui dira, il est vrai, et l’on exigera qu’il le croie ; mais comme il n’a là dessus aucun principe, la connaissance particulière qu’on lui donnera ici, ne lui sera d’aucune utilité pour les autres cas semblables, et il sera forcé de se traîner ainsi péniblement de mot en mot ; |7 tandis que l’élève qui sait d’avance que ai est une voyelle composée qui se prononce ordinairement è, que la lettre qui la suit est un signe que cette voyelle doit se prononcer du nez, c’est à dire, in ; cet élève, dis-je, s’il connaît d’ailleurs l’articulation représentée par la consonne p, prononcera sur le champ pin, sans avoir besoin d’épeler.

Quand les élèves connaissent toutes les voyelles, il faut leur apprendre les consonnes ; et voici comment on pourait s’y prendre. On leur dirait d’abord : Voici des lettres d’une espèce tout à fait nouvelle ; on ne saurait les prononcer qu’en supposant qu’elles sont suivies de quelque voyelle. Si l’on suppose qu’elles soient suivies de é, on les prononcera , &c. Si l’on supposait qu’elles fussent suivies de a, on les prononcerait ba, da &c. Mais il vaut mieux supposer qu’elles sont suivies de e, et les prononcer be, de &c.

Après ce petit préambule sur lequel on aurait soin de revenir souvent, on apprendrait aux élèves toutes les consonnes ; et lorsqu’ensuite on voudrait les exercer à assembler des consonnes avec des voyelles, ils le feraient avec la plus grande facilité. En effet l’habitude où ils seraient de porter la prononciation des consonnes sur une voyelle supposée, la leur ferait porter tout naturellement sur une voyelle quelconque placée après une consonne ; attendu qu’ils ne verraient en cela que la réalisation d’une supposition qui leur serait familière ; ensorte que la connaissance parfaite du syllabaire complet ne serait pour eux que l’affaire de quelques leçons. En choisissant ensuite dans ce syllabaire les élémens de quelques mots faciles, tels que ga-zon, ruba ru-ban &c. on les disposerait sans effort à lire des mots entiers.

Pour leur faire faire un pas de plus, on leur présenterait des syllabes telles que mur, bal &c. Ils les prononceraient |8 d’abord mu-re, ba-le, par suite de leur manière de prononcer les consonnes ; mais alors il suffirait de leur [faire] observer que la voyelle e doit ordinairement se prononcer d’une manière presque insensible, et on les verrait à coup sûr rectifier d’eux-mêmes leur première prononciation.

Après ces premières leçons, on entreprendrait de faire lire aux élèves des phrases suivies ; et alors à mesure que l’occasion s’en présenterait, on leur exposerait les règles générales et les exceptions qui sont expliquées dans cette partie de la Grammaire qui traite de la prononciation des lettres. Cette connaissance les ferait avancer à pas de géants dans l’art de la lecture.

Ce systême tout à la fois simple et lumineux peut être aussi facilement suivi dans des écoles publiques que dans des leçons particulières ; et il y produirait les plus grands effets, si l’on substituait à l’enseignement individuel dont la pratique laisse toujours les dix-neuf-vingtièmes d’une école dans le désœuvrement, l’usage d’instruire à la fois par le moyen d’un tableau tous les élèves d’une même force.

 

 

Chapitre 2. Des Elémens du Discours.

 

   D. Quels sont les Elémens du Discours, et quelle est la nature de chacun d’eux ?

   R. Une proposition étant l’énoncé d’un jugement, elle doit être composée au moins de trois mots dont deux soient les signes des deux idées que l’on compare ; et le troisième, le signe de l’opération par laquelle on juge du rapport de ces deux idées. Par exemple, Antoine est grand, voilà une proposition. Le premier mot est un substantif qu’on appèle le sujet de la proposition, parcequ’il indique l’objet qui fait le sujet du discours. Le troisième est un adjectif qu’on appèle attribut de la proposition, parceque la qualité qu’il exprime est attribuée au sujet. Ces deux mots sont les signes des deux idées que l’on compare. Le mot est qui se nomme verbe, est le signe |9 de l’opération par laquelle on juge du rapport qu’il y a entre le substantif Antoine et l’adjectif grand. Mais ces expressions ont souvent besoin d’être modifiées par quelque substantif ; et alors on annonce cette modification en faisant précéder le nouveau substantif par un mot d’une espèce particulière qui se nomme préposition, comme dans cet exemple, Antoine est grand pour son âge. Enfin lorsqu’une proposition a besoin d’être modifiée par une autre, on annonce cette modification en faisant précéder la seconde proposition par un mot d’une espèce particulière différente des quatre autres et qu’on appèle conjonction, comme dans cet exemple : Antoine est grand pour son âge, mais il est faible. Dans cette dernière proposition, le mot il est employé pour ne pas répéter le substantif Antoine : les mots de cette espèce s’appèlent pronoms. On peut y ajouter la négative ne qui sert à indiquer qu Les Elémens du Discours sont donc : les substantifs, le verbe, les adjectifs, les prépositions, les conjonctions et les pronoms. On peut y ajouter la négative ne qui sert à indiquer que l’attribut ne convient point au sujet, comme dans cet exemple, Antoine ne sera aimé de personne. On peut y ajouter encore les adverbes, expressions composées qui équivalent à une préposition accompagnée du substantif qui lui sert de complément, comme doucement qui signifie avec douceur, trop qui signifie à l’excès &c.

   D. Pourquoi les mots qu’on appèle substantifs sont-ils ainsi appelés ?

   R. Le voici. Les qualités que nous appercevons dans les objets, paraissent se réunir hors de nous sur chacun d’eux ; et nous sommes toujours portés à imaginer quelque chose qui est dessous et qui leur sert de soutien : c’est à ce quelque chose que nous donnons le nom de substance qui vient de stare sub, être dessous. Mais il faut bien remarquer qu’en donnant un nom à ce soutien, nous nommons une chose dont la nature nous demeure inconnue.

   |10 D. Les noms individuels des objets sont-ils les seuls qu’on appèle substantifs ?

   R. Non. On appèle encore substantifs les noms généraux qui expriment des classes d’individus, comme cheval, et même ceux qui expriment des classes de qualités, comme couleur, et qui peuvent en même temps servir à désigner le sujet du discours. En effet, pour parler d’une chose, il faut qu’elle existe, ou qu’au moins nous puissions la considérer comme existante. Ainsi quoiqu’on sache que les qualités ne sont que des individus modifiés de telle ou telle manière, il faut bien qu’au moyen des idées abstraites que nous nous en formons, elles prènent une sorte d’existence dans notre esprit, comme si c’étaient des substances ; et c’est pour cela qu’on les appèle aussi substantifs.

   D. A quoi reconnaît-on les noms de qualités appelés adjectifs ?

   R. On les reconnaît à ce qu’ils ne peuvent être employés dans le discours sans être joints à quelque substantif. Vertueux, par exemple, est un adjectif, parcequ’il a besoin pour être employé, d’être joint à un substantif, comme quand on dit, un homme vertueux. Un adjectif ne représente pas une qualité considérée indépendamment de l’objet qu’elle modifie ou qu’elle peut modifier ; on ne peut donc l’employer qu’en désignant l’objet dont il représente la modification, et en le joignant, en l’ajoutant au nom de cet objet : c’est ce ce qui l’a fait nommer adjectif.

