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Notions préliminaires

 

Table des matières Notions préliminaires. Grammaire générale.

 

 

 

Suite du cours de
grammaire générale.
3eme partie.
Grammaire française.
4eme partie.
La logique.

 

 

 

 

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Notions préliminaires.

 

l'art de peindre la pensée ou de communiquer ses idées est un prodige de l'industrie humaine. c'est le premier de tous les arts, c'est le plus universellement utile. sans cet art précieux, tout est muet, tout est mort dans la nature; sans lui la pensée elle-même deviendroit presque inutile à l'homme.

cet art admirable est la base de la société, de la source des douceurs qu'on y éprouve: c'est par lui que nous manifestons nos besoins, nos craintes, nos plaisirs, nos lumieres; que nous recevons de nos semblables, les secours, les conseils, les connoissances qui nous sont nécessaires.

l'homme ne communique pas seulement ses idées à ceux qui l'entourent; quoiqu'elles soient purement intellectuelles, il a trouvé le moyen de les peindre de maniere à les faire passer aux hommes de tous les pays et de tous les siecles; ainsi nous pouvons profiter des méditations de tous les sages, dans quelque temps et en quelque lieu qu'ils aient existé. comment est-on parvenu à un résultat aussi étonnant? c'est une question aussi intéressante que difficile à résoudre.

la pensée se transmet par les gestes, par la parole et par l'ecriture: aussi distingue-t-on trois langages différens: le langage d'action, le langage des sons articulés et le langage écrit.

le langage d'action qui consiste dans les mouvemens du visage, dans les attitudes du corps et dans les accents inarticulés, est le plus naturel et le plus facile à trouver: il a dû être le premier langage des hommes.

|2 aux gestes et aux accents que la nature leur inspiroit, ils en ajouterent, par analogie, beaucoup d'artificiels. on saitjusqu'à quel point de perfection fut porté chez les Romains l'art des pantomimes: ils représentoient des piècesentieres sans proférer un seul mot, et produisoient les plus grands effets sur tout un peuple assemblé. parmi les modernes les instituteurs des sourds et muets ont aussi prouvé que nous pourrions rendre toutes nos pensées par le moyen des gestes.

il faut cependant convenir que les moyens de sociabilité et les charmes de la conversation eussent été resserrés dans une sphère bien etroite, si pour nous entretenir avec nos semblables, nous n'avions eu d'autre ressource que le langage d'action.

mais l'homme étoit né avec la faculté d'articuler des sons; son organisation et ses besoins le portoient à en faire usage: il parla et trouva dans la combinaison des sons articulés le grand moyen de communication.

les savans divisés sur l'origine de la parole nous ont donné différens systemes. les uns ont affirmé que la parole étoit un pur effet de l'invention humaine; les autres l'ont attribué à la toute puissance de Dieu, supposant qu'il avoit donné au premier homme les mots mêmes dont lui et ses descendans se sont servis.

ces deux opinions diamétralement opposées contiennent du vrai et du faux.

le langage vient de Dieu en ce qu'il forma l'homme avec les organes nécessaires pour parler, /j'ai lu et expliqué à mes elèves ce qu'il y a de plus intéressant dans Gebelin sur l'instrument vocal, sur les caracteres distinctifs des sons et des intonations et sur la différence de la prononciation dans les différens pays./ qu'il lui fit un besoin d'exprimer ses idées, qu'il l'environna de modèles propres à le diriger dans cette expression, et qu'il lui |3 fournit les sens primitifs, élémens de tous les idiomes. mais le langage est aussi l'effet de l'industrie des humaine, en ce que l'homme développa ses organes, surpassa les modèles offerts par la nature, donna une infinité de combinaisons aux sons primitifs et parvint à former cette immense quantité de mots que la vie la plus longue ne saurait épuiser.

l'homme est le seul animal qui parle véritablement, c'est-à-dire qui attache des idées aux sons qu'il prononce. il est du moins le seul qui ait la faculté de généraliser ses idées et de les exprimer par des sons articulés; c'est ce degré de perfection qui le distingue sensiblement des autres animaux.

le langage des sons articulés ne nous est cependant pas aussi naturel qu'on se l'imagine ordinairement; le sourd de naissance doué d'ailleurs de l'organe de la parole, n'ayant jamais pu entendre les sons ni s'exercer à les former demeure constament muet. un enfant qui dès le berceau n'auroit eu aucune communication avec ses semblables, n'exprimeroit ses sensations et ses idées que par des cris comme les animaux. il est encore des peuples, tels que les hotténtots, qui n'ont guère d'autre langage d'où il résulte que nous apprenons à parler, comme nous apprenons à bien parler; que la parole est un art et un art qu'il a été difficile d'inventer. il étonne le philosophe qui veut remonter à ses origines.

les sons articulés ne furent d'abord qu'une |4 simple nomenclature, que des mots isolés, que des notions vagues qui confondoient les qualités des corps avec les corps eux-mêmes, faute de connoître l'art des abstractions et par conséquent celui de généraliser les idées.

peu à peu on observa que certaines qualités étoient communes à plusieurs êtres, et que d'autres leur étoient particulieres. on s'habitua à considérer ces propriétés comme séparables des substances qu'elles modifioient.: de là l'idée du sujet et du modificatif. l'homme impatient d'énoncer ses jugemens trouva le moyen de lier ces deux mots. il parvint même à inventer les autres élémens du discours et à les unir de maniere a exprimer les différentes vues de l'esprit, et à former le tableau de la pensée; mais les progrès durent être bien lents. il fallut de profondes méditations pour s'élever de la simple proposition à cet ensemble merveilleux d'idées qui forment la période; cette sublime conception de l'esprit humain est autant au-dessus des forces de l'homme de la nature que les tableaux de Michel-Ange sont au-dessus des ébauches de l'enfant qui commence à manier le pinceau.

