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Guilhaumou, Jacques

Jacques Guilhaumou (Lyon)

Jacques Guilhaumou

À propos de Sieyès, les idéologues et la « Grammaire générale »

 

L’intérêt de Sieyès pour la métaphysique du langage est attesté tout au long de son trajet intellectuel; il conditionne son abord de la question de la grammaire. Ainsi en est-il dans le Grand cahier métaphysique, ensemble de réflexions entamées dans les années 1770, puis temporairement closes pendant le Directoire avec une analyse critique de la Grammaire de Destutt de Tracy. Mais cet apport central de la métaphysique du langage est tout aussi marqué dans ses derniers écrits des années 1810, et tout particulièrement au sein des Vues analytiques sur la nature en général et l’homme en particulier[1]. Nous disposons ainsi, au sein des textes manuscrits de Sieyès, d’un vaste corpus de réflexions linguistiques où les idéologues, qualifiés d’« école de Condillac », occupent la place d’interlocuteur principal.

 

1. La formation du moi, affaire de langage…

Dans ses premiers écrits, Sieyès s’appuie sur la démarche analytique condillacienne pour décrire génétiquement l’ordre du moi selon trois époques: l’homme percevant, l’homme constituant et exprimant, l’homme apercevant dans la plénitude de son jugement[2]. C’est au cours de la seconde époque de la description du processus génétique de la formation du moi que Sieyès met en valeur le lien entre la fonction du langage et l’apparition de l’homme exprimant ses sensations par des idées.
    Sensualiste au sens où nous employons actuellement ce terme, c’est-à-dire au titre de l’importance accordée aux sensations et donc à l’expérience dans la formation des connaissances, Sieyès l’est sans nul doute. Il est tout autant empiriste par la manière dont il pose au départ un « principe d’activité »[3] – qui deviendra plus tard « la force simple »[4] – au fondement de la capacité humaine à abstraire et juger. Il en ressort d’ailleurs un Sieyès matérialiste dans l’accent mis sur la force et l’intelligence comme éléments de la matière,


[1] Le premier de ces manuscrits a été publié dans Des Manuscrits de Sieyès, vol. 1, sous la dir. de C. Fauré, Paris, Champion, 1999. Le second est en cours de publication dans le deuxième volume. Ses éditions ont été préparées par nos soins. Les derniers manuscrits, essentiellement philosophiques, se trouvent dans le dossier 284 AP 5 (3) des Archives Sieyès aux Archives Nationales.

[2] Pour plus de précisions, voir notre étude, « Sieyès et le moi », Figures de la duperie de soi, sous la dir. d’A. Giovannoni, Paris, Kimé, 2001.

[3] Sieyès écrit ainsi, à propos du Traité des sensations de Condillac : « Si vous supposez à la statue un principe d’activité, et il le faut nécessairement… », dans le Grand cahier métaphysique, Des Manuscrits de Sieyès, v. 1, op. cit., p. 84.

[4] « La nécessité d’un élément simple et celle de sa réalité me paraissent démontrées par induction », Manuscrit sur Questions et recherches sur les forces simples.

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même si sa position sur la question classique à son époque de « la matière qui pense » évolue de ses premiers à ses derniers écrits.
    Ainsi, dès le commencement de la vie, le « principe d’activité » domine. À ce titre, l’homme fait d’abord partie d’un tout indistinct d’êtres sentants en mouvement. Le moi s’avère en quelque sorte « dissous » dans l’action, l’homme ne pouvant dire « je suis différent de mes sensations ». Il n’est donc d’abord question de l’existence humaine que du point de vue de l’objet, de sa réalité. Dans un second temps, le mécanisme intellectuel de « l’homme percevant » se construit par l’appréhension distinctive de soi et des objets extérieurs. Il est alors conjointement question de l’homme constituant sur la base de la pluralité de son être, et surtout de l’homme exprimant l’idée du moi par le langage. Le passage de la pluralité constitutive de l’homme constituant, du « sentiment du moi » à l’idée de moi est affaire de langage sous la forme d’un verbe d’action à la première personne, rendant compte du trajet de la sensation à l’idée à l’exemple de j’odore, je regarde, je touche, etc.
    Une fois que l’action est dans le moi, et la réaction dans l’objet extérieur, nous sommes bien au-delà de la première étape perceptive. Ce processus se retrouve sous la forme d’un schéma cognitif, voire d’une véritable loi organique dans les derniers manuscrits philosophiques de Sieyès[5]. Le passage de la conscience confuse de soi à la claire perception de la distinction de soi et du monde extérieur nous introduit ainsi à un « monde de combinaisons » où la force se traduit in fine dans la « loi d’action et de réaction »[6].