   D. Les noms qui expriment des classes d’individus ou de qualités, ne s’emploient-ils pas comme attributs dans les propositions, tout aussi bien que les adjectifs ?

   R. Oui ; et cela se fait toutes les fois que la proposition doit seulement exprimer que le sujet appartient à une certaine classe. Ainsi, par exemple, si je veux exprimer que Paul appartient à cette classe d’hommes que nous nommons soldats, le mot soldat sera l’attribut de la proposition, quoique ce ne soit pas un adjectif, et je dirai, Paul est soldat.

   |11 D. Qu’entend-on par le singulier et le pluriel ?

   R. Le désir d’éviter l’uniformité et de répandre plus de clarté dans le discours, a fait imaginer de varier la terminaison des substantifs et des adjectifs, lorsqu’on parle de plusieurs objets. Il y a même des Langues, telles que le Grec, où l’on emploie une terminaison particulière, quand on parle seulement de deux choses ; et cette terminaison s’appèle duel. En Français, on ajoute une s au nom pluriel qu’on emploie, quand on parle au pluriel ; mais si c’est un nom terminé par al, le pluriel se termine ordinairement par aux : le cheval, les chevaux. Lorsqu’un nom ne désigne qu’un objet, il conserve sa terminaison primitive ; et c’est cette terminaison qu’on appèle singulier.

   D. Qu’entend-on par les genres ?

   R. Les mêmes raisons qui ont fait établir une terminaison particulière pour le pluriel, ont fait imaginer de varier la terminaison des adjectifs, selon le genre des objets désignés par les substantifs auxquels on les joint, c’est à dire, selon que ces objets sont mâles ou femelles ; ensorte que les adjectifs ont une terminaison particulière appelée masculine, qui s’emploie quand on les joint à des noms de mâles, comme quand on dit, homme grand ; et une autre terminaison appelée féminine, qui s’emploie quand on les joint à des noms de femelles, comme quand on dit femme grande. Lorsqu’on parle d’un objet qui n’est ni mâle ni femelle, certaines Langues, telles que le Latin, emploient une troisième terminaison qu’on appèle neutre : d’autres, telles que le Français, emploient une des deux terminaisons précédentes, et l’on se règle à cet égard sur l’usage, ce qui fait une très grande difficulté pour les étrangers qui veulent apprendre notre Langue. Mais la plupart des Langues qui ont admis les trois genres, n’en sont pas pour cela plus faciles à apprendre ; parcequ’il s’y est établi une telle confusion, que ce n’est point par le genre, mais uniquement par l’usage, qu’on peut apprendre quelle terminaison de l’adjectif il faut employer |12 quand on parle de tel ou tel objet. En Latin, par exemple, jardin est considéré comme masculin, malheur comme féminin &c ; quoique ces noms soient réellement du genre neutre.

   D. Qu’entend-on par conjugaison ?

   R. Si, lorsqu’on emploie le verbe être pour désigner qu’une qualité est considérée comme existant dans tel ou tel individu, il fallait encore employer des termes particuliers pour désigner soit le temps auquel on rapporte cette coexistence, soit la manière dont on la considère, le discours serait d’une longueur fastidieuse. Pour obvier à cet inconvénient, on a imaginé de donner au verbe être toutes les formes nécessaires pour exprimer brièvement ces rapports accessoires. On a même tellement multiplié ces formes, qu’elles expriment encore si l’on parle au pluriel ou au singulier, si l’on parle de soi-même, si l’on parle à un autre, ou enfin si l’on parle d’un objet quelconque différent de celui qui énonce la proposition et de celui à qui elle est adressée. C’est l’ensemble de ces formes qu’on appèle conjugaison.

   D. Combien y a-t-il de verbes ?

   R. Il n’y a, à proprement parler, qu’un seul verbe, celui qui exprime la coexistence de l’attribut avec le sujet, ainsi que les différentes manières d’envisager cette coexistence, en un mot, le verbe être appelé quelquefois verbe substantif. Mais on a combiné ce verbe avec un grand nombre d’adjectifs pour former ce qu’on appèle des verbes adjectifs : de je suis obligeant, on a fait j’oblige ; de je suis souffrant, on a fait je souffre &c. On a donné à tous ces verbes des formes analogues à celles du verbe être.

   D. La terminaison des prépositions, des adverbes, et des conjonctions est-elle variable ?

   R. Non. Comme ces mots ne désignent ni des objets ni des qualités, et qu’ils expriment seulement des rapports généraux soit d’une expression à une autre expression, soit d’une phrase à une autre phrase, ils n’ont pas besoin d’exprimer les rapports de genre, de nombres, de temps ni de personnes : ces |13 rapports se trouvent d’ailleurs suffisamment désignés dans les substantifs, les adjectifs, les pronoms et les verbes.

 

 

Chapitre 3. De la Syntaxe.

 

   D. Quel est l’objet de la syntaxe ?

   R. La syntaxe a pour objet la construction des phrases et l’accord des mots qui ont une terminaison variable. Dans la construction on considère les moyens que les Langues emploient pour faire connaître si un substantif désigne, par exemple, le sujet de la proposition, ou s’il désigne un complément quelconque. Dans l’accord des mots on considère les règles d’après lesquelles les Langues marquent plus particulièrement le rapport d’un adjectif, d’un pronom, d’un verbe, à tel ou tel substantif.

   D. Quels moyens les Langues emploient-elles pour désigner les fonctions que remplissent dans les /une/ phrases les différens substantifs qui y sont employés ?

   R. Lorsque les substantifs sont employés comme complémens, on le reconnaît ordinaire­ment par le moyen des prépositions qui les précèdent. Tantôt ces prépositions sont exprimées, comme dans cette phrase, j’écris à mon frère ; tantôt elles sont seulement sous-entendues, comme dans cette autre phrase, je lui écrirai, c’est à dire, j’écrirai à lui. Lorsqu’un substantif qui n’est précédé d’aucune préposition ni exprimée ni sous-entendue, est néanmoins employé comme complément, il est des Langues, telles que le Français, il est des Langues où on le reconnaît par la place qu’il occupe dans la phrase : il en est d’autres, telles que le Latin, où on le reconnaît par les différentes terminaisons auxquelles les substantifs ont été assujettis à cet effet. Ainsi dans cette phrase française, Pierre aime Paul, c’est par la place qu’occupe le substantif Paul qu’on voit qu’il est le complément du verbe aime, comme c’est par la place qu’occupe le substantif Pierre qu’on voit qu’il est le sujet de la phrase ; |14 parceque dans notre Langue le sujet de la phrase précède ordinairement le verbe ; et si le verbe a un complément, ce complément ne vient qu’après. Mais dans cette phrase latine, Petrus amat Paulum, c’est par la terminaison particulière du substantif Paulum qu’on voit qu’il est le complément du verbe amat ; et c’est par la terminaison particulière du substantif Petrus qu’on voit qu’il est le sujet de la phrase. Ces différentes terminaisons se nomment cas. Au moyen des cas, on peut adopter pour la construction de la phrase l’ordre qui convient le mieux à l’idée de celui qui parle ou à l’harmonie du discours, sans qu’il y ait d’équivoque à craindre. [Note en marge :] /*Voyez la page 3/ Ainsi l’on peut dire à son choix, Petrus amat Paulum, ou Paulum amat Petrus ; et le sens de l’une et de l’autre est toujours le même. Les Langues qui jouïssent de cet avantage, se nomment Langues transpositives : les autres se nomment Langues analogues.

