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Teysseire, Daniel

Daniel Teysseire (Caen)

Daniel Teysseire

Le manifeste d’ouverture d’une École centrale parmi tant d’autres: celle du Calvados

Pour bien situer ce manifeste portant la date du 25 frimaire an 5 (15 décembre 1796), rappelons la chronologie de l’institution des Écoles centrales, sur le plan national.

• 26 frimaire an 3 (16 décembre 1794): devant la Convention,

«Rapport et projet de loi sur les Écoles Centrales, fait au nom du Comité d’Instruction Publique, par Lakanal, dans la séance du 26 Frimaire, l’an troisième de la République Française, une et indivisible.»[1]

• 7 ventôse an 3 (25 février 1795): adoption par la Convention de l’intégralité dudit projet, à la réserve près de la suppression du «Professeur d’accouchements, des maladies de femmes en couches, et de celles des enfants», et de l’ajout d’un «Professeur d’agriculture et de commerce».

• 23 vendémiaire an 4 (15 octobre 1795): devant la Convention,

«Rapport sur l’Instruction Publique, présenté au nom de la Commission des onze et du Comité d’Instruction Publique, dans la séance du 23 Vendémiaire, par P.-C.-F. Daunou. [Suivi d’un] Projet de Loi sur l’organisation de l’Instruction Publique»[2],

avec un «Titre II» consacré aux «Écoles Centrales».

• 3 brumaire an 4 (25 octobre 1795): ledit projet de loi est adopté par la Convention à la veille de sa séparation; la “loi Daunou” devient la règle institutionnelle en matière d’éducation nationale, c’est-à-dire pour l’instruction publique (avec les écoles primaires, les Écoles centrales et les écoles spéciales), la recherche scientifique (avec l’Institut national des Sciences et des Arts), et les «Fêtes nationales».
    En ce qui concerne la Basse-Normandie, et particulièrement le département du Calvados, la chronologie est la suivante.

• 12 prairial an 3 (31 mai 1795), soit donc seulement trois mois après l’adoption par la Convention du rapport de Lakanal sur les Écoles centrales, et cinq mois même avant la loi Daunou: proclamation aux habitants des campagnes du représentant (de Seine Inférieure) en mission Bailleul (1762-1843), se terminant par un arrêté ainsi libellé en son début:


[1] Procès-verbaux du Comité d’Instruction Publique de la Convention Nationale publiés et annotés par J. GUILLAUME. Tome cinquième: 17 Fructidor an II (3 septembre 1794) – 30 Ventôse an III (20 mars 1795), Paris, Imprimerie Nationale, 1904, pp. 299-309. Repris dans: Les Comités d’Instruction Publique sous la Révolution. Principaux rapports et projets de décrets. Fascicule III: Lakanal et Daunou. Textes revus et présentés par Josiane Boulad-Ayoub, Michel Grenon et Serge Leroux avec des tableaux statistiques informatisés des occurrences conceptuelles et thématiques, Montréal, Presses de l’Université du Québec: Département de philosophie (UQAM), 1992, pp. 43-59.

[2] Mêmes références qu’à la note précédente; pour le premier ouvrage, pp. 786-800; pour le second, pp. 100-123.

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«C’est pour parvenir à ce but [la pacification en Normandie] qu’établissant l’école centrale dans la commune de Caen, j’ai pris l’arrêté suivant:
Article premier. Le Professeur de législation est chargé de l’enseignement de la morale.
II. Il sera nommé, et installé sur le champ.
III. Il fera les Decadi et Quintidi, une instruction sur la morale et la législation. Les Autorités constituées y assisteront en corps, et le jury d’instruction prendra les mesures convenables pour donner à cet enseignement toute la solennité dont il est susceptible.
[...]
Rennes, le 12 Prairial, 3e année Républicaine.»[3]

• 25 frimaire an 5 (15 décembre 1796), soit donc plus de dix-huit mois après l’arrêté de Bailleul, et plus d’un an après la loi Daunou: arrêté de «l’Administration centrale du Département du Calvados» fixant «L’ouverture de l’école centrale du département [...] le 11 du mois prochain» (Article Ier), c’est-à-dire le 11 nivôse an 5, soit le 31 décembre 1796, exactement un an, deux mois et six jours après l’adoption de la loi Daunou[4], ledit arrêté étant précédé d’un texte dénommé «proclamation» en ses articles XVIII et XIX, mais qui a simplement pour titre les mots suivants:

«INSTRUCTION PUBLIQUE // LES MEMBRES composant l’Administration centrale du Calvados, Et le COMMISSAIRE du Directoire-exécutif près cette Administration, A LEURS CONCITOYENS.»[5]

C’est uniquement de ce texte et de l’arrêté qui le suit que nous allons entreprendre l’analyse, laissant de côté l’histoire de l’École centrale de Caen, celle-ci ayant été faite, il y a près d’un siècle, par Charles Pouthas[6].


[3] Bibliothèque municipale [= BM] de Caen: Fonds normand, Rés. Br. C 353, pp. 11-12.

[4] Délai que l’on peut expliquer par la prudence basse-normande bien connue: attendons de voir, surtout que la question de l’instruction publique est toujours concurrencée par des problèmes plus urgents: ravitaillement, troubles de l’ordre public engendrés par la chouannerie normande. De plus, est-ce que ce nouvel établissement d’enseignement ne va pas faire ressurgir des chicaneries entre les candidats potentiels aux postes d’enseignants, nombreux dans une ville ci-devant universitaire, par ailleurs faisant “naturellement” partie des cadres du nouveau régime républicain essayant de se stabiliser ? Il vaut peut-être mieux ne pas introduire un ferment supplémentaire de division entre ceux-ci. Les luttes et intrigues lors des procédures de recrutement des enseignants de l’École centrale (voir les travaux de C. POUTHAS référencés ci-dessous) confirmeront cette crainte, si tant est qu’elle ait existé, bien sûr.

[5] BM Caen: Fonds normand, Rés. Br. B 577, 16 p.

[6] POUTHAS (Charles), L’Instruction publique à Caen pendant la Révolution. Première partie: De la destruction de l’Université à l’ouverture de l’École Centrale du Calvados 1791-1797. Deuxième partie: l’École Centrale du Calvados, organisation et fonctionnement depuis l’ouverture de l’École jusqu’à la fin de l’an X (1796-1802). Troisième partie: Le Grand pensionnat et la fin de l’École Centrale, Caen, Louis Jouan, Henri Delesques, 1912 et 1913, 113 + 78 + 34 pp. (Deuxième et Troisième Parties dans les Mémoires de l’Académie Nationale des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Caen, 1912, pp. 257-334 et 1913, pp. 169-203).