 

…au regard de l’expérimentation politique.

Mais retenons ici que Sieyès s’en tient d’abord au fait que « nous ne sommes actifs que dans l’expression de nos sensations. C’est en cela que consistent les jugements, affaires de langage »[7]. C’est bien le verbe actif à la première personne, expression d’un jugement, et non seulement le verbe être comme chez les idéologues[8], qui exprime, dans une série performative, la formation du moi. Je suis agissant donc j’aperçois un ordre dans lequel je


[5] C’est d’ailleurs un des liens les plus explicites entre les premières et les dernières réflexions métaphysiques de Sieyès. Ainsi il écrit dans les années 1810: « Il m’a été démontré autrefois, et j’en ai bien le souvenir, que la statue de Condillac ou de Bonnet ne commencerait jamais à distinguer dans ses sensations, qu’elle se contenterait de sentir et voilà tout, sans savoir si elle sent, ni ce qu’elle sent, si on ne lui donnait avant tout la reconnaissance de soi et par conséquent, celle d’un non soi, c’est-à-dire du monde extérieur. Je suppose autre », Analyses des actes concourant à la cognition, § 11.

[6] Manuscrit sur les Vues analytiques, op. cit., § 26.

[7] Grand cahier métaphysique, op. cit., p. 77.

[8] D’après Brigitte Schlieben-Lange, les idéologues considèrent que « l’analyse du verbe, classique de la Grammaire Générale en être + adjectif verbal se transforme en réalité raisonnable de la langue à créer », Idéologie, révolution et uniformité de la langue, Liège, Mardaga, 1996, p. 205.

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peux dire moi. Nous avons souligné ailleurs l’importance de cette particularité linguistique de Sieyès qui le différencie assez nettement des idéologues[9].
    Mais tenons-nous en d’abord au moment nominaliste des années 1770 où Sieyès peut, à l’égal de Condillac, considérer le réel de l’ordre social sous l’angle de l’individu[10], tout en soulignant le manque d’instruments linguals, recherchés jusque dans l’économie politique, pour résoudre les questions qu’ils se posent. Ce n’est pas un hasard s’il y revient dans ces derniers manuscrits en précisant qu’il avait voulu alors « faire la théorie des questions » face aux fausses méthodes alors en vigueur[11]. Ce sont en fin de compte les événements révolutionnaires, et plus particulièrement l’invention de la langue politique en 1789, qui vont lui fournir, au terme d’un mouvement de pensée entamé dans les années 1780, des instruments analytiques comme le tableau analytique ou l’invention colingue[12]. Mais la Grammaire générale n’est pas encore de ces instruments.
    Quant à l’année 1789 proprement dite, elle ouvre à Sieyès un vaste espace d’expérimentation, centré sur la création du mot et de la réalité d’Assemblée nationale. Plus largement, c’est le moment où les mots, jugés métaphysiques, de la nouvelle langue politique, Assemblée nationale bien sûr, mais aussi représentants, pouvoir constituant, tiers état, etc. deviennent des « vérités reconnues et pratiquées », et à ce titre entrent dans le sens commun[13].
    Terrain d’expérimentation, les années 1790 lui permettent plus avant de s’interroger en permanence sur les possibilités et les limites de la nouvelle langue politique, qu’il assimile volontiers à « la langue propre » du législateur-philosophe. Et ce n’est qu’au terme de ce parcours qu’il propose le concept, jamais démenti, de monde lingual. L’invention de la Grammaire générale se trouve alors, comme nous allons le voir, étroitement associée au cours politique des choses.