   D. En quoi consiste l’accord des mots ?

   R. Les Langues ayant donné aux adjectifs, aux pronoms et aux verbes, différentes ter­minaisons dont les unes ont rapport au genre, d’autres au nombre, et d’autres aux personnes, on a établi pour principe, de se régler dans le choix de ces terminaisons sur les substantifs auxquels se rapportent dans chaque phrase particulière ces différentes espèces de mots. Le substantif est-il féminin ? L’adjectif et le pronom se p mettent au féminin, comme dans cette phrase : cette poire est mûre, elle est bonne à cueillir. Le substantif est-il au pluriel ? L’adjectif, le pronom et le verbe se mettent au pluriel, comme dans cette phrase : ces fruits sont mûrs, ils sont bons à cueillir. Enfin un verbe a-t-il rapport à un pronom qui soit, par exemple, de la première personne ? Il faut mettre ce verbe à la première personne, comme dans cette phrase, c’est moi qui ai fait cela. Si les mots qui sont sujets à l’accord se rapportent à la fois à plusieurs substantifs même singuliers, on les met au pluriel, comme |15 dans cette phrase, le pauvre et le riche sont égaux devant la loi. S’ils ont rapport à des substantifs de différens genres, on les met au masculin préférablement à tout autre genre, comme dans cette phrase, ces garçons et ces filles sont bien instruits. Ces règles générales sont sujettes dans toutes les Langues à différentes exceptions.

 

 

Seconde Partie. Logique.*

 

[Note en marge :] /*Voyez la page 38./

   D. Quelles sont les différentes espèces d’idées ou de connaissances qui peuvent être l’objet de la Logique ?

   R. Il y en a de trois sortes. Io. Les idées physiques, c’est à dire, les idées d’objets sensibles. 2o. Les idées métaphysiques, c’est à dire, les idées d’objets qui ne tombent pas sous les sens. 3o. Les idées morales, c’est à dire ; les idées dans la composition desquelles entrent les actions humaines.

 

 

Chapitre I. Des idées physiques.

 

   D. Quelles sont les premières idées physiques que les sens nous donnent ?

   R. Ce sont les idées individuelles des objets sensibles. Un enfant qui n’a encore vu que sa mère, ne peut avoir aucune idée de l’espèce humaine : il n’a que l’idée de l’individu dont il reçoit la nourriture. Il en est de même lorsqu’il voit un cheval pour la première fois ; et s’il entend dire, voilà un cheval, ce nom ne peut être pour lui que ce que nous appelons un nom propre.

   D. Qu’est-ce que renferme l’idée d’un individu et le nom que nous lui donnons ?

   R. L’idée d’un individu renferme les idées de toutes les qualités que nous avons remarquées en lui ; et son nom n’est que l’expression abrégée de ces mêmes qualités. Ainsi celui |16 qui a examiné un objet avec attention et avec ordre, en a nécessairement une idée plus composée que celui qui n’a fait que l’appercevoir. Celui qui a vu une orange en a une idée qui renferme seulement l’idée de couleur jaune, et celle de figure à peu près sphérique. Celui qui l’a flairée, en a une idée qui renferme de plus l’idée d’une odeur particulière. Celui qui l’a goûtée, en a une idée qui renferme encore de plus l’idée d’une certaine saveur. Enfin celui qui l’aurait soumise aux procédés de la Chymie, en aurait une idée encore plus composée ; et des observations nouvelles peuvent rendre de jour en jour cette idée plus étendue, sans qu’on puisse jamais lui assigner de bornes.

   D. Le nom d’un individu en exprime-t-il la nature ?

   *R. L’impossibilité de donner un nom à chaque individu nous met dans la nécessité de comprendre dans une dénomination générale tous ceux qui se ressemblent par les qualités les plus frappantes. Nous sommes donc obligés de considérer ces qualités séparément de celles auxquelles elles se trouvent réunies, pour nous en faire des idées abstraites au moyen desquelles nous puissions reconnaître les objets que nous avons placés dans telle ou telle classe. Ainsi, par exemple, après avoir vu un certain nombre d’animaux, nous considérons séparément la forme de chacun d’eux, et nous donnons |17 le nom de cheval à tous ceux qui ont la forme de l’animal qu’on nomme ainsi : nous donnons le nom de chat à tous ceux qui ont la forme que l’on remarque dans cet autre animal ; et ainsi des autres. Lorsque par de nouvelles abstractions o nous avons remarqué que plusieurs individus d’une certaine classe ont des qualités qui ne se trouvent point dans les autres individus de la même classe, nous formons des classes secondaires à chacune desquelles nous donnons un nom, si nous jugeons que cette subdivision nous soit utile. Ainsi, par exemple, après avoir observé différens individus de la classe de ceux que nous avons d’abord appelés arbres, nous formons les classes secondaires de pruniers, de cerisiers &c. De même, si d’autres abstractions nous font appercevoir que les objets dont nous avons d’abord formé une classe, ont des qualités qui se trouvent également dans ceux dont nous avons composé une ou plusieurs autres classes, nous formons de ces premières classes une classe plus générale que nous désignons également par un nom. Ainsi après avoir remarqué que les chiens, les chevaux, les oiseaux &c. ont tous la propriété de se mouvoir d’eux-mêmes, nous avons formé de ces classes une classe générale qui est celle des animaux.


   *R. Non. Nos sens nous aprènent seulement les rapports que les objets ont entr’eux et ceux qu’ils ont avec nous ; mais ils ne peuvent nous apprendre ce que les objets sont en eux-mêmes. Ainsi les qualités que nous observons dans une orange, nous donnent une idée de sa couleur comparativement à une autre, une idée de sa forme comparativement à la forme d’un autre objet &c ; mais nous ne connaissons pas pour cela la nature de cette orange ; et nous ne pouvons expliquer pourquoi elle a telle couleur, telle forme, telle odeur &c.

   D. Comment acquérons-nous des idées abstraites et générales ?

   R. L’impossibilité &c.


   D. N’y a-t-il que les individus qu’on distribue ainsi en différentes classes ?

   R. Nous distribuons aussi en différentes classes les qualités que nous appercevons dans les objets, lorsque non contens de les considérer séparément des autres qualités auxquelles elles se trouvent réunies, nous les considérons séparément de l’objet même auquel elles appartiènent, comme si elles existaient par elles-mêmes. Ce sont nos sens qui nous dirigent dans l’ordre qu’il convient de |18 suivre d’abord pour cette classification. En effet chacun d’eux nous donnant des idées de qualités simples, en considérant ces qualités une à une, nous sommes naturellement portés à donner un nom général à toutes celles qui appartiènent à un même sens : nous donnons, par exemple, le nom de couleur à toutes les qualités qui frappent le sens de la vue et qui produisent en nous les sensations de bleu, de rouge &c. Le mot qualité est une dénomination plus générale qui comprend tout ce que chacun de nos sens nous fait appercevoir dans les objets.

   D. Est-il essentiel au progrès de nos connaissances de savoir à quelle classe on doit rapporter tel ou tel individu ?

   R. Non ; parceque la classification des objets n’est point l’ouvrage de la nature, mais le nôtre : c’est le résultat de l’impuissance où nous sommes d’observer tous les individus. La nature a varié tous les objets par des nuances plus ou moins sensibles ; et elle ne s’est point assujettie à former des espèces déterminées. Ainsi, par exemple, si telle ou telle plante paraît appartenir tout à la fois à la classe des arbres et à celle des arbrisseaux, la difficulté de la classer doit être regardée comme peu importante ; car cette classification n’étant nécessaire que pour mettre de l’ordre dans l’étude, on étudiera aussi bien les propriétés de cette plante lorsqu’elle sera dans l’une de ces deux classes, que si elle était dans l’autre : il suffit, pour l’ordre général des études, qu’elle soit dans la classe des plantes.