à l'invention de la parole succéda, mais à de grands intervalles, celle de peindre la pensée par des signes permanents.

la premiere écriture fut figurative |5 ou hiéroglyfique: /lu les principales observations de Gebelin sur les hiéroglyphes./ parloit-on d'agneaux; parloit-on de fruits; c'étoit des agneaux, c'étoit des fruits qu'on dessinoit. d'abord on dessina tout l'objet; bientôt on n'en dessina plus que le contour, puis seulement une partie; enfin on fit des ellipses en peinture comme on en a fait dans les langues: ce ne fut plus que de simples traits. chacun de ces traits représentoit tout un objet; mais il semble qu'il en falloit presqu'autant qu'il y avoit d'objets différens.

le savant auteur du monde primitif croit qu'il n'y eut pendant bien des siecles que seize caracteres hiéroglyphiques dont il fait ainsi l'histoire: « ces caracteres hiéroglyphiques sont emportés par tous les peuples de la dispersion; les chinois continuent de s'en servir comme de vrais hiéroglyphes, et en augmentent le nombre considérablement, mais fort au-dessous des deux cent quatorze clés qu'on croit y reconnoître. les chaldéens et leurs voisins qui se livrent à un très grand commerce entr'eux et qui sentent la nécessité d'avoir une écriture très expéditive, se contentent de ces seize caracteres et y ramènent tous leurs mots écrits: en même temps ils donnent à ces caracteres le nom des organes par lesquels on prononce les mots qu'ils peignent, ou les noms des objets mêmes qu'ils désignent; l'un devient un A, l'autre un E, l'autre un B, etc. De là seize noms ou seize mots qui constituent tous les élémens de l'écriture | 6 et qui servent à la prononcer; en disant par exemple A partout où est la figure du chef de famille; M, partout où est celle de la mere de famille; N, partout où est la figure de leur nourisson; O, partout où est la figure de l'œil, etc., et en réduisant tous les mots à ces seize caracteres au moyen de leurs diverses combinaisons.

par cette méthode aussi simple qu'admirable, la langue écrite se trouve parfaitement conforme à la langue parlée; on peut écrire celle-ci et prononcer celle-là: et ce fut là l'écriture alphabétique, appellée ainsi, parce que le premier caractere de l'alphabet des seize lettres, étoit A. appellé alpha ou conducteur: et le deuxe B. appellé Betta, ou habitation, demeure. »

les systemes sur l'origine de l'écriture alphabétique sont très nombreux et très opposés; nous en verrons le détail dans Court de Gebelin. d'après la tradition commune, c'est aux phéniciens que nous sommes redevables de cet art merveilleux.« ils en sont du moins les inventeurs à notre égard dit le président de Brosses, puisqu'il est constant que ce sont eux qui par leurs voyages l'ont divulgué dans les pays occidentaux. »

quelqu'ait été l'inventeur de l'écriture des sons, il est certain qu'elle ne s'est pas formée comme le langage, par une progression lente et insensible. elle a été bien des siecles avant |7 de naître; mais elle est née tout à coup comme la lumiere. dès qu'on s'apperçut que le discours le plus varié et le plus étendu n'étoit composé que d'un assez petit nombre de sons, et qu'il ne s'agissoit que de leur donner à chacun un caractere représentatif, tout fut trouvé. en effet, comme le remarque Duclos, « il étoit bien plus facile de compter tous les sons d'une langue que de découvrir qu'ils pouvoient se compter: l'un est un coup de génie, l'autre un simple effet de l'attention. »

des trois moyens que l'homme a trouvés pour peindre la pensée, chacun a ses avantages et ses désavantages.

les gestes sont plus énergiques, plus prompts dans leurs effets. les sons articulés sont plus exacts, plus surs: ils détaillent mieux l'idée et la font mieux connoître. les uns sont plus propres à peindre les idées dont on est vivement affecté, et qui demandent d'être peintes avec la plus grande rapidité pour que nous obtenions un prompt secours. les autres sont plus propres à exprimer les idées qui tendent à instruire, et à éclairer.

la parole et le geste passent avec l'instant qui les voit naître, et ne peuvent s'étendre qu'à un nombre déterminé de personnes. l'écriture au contraire et surtout l'imprimerie a sous ce |8 rapport un grand avantage: elle propage les connoissances dans tout l'univers, et les transmet aux siecles les plus reculés. mais elle n'a rien de vif, rien d'animé.

la grammaire générale préside à toutes ces manieres de peindre la pensée; c'est à elle à indiquer les qualités que doit avoir chacune de ces méthodes. partout elle prescrit la plus grande conformité avec le modèle, avec la pensée: or comme les idées en général sont les mêmes chez tous les peuples, les langues doivent aussi être les mêmes quant au fond. par conséquent elles doivent toutes être assujéties à des regles communes. toutes ont les mêmes classes de mots, toutes ont des signes pour marquer les différens rapports. cependant les langues sont différentes, soit parce qu'elles n'ont pas les mêmes mots pour rendre les mêmes idées, soit parce qu'elles se servent de signes différens pour indiquer les mêmes rapports.

les regles communes à toutes les langues sont l'objet de la grammaire générale; antérieure à toutes les grammaires particulieres, elle est plus intéressante, plus utile, et en même temps plus simple, parce que tous ses principes sont puisés dans la nature.

cette grammaire existe indispensablement pour les hommes, dès qu'ils veulent peindre leurs idées: elle leur dicte impérieusement ses lois, et ils les suivent alors même qu'ils se flattent d'être les créateurs de l'art. en effet tout modèle de peinture dirige nécessairement dans |9 le choix des moyens propres à le peindre, sans cela on ne feroit que des portraits de fantaisie qui ne représenteroient rien de réel.

avant de développer ces principes généraux, il est indispensable d'analyser la pensée; car comment faire connoître aux autres ce qui se passe en nous, si nous l'ignorons nous- mêmes, d'ailleurs c'est dans cette analyse que l'on doit trouver les principes du langage.

nous donnerons donc, avant de commencer le cours ordinaire de grammaire, quelques leçons qui auront pour objet les idées, l'analyse des facultés de l'ame et la maniere dont la pensée se décompose, soit dans le langage d'action, soit dans le langage articulé.