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1. Présentation générale du texte.

1.1. Les signataires du texte.

Occupons-nous d’abord de ceux qui assument la paternité politique du texte, puisqu’ils sont les signataires aussi bien de l’arrêté que de la proclamation, à savoir les cinq administrateurs constitutionnels du département du Calvados en fonction à ce moment-là: le président Lanon; Bénard; Delanney; Lefebvre et Mesnil, auxquels il faut ajouter, bien sûr, le commissaire du Directoire: Lévêque. De ces six personnes nous ne savons sûrement quelques petites choses que de deux: le commissaire du Directoire Lévêque et Bénard qui, aux dires de Charles Pouthas, semble plus particulièrement chargé des questions d’instruction publique. Si nous faisons l’hypothèse que Delanney n’est autre que Delauney, nous avons un troisième personnage connu, qui n’est rien moins que le premier élu du Tiers du bailliage de Caen aux États généraux, membre des instances départementales du Calvados depuis leur mise en place[7], s’intéressant aux questions d’instruction publique, lato sensu, comme membre activement efficace

«de la “Commission des arts” chargée de recueillir, d’inventorier et de cataloguer tous les objets précieux provenant du pillage des églises et des châteaux, ou saisis au titre des confiscations révolutionnaires»[8],

ayant sauvé la tapisserie de la reine Mathilde d’un usage militaire prosaïque (comme bâche de chariots des volontaires de Bayeux en 1792), lui-même ayant «constitué dans sa propre maison un “dépôt des sciences et des arts” dont il avait été nommé conservateur»[9]. Pour être complet sur ce Delanney (Delauney ?), signalons la présence de ce nom au bas de la

«Lettre des Membres de l’ancien Comité de Surveillance de la Commune de Caen, au représentant du Peuple FREMANGER, le 25 vendémiaire dernier»[10],

pour justifier l’action dudit comité face à la révolte pro-girondine de la plupart des autorités publiques de Caen et du Calvados en juin-juillet 1793.
    De celle-ci nos deux autres personnages connus ont été, eux aussi, partie prenante. En effet, Bénard, comme secrétaire-général, et Lévêque, comme président, du département du Calvados, ont signé le manifeste justificatif de ladite révolte se terminant par ces mots:

 


[7] C’est cette fonction qui suscite l’hypothèse avancée, puisque BOISARD (F.), dans ses Notices biographique, littéraires et critiques sur les hommes du Calvados qui se sont fait remarquer par leurs actions ou par leurs ouvrages, Caen, Imprimerie De Pagny, 1848, p. 100, indique que Jean-Baptiste Gabriel Delauney (1752-1831) fut membre du «Conseil général du Calvados». Mais est-ce que le “Conseil” de département créé par la Constituante est un “Conseil général” ?

[8] CAEN (Bibliothèque de la Ville de), Les Députés du Bailliage de Caen aux États-Généraux de 1789. Exposition réalisée à l’occasion du bicentenaire de Révolution Française, Caen, Association des Amis de la Bibliothèque, 1989, p. 73.

[9] Ibid.

[10] BM Caen: F.N. Rés., Br. C 314, p. 5.

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«Français! le Calvados, use de ses droits: il résiste à l’oppression. Dans ces moments de crise, qu’une conjuration sainte contre le brigandage nous unisse, et la Patrie sera sauvée. Guerre à la Royauté, guerre à l’Anarchie; unité, indivisibilité de la République; respect des Lois, sûreté des personnes et des propriétés, Liberté de la Convention: que la France entière se lève avec nous, et qu’elle répète nos Serments, Nous marchons, que les Dominateurs tremblent!... les Hommes Libres de la Neustrie vont les combattre.»[11]

Autrement dit, le chirurgien-chef de l’Hôtel-Dieu de Caen Gilles Pierre Bénard (né en 1745 près de Balleroy) ainsi que le professeur Jean-Pierre Lévêque (né en 1755 à Caen) sont des pro-girondins devenus, comme beaucoup de ceux-ci, des directoriaux – le simple administrateur du département peut-être moins que le commissaire du Directoire, puisqu’il sera “fructidorisé”; ce qui montre qu’il est considéré comme moins sûr par celui-ci. Au contraire de Lévêque, un des rares commissaires du Directoire à rester en place de l’an 4 à la création des préfets, et qui constitue l’exemple même de ces “patriotes conservateurs” dont parlera Cabanis dans sa justification théorique immédiate de Brumaire[12], c’est-à-dire de ces partisans de la Révolution – ne sont-ils pas “patriotes” ? – désireux de faire perdurer, donc conserver la République qu’elle a instituée, constituée et constitutionnalisée. Pour s’en convaincre relisons la fin de son adresse «à ses concitoyens» au moment de sa prise de fonction:

«La constitution, nos lois; voilà la planche de salut.
«[...]
«Aimons-nous; serrons-nous autour de nos lois, du gouvernement; secondons avec ardeur ses efforts, et bientôt nous apercevrons le bonheur et la gloire de notre patrie.»[13]

Certes, dans ces propos, il faut faire la part de la rhétorique obligée du discours du représentant du pouvoir en place; il n’empêche, Lévêque est fidèle à ce qu’il a déjà signé au moment de la révolte pro-girondine de juin-juillet 1793 que nous avons mentionnée un peu plus haut: ni retour à la monarchie ni retour au gouvernement révolutionnaire grâce à l’ancrage solide à la constitution et à la légalité républicaines. Comme il ne va pas cesser de le montrer en matière religieuse, défendant la stricte application du décret de la Convention du 3 ventôse an 3 (21 février 1795), sur la liberté des cultes, voyant d’ailleurs dans celle-ci le meilleur moyen d’atténuer, voire d’euthanasier le catholicisme qui lui semble n’avoir été revigoré que par les persécutions; cessons donc celles-ci; laissons la concurrence entre les cultes, et l’on ne tardera pas à voir émerger «la religion naturelle telle qu’elle avait été


[11] BM Caen: F.N. Rés. Br. C 330, pp. 2-3.

[12] Voir ma communication «La justification Idéologique de Brumaire par Cabanis ou le discours d’un “patriote conservateur”» au Colloque de Rouen des 23-25 mars 2000 intitulé Du Directoire au Consulat: Brumaire dans l’histoire du lien politique et de l’État-Nation, sous presse. Ce syntagme, énoncé au pluriel, se trouve dans le «Discours prononcé par Cabanis à la suite du Rapport de la Commission des sept. Séance extraordinaire du 19 brumaire an VIII» dans: CABANIS, Œuvres philosophiques. Texte établi et présenté par Claude Lehec et Jean Cazeneuve. Seconde partie, Paris, P.U.F., 1956, p. 453 (Corpus général des philosophes français, auteurs modernes, tome XLIV).