   D. Comment peut-on s’assurer de la vérité d’une proposition relative à une idée physique ?

   R. Si l’on n’a pas encore assez bien observé les objets pour être en état de décider la question, il faut les examiner avec soin. Si on les a déjà suffisamment observés, |19 il faut analyser l’idée qu’on s’en est formée, et voir si elle renferme l’idée partielle de la qualité que la proposition attribue à l’objet dont il est question. Enfin si l’on ne peut juger que d’après les observations d’autrui, il faut examiner de quel poids peuvent être les témoignages de ceux qui rapportent leurs observations.

   D. Quelle méthode faut-il employer pour bien observer et se faire des idées exactes ?

   R. Il faut observer les objets avec attention, mais surtout avec ordre. Cet ordre consiste à décomposer un objet pour en observer successivement toutes les parties, et à le recomposer ensuite, pour en avoir une idée qui retrace l’ensemble de ses parties dans le même ordre que celui où elles existent réellement : c’est ce qui s’appèle analyser. Condillac dèveloppe parfaitement cet ordre, lorsqu’il parle de la manière dont il faut procéder pour se faire une idée exacte d’une campagne qui s’offre à la vue. Voici à peu près comme il s’exprime à cet égard ce sujet. Si, semblables à des hommes en extase, nous regardons à la fois cette multitude d’objets différens dont cette campagne est composée, nous ne la connaîtrons pas mieux au bout d’une heure qu’au premier instant. Pour en acquérir une connaissance exacte, il faut promener ses regards successivement d’un objet sur un autre, et les arrêter successive­ment sur chacun d’eux. Mais pour faire ces observations successives dans un ordre con­venable, il faut commencer par les objets principaux ; et après les avoir considérés chacun en particulier, il faut examiner leur situation respective. On observe ensuite ceux qui remplissent les intervalles : on les compare chacun avec les objets principaux les plus voisins, et l’on en détermine la position. Alors, sans cesser de voir distinctement tous les objets particuliers dont on a |20 saisi la forme et la situation, on les embrasse tous d’un seul regard ; et l’ordre dans lequel ils existent dans [?notre] l’esprit, est le même que celui où ils existent réellement. Quand nous acquérons des connaissances par cette méthode, elles S’arrangent avec ordre dans l’esprit : elles s’y conservent de même ; et nous pouvons facilement nous les retracer avec la même netteté avec laquelle nous les avons acquises. Si, au lieu de les acquérir par cette méthode, nous les accumulons au hazard, elles seront dans une grande confusion, et elles y resteront. Cette confusion ne permettra pas à l’esprit de se les rappeler d’une manière distincte ; et si nous voulons dans la suite parler des connaissances que nous croirons avoir acquises, on ne comprendra rien à nos discours, ou bien nous ferons des tableaux où il sera impossible de rien reconnaître.

   D. Quand on a déjà observé les objets, à quoi se réduit l’examen des propositions relatives aux qualités qu’on y a remarquées ?

   R. Cet examen se réduit uniquement à voir si la qualité exprimée par l’attribut de la proposition est renfermée dans l’idée qu’on s’est faite de l’objet en question ; or cela ne peut jamais faire de difficulté. Ainsi, par exemple, si l’on faisait cette question, de l’eau qui est gelée est-elle encore de l’eau ? je répondrais sans balancer : non ; parceque la fluidité étant une des idées partielles renfermées dans le mot eau, et cette fluidité n’existant plus dans la glace, ce dernier corps ne peut être représenté par le mot qui a [été] établi pour représenter le premier. Cette question est donc frivole ; c’est exactement comme si l’on demandait : « Le nombre ou le chiffre quatre (4) pourait-il encore servir à désigner un nombre qui vaudrait une unité de plus ou de moins ? » On doit conclure de là généralement que quand il est question de savoir si tel individu appartient à telle ou telle classe, il faut examiner si l’on retrouve dans l’individu en question les qualités partielles dont la collection compose l’idée de la classe à laquelle on veut la rapporter ; et pour cela il faut préalablement déterminer avec précision toutes les idées partielles qui composent cette collection et qui entrent dans le nom qu’on lui a donné.

   |21 D. Quand on ne peut juger que d’après les observations d’autrui, à quelles marques peut-on juger de la vérité de ces observations ?

   R. La certitude des témoignages dépend d’un très grand nombre de conditions ; et ces conditions se trouvent si rarement réunies, qu’il est toujours prudent de suspendre son juge­ment, ou du moins, de ne croire qu’à demi, s’il est permis de s’exprimer de la sorte. En effet, quand il est question d’un fait, il faut d’abord l’examiner en lui-même : il faut l’examiner ensuite relativement aux témoins qui le rapportent.

Si le fait qu’on rapporte ressemble à l’ordre connu de la nature, s’il est dans la classe des choses existantes ou possibles, il devient probable. Mais pour juger sainement du dégré de cette probabilité, il faut ordinairement beaucoup de connaissances. Souvent ce qui paraît fort simple à des gens instruits, paraît à des ignorans n’être pas même dans la classe des possibles ; tandis que, par le plus funeste des contrastes, les faits les plus invraisemblables aux yeux de l’homme éclairé, sont mis par l’ignorance au rang des faits les plus incontestables. Pour bien des gens, toutes sortes de faits sont croyables, dès qu’ils flattent leurs préjugés favoris : le bon sens et la prudence exigeraient néanmoins qu’on se réglât sur la dose de lumière dont on est pourvu, et qu’on ne s’en fît point accroire sur cet article.

Si l’on considère les faits relativement aux témoins, on verra que sous ce rapport l’examen en est bien plus compliqué. Pour juger du cas qu’on doit faire du récit d’un témoin, il faut distinguer s’il est témoin oculaire, ou s’il n’a été instruit que par d’autres. S’il se dit témoin oculaire, il faut savoir s’il était à portée de bien voir ; s’il a vu réellement ce qu’il raconte ; |22 s’il n’est point conduit par un esprit de partialité, produit soit par la contrainte, soit par la séduction, soit par l’influence des préjugés civils ou religieux. Si le témoin n’a été instruit que par d’autres, il faut savoir si les témoins oculaires lui ont raconté fidèlement le fait et ses circonstances, sans aucune de ces altérations qui résultent presque toujours soit d’une manière particulière de voir, d’entendre et de s’expliquer, soit de l’influence des passions ou des préjugés ; il faut savoir si ce second témoin a bien compris ce qui lui a été dit par le premier, et s’il le raconte lui-même exactement et sans partialité. S’il s’agit d’un fait traduit d’une Langue en une autre, outre les difficultés précédentes, se présente encore celle de savoir si le traducteur a saisi le vrai sens de l’original ; s’il n’a pas pris à la lettre des expressions figurées et employées uniquement par forme de comparaison ; s’il a bien rendu lui-même le sens qu’il a cru saisir : difficulté qui devient bien plus grande encore, si la Langue originale est une Langue morte qui n’ait été parlée que par des peuples habitant des climats plus chauds ou plus froids que le nôtre, et par conséquent portés à un genre de diction qui n’ait que peu d’analogie avec le nôtre.