 

2. Le langage commun de l’assimilation…

Cependant il convient d’abord d’apprécier l’état de développement de la langue dans la progression politique au regard de la mise en valeur du rôle central de « l’instrument du langage » dans le progrès des connaissances, au titre de la formation du moi. À vrai dire, Sieyès ne cesse, pendant les années 1790, d’énumérer les obstacles dressés face à la volonté


[9] Dans le chapitre 9 de notre ouvrage sur Sieyès et l’ordre de la langue. L’invention de la politique moderne, Paris, Kimé, 2002.

[10] Voir, sur la question du nominalisme, notre contribution à l’ouvrage L’invention de la société. Nominalisme politique et science sociale au 18ème siècle, sous la dir. de L. Kaufmann et J. Guilhaumou, Paris, Éditions de l’EHESS, 2003.

[11] Voir la présentation des Vues analytiques dans le volume 2 des Manuscrits de Sieyès à paraître.

[12] Voir le chapitre 5 de notre ouvrage Sieyès et l’ordre de la langue, op. cit.

[13] Voir les Observations avant le Préliminaire de la Constitution française, Œuvres, op. cit., v. 1, d. 9.

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du législateur, lorsqu’il s’agit d’établir « la langue de la morale et de la politique ». Entre « une langue privilégiée » qui a survécu à la chose, en l’occurrence la tyrannie d’Ancien Régime, et une « langue du peuple » où il ne perçoit que de dangereux abus de langage, il ne reste guère de place pour « la langue propre » de la politique, précise-t-il dans un texte manuscrit significativement intitulé, Malheur à nous parce que la politique se vautre dans le langage usuel et n’est pas bornée comme science, à sa langue propre[14].
    Hormis donc dans l’enceinte de l’Assemblée Nationale, l’adunation linguistique des réalités politiques, c’est-à-dire l’unité d’action d’une langue propre à promouvoir le nouvel ordre politique, s’avère un relatif échec. Le nouvel ordre social manque d’une science de ce que doivent être les éléments de la nouvelle langue politique, et de ce qu’on doit en faire pratiquement au titre de l’art social. Certes il existe bien une langue nationale, en tant que « langue primaire », mais à ce titre elle en demeure au stade de l’Assimilation des hommes destinés à vivre sous les mêmes lois, et en réciprocité sociale, titre d’une feuille volante dans laquelle se précise ce qu’il en est de la langue commune:

« Le premier besoin de l’assimilation est dans un langage commun (Je ne parle pas des mœurs, des cris, de l’instinct social etc., communs à tous les hommes). On n’est pas une société, un peuple, une nation sans cette similitude. Donc une langue commune est la plus grande somme des idées, des réflexions, des sentiments, des habitudes, enfin de tout ce qui fait l’homme, et dans telle langue, ce qui fait le français, ou l’anglais. »[15]

De fait, Sieyès s’en tient à la perspective restreinte de l’instruction dans l’ordre des institutions qui permettent d’assimiler les hommes destinés à vivre dans une société basée sur la réciprocité sociale. Entre l’individu englué dans la langue usuelle, et ses abus, et le législateur apte à penser la totalité de la langue propre du politique, un tiers commun prend place, en l’occurrence la langue nationale comme langue commune qui permet aux citoyens d’utiliser des noms communs sans lesquels nul ne s’entend. Ainsi s’actualise en permanence la langue française comme « langue primaire »[16].

 

…face à ce que doit être la Grammaire générale.

À vrai dire, Sieyès pose les limites de la dissociation, courante chez les tenants de la Grammaire générale, entre un sujet rationnel et universel de la langue et le sujet politique, donc historique et empirique, de la langue. Cependant la construction d’une Grammaire


[14] Des Manuscrits de Sieyès, v. 1, op. cit., p. 454.