[13] BM Caen: F.N. Rés. Br. C 947: Le Commissaire du Directoire éxécutif, Près l’Administration Dépârtementale du Calvados à ses concitoyens, Caen, Imprimerie nationale Le Roy, an 4, p. 8.

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envisagée par Jean-Jacques Rousseau»[14], c’est-à-dire la religion du Vicaire Savoyard: la religion du lien social. Il faudra se souvenir de tout cela pour analyser notre texte.

 

1.2. Quelques données lexigraphiques du texte.

L’analyse du texte par le logiciel Hyperbase 3(15) donne les résultats suivants.

• Ensemble du texte:   5 108 mots ou occurrences répartis sur 1 381 vocables ou formes, dont
930 hapax.

• Proclamation:           3 917 mots ou occurrences répartis sur 1 138 vocables ou formes, dont
735 hapax.

• Arrêté:                     1 191 mots ou occurrences répartis sur 416 vocables ou formes, dont
135 hapax.

    Ce qui donne comme indice de richesse et variété (calculé par le rapport mots/hapax, le chiffre 1 étant le meilleur indice, celui d’un texte dont tous les mots seraient des hapax):

• Ensemble du texte:

• Proclamation:

• Arrêté:

5,49;

5,33;

6,11.

    À titre de comparaison, le même indice pour un ensemble de textes royaux de Henri IV (1599), Louis XIII (1641), Louis XIV (1673), Louis XV (1766) et Louis XVI (1774) concernant un même objet: les rapports entre le roi et les cours souveraines, est de 9,03, il est vrai pour un corpus de 9 260 mots avec 1 025 hapax, c’est-à-dire de près du double de celui qui nous occupe. Une autre comparaison peut être faite avec l’ensemble des textes constitué des projets de Déclaration des Droits de l’homme de Condorcet et de Robespierre, et du texte de celle de la Constitution de l’an 1 (printemps 1793), qui donne un indice de richesse et variété de 14,25, pour un corpus de 3 463 mots, avec 243 hapax. Pour être le plus rigoureux possible, prenons trois textes à très peu près de même ampleur en nombre de mots:

• l’arrêté de notre texte:    1191 mots, dont 195 hapax, soit un indice de richesse et variété de
6,11;

• la Déclaration des Droits de 1793:             1184 mots, dont 49 hapax, soit un indice de
24,16;

• les Lettres-patentes de Louis XIV de 1674: 1161 mots, dont 87 hapax, soit un indice de
113,34.


[14] SÉVESTRE (Ém.), La vie religieuse dans les principales villes normandes pendant la Révolution (1787-1801). Première série: Calvados, Caen, Imprimerie Ozanne, 1944, p. 223. Voir également: PATRY (Raoul), Le Régime de la liberté des cultes dans le Département du Calvados pendant la première Séparation, 1795-1802; Thèse présentée à la Faculté Libre de Théologie Protestante de Paris, Cahors, Imprimerie Typographique, 1921, p. 78.

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    Autrement dit, nos administrateurs départementaux, même quand ils légifèrent, ont plus le souci et le soin de ne pas trop se répéter que les légistes de Louis XIV et, surtout, que les conventionnels rédacteurs de la Déclaration des Droits de l’an 1[15]. À la décharge des légistes royaux et surtout des conventionnels, nous pouvons souligner que nos administrateurs départementaux n’ont pas tout à fait la même finalité d’inculquer fortement des valeurs de masse, l’École centrale n’étant précisément pas destinée “aux masses”, du moins dans un premier temps.
    Pour ce qui est de la hiérarchie des fréquences (de 10 occurences et au-dessus), elle est la suivante, pour les formes lexicales s’entend.

Homme a 20 occurrences (32e rang dans l’ordre des fréquences de toutes les formes), et hommes 15 (42e rang);

jours et heures en ont respectivement 16 (40e rang) et 15 (43e rang);

nature et instruction sont à égalité avec 14 occurrences chacune (46e et 47e rangs);

lois suit avec 13 occurrences (49e rang), école en ayant 12 (centrale, 11; 54e et 58e rangs);

administration a 11 occurrences (59e rang);

liberté et leçons terminent ce groupe des formes de 10 occurences et plus, aux 62e et 63e rangs.

    Ce sont donc 12 formes totalisant à elles seules 150 occurrences, soit près de 3% du texte. Que l’homme et son instruction à l’aide de leçons (dans toutes les acceptions du terme) dans une école (centrale) soient placés en tête de cette proclamation en faveur d’une institution nouvelle d’instruction publique, quoi de plus normal, surtout quand on insiste sur le fait que cette dernière a été négligée pendant les années précédentes, et qu’il faut que les parents fassent reprendre à leurs enfants le chemin de l’école. Quoi de plus normal également que ces deux références de la pensée des Lumières que sont la nature et la liberté figurent en tête de ce texte à la gloire de la libération de l’homme naturel, qui plus est, par la promotion, par l’instruction de la découverte des vérités de la nature! En revanche, il peut apparaître comme beaucoup moins normal que, dans ces 12 formes lexicales les plus fréquentes du texte, à la 9e place de celles-ci, quasiment juste après les lois, apparaisse l’administration, à savoir, à l’époque de notre texte, le pouvoir départemental. Assurément! Mais c’est quand même lui, ou plutôt elle qui fait ce texte pour que, enfin, soit mise en place effectivement cette École


[15] À la question – tout à fait justifiée – de savoir pourquoi nous comparons notre texte à ces autres textes de la monarchie et de la Révolution, notre réponse est toute pratique: pendant les deux années universitaires précédentes, nous avons, mon collègue André Zysberg et moi-même, pris ces textes pour nos séances d’analyse textuelle par l’informatique, dans le cadre d’un module d’enseignement de Licence “d’informatique appliquée à l’histoire”.

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centrale qui devrait exister depuis plusieurs mois; il est donc normal qu’elle assume et qu’elle veuille assumer cette décision, et par conséquent qu’elle se mette en avant, ne serait-ce que dans l’Arrêté qui compte 8 de ces 11 occurrences d’administration.
    Si l’on continue à descendre dans la liste des fréquences pour s’arrêter aux formes (lexicales) des disciplines enseignées, on récolte les données suivantes.

• C’est l’histoire qui vient en tête, avec 7 occurrences, dont une seule est accompagnée de l’adjectif naturelle. C’est donc bien l’histoire proprement dite, l’histoire historienne – si je puis dire – qui est mise en avant du point de vue lexical.