Il résulte de tout cela que l’homme sage est très avare de croyance ; et sa circonspection à cet égard s’étend même sur ce qui se passe autour de lui. En effet, qu’un évènement se passe dans la ville où vous êtes : interrogez les différens témoins qui le racontent ; vous verrez presque toujours qu’ils ne s’accordent ni sur les circonstances, ni quelquefois même sur le fond. Les batailles les plus célèbres sont racontées de cent manières différentes. Que devait-ce donc être |23 avant l’invention de l’imprimerie, dans ces temps où la difficulté de multiplier les exemplaires d’un ouvrage, et l’impossibilité où était la plus grande partie du peuple de s’en procurer, permettaient de tout écrire sans crainte d’être contredits ? Concluons donc par ce proverbe arabe cité par Volney dans ses leçons d’histoire : qui croit beaucoup, beaucoup se trompe. En appliquant cette maxime à la pratique, on évitera bien des querelles, on préviendra bien des dissentions, et l’on jouïra plus sûrement de la paix domestique.

   D. Qu’entend-on par des conjectures, et quel dégré de confiance peuvent-elles produire ?

   R. On entend par conjectures des suppositions que l’on fait, soit pour expliquer la cause des phénomènes ou des évènemens qu’on est dans le cas d’observer, soit pour déterminer, d’après quelque théorie ou d’après l’expérience, quels phénomènes ou quels évènemens doivent avoir lieu dans telles ou telles circonstances. Ainsi, par exemple, lorsqu’on eut observé que l’eau ne se soutenait dans les pompes qu’à la hauteur de 32 pieds (environ dix mètres et demi), on pensa que l’élévation de l’eau dans les pompes pouvait être l’effet de la pression de l’air extérieur ; et cette supposition était une conjecture. D’autres observations faites ensuite sur d’autres fluides et comparées avec la première, ont changé cette conjecture en certitude ; par où l’on voit que les conjectures mettent quelquefois sur la route de la vérité, et qu’elles peuvent conduire à des découvertes utiles ; mais il ne faut pas perdre de vue que ce ne sont pourtant que des conjectures, c’est à dire, des probabilités, et que les probabilités n’ont de force qu’autant qu’il y a une analogie frappante entre |24 l’effet qu’on a remarqué et la cause qu’on lui suppose, ou bien entre la cause que l’on connaît et l’effet qu’on en présume. Or il est bon de remarquer que pour juger sainement de cette analogie, il faut souvent beaucoup de lumières et d’expérience.

 

 

Chapitre 2. Des idées métaphysiques.

 

   D. Comment acquérons-nous l’idée de l’ame ?

   R. C’est en remontant de l’effet à la cause. Je sens que j’ai le pouvoir de mouvoir mon corps, que je le meus réellement, que j’ai le pouvoir de choisir telle ou telle direction, que j’en choisis réellement une. J’en conclus qu’il existe en moi quelque chose qui préside à ces mouvemens et qui les dirige avec intelligence : je donne à ce principe actif le nom d’ame. Mais je ne peux être sûr que de son existence, et je n’ai aucun moyen de connaître sa nature.

   D. Comment acquérons-nous l’idée de Dieu ?

   R. C’est encore en remontant de l’effet [de à] la cause. En examinant tout ce que l’univers offre à nos sens, l’ordre qui règne dans toutes ses parties, la régularité des mouvemens que nous appercevons dans les principaux corps qui frappent nos regards, nous sentons que tous ces effets admirables ne pouvant être l’effet du hazard, ils sont nécessairement produits par quelque cause inconnue dont la puissance et l’intelligence surpassent tout ce que nous pouvons imaginer : cette cause nous l’appelons Dieu.

   D. Pouvons-nous connaître la nature de Dieu ?

   R. Non. Nous sentons seulement que, comme il répugne de remonter de cause en cause jusqu’à l’infini, Dieu est la cause première de /tout/ ce qui existe, sans être lui-même le produit d’aucune autre cause. Il est donc indépendant ; |25 et nous ne pouvons concevoir en lui aucune qualité qui répugne répugne à cette indépendance, comme aussi nous concevons qu’il a toutes celles qui en sont la conséquence nécessaire, telles que la souveraine puissance, la liberté, la justice &c ; mais nous ne savons pas pour cela quelle est au fond la nature de Dieu.

   D. Peut-on savoir si l’ame est immortelle ?

   R. Non. Il faudrait, pour décider cette question par des raisonnemens directs, que nous eussions quelque idée de la nature du principe qui produit en nous le mouvement et la vie ; or nous sommes à cet égard dans une telle ignorance, que nous ne pouvons pas même former des conjectures tant soit peu raisonnables.

   D. L’idée que nous avons de Dieu ne nous autorise-t-elle pas à croire que l’ame est immortelle ?

   R. Il est vrai que, l’idée que nous avons de Dieu renfermant l’idée de cause première et par conséquent indépendante, nous devons en conclure que rien ne peut l’empêcher de rendre à tous les hommes la justice que tout bon gouvernement doit procurer aux membres qui composent la société ; nous pouvons donc conclure aussi qu’il exerce réellement cet empire de la justice qui fait l’objet des vœux de l’homme de bien et qui n’est redouté que du méchant. Et comme il est vrai encore que le tableau de la vie humaine présente souvent les injustices les plus atroces couronnées des succès les plus révoltans, tandis que la vertu est rarement reconnue et récompensée, il en faut conclure que l’Etre suprême se réserve de rétablir un jour toutes choses dans l’ordre ; et que s’il avertit quelquefois par des coups d’éclat que sa providence veille toujours sur les faibles humains, ces évènemens terribles ne sont que le prélude d’une justice plus éclatante encore |26 qui vengera l’homme de bien des attentats de la scélératesse et le dédommagera amplement des sacrifices qu’il aura faits à la probité et à la vertu. Cependant il ne faut pas se dissimuler que des philosophes célèbres ont opposé à cette opinion de très grandes difficultés ; mais elle est appuyée sur de si grandes probabilités, elle est d’ailleurs si nécessaire à la consolation des malheureux, et si propre à préserver la société de cette foule de crimes qui peuvent échapper facilement à la justice humaine, que cette illusion, si c’en est une, doit être chère à tous les amis de l’humanité.

   D. Comment acquérons-nous l’idée de l’espace ?

   R. L’idée que nous avons d’un corps renferme l’idée de son étendue, et l’idée de son impénétrabilité, c’est à dire, de l’impossibilité qu’il y a qu’un autre corps occupe en même temps la même place que ce premier corps. Mais si dans cette idée composée nous considérons seulement l’étendue, et que nous fassions abstraction de l’impénétrabilité, l’idée que nous aurons sera celle de l’espace, c’est à dire, d’une étendue qui peut contenir quelque corps. L’idée de l’espace n’est donc qu’une abstraction : ce n’est point l’idée d’une chose qui existe par elle-même.

   D. Comment acquérons-nous l’idée de la durée ?

   R. Lorsque nous avons éprouvé plusieurs sensations différentes les unes après les autres, la mémoire ne nous les rappèle pas seulement comme ayant été différentes, mais encore comme s’étant succédées les unes aux autres ; ensorte que, différence et succession, voilà ce qui compose l’idée de nos sensations passées. Or si dans cette idée composée, nous faisons abstraction de la différence de nos sensations pour en considérer uniquement la succession, |27 nous formons l’idée de ce qu’on appèle la durée, c’est à dire, d’une espèce d’étendue qui peut contenir plusieurs sensations successives. L’idée de la durée n’est donc, comme celle de l’espace, qu’une abstraction : ce n’est point l’idée d’une chose qui existe par elle-même.