 

 

Article premier.

Des idées.

 

le mot idée signifie image: l'idée de la représentation des objets dans l'esprit: c'est la connoissance de leurs formes, de leurs qualités et surtout de leurs rapports avec nous.

une sensation n'est point une idée tandis qu'on ne la considère que comme un sentiment de l'ame. la sensation de la solidité est par elle-même tout à-la-fois sentiment et idée. elle est sentiment par le rapport qu'elle a à l'ame qu'elle modifie; elle est idée par le rapport qu'elle a àquelque chose d'extérieur.

cette sensation nous force à juger hors de nous toutes les modifications que l'ame reçoit par le toucher, et c'est pourquoi chaque sensation du tact se trouve représentative des objets que la main saisit.

le toucher accoutumé à rapporter ses sensations au dehors, fait contracter la même habitude aux |10 autres sens. nos sensations nous paroissent les qualités des objets qui nous environnent: elles les représentent donc, elles sont des idées.

mais il est évident que ces idées ne nous font point connoître ce que les êtres sont en eux-mêmes; elles ne les peignent que par les rapports qu'ils ont à nous, et cela seul démontre combien sont superflus les efforts des philosophes qui prétendent pénétrer dans la nature des choses.

chaque sensation, prise séparément, peut être regardée comme une idée simple; mais une idée complexe est formée de plusieurs sensations que nous réunissons hors de nous. la blancheur de ce papier par exemple est une idée simple, et la collection de plusieurs sensations, telles que la solidité, la forme, la blancheur, est une idée complexe.

les idées complexes sont completes ou incompletes: les premieres comprennent toutes les qualités de la chose qu'elles représentent, les dernieres n'en comprennent qu'une partie. les idées qui ont pour objet des êtres abstraits, tels que le vice, la vertu, peuvent être completes, puisque ces notions ne renferment d'autres idées simples que celles que l'esprit a lui-même rassemblées. mais les idées des substances sont nécessairement incompletes, puisqu'elles ont pour objet des êtres où nous pouvons tous les jours découvrir de nouvelles propriétés.

il n'y a qu'un moyen de bien connoître les idées complexes, c'est de les analyser, c'est-à-dire de les réduire aux idées simples dont elles ont été composées, |11 et de suivre les progrès de leur génération. les définitions dont on s'est servi pour atteindre le même but, n'ont fait qu'augmenter la confusion et multiplier les disputes.

l'idée est claire, quand elle nous représente l'objet de maniere que nous le distinguons facilement de tout autre: celle qui ne produit pas cet effet est obscure.

nous avons une idée claire du rouge parce que, sans hésiter, nous le distinguons de toute autre couleur; mais bien des personnes n'ont que des idées obscures des diverses nuances de cette couleur, et les confondent les unes avec les autres.

l'idée est distincte quand nous pouvons indiquer les caracteres distinctifs de l'objet: elle est confuse, quand nous ne le pouvons pas.

l'idée de la couleur rouge est une idée claire, car l'on ne confond pas le rouge avec une autre couleur; mais si l'on demande à quelqu'un à quoi il reconnoît la couleur rouge, il ne saura que répondre.

il y a donc une différence sensible entre une idée simplement claire et une idée distincte; en effet celui qui n'a qu'une idée claire d'une chose, ne saurait communiquer cette idée à un autre. il n'y a aussi que les idées distinctes qui soient propres à étendre nos connoissances.

toute idée, considérée en soi, est claire et distincte. l'obscurité et la confusion ne sont relatives qu'à l'objet que nous voulons représenter et dont nous ignorons quelques propriétés; quoique nous ne les connoissions pas toutes, il dépend de nous de parler de l'objet |12 avec la plus grande exactitude; il suffit pour cela que nous ne comprenions dans nos idées et dans nos expressions que ce qu'une observation constante nous a appris. /note en marge: donné une idée de la statue qui ne recevroit que successivement l'usage de ses sens. / lu les endroits les plus intéressans du traité des sensations./

la privation d'un sens emporte avec elle la privation de toutes les idées attachées à l'exercice de ce sens. la privation de tous les sens, ou même leur inaction absolue emporteroit aussi avec elle une privation totale d'idées. nous ne nous arrêterons donc pas à prouver qu'il n'y a point d'idées innées; mais nous examinerons comment nous acquérons les différentes especes d'idées par l'entremise des sens.

dès que l'homme est né, les objets qui l'environnent lui font éprouver différentes sensations; il reçoit successivement les idées des qualités sensibles, c'est-à-dire des odeurs, des sons, des couleurs, etc. quand l'ame a eu un certain nombre de sensations et d'idées, elle est naturellement portée à les examiner, à les comparer: elle juge, elle raisonne, et en réfléchissant sur ses opérations, elle acquiert les idées de comparaison, de jugement, de raisonnement, etc.

la plupart des idées qui viennent par la sensation demandent peu de travail; nous les acquérons si jeunes que nous ne souvenons pas de les avoir acquises. il n'en est pas de même des idées produites par la réflexion, elles ne viennent que tard: elles sont le fruit de la méditation. d'où il arrive que les hommes qui sans cesse occupés des objets du dehors, ne descendent point en eux-mêmes, n'ont jamais d'idées bien distinctes des opérations intellectuelles.

les sensations plaisent ou déplaisent à l'ame. les objets qui les produisent et les opérations de l'esprit |13 elles-mêmes, peuvent être considérées comme réels - et comme existans séparément. c'est en réfléchissant sur ces résultats que l'ame acquiert les idées de plaisir, de douleur, d'existence et d'unité. elle acquiert aussi les idées de puissance et de faculté, en s'appercevant qu'elle peut penser, imprimer le mouvement et recevoir des impressions des objets qui l'entourent.

toutes les idées dont nous avons parlé jusqu'ici ne viennent donc que de deux sources, de la sensation et de la réflexion. /à proprement parler c'est la même source, la réflexion n'étant que la sensation transformée./ ces idées peuvent être appellées idées simples, élémentaires, primitives.