• Les langue(s) ont également 7 occurrences, mais d’une manière dispersée, puisque une seule occurrence n’est pas qualifiée, alors que 3 sont anciennes, une anciennes et modernes, une grecque et une latine; ce qui suffit à montrer que les langues que l’on va proposer d’enseigner à l’École centrale du Calvados à Caen sont davantage les langues mortes classiques que les langues vivantes.

• Viennent ensuite trois autres disciplines ayant 4 occurrences chacune: les mathématiques – qualifiées une fois de pures et mixtes –, la grammaire – 3 fois générale – et le dessin, sans qualification spéciale, sauf une fois de la figure et une fois de la bosse.

• La législation compte 3 occurrences, précisées deux fois; l’une par le syntagme science sociale, l’autre simplement par notre, la législation à étudier plus particulièrement étant la française, législation devant évidemment s’entendre dans le sens très large de science(s) politique(s).

• Le couple physique-chimie et les belles-lettres ont, chacun, 2 occurrences. Le premier est suivi une fois de l’adjectif expérimentale donnée à la physique. Quant aux belles-lettres, elles se suffisent à elles-mêmes.

    Voilà pour les disciplines telles qu’elles sont libellées dans la loi Daunou, et donc qui doivent être au programme de l’École centrale du Calvados et par conséquent figurer dans notre texte; ce qu’elles font. Mais celui-ci compte en plus 2 occurences d’arithmétique, autant de philosophie – mais est-ce une discipline à l’époque considérée ? –, une occurrence d’algèbre, une de botanique, une d’électricité, une de géométrie, une de médecine, comme si nos administrateurs départementaux voulaient faire un petit tour du savoir qui leur est contemporain.

 

1.3. Structure du texte.

L’ensemble du texte peut être lu comme un texte législatif ordinaire, avec ses clauses énoncées en articles numérotés – c’est l’arrêté – précédés de considérants ou exposé des motifs – c’est la proclamation.

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    En titre l’arrêté n’est pas indiqué en tant que tel, mais simplement comme

«EXTRAIT du Registre des séances de l’Administration Centrale du Département du Calvados. // du 25 Frimaire l’an 5e.» (p. 13)[16]

Il s’étend sur quatre pages pleines de format in-8°, commençant par un préambule de 11 lignes, suivi de 20 articles que l’on peut regrouper en 4 grandes parties.

• Le préambule – qui, lui non plus, ne porte pas ce titre – expose la double raison qu’a l’administration départementale de ne pas surseoir encore à l’ouverture de l’École centrale, bien que le corps des enseignants ne soit pas au complet. Curieusement, elle tient d’abord à la volonté de satisfaire les professeurs déjà nommés, et seulement ensuite à sa volonté politique générale de promouvoir l’instruction publique:

«elle [l’Administration Départementale] doit satisfaire au désir qu’ils [les «hommes probes et instruits» déjà nommés comme professeurs] ont manifesté de commencer le plus promptement possible leurs leçons, et en même temps remplir son propre vœu, qui est que la jeunesse reçoive une instruction conforme au but de la nature, et à nos propres institutions politiques et sociales.» (p. 13 §1)

Suivent donc les 20 articles que ladite administration a arrêtés, le «commissaire du directoire exécutif» (Ibid. ) ayant été, bien sûr, entendu, que l’on peut ordonner ainsi.

• Les articles I à IV inclus concernent la manifestation officielle de l’ouverture de l’école, l’article I fixant la date: le 31 décembre 1796 (11 nivôse an 5), comme si l’on voulait donner à la population caennaise une belle manifestation publique pour le jour de la ci-devant Saint-Sylvestre, les articles II, III et IV fixant, eux, la pompe de cette cérémonie d’ouverture que l’administration veut la plus solennelle possible:

«II. Les corps constitués, les fonctionnaires publics, le général, son état-major, les membres des jury d’instruction [chargés de recruter les enseignants], les professeurs de l’école centrale, les amis des sciences et des arts, sont invités de se rendre ledit jour, 10 heures précises du matin, dans la salle des séances de l’administration centrale, d’où le cortège partira pour se rendre à la ci-devant université, afin qu’il y soit procédé à l’installation des professeurs.» (p. 13, art. II)[17]

• Les articles V à XIV inclus constituent la deuxième partie de l’arrêté, la plus importante, puisqu’elle stipule le cursus et les horaires des disciplines enseignées à l’École centrale, en suivant l’ordre de celles-ci donné dans l’article II du Titre II de la loi Daunou consacré aux Écoles centrales, à raison d’une heure et demie pour chaque matière, tous les jours sauf les quintidis et décadis.

– Le dessin, ce sera de 4 heures à 7 heures du soir, à raison d’une heure et demie pour le «dessin à la figure» (p. 14, art. V) et d’une heure et demie pour le dessin «à la bosse» (Ibid.).


[16] Nos références des citations du texte indiqueront la page de celui-ci et, pour l’arrêté, le numéro du paragraphe ou de l’article dans la page citée; pour la proclamation, le numéro des lignes.

[17] Le lecteur trouvera dans le POUTHAS, ouvr. référencé à la note 6; 2e. partie, p. 19, le schéma du cortège tel qu’il s’est effectivement réalisé.

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– L’histoire naturelle, ce sera de 2 heures et demie à 4 heures de l’après-midi, la botanique étant, elle, enseignée très tôt le matin de 6 heures à 7 heures et demie, exceptionnellement même les quintidis, réservés «aux herborisations» (p. 14, art. VI).

– Les langues anciennes et uniquement les langues anciennes[18] seront enseignées de 8 heures à 9 heures et demie, le grec, les jours pairs, le latin, les jours impairs.

    Voilà pour les matières obligatoires pour les adolescents à partir de 12 ans, dans la première section des Écoles centrales. Pour les adolescents de 15 ans, dans la deuxième section, deux grandes disciplines seront enseignées.

– Les mathématiques, tous les jours sauf les quintidis et décadis, de 9 heures à 11 et demie, le matin, «les premiers éléments» (p. 14, art. VIII), les jours impairs, celles «d’un ordre plus relevé» (Ibid. ), les jours pairs.

– La chimie et la «physique expérimentale» (p. 15, art. IX) seront enseignées tous les jours, même les quintidis – c’est dire l’importance qu’on leur attribue –, de 2 heures et demie jusqu’à 4 heures de l’après-midi, sauf quand même, bien sûr, les décadis.

    Quant aux quatre grandes disciplines de la troisième section, pour les adolescents à partir de 16 ans, elles seront enseignées, pour certaines, en alternance.

– Les belles-lettres, les jours impairs sauf les quintidis, l’histoire, les jours pairs sauf les décadis, de 11 heures à midi.