   D. Comment acquérons-nous l’idée de quantité et par suite les idées des nombres ?

   R. C’est lorsqu’après [avoir] observé une certaine étendue, telle que celle d’un mètre, nous remarquons que cette étendue se trouve répétée un certain nombre de fois dans une autre étendue, par exemple, dans la longueur d’une chambre : une étendue ainsi composée a été appelée quantité. Et comme pour déterminer une quantité quelconque, il faut ajouter plusieurs fois l’unité à elle-même, il a fallu inventer des mots propres à représenter les différentes collections d’unités qu’on est dans le cas d’employer : ce sont ces mots qu’on appèle noms de nombres. La manière dont se forme l’idée de quantité fait assez voir que c’est une chose purement relative, puisqu’elle dépend de la valeur de l’unité qu’on prend pour terme de comparaison.

   D. Les idées que nous avons des nombres peuvent-elles donner matière à des raisonnemens exacts, et pourquoi ?

   R. Comme chaque nom de nombre désigne avec la plus grande précision la quantité d’unités dont il représente la collection, les opérations qu’on fait sur les nombres par voie de composition ou de décomposition donnent infailliblement des résultats exacts ; sauf les erreurs qui proviènent des distractions ; les raisonnemens fondés sur ces opérations sont donc toujours rigoureusement concluans. |28 Si le sens de tous les mots qu’emploient les Langues était déterminé avec cette précision qui caractèrise les noms de nombres, les traités de Logique seraient superflus ; et il suffirait d’étudier la nature par des observations exactes. En effet on ne voit pas que les leçons d’arithmétique, d’algèbre et de géométrie aient besoin d’être précédées d’un cours de Logique. Au contraire, ces leçons étant des applications con­tinuelles des nombres, sont elles-mêmes un excellent traité de l’art de raisonner ; parce­qu’on y apprend que la vérité marche toujours à la suite d’un langage précis ; d’où lon peut conclure que le meilleur principe de Logique qu’on puisse donner, c’est de déterminer toujours avec la plus grande précision le sens qu’on attache aux expressions qu’on emploie.

 

 

Chapitre 3. Des idées morales.

 

   D. Comment se forment les idées morales ?

   R. Les idées morales se se forment par la considération des actions humaines comparées avec les loix auxquelles elles se rapportent et avec les circonstances qui les accompagnent. Ainsi, par exemple, l’idée de courage se forme par la considération de l’action d’un homme qui affronte un danger dont il a connaissance et auquel son devoir lui ordonne de s’exposer. Ensorte que si l’on analyse cette idée pour retrouver les idées partielles dont elle a été composée, on y remarquera les suivantes : danger, connaissance de ce danger, obligation de s’y exposer, et fermeté à remplir cette obligation.

   D. Les idées morales ont-elles, comme les idées d’individus, une extension indéfinie ?

   R. Non. Si l’idée d’un individu est nécessairement incomplète, c’est parcequ’on peut l’étendre tous les jours |29 en découvrant dans cet individu quelques nouvelles qualités. Mais les idées morales peuvent toujours être complètes ; parceque comme elles sont l’ouvrage des hommes, on peut toujours savoir quelles idées partielles ils ont renfermées dans l’idée qu’ils ont voulu représenter par tel ou tel mot. Malheureusement ils sont rarement d’accord sur ce point, et les uns donnent à leurs expressions une extension que d’autres n’admettent point ; ensorte que pour traiter avec quelqu’un une question morale, il est indispensable d’établir d’abord le sens précis dans lequel on s’accorde à prendre les termes qu’on veut employer. Sans cette précaution, la discussion n’aurait aucune base fixe : elle ressemblerait à une opération de calcul qu’on aurait entreprise sans déterminer au plus juste la valeur de tous les signes numériques.

   D. De quoi dépend la vérité des propositions relatives aux idées morales, et comment, par exemple, faudrait-il procéder pour résoudre cette question, le duel est-il une action courageuse ?

   R. La vérité des propositions relatives aux idées morales dépend uniquement du sens qu’on attache aux expressions qu’on emploie. Ainsi pour résoudre la question proposée, il suffit d’expliquer ce qu’on entend par action courageuse. Or dans l’idée qu’on attache au mot courage il entre quelque chose de plus que l’idée d’une certaine fermeté à affronter un danger connu ; car personne ne pense qu’il y aurait du courage à se jetter de gaîté de cœur dans un précipice. Ce mot renferme donc encore l’idée d’un devoir, c’est à dire, d’une loi qui impose l’obligation d’affronter le danger, ou qui du moins le recommande fortement. Or bien loin qu’il y ait des loix |30 qui fassent un devoir de courir les risques d’un duel, il y en a au contraire qui réprouvent et qui punissent sévèrement cette pratique féroce comme pernicieuse à la société ; le duel ne peut donc être qualifié d’action courageuse. Si quelqu’un disait qu’il ne prend pas le mot courage dans le sens qui vient d’être expliqué, on lui répondrait d’abord que, dès qu’il ne prend pas un terme dans le sens qui est généralement reçu il crée une Langue pour lui seul, et qu’alors il devient difficile de discuter avec lui. On lui répondrait ensuite que s’il sépare /de/ l’idée de courage l’idée du devoir, il en ôte tout ce qui donne du prix aux actions courageuses, et qu’en conséquence il doit renoncer à se faire un mérite de celles auxquelles il lui plaît de donner ce nom. Enfin si quelqu’un disait que l’usage est une loi, et que cette loi autorise le duel dans une certaine classe de la société, il faudrait alors s’entendre sur le sens du mot loi ; et comme il est facile de faire voir qu’il ne peut y avoir d’autre loi que le vœu connu ou légitimement présumé des membres qui composent la société, on prouverait aisément qu’aucune loi de cette espèce n’autorise le duel, et l’on en conclurait toujours que le duel ne peut être mis au rang des actions courageuses. La seule règle de Logique qu’il y ait à suivre pour les discussions relatives aux idées morales, est donc de convenir préalablement du sens précis qu’on attache aux termes dont se compose la proposition qui est le sujet d’une discussion. Il en est ici des mots de la Langue comme des caractères algébriques. Peu importe, par exemple, que a représente 3 ou 6, et que b représente 10 ou 20 ; mais dès qu’on aura une fois affecté ces caractères à représenter, l’un le nombre 3, et |31 l’autre le nombre 10, les opérations auxquelles on les soumettra par composition ou par décomposition, conduiront toujours à des résultats exacts et à des conséquences certaines.

 

 

Chapitre 4. Des causes qui peuvent nous induire en erreur.

 

   D. Nos sens peuvent-ils nous induire en erreur ?

   R. Nos sens ne peuvent nous induire en erreur en ce sens qu’ils produiraient en nous des sensations ou des idées qui ne seraient pas telles que nous les appercevons ; car ce serait alors avoir une sensation et ne l’avoir pas. Mais ils peuvent nous induire en erreur en ce sens, qu’ils ne nous font pas toujours connaître la vraie cause des sensations que nous éprouvons. Ainsi lorsque nous appercevons de loin une tour quarrée qui nous paraît ronde, l’idée d’une tour ronde est parfaitement conforme à la sensation que nous éprouvons, puisqu’elle n’est que la connaissance de cette sensation. Mais l’objet qui l’a produite est-il vraiment une tour ronde ? c’est ce que nos sens ne peuvent nous apprendre qu’autant que nous serons à une distance convenable pour bien observer ; car tout le monde sait que nous ne pouvons bien connaître les objets qu’à de certaines distances, et qu’il faut même souvent, pour y réussir, le concours de plusieurs sens.