[15] Manuscrit inédit, Archives Nationales 284 AP 5 d. 11, 1.

[16] À sa manière Sieyès se dissocie ainsi des Jacobins lorsque ces derniers considèrent que la question linguistique du français national est au centre de leur programme politique. À l’inverse, Sieyès situe d’abord la question de la langue nationale sur le terrain du commun, du sociologique, avant d’en venir à la langue propre de la politique destinée à la classe des dirigeants. Voir sur ce point l’apport conjoint de notre ouvrage sur La langue politique et la Révolution française (Paris, Klincksieck, 1989) et de celui de Brigitte Schlieben-Lange sur Idéologie, révolution et uniformité de la langue, op. cit, en particulier le chapitre 3 sur le programme politique.

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générale peut ici l’intéresser dans le cadre de l’établissement d’une « sorte de convention préliminaire » apte à fixer les éléments linguistiques d’une science où l’abstraction relève des capacités infinies du monde lingual.
    La Grammaire générale est alors une science du jugement prise dans le champ d’intervention du philosophe analyste, grammairien à ses heures. Formulée dans les termes de ce qui doit être de l’adunation linguistique et se faire au sein d’un tel tout social, elle favorise l’énoncé d’un « jugement national », donc elle permet l’établissement d’une norme législative en matière de langue. Le législateur, certes à l’écoute de l’expression des besoins de l’homme dans les termes de la langue commune, peut disposer en sus d’un instrument lingual susceptible de lui assurer pleinement son rôle de « juge d’équité naturelle » par le fait même de l’énonciation de sa langue propre.
    Il faut bien comprendre que, selon Sieyès, le législateur est fondamentalement indifférent au bon ou mauvais usage d’un mot dans la langue commune: il construit sa position de sujet politique hors de la tyrannie de l’usage, sans pour autant devenir un pur sujet rationnel. Sujet inscrit en profondeur dans l’empiricité humaine, au titre de son écoute privilégiée du développement continu du « sentiment du besoin en commun », il cherche en permanence à traduire dans une langue propre le surplus toujours attesté d’expérience humaine, sous la forme de manifestation des besoins humains. Il répond ainsi de manière effective aux besoins émergents, et non encore exprimés dans la langue commune, des hommes vivant en réciprocité sociale. Il se situe bien dans l’ordre de la réalisation effective du devoir-être au sein d’une société en perpétuel développement[17].
    Reste que la distinction entre l’adunation linguistique, lieu par excellence d’expression de ce que devrait être la Grammaire générale, et l’assimilation linguistique qui relève de l’instruction publique déplace la question de la Grammaire générale du plan de l’enseignement vers des considérations plus théoriques au regard du concept de monde lingual.
    En effet, au même titre que Sieyès pense nécessaire la distinction entre la langue politique et la langue usuelle, au regard de la nécessité de promouvoir une « science de la politique » dans l’ordre de ce qui doit être en matière de meilleur possible des sociétés, et non de ce qui est, il préconise également la distinction entre les grammaires particulières qui portent sur la connaissance de ce qui a été fait et la Grammaire générale ou commune correspondant à « la science de ce qui aurait dû ou devrait se faire »[18], et constate que « cet instrument trop


[17] Ce point de vue est surtout précisé dans les fameux discours du 2 et 18 thermidor an III, Œuvres, v. 3, d. 40 et 41.

[18] Des Manuscrits de Sieyès, op. cit., p. 151.

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anarchique a besoin d’être vérifié par la philosophie », ici la métaphysique du langage. Ainsi il convient d’étudier la Grammaire générale du point de vue de la formation d’un monde lingual apte à « charger le cerveau » de peu de signes, tout en proposant des « combinaisons infinies de ces signes »[19].