– Auparavant, de 9 heures à 11 heures, ce sera la législation qui sera enseignée, sauf les quintidis et les décadis.

– La Grammaire générale commençant la journée, sauf les quintidis et décadis, de 8 heures à 9 heures et demie.

«XIV. La bibliothèque publique sera ouverte tous les jours, excepté les décadi, depuis neuf heures du matin jusqu’à une heure d’après-midi.» (p. 15, art. XIV)

• La troisième partie de l’arrêté comprend les articles XV à XVII inclus qui concernent le fonctionnement de l’École centrale et, tout spécialement, l’aspect financier de celui-ci, avec la participation de chaque élève fixée à 15 francs par an, à l’exception «d’un quart des élèves de chaque section pour cause d’indigence» (p. 15, art. XVI).

• La quatrième et dernière partie de l’arrêté, comprenant les articles XVIII, XIX et XX, stipule les clauses de l’application de celui-ci, en particulier celle concernant les pouvoirs inférieurs:


[18] La loi Daunou précisant qu’il n’y aura d’enseignement de langues vivantes que «lorsque les administrations du département le jugeront convenable, et qu’elles auront obtenu à cet égard l’autorisation du Corps législatif», rien moins! Visiblement, nos administrateurs du Calvados doivent d’abord s’occuper de pourvoir tous les postes prévus par la loi, avant que de penser à un enseignement de langues vivantes.

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«XIX. Chaque agent de commune est chargé, sous sa responsabilité, de donner lecture au peuple assemblé, et de la proclamation [d’où l’appellation que nous avons retenue pour la première partie de l’ensemble du texte] et de l’arrêté, dans les cinq jours de leur réception et d’en certifier l’administration départementale.» (p. 16, art. XIX),

les commissaires du Directoire exécutif auprès de chaque municipalité de canton devant veiller à l’exécution de l’arrêté et à rendre compte «au département de la négligence des agents à l’exécuter, afin qu’il soit pris sur-le-champ contre aux tel parti qu’il conviendra» (p. 16, art. XX), sans autres précisions.
    Quant à «la proclamation», justement, elle comprend trois grandes parties, précédées d’un prologue de 9 lignes consacré à une incantation à la promotion des «Sciences» (p. 1 §1 et 2).

• La première, des lignes 16 à 109 incluse, expose sur quatre pages la finalité de cette nouvelle institution d’instruction publique que sont les Écoles centrales. Trois points peuvent y être distingués:

– la nécessité d’un système éducatif d’ensemble en congruence avec le nouveau régime politique (lignes 25-46);

– la nécessité d’un système éducatif favorisant l’intégration sociale de l’homme rationnel (lignes 47-78);

– l’affirmation selon laquelle l’enseignement constitue un instrument irremplaçable de consensus politique (lignes 79-107).

• la deuxième, des lignes 110 à 281, détaille sur cinq pages et demie le cursus général présenté sèchement dans l’arrêté, toujours en suivant l’ordre des trois sections des Écoles centrales;

pour la première:

– lignes 115 à 131, le dessin;

– lignes 132 à 147, l’histoire naturelle;

– lignes 148 à 162, les langues, cette fois «anciennes et modernes» (ligne 150);

pour la deuxième:

– les mathématiques, lignes 163 à 85, avec l’algèbre (lignes 174-179) et la géométrie (lignes 180-185);

– la physique et la chimie, lignes 186 à 197;

pour la troisième:

– la Grammaire générale, lignes 198 à 214;

– les belles-lettres, lignes 215 à 226,

– et l’histoire, lignes 227 à 240, inséparables pour l’apprentissage des leçons des grands Anciens;

– la législation, largement entendue, lignes 241 à 258, comme science de la société et, lignes 259 à 273, comme science des «droits imprescriptibles de l’homme» (ligne 266).

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• La troisième partie, sur deux pages et demie, des lignes 282 à 354 (= la fin), lance un appel aux différentes parties prenantes de l’instruction:

– aux parents, lignes 282 à 320, pour qu’ils envoient leurs enfants à l’école, ne les retenant pas chez eux comme des «instruments de [leurs] passions et non [comme des] enfants de la patrie» (lignes 283-284), c’est-à-dire, sans doute, comme de la main-d’œuvre assouvissant leur appât du gain;

– aux «jeunes-gens», lignes 321 à 334, pour qu’ils viennent tous s’instruire, «le pauvre comme le riche» (ligne 323);

– aux enseignants, lignes 335 à 344, pour qu’ils poursuivent leurs «efforts [...pour] l’enseignement public» (lignes 335-336) et sa finalité citoyenne;

– à tous les «hommes de bien», lignes 345 à 354, pour qu’ils s’unissent pour promouvoir l’instruction, garante de «la gloire et de la prospérité de la France» (ligne 353).

 

2. Analyse de contenu du texte.

Appliquant strictement la loi Daunou dans leur arrêté d’ouverture de l’École centrale, les administrateurs du département vont-ils se contenter de suivre le rapporteur de celle-ci – Daunou donc – dans leur exposé des motifs, à savoir dans leur «proclamation» (p. 16, art. XVIII et XIX) ? Ils auraient bien du mal, puisque le rapport de celui-ci expédie les Écoles centrales en indiquant aux conventionnels qu’il ne les entretiendra pas «des écoles primaires ni des écoles centrales, dont l’organisation [leur] est connue depuis longtemps»[19], c’est-à-dire depuis le rapport Lakanal. Précisément, c’est peut-être dans celui-là que nos administrateurs vont trouver un argumentaire justificateur et du cursus d’ensemble et des disciplines enseignées dans les Écoles centrales. Même pas!, ne serait-ce que parce que le cursus du projet de Lakanal et l’analyse des différentes disciplines qu’il en fait ne correspondent pas à ceux de la loi Daunou, et donc ne peuvent pas satisfaire les sérieux légalistes – et constitutionnalistes que sont nos administrateurs, en particulier le commissaire du Directoire, Jean-Pierre Lévêque.
    En vérité, tous ceux-ci n’ont pas besoin de se référer à un texte précis pour exposer les motifs de la nécessité du cursus et de l’enseignement de chaque discipline de l’École centrale; il leur suffit d’être patriotes – au sens de l’époque – pour être pédagocentriques, c’est-à-dire pour considérer l’instruction, globalement et par le menu, comme le meilleur instrument de la mise en place, de la consolidation et de la pérennisation du nouvel ordre social né de la


[19] Comités d’Instruction publique [...] ouvr. référencés à la note 1; – éd. GUILLAUME, p. 790; – éd. de l’UQUAM, fascicule III, p. 109.