l'ame pourvue de ces élémens acquiert les autres idées ou par addition, ou par comparaison, ou par abstraction.

les idées des substances corporelles et spirituelles, les idées de collection de substances, de modes homogènes, hétérogènes ou mixtes, s'acquierent par addition. les idées des relations physiques, morales et logiques s'acquierent par comparaison. les idées de genres, de différences et d'especes se forment par abstraction.

si nous réfléchissons sur les idées que nous avons des corps, nous verrons qu'elles se composent des idées des qualités de ces corps. nous ne connoissons l'or, par exemple, qu'autant que nous savons qu'il est jaune, qu'il pèse beaucoup, qu'il est fusible, très ductile et qu'il se résout dans l'eau [?régale].

il en est de même des idées des substances spirituelles. l'idée que nous avons de l'ame se réduit à nous la représenter comme un être qui sent, qui juge, qui réfléchit, qui raisonne. celui-là a l'idée de Dieu qui attribue à l'auteur de ce monde une puissance, une sagesse, une intelligence sans bornes.

toutes les idées collectives de substances, telles |14 que celles d'année, de ville, de forêt, de constellation, etc. notre ame les forme en réunissant en une seule idée celle de plusieurs substances individuelles.

par modes homogènes on entend la collection de plusieurs modes de la même espece; ainsi une dixaine est composée de plusieurs unités de la même matiere. on peut ranger dans la même classe, la durée, l'espace, etc. mais les idées des modes élémentaires qui composent ces sortes de collections, sont simples et primitives.

les modes hétérogènes ou même mixtes, tels que le mensonge, l'homicide, la beauté, la justice, l'ingratitude, se forment de modes élémentaires de différentes especes; l'idée d'homicide, par ex., se compose des idées de vengeance, de dessein prémédité, de recherche des moyens, et enfin de l'idée de l'action violente par laquelle l'ennemi est opprimé. on voit que toutes ces idées sont simples ou susceptibles de se réduire en idées simples.

c'est en comparant que nous acquérons les idées des relations, soit physiques, soit morales, soit logiques. il faut distinguer trois choses dans chaque rapport: les deux termes que l'on rapproche et la base du rapport, c'est-à-dire le point de vue sous lequel on les considère. les deux termes et la base ne peuvent être que des substances ou des modes dont les idées comme nous l'avons vu, sont simples ou susceptibles d'être réduites en idées simples. donc les idées des rapports se forment d'idées élémentaires.

quant aux relations physiques, il n'y a pas de difficulté. La relation de blancheur, par ex, qui se trouve entre deux murs, exige les idées des deux murs qui sont les termes du rapport, et celle de |15 la blancheur qui en est la base. la blancheur est un mode dont l'idée est élémentaire; et les idées de murs, comme idées de substances peuvent aussi être rappellées à des idées élémentaires.

les relations morales consistent dans la bonté ou la malice des actions humaines, dans leur conformité ou leur non-conformité à la loi. or nous avons déjà vu que les actions humaines sont des modes mixtes dont les idées peuvent être ramenées à des idées simples. la loi, si elle est positive, est une manifestation de la volonté de l'être qui a droit de commander; si elle est naturelle, elle est fondée sur les idées que nous avons de Dieu et des hommes, en tout cela il n'y a que des idées élémentaires ou susceptibles d'y être ramenées.

par les relations logiques on entend les vérités singulieres, universelles et particulieres. or l'esprit humain pourvu des idées de quelques objets individuels, compare ces idées, voit si elles se conviennent, ou si elles ne se conviennent pas, et acquiert ainsi la connoissance de quelques vérités relatives à des individus. de la découverte de plusieurs vérités individuelles il s'éléve à des vérités générales; ainsi après avoir remarqué que le corps est plus grand que le bras, la maison plus grande que la chambre, il acquiert l'idée de cet axiome: le tout est plus grand que la partie.

des propositions universelles il est facile de faire des propositions particulieres, il suffit d'y mettre quelque restriction; au lieu de dire: les hommes sont faux, on peut dire: quelques hommes sont faux. on conçoit que les idées des relations de toute |16 espece sont simples ou composées d'idées simples.

il est à remarquer qu'il est plus naturel d'aller de l'individu au général, que de commencer par les choses générales pour en venir aux individuelles. c'est dans le premier ordre que nous acquérons nos idées, c'est aussi celui dans lequel nous devons les présenter du moins aux personnes peu instruites.

enfin les idées de genres, de différences, d'especes, se forment par abstraction. l'ame pourvue des idées d'un grand nombre de substances, les compare et voit en quoi elles se ressemblent, en quoi elles différent. tantôt elle réunit les qualités communes, faisant abstraction des qualités distinctives, et elle acquiert les idées de genres; tantôt elle considère les qualités distinctives, faisant abstraction des qualités communes et elle acquiert les idées de différences, tantôt enfin elle découvre qu'un genre joint à une différence convient à plusieurs substances, et ainsi faisant abstraction des individus, elle acquiert les idées d'especes.

on voit donc qu'en combinant les idées simples et élémentaires, on forme toutes les idées que Locke appelle secondaires ou complexes.

quoique l'on puisse par de pareilles combinaisons faire un nombre prodigieux de collections d'idées pour leur donner à chacune un nom particulier, on n'en fait qu'autant que le besoin l'exige. « les hommes dit Locke ayant institué le langage pour se faire connoître ou se communiquer leurs pensées les uns aux autres aussi promptement qu'ils peuvent, ils font d'ordinaire de ces sortes de collections d'idées, qu'ils |17 convertissent en modes complexes, auxquels ils donnent certains noms, selon qu'ils en ont besoin par rapport à leur maniere de vivre et à leur conversation ordinaire. pour les autres idées qu'ils ont rarement occasion de faire entrer dans leurs discours; ils les laissent détachées et sans noms qui les puissent lier ensemble, aimant mieux, lorsqu'ils en ont besoin, compter l'une après l'autre toutes les idées qui les composent, que de se charger la mémoire d'idées complexes et de leurs nom, dont ils n'auront que rarement et peut-être jamais occasion de se servir. »

de là vient que certains mots très familiers dans une langue, ne peuvent passer dans une autre qu'au moyen d'une périphrase. les habitudes des peuples étant très différentes, les uns se sont fait des idées complexes que les autres n'ont pas; c'est pourquoi les premiers ont des expressions dont les derniers n'ont pas besoin.