 

3. Du monde lingual…

Du monde lingual, il est question de façon permanente dans les écrits philosophiques de Sieyès du début du 19ème siècle, tant à la fin du Grand cahier métaphysique, daté de 1803, sous le titre Mécanisme du langage analogue mais plus étendu et plus puissant que celui du cerveau avant les langues de convention que dans les textes des années 1810, en particulier dans les feuillets manuscrits intitulés Monde réel, idéal et lingual.
    Sieyès commence par préciser que « [c]’est dans le monde lingual que se fait la communication des idées par le commerce des signes », puis il ajoute qu’« ayant la représentation de la nature dans le monde lingual toujours à ma disposition, j’ai agrandi à l’infini mes moyens actuels de connaissance. Il y a plus, systématisant ce monde lingual par le pouvoir d’abstraire, et de comparer, par l’analyse et la synthèse, j’acquiers une force de connaître une infinité d’objets que je n’ai jamais vus, que je ne pourrai jamais voir […]. Je les organise en systèmes de jugement, de proposition, de raisonnement, de discours »[20]. Dans ces derniers textes, la comparaison entre le monde réel, le monde idéal et le monde lingual lui permet de préciser sa pensée en la matière. C’est le développement du langage naturel, et surtout des langues conventionnelles, qui permet d’instaurer une autre représentation tant du monde réel que du monde idéal au titre de monde lingual. Ainsi « les langues, instruments essentiellement analytiques, multiplient les parties du discours, détaillent une pensée, un sentiment, créent une nouvelle source d’analogies et de relations purement nominales » au risque d’ailleurs de nous mener à l’erreur[21].
    Ici Sieyès émet quelques réserves sur l’utilité des vertus analytiques des langues, surtout lorsque « l’organisation des langues conventionnelles promène le monde idéal dans un labyrinthe analytique de causes, d’effets, de distinctions, de subtilités, etc. », particulièrement mal adapté aux opérations de l’instinct. Ainsi le monde lingual est en fin de compte


[19] Ibid., p. 150.

[20] Ibid., p. 152.

[21] « La langue fixe l’ordre idéal et lui sert de garantie. Mais cet ordre idéal reste-t-il exclusivement applicable aux suites idéales qui ont nécessité sa formation? Ne se déplace-t-il pas d’un sujet à un autre où il n’est plus propre, comme un échafaudage pour une maison devient inutile pour un temple? Si je ne trompe, c’est surtout de cet abus lingual que partent des fausses questions et des fausses suppositions », Vues analytiques, op. cit., § 75.

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étroitement associé au cerveau, « découvreur, créateur des sciences, des arts, des sociétés organisés politiquement, etc. ». Nous en revenons encore à la langue politique.

 

… et de la critique des idéologues.

Ne cessant de rechercher matière à réflexion politique, y compris dans le domaine de la Grammaire générale, Sieyès aborde alors de manière particulièrement critique « l’école de Condillac », et tout particulièrement Destutt de Tracy dans la seconde partie des Eléments d’idéologie, en l’occurrence la Grammaire. Destutt lui-même avait engagé le débat par une critique implicite de la métaphysique du moi et de son activité préconisée par Sieyès:

« Il est vrai que l’on peut dire que, ne connaissant rien que par nos sensations, nos sensations étant tout pour nous, nous pouvons appeler physique la connaissance de nos sensations considérées dans tous les êtres qui les occasionnent, et métaphysique, la connaissance de ces mêmes sensations considérées dans leurs effets en nous. Sous ce point de vue, l’une est l’histoire du monde, et l’autre est l’histoire de notre moi, du petit monde. Mais c’est là un emploi tout à fait nouveau du mot métaphysique. »[22]