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Révolution[20]. Ce ne sont pas eux qui défendraient une certaine autonomie du savoir enseigné par rapport aux nécessités de la reproduction du système socio-politique, comme nous le laisse très clairement entrevoir le deuxième paragraphe de l’article XVII de l’arrêté:

«Également les pères et mères sont invités d’envoyer régulièrement leurs enfants recevoir une instruction trop longtemps négligée, et de concourir par leur présence, le jour de l’ouverture de l’école centrale, à l’embellisement d’une inauguration si longtemps désirée, qui nous présage la fin des orages politiques, l’anéantissement des factions, l’entière destruction de la tyrannie, et le règne stable des lois et du bon ordre.» (p. 16 §2)

C’est dire que, dans l’exposé des motifs de l’enseignement de chaque discipline du cursus de l’École centrale, il va être bien peu question de la valeur ou de la pertinence scientifiques de chacune; il va être d’abord et surtout question de la finalité socio-politique de chaque matière enseignée.

 

2.1. Dans la première section.

Ainsi le dessin, qui doit être la première matière enseignée à l’École centrale, parce qu’il permet de faire passer l’adolescent du stade de simple porteur de regard sur la nature à celui d’observateur, puis d’imitateur de celle-ci, lui permettant de la connaître – le dessin donc a une finalité politique bien supérieure à cette utilité didactique immédiate de connaissance de la nature. En effet:

«Le dessin est donc la première Section de l’instruction publique: c’est en imitant la nature, qu’on apprend à l’enfant à la connaître. Les pinceaux de Le Brun lui donneront ensuite l’idée de l’histoire, les tableaux de David, l’amour de la liberté, l’image des Vergniaux [sic], des Bailly, des Condorcet, des Malesherbe [sic], des Lavoisier la haine de la tyrannie.» (p. 5, lignes 125-131)

Autrement dit, le dessin n’est qu’une propédeutique à la découverte de la peinture et des peintres d’histoire – rien moins que le grand genre! Et cette découverte elle-même n’est que l’instrument d’initiation, pour ne pas dire d’inculcation de deux sentiments politiques forts, nécessaires au régime républicain: l’amour de la liberté et son double, la haine de la tyrannie – entendons la haine de la tyrannie terroriste et montagnarde, comme le montre la référence à des hommes qui ont pour point commun d’avoir été des intellectuels victimes du régime montagnard de l’an 2, si différentes qu’en aient été les raisons: royalisme pour Malesherbes, modérantisme pour Bailly, girondinisme pour Vergniaud et Condorcet, appartenance à la Ferme générale pour Lavoisier. Comme on le voit, le dessin mène loin! y compris à la manifestation, de la part de ces deux anciens tenants de la révolte anti-montagnarde de Caen du printemps 1793 que sont Bénard et Lévêque, de leur sympathie pour le grand orateur de la Gironde que fut Vergniaud, hostile, particulièrement comme le dernier cité, aussi bien à la


[20] Voir la fin de notre «Lien social et ordre politique chez Cabanis», Studies on Voltaire and the eighteenth century, 267, 1989, pp. 394-400 (The Voltaire Foundation).

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voie montagnarde du gouvernement révolutionnaire qu’à un retour à l’Ancien Régime, et donc favorable au gouvernement constitutionnel des “capacités”, en particulier intellectuelles.
    Avec la deuxième matière enseignée dans la première section de l’École centrale, à savoir l’histoire naturelle, les considérations se font moins purement politiques, tout en restant attachées à montrer la finalité sociale de celle-ci: son utilité, sociale justement. Certes, cette discipline est là pour satisfaire à la «curiosité inquiète et active» (p. 15, lignes 137-138) de l’adolescent vis-à-vis de la nature, mais elle est là aussi pour lui apprendre

«que la fleur fournit des ressources pour les arts, et pour la médecine des moyens de guérir. Dans les champs, dans les prés, dans les bois, au sein de l’onde, au milieu des airs, tous les objets parleront à la pensée, et le professeur en fera sentir le plus ou le moins d’utilité.» (p. 6, lignes 143-147)

On retrouve ici une des valeurs cardinales des Lumières: l’utilitarisme à l’aune duquel se mesure donc la valeur d’une discipline enseignée. Visiblement, le savoir pour le savoir n’est pas la préoccupation première de nos patriotes révolutionnaires devenus directoriaux.
   Ils le montrent encore à l’occasion de la justification de la présence de la troisième matière enseignée dans la première section de l’École centrale, les «langues anciennes et modernes» (Id., ligne 150) qui, en fait, sont surtout anciennes, même s’«il convient de familiariser de bonne heure l’enfant avec les idiômes de nations étrangères, surtout de celles qui ont fourni des leçons si instructives au genre humain» (lignes 151-153). Car l’apprentissage des langues n’a pas pour finalité la communication avec d’autres humains d’autres cultures, mais bien plutôt le stockage de leçons utiles, y compris politiquement. Ainsi les langues anciennes, elles,

«lui fourniront [au jeune homme] les moyens de faire briller un jour la force et l’énergie de Démosthène, d’employer l’élégance et l’art persuasif de Cicéron. C’est dans les ouvrages de ces orateurs qu’il ira puiser la science de remuer les passions des hommes, souvent de les bien gouverner.» (p. 6, lignes 158-162)

Visiblement, nos administrateurs du département – en particulier Lévêque et Delauney, si Delauney il y a, qui savent de quoi ils parlent –, assimilent bon gouvernement, gouvernement habile et jeu sur les affects des hommes. Si cela explique, sans doute, leur admiration pour le très grand orateur que fut Vergniaud, cela explique aussi leur difficulté à gouverner autrement que par la parole, même si celle-ci est importante dans le régime représentatif qu’ils défendent.
    Ainsi donc, à la fin de la première section de l’École centrale, voilà notre adolescent de quatorze ans révolus détenteur de sentiments politiques forts:

– l’amour de la liberté et la haine de la tyrannie inculqués grâce à la peinture;

– le sens de l’utilité sociale inculqué par l’histoire naturelle;

– le sens du maniement des hommes inculqué par les langues.

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    La question qui se pose alors est celle de savoir si, à quinze ans, on va enfin lui inculquer un savoir pour le savoir.