   D. Comment le despotisme peut-il nous induire en erreur ?

   R. Si le despotisme est intéressé à ce qu’une vérité ou un fait demeure inconnu, ou à ce que telle opinion ou telle fable soit adoptée et respectée, il emploiera tous les moyens qui seront en son pouvoir pour étouffer la vérité et pour |32 faire prévaloir l’erreur. Il multipliera les ouvrages propres à accréditer le mensonge, et empêchera la circulation de ceux qui seraient capables de relever l’empire de la raison. Il défendra même les examens et les discussions particulières, dans la crainte que le bon sens naturel que chacun acquiert par l’expérience ne fasse écrouler tôt ou tard l’édifice de l’imposture. Lorsque des hommes obéissent à une autorité de cette espèce, soit forcément, soit par l’effet d’une habitude contractée dès l’enfance, il leur est bien difficile de démêler la vérité d’avec l’erreur. Les plus hardis osent à peine former quelques soupçons ; et cependant qu’y a-t-il de plus légitimement suspect qu’une doctrine dont les apôtres redoutent l’examen ? Que penserait-on d’un plaideur qui, sous prétexte qu’il aurait prouvé évidemment la justice de sa cause, prétendrait qu’on ne doit pas entendre sa partie adverse ?

   D. Comment est-ce que les passions peuvent nous induire en erreur ?

   R. C’est en nous privant du sang froid nécessaire pour examiner les choses avec l’attention convenable. Un homme tourmenté de la passion de la haîne et de la vengeance, est entraîné à juger favorablement tout ce qu’il croit pouvoir nuire à son ennemi ; et la précipitation de ses jugemens à cet égard le conduit à des erreurs qui lui sont souvent funestes à lui-même : il trouve sa perte là où il croyait trouver la matière d’un triomphe. Il en est de même de ceux que dévore l’ambition ou la soif des richesses. L’homme sage se tient soigneusement en garde contre toutes ces passions violentes qui ne peuvent que troubler son bonheur, altérer |33 sa raison, et lui ôter la faculté d’examiner avec calme ce qu’il convient de faire dans chacune des circonstances où il peut se trouver.

   D. Qu’est-ce que les préjugés, et comment peuvent-ils nous induire en erreur ?

   R. [Note en marge ]: /*Vo[yez] la page []/ Les préjugés sont des jugemens d’habitude que nous répétons sans examen et uniquement parceque ceux qui ont présidé à notre éducation, nous les ont inculqués dès l’enfance. Ils sont pour ainsi dire identifiés en nous avec les autres habitudes morales qu’on nous a fait contracter ; et ils sont toujours analogues à la manière de voir et de penser de ceux qui ont façonné notre esprit soit par leurs leçons, soit par leurs exemples. Il suit de là que, comme les directeurs de notre éducation n’étaient point infaillibles, il est possible que ce qu’ils nous ont enseigné ne soit pas tout à fait sans mêlange d’erreur. Par conséquent il ne faut pas toujours regarder leurs maximes comme des principes incontestables d’après lesquels on puisse raisonner sans crainte de jamais se tromper. Mais il faut prendre garde qu’en voulant éviter un écueil, on ne tombe dans un autre. Un jeune présomptueux pourait croire que pour avoir mis le pied dans le temple des sciences, il a acquis le droit de juger en dernier ressort de la sagesse des principes dont on a nourri son enfance. Il est donc à propos qu’il apprène qu’autant on l’estimera s’il se borne à proposer modestement ses doutes, et si l’on voit clairement qu’il ne cherche qu’à S’éclairer, autant on le méprisera, et avec raison, s’il montre dans ses discours un esprit tranchant et ce ton décidé que ne se permettent même pas ceux à qui une étude soutenue et une longue expérience pouraient en donner le droit.

   D. Comment le défaut de connaissances peut-il nous induire en erreur ?

   |34 R. Le défaut de connaissances n’induit point en erreur ceux qui ont la sagesse de ne pas juger des choses qu’ils ne connaissent pas ou qu’ils ne connaissent qu’imparfaitement ; mais il est évident qu’il doit précipiter dans une foule d’erreurs souvent funestes ceux qui se mêlent de choses auxquelles ils n’entendent rien, ou qui ont la présomption de croire qu’ils en savent assez pour être en état de se mêler de tout et de juger de tout. L’étude et l’expérience nous mettent souvent à portée de remarquer qu’il faut quelquefois une infinité de connaissances pour décider des questions qui au premier abord paraissent faciles à résoudre. Aussi les vrais savans donnent-ils l’exemple de la modestie et de la circonspection. Ils proposent leurs avis plutôt qu’ils ne donnent des décisions. Les mathématiciens mêmes ne répondent de résoudre un problême, que quand il leur est démontré qu’ils ont toutes les données nécessaires. Ainsi, par exemple, si l’on demande à un homme qui ne sait que la petite table de multiplication, quels sont les deux nombres qu’un calculateur a multipliés l’un par l’autre pour faire 21, il répondra sans balancer que ces deux nombres sont certainement 7 et 3, et il ne soupçonnera même pas qu’il en puisse être autrement. Un mathématicien, au contraire, répondrait modestement que la question est trop générale, parcequ’il y a une infinité de nombres qui peuvent donner 21 par la voie de la multiplication ; et il avouerait ingénument que tout ce qu’il pourait faire, serait de déterminer l’un de ces nombres, si on lui indiquait l’autre. Nous nous trouvons tous les jours dans des circonstances où cet exemple pourait trouver utilement son application.

|35

 

Chapitre 5. De quelques espèces de raisonnemens vicieux.*

 

[Note en marge :] /*Voyez la page 39/

   D. Quel est le vice de ce raisonnement : « Il ne faut jamais se charger de l’administration des affaires publiques ; parceque, en s’y conduisant bien, on se fait beaucoup d’ennemis ; et en s’y conduisant mal, on s’expose à la rigueur des loix » ?

   R. Ce raisonnement pèche par un faux principe et par une fausse conséquence. Premièrement, il établit une fausseté en disant que ceux qui se conduisent bien, se font beaucoup d’ennemis ; parceque les hommes en place qui savent allier l’humanité et les procédés honnêtes avec une sage fermeté dans l’exécution des loix, ne se font guère d’ennemis. Secondement, il conclut mal ; parceque les ennemis qu’un homme en place pourait se faire en se conduisant comme il vient d’être dit, ne peuvent être que des hommes dont l’amitié ou la haîne, l’estime ou le mépris doivent être comptés pour rien par un homme raisonnable ; et il n’y a pas là de quoi l’empêcher de se rendre utile à ses concitoyens.

   D. Quel est le vice de cet autre raisonnement : « Le résultat des élections populaires [populaires] est nécessairement nuisible à l’Etat ; car, ou elles sont influencées par les partisans de l’anarchie, ou elles le sont par les partisans de la royauté ; or dans l’un et l’autre cas la chose publique se trouve confiée à des hommes qui la sacrifient à leurs intérêts particuliers » ?