c'est aussi pour cette raison que les langues vivantes s'enrichissent tous les jours de termes nouveaux. les peuples changeant de coutumes et d'usages, il leur faut des expressions nouvelles pour désigner de nouvelles combinaisons d'idées primitives.

entre les idées complexes et les idées élémentaires, il y a une différence frappante: les premieres peuvent s'acquérir de différentes manieres, tandis que les secondes ne peuvent venir que par l'expérience. quelque peine que vous preniez, quelque temps que |18 vous employiez, vous ne pourrez jamais donner à un aveugle l'idée d'un beau tableau.

« l'empire, dit l'auteur déjà cité, l'empire que l'homme a sur ce petit monde, je veux dire sur son propre entendement, est le même que celui qu'il exerce dans ce grand monde d'êtres visibles comme toute la puissance que nous avons sur le monde matériel, ménagé avec l'art et toute l'adresse imaginable, ne s'étend dansle fond qu'à composer et à diviser tous les matériaux qui sont en notre disposition, sans qu'il soit en notre pouvoir de faire la moindre partie de nouvelle matiere ou de détruire un seul atome de celle qui existe déjà; de même nous ne pouvons former dans notre entendement aucune idée primitive qui ne nous vienne par les objets extérieurs, à la faveur des sens ou par les réflexions que nous faisons sur les opérations de notre esprit. »

les idées des choses purement spirituelles ne sauroient faire preuve contre les principes de Locke. on peut les faire remonter toutes jusqu'à l'idée primitive produite par la sensation. les expressions mêmes de ces idées sont empruntées des dénominations des choses sensibles. « je ne doute pas, dit ce philosophe, que si nous pouvions conduire tous les mots jusqu'à leur source, nous ne trouvassions que, dans toutes les langues, les mots qu'on emploie pour signifier des choses qui ne tombai[en]t pas sous les sens, ont tiré |19 leur premiere origine d'idées sensibles. »

puisque les sens sont la source de nos idées, si nous avions un organe de plus, nous éprouverions des sensations différentes de celles que nous avons eues jusqu'à présent. cet organe nous feroit découvrir dans les objets des propriétés dont nous n'avons aujourd'hui aucune idée. il seroit une source de nouveaux plaisirs, de nouvelles peines, et par conséquent de nouveaux besoins. il en seroit de même d'un septieme et d'un huitieme sens.

ceux que nous avons suffisent à notre conservation. en apprenant à nous en servir, nous multiplions et nous perfectionnons nos connoissances.

ce que nos idées nous représentent dans les corps, se nomme qualités, manieres d'être ou modifications. il y a donc dans ces corps quelque chose que ces qualités modifient, qui en est comme le soutien ou le sujet, que nous nous représentons dessous, et que pour cette raison nous appellons substance, de substare, être dessous. puisqu'il y a des modifications, il faut bien qu'il y ait quelque chose qui soit modifié, mais nous n'en avons pas d'idée.

pour connoître une machine, il faut la décomposer et en étudier séparément chaque partie. de même pour connoître un corps, il faut aussi le décomposer, et en examiner successivement les différentes qualités. or les corps commencent d'eux-mêmes à se décomposer, puisqu'ils se montrent à nous avec des qualités différentes, suivant la différence des organes exposés à |20 leur action. un corps tout à-la-fois solide, coloré, sonore, odoriférentet savoureux, n'est pas tout cela à chacun de nos sens. ces différentes qualités ne viennent à notre connoissance que successivement et par autant d'organes différens. il dépend donc de nous de les considérer les unes après les autres; nous pouvons même les considérer comme si elles existoient separées de la substance qu'elles modifient. par ce moyen nous nous formons des idées abstraites, et nous avons la décomposition des qualités que nous connoissons dans ce corps. /article []/on recompose une machine, en rassemblant les parties dans l'ordre où elles étoient avant qu'on l'eut démontée; de même on recompose l'idée d'un corps en rassemblant les qualités dans l'ordre dans lequel elles co-existent. / il faut décomposer pour connoître chaque partie séparément, et il faut recomposer pour connoître le tout qui résulte de la réunion des qualités connues. / cette décomposition et cette recomposition est ce qu'on nomme analyse./

pour que les analyses soient utiles, il faut les faire avec ordre. or quel est cet ordre? la nature l'indique elle-même. qu'on jette les yeux sur une campagne riche et variée, il se présente des objets qui appellent plus particulierement les regards: ils sont plus frappants, ils dominent; et tous les autres semblent s'arranger autour d'eux pour eux. on observe d'abord les premiers; on les compare pour juger des rapports qu'ils ont entr'eux. quand, par ce moyen on a leur situation respective, on observe successivement tous ceux qui remplissent les intervalles; on les compare chacun avec l'objet principal le plus prochain, et on en détermine la position.

par cette méthode on parvient facilement à connoître cette campagne: on est en état d'en faire une description exacte. si au contraire on promene les regards indistinctement sur tous les |21 objets, on brouille tout, et on ne fait que des tableaux où on ne peut rien reconnoître.

on peut étudier un objet comme on étudie une campagne, car il y a aussi dans chaque objet des choses principales auxquelles les autres doivent se rapporter. c'est dans cet ordre qu'il les faut saisir, si l'on veut se faire des idées distinctes et bien ordonnées.

l'analyse d'une pensée ne se fait pas autrement que celle des objets extérieurs. on distingue d'abord les idées principales; on voit quels rapports elles ont entr'elles. on examine ensuite les idées subordonnées à chacune des premieres. après les avoir passées toutes en revue, on les réunit pour recomposer la pensée: et comme on n'analyseroit pas une campagne, si la vue ne l'embrassoit pas toute entiere; on n'analyseroit pas sa pensée, si l'esprit ne l'embrassoit pas également toute entiere. dans l'un et dans l'autre cas il faut tout voir à-la-fois; autrement on ne pourroit pas s'assurer d'avoir vu l'une après l'autre toutes les parties.