 

2.2. Finalité des disciplines de la seconde section.

Avec les mathématiques cela devrait sembler aller de soi, qui offrent aux «méditations [de l’élève] toutes les beautés des sciences exactes» (p. 6, ligne 166). Et, assurément, elles ont une valeur méthodologique générale, puisqu’elles lui apportent «justesse d’esprit, précision dans les idées, qui le préserveront de la présomption et de la crédulité» (Id., lignes 168-170), deux défauts dont on pourrait connaître les résultats en politique: en haut, la tyrannie des dirigeants; en bas, l’oppression des dirigés, si les auteurs du texte voulaient mettre les points sur les i. Ce n’est pas tout à fait le cas, et donc contentons-nous de voir quelle est la finalité de chacune des trois parties des mathématiques. Celle de la géométrie est claire; elle permet d’indiquer «la marche des comètes [et de marquer] le point où le soleil roule dans les cieux» (p. 7, lignes 184-185), certes; mais, surtout, elle permet de «prescrire des lois à la foudre, et de sillonner sur les mers la route du vaisseau» (Id., ligne 183), c’est-à-dire d’être utile à la protection et à la communication des hommes. Quant à l’arithmétique, elle sert à «combiner les nombres entr’eux, à en établir les justes rapports, [pour se préparer] à en faire l’application à toutes les transactions commerciales» (p. 6, lignes 171-173), c’est-à-dire à être utile aux échanges économiques. L’algèbre, elle, procurant «la facilité de généraliser les opérations, dont la plupart deviendraient inextricables avec le seul secours de l’arithmétique» (p. 7, lignes 174-176), donc d’accroître l’utilité économique de cette dernière, même si, en plus, on lui reconnaît de donner le pouvoir de suivre «la marche des tourbillons de Descartes, et [de calculer] les effets de l’attraction de Newton» (Id., lignes 178-179). Visiblement, au pays de Laplace, on veut bien être newtonien et faire enseigner l’attraction universelle, mais en restant archaïquement attaché aux tourbillons de Descartes!!!
    Quant à la physique et à la chimie, second grand champ disciplinaire de la deuxième section de l’École centrale, elles n’ont pas de finalité purement et simplement politique, comme les matières enseignées en première section, ni d’utilité sociale, comme les composantes des mathématiques, mais une finalité philosophique fondamentale, celle que les Lumières ont toujours valorisée: la maîtrise de la nature. Écoutons nos administrateurs lancer leurs propos optimistes au sujet de celle-ci:

«La physique et la chimie vont l’initier dans tous les secrets de la nature. Il décompose le mixte et le recompose à son gré; il calcule l’effet de la réaction des corps, leur solidité et leur élasticité; il juge le mouvement, la pesanteur; il divise les rayons de la lumière, trouve les couleurs primitives; il saisit la théorie des sons; il pèse l’air; il cherche et admire les merveilles de l’électricité; à chaque instant il crée des phénomènes et les détruit: c’est à la nature qu’il commande; elle est toute entière sous sa domination.» (p. 7, lignes 188-197)

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On se croirait dans le futur laboratoire de l’École, quand les élèves seront à la fête des expériences, tout au plaisir de les multiplier, pour arracher à la nature ses «secrets» et la mettre au service de l’être humain.
    Ainsi, c’est peut-être dans cette deuxième section de l’École centrale que l’enseignement est le moins directement lié à la finalité socio-politique immédiate de cette institution destinée à assurer, comme on l’a vu dans la citation 7, «l’anéantissement des factions, l’entière destruction de la tyrannie, et [surtout] le règne stable des lois et du bon ordre». Avec les matières enseignées dans la troisième section, il y a fort à parier que cette finalité revienne au premier plan.

 

2.3. Finalité des disciplines de la troisième section.

Avec les belles-lettres et, bien évidemment, l’histoire, on revient ou, plutôt, on avance dans les leçons données par les grands auteurs et les grands hommes. Ici, de nouveau, «c’est l’art de subjuguer les cœurs qu’il [l’élève] étudie [...] par la force du raisonnement et l’enchaînement des preuves» (p. 8, lignes 220-222), mais de plus aussi «c’est contre Catilina qu’il s’essaye; c’est la Liberté qu’il apprend à défendre et à chérir» (Id., lignes 224-226). Là, ce sont «les vertus et les défauts des grands hommes [qui] deviennent pour lui [toujours l’élève] une école politique, [qui] lui offrent des modèles pour la vie privée, des guides pour bien gouverner» (Id., lignes 232-235). Ainsi, ce n’est plus seulement l’enseignement initial de la peinture ni celui des langues qui inculquent respectivement l’amour de la liberté et le sens du maniement ou gouvernement des hommes; ce sont aussi les enseignements terminaux des belles-lettres et de l’histoire. Pour des valeurs aussi importantes et nécessaires à une société en train de se réordonner sur ses nouvelles bases républicaines, mieux vaut effectivement multiplier par deux les processus d’inculcation; lesdites valeurs n’en seront que mieux intériorisées et donc défendues. Surtout si l’histoire inculque, en même temps que des valeurs politiques générales, des valeurs morales individuelles:

«Dans l’histoire il va chercher les causes secrètes qui ont influé sur le bonheur ou le malheur des nations, les sources de destruction ou de prospérité des empires: en un mot, il apprend à devenir homme, en réfléchissant sur les vertus et les défauts des hommes.» (p. 9, lignes 236-240)

Cette inculcation de valeurs stabilisatrices par l’histoire est redoublée par l’enseignement de la législation, «cette science sociale» qui est aussi un «art de gouverner les hommes par les lois» (Id., lignes 242-243). C’est la science par excellence de l’apprentissage du double refus: du «délire de la liberté apparente», d’un côté; du «plus dur esclavage», de l’autre, tous deux «œuvres des tyrans» (Id., lignes 246-247). Nos administrateurs sont bien ces patriotes directoriaux qui veulent conserver les acquis de la Révolution contre ce qui leur paraît les

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deux faces d’une seule et même menace: celle de la tyrannie, qu’elle soit montagnarde ou aristocratique. Pour s’en préserver, le mieux est que l’élève lise

«avec fruit les savants écrits de Mably, de Rousseau, d’Elvetius [sic], de Raynal, ces grands maîtres qui les premiers ont proclamé les droits imprescriptibles de l’homme.
«Ainsi l’élève trouvera dans les lois naturelles, tout ce qui assure le bonheur de l’homme en société, par les rapports de justesse, d’humanité et de bienveillance qui doivent exister entre lui et ses semblables; dans les lois politiques et civiles, ce qui constitue essentiellement la société, ce qui la garantit contre les atteintes étrangères, contre les effets de l’ambition: en un mot, c’est par l’étude des lois qu’il apprendra l’art d’en donner aux hommes.» (pp. 8-9, lignes 263-273)