   R. Ce raisonnement pèche par une énumération défectueuse des chances auxquelles sont sujettes les élections populaires. En effet il est très possible qu’elles ne soient |36 influencées par les partisans d’aucune tyrannie, et qu’elles soient au contraire dirigées par une masse d’hommes probes dans le sens le plus utile à la chose publique ; et non seulement cela est possible, mais c’est en effet ce qui arrive le plus souvent.

   D. Quel est le vice de cet autre raisonnement : « Dans une république comme dans une monarchie il faut que le peuple obéisse ; il doit donc lui être indifférent de vivre sous l’un ou sous l’autre de ces gouvernemens » ?

   R. La force de ce raisonnement n’est fondée que sur l’équivoque du mot obéir. Dans une monarchie, obéir c’est se soumettre aveuglément à la volonté d’un homme qui est souvent soumis lui-même aux caprices d’une femme ou d’un ministre. Dans une république, obéir c’est se conformer aux loix qu’on a est convenu d’établir pour maintenir l’ordre dans la société ; c’est faire comme tous ceux qui s’associent soit pour un commerce, soit même pour un jeu, et qui sont assujettis aux conventions qu’ils ont établies pour servir de base à leur association. Or il est évident qu’il y a une grande différence entre cette sorte d’obéissance, et celle qu’un despote exige de ceux qu’il lui plaît d’appeler ses sujets ; et il ne peut être indifférent à un peuple raisonnable d’être assujetti à l’une ou à l’autre.

   D. Quel est le vice de cet autre raisonnement : « La prudence vous ordonne d’adopter ma religion ; car en l’adoptant et en vous y conformant, vous ne courez aucun risque ; au lieu qu’en la rejettant, vous vous exposez aux malheurs éternels dont elle menace les incrédules » ?

   R. Ce raisonnement pèche par une fausse application du calcul des probabilités ; et les deux principes qui lui servent de base, sont complètement faux. Premièrement, il est faux qu’il n’y ait aucun risque probable à embrasser la religion |37 du docteur proposant ; car, comme vingt autres docteurs de différentes sectes me feront le même argument pour m’attirer dans leur parti, je courrai toujours risque, en faisant un choix, d’encourir les malédictions prononcées par ceux dont j’aurai rejetté la doctrine. Secondement, il est encore faux qu’en rejettant la proposition du docteur, je m’expose aux malheurs éternels dont il me menace ; parceque dans ce cas la probabilité est nécessairement proportionnée à la force des preuves qu’on administre ; or, des menaces n’étant pas des preuves, le raisonnement tombe de lui-même.

   D. Quel est le vice de cet autre raisonnement : « Le clergé a fait à la société des maux innombrables ; donc tous les prêtres sont de mauvais citoyens » ?

   R. Ce raisonnement pèche en ce qu’il attribue à tous les membres d’une corporation des vices qui ne doivent être imputés qu’à la majorité. Pour condamner un individu, il faut être certain qu’il a contribué personnellement à rendre sa corporation justement odieuse à la société, et qu’il s’est comporté en mauvais citoyen. Il est évident qu’on ne peut jamais conclure du général au particulier, lorsque le mot général ne s’entend que de la majorité.

   D. Quel est le vice de cet autre raisonnement : « Tels et tels prêtres se sont rendus utiles à leurs concitoyens ; donc le clergé est utile à la société » ?

   R. Ce raisonnement pèche en ce qu’il conclut du particulier au général, ce qui est encore plus mal raisonner que de conclure du général au particulier. La question se réduirait à examiner si le bien particulier produit par quelques individus pourait contrebalancer les maux publics produits par la corporation à laquelle ils sont attachés ; or pour résoudre cette question, il suffit d’ouvrir l’histoire.

|38 (Question qu’il faut reporter à la page 15, Seconde Partie.)

   D. Qu’y a-t-il à examiner dans une proposition, quand on la considère comme l’énoncé d’une vérité ou d’une fausseté ?

   R. Il faut examiner si la qualité qu’elle attribue au sujet, lui convient réellement ; or la solution de ce problême dépend de la nature des choses dont on parle, et de la manière dont se forment en nous les idées qui y sont relatives. S’il est question de choses qui existent dans la nature, c’est par des observations et par des expériences qu’on peut S’assurer si les qualités attribuées à tels ou tels objets, leur conviènent réellement. Si au contraire il est question de quelqu’une de ces combinaisons d’idées qui sont l’ouvrage des hommes, il faut, pour juger de la vérité d’une proposition, savoir comment ces d idées ont été formées, et de quoi précise­ment elles sont composées : alors il suffit d’analyser les expressions qui les représentent ; et la vérité ou la fausseté des propositions qui y sont relatives, Se découvre d’elle-même. C’est ainsi que se traitent les questions de morale, et les questions de métaphysique dans lesquelles il faut comprendre celles qui ont pour objet les mathématiques. Il faut donc examiner avant tout quelles sont les différentes espèces d’idées ou de connaissances qui peuvent être l’objet de la Logique, et apprendre, en considérant la manière dont nous les acquérons, comment on peut et comment on doit les analyser.

|39 (Question qui doit être reportée à la page 35, chapitre 5.)

   D. En quoi consiste un raisonnement, et à quoi peut-on reconnaître s’il est exact ou s’il ne l’est pas ?

   R. On fait un raisonnement lorsqu’après avoir énoncé une proposition, on en énonce une seconde que l’on présente comme la suite, la conséquence de la première. Ainsi je fais un raisonnement lorsque je dis : tous les hommes sont mortels, donc Antoine est mortel. C’est la conjonction donc qui indique que la seconde proposition est présentée comme une conséquence de la première ; et la bonté du raisonnement consiste dans la justesse de cette conséquence, en supposant toutefois que la première proposition soit exactement vraie. Or pour qu’une conséquence soit juste, il faut que la proposition qui en a la forme soit contenue dans celle d’où elle est déduite : Ainsi le raisonnement précédent est exact, parcequ’il est évident que la seconde proposition est contenue dans la première, et qu’elle n’en est que le dèveloppement partiel. En effet, dire, tous les hommes sont mortels, c’est dire, Pierre est mortel, Jacques est mortel, Antoine est mortel &c ; en un mot c’est faire autant de propositions semblables qu’il y a d’individus dans l’espèce humaine. Or il est clair d’après cela que la proposition, Antoine est mortel, que je présente comme la conséquence de ma première proposition, y est contenue mot à mot. Par la raison contraire si je dis : tous les hommes que j’ai vus sont blancs, donc les hommes de tous les pays sont blancs ; je ferai un faux raisonnement, parceque ma seconde proposition n’est pas renfermée dans la première. En effet la première renferme seulement autant de propositions de la forme, |40 Antoine est blanc, qu’il y a d’individus dans le nombre d’hommes que j’ai vus ; or la conséquence renferme autant de propositions de la même forme qu’il y a d’individus dans toute l’espèce humaine ; elle est donc plus étendue que la première proposition ; elle ne peut donc pas y être contenue ; le raisonnement est donc faux.

Godfroy Prof. de Gramm. géné[ra]le à Metz.

 

 

Harmonisations

Une citation commence et se termine par des guillemets.

 

Io > Io.

a (prép.) > à

chap. > chapitre

considerant > considérant

dé (prép.) > de

èpelant > épelant

lois > loix

lui même > lui-même

surement > sûrement

 

Document conservé au Centre historique des Archives nationales, Paris,

Cote : F17/1344/3