quand il s'agit d'analyser le systeme de nos idées, on ne peut suivre d'autre ordre que celui de leur génération.

or il n'existe dans la nature que des individus; donc nos premieres idées ne sont que des idées individuelles, des idées de tel ou tel objet.

nous n'avons pas imaginé des noms pour chaque individu; la chose étoit impossible; c'eût été |22 tout confondre. nous avons seulement distribué les individus en différentes classes, que nous distinguons par des noms particuliers; et ces noms sont ce qu'on appelle genres et especes. l'on comprend sous le nom de genres, les classes générales, telle que celle d'arbre, et sous le nom d'especes, celles de chênes et de pommiers qui sont contenues dans la premiere. animal est genre par rapport à homme, et homme est genre par rapport à savant et ignorant, est espece par rapport à animal.

arbre pour un enfant à qui on montre un arbre pour la premiere fois, n'est que le nom d'un individu. si on lui en montre un second, il n'imaginera pas d'en demander le nom: il le nommera arbre. il rendra ce nom commun à toutes les plantes qui lui paroitront avoir quelque ressemblance avec les premiers arbres qu'il a vus. mais si on le mene dans un jardin, et qu'on lui fasse manger différentes especes de fruits, il distinguera bientôt différentes especes d'arbres, et il apprendra les noms de cerisier, pêcher, poirier, etc.

nos idées commencent donc par être individuelles, pour devenir tout-à-coup aussi générales qu'il est possible; et nous ne les distribuons ensuite dans différentes classes, qu'autant que nous sentons le besoin de les distinguer. voilà l'ordre de la génération.

comme on classe les objets sensibles, on classe |23 aussi leurs qualités. couleur, par exemple, est un genre par rapport aux qualités que la vue nous fait connoître, et les couleurs se subdivisent en plusieurs especes, blanc, jaune, rouge, etc.

en classant ainsi les choses, nous les distribuons avec ordre; nous leur donnons à chacune une place marquée, et nous savons toujours où les reprendre. nous pouvons remonter de classe en classe, depuis l'individu jusqu'au genre qui comprend toutes les especes, comme nous pouvons descendre de ce genre aux individus.

quand cette distribution est faite, nos idées se trouvent elles-mêmes classées comme les objets que nous avons observés, alors nous avons des idées individuelles qui nous représentent les individus, des idées particulieres qui nous représentent les especes, et des idées générales qui nous représentent les genres.

après avoir vu comment nos idées se forment, il est facile de connoître ce qu'elles sont chacune.

dans la nature, il n'y a ni genres, ni especes; il n'y en a que dans notre maniere de concevoir. un homme, en général, n'existe pas: il nous est impossible de nous le représenter, comme il est impossible de le peindre. nous n'avons à proprement parler, que des idées individuelles. que sont donc les idées générales? ce sont des vues |24 de l'esprit qui considère les objets sous leurs rapports de ressemblance. que représentent ces idées? elles ne représentent que ce que nous voyons de commun dans les individus mêmes. l'idée générale d'homme ne représente que ce que nous voyons de commun dans Pierre et dans Paul.

 

 

Article deuxieme.

De l'analyse des facultés de l'ame.

 

l'ame ne pense qu'autant qu'elle sent. c'est donc dans la sensation qu'il faut chercher l'origine des facultés de l'ame.

une réflexion servira beaucoup à abréger cette analyse; c'est qu'il suffira d'observer ce qui se passe en nous quand nous acquérons une connoissance, pour savoir ce qui s'y passe, quand nous en acquérons plusieurs; car l'un ne peut être que la répétition de l'autre.

quand vous jettez indifféremment les yeux sur un grand nombre d'objets, vous ne remarquez pas plus les uns que les autres. mais si vous fixez les yeux sur l'un d'eux, vous remarquez particulierement la sensation qu'il produit en vous, et vous ne vous appercevez presque plus des sensations que les autres vous envoient. or la sensation que vous remarquez plus particulierement, que vous éprouvez comme si elle étoit seule, n'est pas distinguée de ce qu'on appelle attention.

|25 pour ôter toute équivoque, on doit considérer l'attention et par rapport au corps et par rapport à l'ame. relativement au corps, l'attention est la direction des sens sur un objet; relativement à l'ame, c'est la sensation elle-même que vous éprouvez comme si elle étoit seule. cette direction des sens n'est donc que la cause de l'attention proprement dite qui est la premiere faculté que nous remarquons dans la faculté de sentir.

comme nous donnons notre attention à un objet, nous pouvons la donner à deux à-la-fois; alors nous remarquons deux choses en même temps. or les remarquer en même temps, c'est les comparer. la comparaison n'est donc qu'une double attention; elle consiste dans deux sensations qu'on éprouve, comme sil elles étoient seules.

si l'objet est présent, l'attention est la sensation qu'il fait actuellement sur nous; s'il est absent, l'attention est le souvenir de la sensation qu'il a faite. c'est par le moyen de ce souvenir que nous pouvons comparer les objets absents comme les objets présents. quand nous nous souvenons d'une chose, il suffit, pour y donner notre attention que nous ne la donnions pas à autre chose; car alors ce souvenir sera la sensation que nous remarquerons plus particulierement.

nous ne pouvons comparer deux objets, |26 sans remarquer qu'ils font sur nous les mêmes sensations ou des sensations différentes: nous remarquons donc qu'ils se ressemblent ou qu'ils different; or c'est là juger. le jugement n'est donc aussi que sensations.

vous pouvez considérer successivement plusieurs objets, et faire, à mesure que vous avancez, différentes comparaisons, différens jugemens. quand l'attention fait de la sorte, une suite de comparaisons et de jugemens, vous remarquez qu'elle réfléchit en quelque sorte d'une chose sur une autre; alors elle prend le nom de réflexion.