Après avoir noté au passage que nos administrateurs font preuve d’un certain éclectisme dans leurs références, sauf avec Helvétius en phase avec l’idéologie du temps[21], constatons que la boucle est bouclée; la finalité de l’enseignement de la législation retrouve la finalité socio-politique fondamentale de tout le système de l’École centrale: la loi et l’ordre social. La finalité suprême de tout cela étant ce qui est déjà apparu deux fois, dans nos deux dernières citations (12 et 13): le bonheur.
    C’est d’ailleurs cette autre valeur cardinale des Lumières et de la Révolution, que l’on retrouve à propos de la Grammaire générale que nous aurions dû examiner en premier, puisqu’elle est la première matière du cursus de la troisième section de l’École centrale, mais que nous considérons seulement maintenant, précisément à cause de l’importance qui lui est accordée pour l’inculcation du sens du bonheur. En effet, si la Grammaire générale est la discipline qui permet le retour sur les idées acquises dans les précédentes sections, en particulier celles des sciences exactes, c’est parce que

«Elle est l’art de décomposer la pensée et d’écrire correctement; mais l’arrangement des mots, les signes de nos idées doivent être classés par le raisonnement. C’est lui qui les arrange de manière à former un sens qui leur soit analogue. [C’est pourquoi] Le Professeur de grammaire est l’Artiste ingénieux à qui ce travail est confié. Il n’apprend donc pas seulement l’art de composer les mots; il guide son élève à l’aide du raisonnement, dans la route de la sagesse; il met à ses pieds les préjugés et les erreurs: avec l’analyse des mots, il enseigne la science du bonheur[22].» (pp. 7-8, lignes 202-211)

La Grammaire générale érigée en «science du bonheur»; on ne peut rêver, pour cette discipline, plus belle promotion épistémologique et sociale, voire politique; on ne peut rêver non plus de plus beau volontarisme ni de plus bel optimisme éclairés, surtout quand on considère la formule finale du développement sur ladite Grammaire générale: «en apprenant les langues, le jeune homme deviendra vertueux» (p. 8, lignes 213-214). Grâce à l’analyse,


[21] Mais est-ce le matérialiste ou le penseur de la toute puissance de l’éducation qui est mis en exergue ici ? Difficile à dire. Quant à Raynal, il y a longtemps – depuis sa lettre à la Constituante du 31 mai 1791 – qu’il n’a plus rien d’“excessif”, d’autant qu’à la date de notre texte, il est mort depuis neuf mois, le 6 mars 1796. Mais, peut-être, cette mention constitue-t-elle une sorte d’hommage posthume. Quant à la référence à Mably et à son traité Des Droits et des Devoirs du citoyen, 1789, elle est tout à fait congruente au Directoire, au système représentatif et à la Constitution de l’an 3, avec sa «Déclaration des Droits et des Devoirs».

[22] Si je devais rendre hommage en quelques mots au travail et à l’œuvre de Brigitte SCHLIEBEN-LANGE, ce serait par cette formule. Le bonheur professionnel de toute sa vie ne lui a-t-il pas été donné par la Grammaire générale et son histoire ?

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bien sûr, que l’on retrouve pour la troisième fois dans notre texte, et «qui conduit à la vérité» (p. 10, ligne 278), selon un condillacisme que l’on pourrait qualifier d’élémentaire ou “de base”, en tout cas tout à fait bien inséré dans la dominante intellectuelle idéologiste de cette année 1796/1797.

 

*          *          *

Au bout du compte, que nous apprend cette simple analyse, de surface et de contenu, du texte de promotion de leur École centrale par les responsables politico-administratifs ? Que le cursus général et que chaque matière enseignée doivent avoir une seule finalité globale: favoriser l’entreprise de stabilisation sociale et politique initiée par la Constitution conventionnelle de l’an 3, par l’inculcation, dès l’âge de douze ans:

– de l’amour de la liberté et de la détestation de la tyrannie, par les enseignements artistique (dessin et peinture) et littéraire (lettres et langues, et histoire);

– du sens de l’utilité sociale, par les enseignements scientifiques (histoire naturelle, mathématiques et physique-chimie);

– du sens du gouvernement des hommes et du respect des lois qui lui est lié, encore par l’enseignement des langues et de l’histoire;

– du sens du bonheur individuel et social, par l’enseignement de la législation et de la Grammaire générale.
    Ainsi:

«C’est par l’enseignement, que nous verrons bientôt disparaître ces nuances d’opinions; ces inquiétudes politiques, dont l’exagération conduit toujours à l’injustice; c’est par l’enseignement que nous saurons jusqu’où peut s’étendre l’égalité des droits, où sont les limites d’une sage et heureuse liberté; c’est par l’enseignement que le jeune homme connaîtra ce qui est utile ou nuisible aux peuples, ce qu’il faut pour bien gouverner et se conduire soi-même.» (pp. 3-4, lignes 79-87)

Autrement dit, ce que l’on attend de l’enseignement de l’École centrale, c’est qu’il fasse émerger – mieux, qu’il produise un consensus politique et social en idées et en actes.
    Est-ce à dire que l’enseignement ne peut pas être autre chose que la machine de la société à se reproduire ou, plus élégamment, que l’appareil idéologique d’État à inculquer du consensus socio-politique ? On pourrait le croire, à lire tout ce que nous avons cité sur les différentes matières enseignées dans les trois sections de l’École centrale. Et pourtant, deux pages avant la fin de la «proclamation», tout d’un coup, dans l’appel aux parents pour qu’ils ne se rendent pas «aussi criminels que la horde vendaliste [sic]» (p. 11, ligne 302) destructrice

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des arts et de la pensée, en gardant leurs enfants à la maison[23], et donc pour qu’ils les envoient à l’école, surgit l’affirmation de l’autonomie, voire de l’indépendance des vérités scientifiques – nécessairement à enseigner – par rapport aux variations historiques et géographiques des régimes politiques:

«Descartes enseignait ses leçons sous les rois; Newton découvrait l’attraction sous ungouvernement mixte; Francklin [sic] prescrivait des lois au tonnerre dans une république: les sciences sont de tous les pays; les arts de tous les gouvernements.» (p. 10, lignes 291-295)

Autrement dit, l’École centrale sera, hic et nunc, un instrument d’inculcation des valeurs stabilisatrices de la Convention de l’an 3, mais réserve étant faite des droits universels et donc imprescriptibles de la raison scientifique.


[23] Lieu commun, voire stéréotype des débats sur l’instruction publique pendant la Révolution, qui ne semble pas viser seulement les paysans qui répugnent à envoyer leurs enfants à l’école, pour les garder comme main-d’œuvre dans les travaux des champs. Voir dans Boulad-Ayoub, Josiane, Former un nouveau peuple ? Pouvoir, Éducation, Révolution, Québec, Paris, Les Presses de l’Université de Laval, L’Harmattan, 1996, pp. 239-257, entre autres.

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