Cet emploi « nouveau » de la métaphysique, Destutt le perçoit sans doute chez le Sieyès métaphysicien, et en marque ainsi les limites par son souci de concevoir le paradigme analytique au-delà de la démarche déductive et analytique héritée de Condillac. Il distingue en effet le mouvement de notre intelligence, appréhendé sur la base de la science des idées, de la genèse sensualiste de nos idées. Il dissocie ainsi analyse et langage: le langage n’est que second, il n’est là que pour fixer une analyse des idées antérieurement effectuées[23]. C’est pourquoi tant le moi en formation que le langage qui s’y attache ne constituent qu’un « petit monde » face à l’infinité des connaissances déployées par l’idéologie, alors que Sieyès y voit l’infinité des combinaisons du monde lingual.
    C’est dire que Sieyès critique une telle position qui ne confère au langage qu’un rôle d’intermédiaire dans la création de l’idée. Il lui oppose l’attitude du philosophe analyste, « véritable métaphysicien politique », pour qui la langue n’est pas un simple intermédiaire dans un jeu verbal, mais fait la suite des idées, fixe l’analyse cognitive.
    Par ailleurs, au-delà de l’homme éclairé apte à développer la cognition, il existe l’homme ignorant, plus proche de son instinct. De ce fait les actes individuels ne se réduisent pas, selon Sieyès, à ce qu’en dit la langue analytique, et donc au fait de l’observation et de la délibération. Une part leur revient aussi dans les lois naturelles, dans l’effectuation du simple fait que « Je produis [exact] mon acte ». Si « la langue est une méthode analytique et


[22] Mémoire sur la faculté de penser (1796), réédition Fayard (1992), p. 70.

[23] Voir sur ce point la présentation de l’idéologie rationnelle de Destutt de Tracy par Laurent Clauzade dans L’idéologie ou la révolution de l’analyse, Paris, Tel/Gallimard, 1998, qui souligne fort justement que cet idéologue ne s’intéresse pas au « problème psychologique relatif à la formation du moi » (p. 140).

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synthétique nécessaire pour penser et pour parler », elle retient d’abord les idées, y compris au plus près du sentiment, de l’instinct avant même de les systématiser.
    Ainsi la langue a une double fonction: d’une part « fixer les idées, représenter les pensées, en conserver le dépôt et le présenter à l’usage commun », d’autre part opérer, au plus grand profit de la science humaine, « classifications, méthodes, systèmes, raisonnements, propositions, enfin toutes les pensées humaines »[24]. Nous retrouvons de nouveau la partition entre la langue d’usage commun et la langue propre. Nous sommes ainsi renvoyés à la manière dont la langue analytique se démarque, en tant que langue propre, d’un langage du tiers commun empiriquement attesté dans l’état des mœurs et de l’opinion.
    Pour autant, l’erreur des idéologues consiste aussi à rapporter unilatéralement le jugement à l’action de l’instinct[25], dans la mesure où « [q]u’est ce que juger, porter un jugement, si ce n’est prononcer mentalement et exprimer verbalement un rapport entre deux idées simples ou complexes? »[26]. Sieyès en vient ainsi à distinguer « le langage naturel de l’instinct » de « la langue conventionnelle analytique », distinction qui ne recoupe pas exactement la division antérieure entre la langue analytique et la langue commune. En effet « la langue propre » du législateur, en dépit de sa qualité foncièrement analytique, se doit de prendre en compte la langue naturelle des besoins. Le « jugement national » du législateur ne relève pas d’un simple dialogue entre des hommes éclairés, il s’insère dans l’action, dans le combat réel des intérêts liés aux besoins et sources de sentiments plus ou moins hostiles.
    Cet « à propos de… » nous a familiarisés, un court instant, avec l’intérêt, au premier abord plutôt périphérique, de Sieyès pour la Grammaire générale. Mais, en l’inscrivant dans l’espace du devoir-faire, Sieyès donne à la Grammaire générale une place dans les combinaisons infinies de la pensée, au regard de l’extension du monde lingual, et lui confère ainsi la position la plus haute dans la hiérarchie des instruments du langage.


[24] Manuscrit sur le Monde réel, idéal et lingual.

[25] « Les derniers métaphysiciens attribuent un rôle trop important aux calculs de l’esprit dans nos déterminations spontanées. Ils croient que nous n’agissons ordinairement qu’en vertu de raisonnements devenus habituels, faciles et tellement rapides que nous ne nous en apercevons pas nous-mêmes », Manuscrit sur la Cognition.

[26] Vues analytiques, op. cit., § 76.

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