l'attention peut se porter sur le souvenir d'un objet absent et le représenter comme présent; elle peut représenter les objets les plus simples, sous différentes formes, sous différentes couleurs; elle peut aussi rassembler dans un seul objet, les qualités répandues dans plusieurs. ainsi elle forme des êtres qui n'ont de réalité que dans l'esprit. alors elle prend le nom d'imagination.

il est à remarquer que les erreurs multipliées qu'on lui attribue ne sont pas dans la représentation des objets, mais dans les jugemens qui accompagnent cette représentation.

un jugement que je prononce peut en renfermer implicitement un autre, si par exemple, je dis qu'un corps est pesant, je dis implicitement qu'il tombera s'il n'est pas soutenu. énoncer cette |27 conséquence c'est faire un raisonnement. raisonner est donc déduire un jugement d'un autre.

quand le second n'est pas sensiblement renfermé dans le premier, il faut en allant du connu à l'inconnu, passer par une suite de jugemens intermédiaires, et les voir tous successivement renfermés les uns dans les autres. c'est une suite de propositions identiques où la premiere est traduite par la seconde et la seconde par la troisieme, etc., de maniere que l'evidence passe avec l'identité depuis l'énoncé de la question jusqu'à la conclusion du raisonnement.

quand la chaîne de ces propositions identiques se prolonge, le dernier anneau ne paroît pas tenir au premier. de là, quoique la premiere proposition soit évidente, la derniere peut être obscure, sans pouvoir être contestée: c'est une clarté qui va toujours décroissant à mesure que les anneaux de la chaîne se multiplient.

on voit que le raisonnement le plus compliqué n'est composé que de jugemens déduits les uns des autres; et que comme le jugement n'est que l'attention qui apperçoit un rapport entre deux idées, le raisonnement n'est que cette même attention qui apperçoit un rapport de connexion entre deux propositions.

la réunion des facultés que nous venons d'observer se nomme entendement; parce que |28 par ces facultés l'ame entend les choses en quelque sorte, comme par l'oreille elle entend les sons. l'entendement comprend donc l'attention, la comparaison, le jugement, la réflexion, l'imagination et le raisonnement.

quand on donne à ces opérations le nom de facultés, on ne veut pas dire qu'elles sont actuellement dans l'ame; on veut dire seulement que l'ame en est capable.

en considérant nos sensations comme représentatives, nous en avons vu naître toutes les opérations de l'entendement: si nous les considérons comme agréables ou désagréables, nous en verrons naître toutes les opérations qu'on rapporte à la volonté.

la privation d'un objet que vous jugez vous être nécessaire, produit en vous un mal-aise ou une inquietude, en sorte que vous souffrez plus ou moins, c'est ce qu'on nomme besoin.

le besoin détermine vos sens sur l'objet dont vous êtes privé; il détermine aussi votre ame à s'occuper de toutes les idées qu'elle a de cet objet, et surtout du plaisir qu'elle pourroit en recevoir. toutes vos facultés sont donc dirigées vers l'objet en question; et cette direction est ce qu'on nomme désir.

les désirs tournés en habitude, se nomment passions. de pareils désirs sont en quelque sorte permanents; s'ils s'assoupissent par intervalles, ils se réveillent à la premiere occasion.

|29 si au désir de la chose dont on est privé, on ajoute ce jugement: je l'obtiendrai, alors naît l'espérance.

si ce premier jugement est suivi de cet autre: je ne dois rencontrer aucun obstacle, le désir est alors ce qu'on nomme volonté. telle est, au propre l'acception de ce dernier mot; mais on est dans l'usage de lui donner une signification plus étendue: l'on entend par volonté une faculté qui comprend toutes les affections qui naissent du besoin, les désirs, les passions, l'espérance, le désespoir, la crainte, la confiance, la présomption, et plusieurs autres que l'on peut distinguer.

enfin le mot pensée, plus généralement, comprend toutes les facultés de l'entendement et toutes celles de la volonté. car penser c'est sentir, donner son attention, comparer, juger, réfléchir, imaginer, raisonner, désirer, avoir des passions, espérer, craindre.

nous avons expliqué comment les facultés de l'ame naissent successivement de la sensation; on voit qu'elles ne sont que la sensation qui se transforme pour devenir chacune d'elles.

 

 

Article 3.

Comment le langage d'action décompose la pensée.

 

si les langues parlées n'existoient pas; si le |30 langage d'action qui les a précédées, n'existoit pas non plus; enfin si les hommes remplis de sensations ne voyoient et n'entendoient nulle part des signes et des expressions de ce qu'ils sentent; s'ils ne pouvoient pas eux-mêmes l'exprimer, toutes leurs sensations resteroient dans ce vague confus où on n'a aucune idée, parce qu'on n'en démêle aucune: les comparaisons et les jugemens ne seroient que de simples perceptions. il seroit impossible d'affirmer cette vérité: Dieu est bon; puisque les idées seroient simultanées dans l'esprit, et qu'on n'auroit aucun moyen de se les représenter dans un ordre successif.

il faut donc des signes pour analyser la pensée; mais il faut avoir déjà analysé pour instituer des signes; car des signes supposent des idées distinguées, et des idées distinguées supposent l'analyse: des signes donnés par la nature ont donc précédé nécessairement les signes artificiels.

c'est dans la figure de l'homme qu'on a trouvé ces premiers signes, ces signes si nécessaires: des regards qui s'attendrissent, ou s'enflamment, un teint qui pâlit ou qui rougit, un maintien qui annonce l'abbattement ou le courage, sont des signes très expressifs des affections les plus vives de l'homme. Condillac a trouvé dans ces signes un langage d'action qui a suffi pour distinguer les premieres idées, qui a servi de modèle à toutes les langues parlées, et |31 sans lequel il eût été impossible de former aucune langue. en effet comment un mot seroit-il devenu le signe d'une idée, si cette idée n'avoit pas pu être montrée dans le langage d'action?

on doit distinguer deux langages d'action: l'un naturel dont les signes sont donnés par la conformation des organes; et l'autre artificiel, dont les signes sont donnés par l'analogie. celui-là est nécessairement très borné: celui-ci peut être assez étendu pour rendre toutes les conceptions de l'esprit humain.

dans l'homme qui ne connoît encore que les signes naturels, l'action fait un tableau très composé: elle indique et l'objet qui l'affecte, et le jugement qu'il porte, et les sentimens qu'il éprouve. Il n'y a point de succession dans ses idées. elles s'offrent toutes à-la-fois dans son action, comme elles sont toutes à-la-fois présentes à son esprit.

il ne faut cependant pas croire que ce langage soit aussi confus pour ceux à qui il est familier, qu'il le seroit pour nous. le besoin qu'ils ont de s'entendre leur apprend bientôt à le décomposer. ceux qui écoutent s'appliquent à observer successivement le tableau que le langage d'action met sous leurs yeux. quoiqu'ils voient plusieurs mouvemens simultanés, ils ne regardent au premier coup d'œil que ceux qui les frappent le plus; au second ils en regardent d'autres; au troisieme d'autres encore. par ce moyen |32 l'analyse en est bientôt faite.

chacun de ces hommes remarquera donc tôt ou tard qu'il n'entend jamais mieux les autres que lorsqu'il a décomposé leur action; et par conséquent il pourra remarquer qu'il a besoin pour se faire entendre de décomposer la sienne. il se fera donc peu-à-peu une habitude de répéter, l'un après l'autre, les mouvemens que la nature lui fait faire à-la-fois; ainsi il commencera à décomposer sa pensée.

cette décomposition, dans le principe, n'offre guère que deux ou trois idées distinctes; telles que, j'ai faim, je voudrois ce fruit, donnez-le moi. elle n'offre donc que des idées principales plus ou moins composées. mais quelque grossiere que soit cette analyse, elle est le fruit de l'observation et de l'étude. le langage d'action qui la fait n'est donc plus un langage purement naturel. c'est une action qu'on regle avec art, afin de présenter les idées dans l'ordre successif le plus propre à les faire concevoir d'une maniere distincte; et par conséquent le langage devient artificiel.

il le deviendra tous les jours davantage; parce que plus on analysera, plus on sentira le besoin d'analyser pour faciliter les analyses, on imaginera de nouveaux signes analogues aux signes naturels. quand on en aura imaginé, on en imaginera encore; et c'est ainsi qu'on enrichira le langage d'action et qu'on |33 trouvera le moyen d'analyser la pensée jusque dans les moindres détails.

il seroit curieux de suivre les progrès de ce langage et de voir jusqu'où on peut porter cette analyse. mais il nous suffit d'avoir observé comment le langage d'action commence à décomposer la pensée. passons à celui des sons articulés.

 

 

Article 4eme.

Comment le langage des sons articulés décompose la pensée.

 

les hommes accoutumés au langage d'action qui leur suffisoit presque toujours, n'auront imaginé de faire des mots qu'autant qu'ils y auront été forcés pour se faire entendre plus facilement. or, il n'y auront été forcés que bien lentement: car, ne remarquant les choses que parce qu'elles avoient quelques rapports à leurs besoins, ils en auront remarqué d'autant moins que leurs besoins étoient en petit nombre. ce qu'ils ne remarquoient pas, n'existoit pas pour eux et n'aura pas été nommé.

on peut donc supposer que les langues, dans l'origine, n'étoient qu'un supplément au langage d'action, et qu'elles n'offroient que des mots isolés tels que fruit, agneau, loup, eau, feu, etc.: /nous traiterons ailleurs de l'invention des noms./

pendant que l'on n'eut pas l'usage des verbes, le nom de l'objet dont on vouloit parler se prononçoit dans le moment même qu'on indiquoit, par quelque action, l'état de son ame: c'étoit le moyen le plus propre pour se faire entendre. mais quand on |34 commença à substituer à l'action les sons articulés, le nom de la chose se présenta le premier, parce qu'il étoit le signe le plus familier et qu'il aidoit à faire connoître la signification du second terme. ainsi l'ordre le plus naturel des idées vouloit qu'on mît le régime ou l'objet d'action avant le verbe: on disoit, par exemple, fruit vouloir.

ce procédé étoit conforme à celui auquel on étoit déjà habitué. car dans le langage d'action, on ne pouvoit guère faire connoître l'état de son ame, qu'en montrant d'abord l'objet auquel il se rapportoit.

le verbe étant placé après l'objet d'action, le nominatif ou plutôt le sujet ne pouvoit être placé entr'eux deux; car il en auroit obscurci le rapport. il ne pouvoit pas non plus commencer la phrase, parce que son rapport avec le verbe eût été moins sensible. sa place étoit donc après le verbe. on disoit fruit vouloir pierre, pour Pierre veut du fruit; et la premiere construction étoit aussi naturelle que l'autre l'est actuellement. comme on le voit par la langue latine où toutes les deux sont également reçues. il paroît que cette langue tient comme un milieu entre les plus anciennes et les plus modernes, et qu'elle participe du caractere des unes et des autres.

celui qui disoit fruit vouloir, pouvoit montrer par le langage d'action. s'il parloit de lui-même ou de celui à qui il adressoit la parole ou de tout autre; et alors ses gestes étoient évidemment l'équivalent de ces mots, moi, vous, il. il avoit donc, |35 ainsi que celui qui le comprenoit, des idées distinctes de ce que nous appellons la premiere, la seconde et la troisieme personne. pourquoi donc n'auroient-ils pas pu tôt ou tard exprimer ces idées par des sons articulés?

ces hommes pouvoient aussi faire connoître par des gestes si un animal étoit grand ou petit, fort ou faible, doux ou méchant, etc. dès qu'ils avoient démêlé ces idées, ils avoient fait le plus difficile: il ne leur restoit plus qu'à les désigner par des sons. on fit donc des adjectifs, comme on avoit fait des substantifs.

on pouvoit avec la même facilité, après avoir montré deux lieux différens, marquer par un geste celui d'où l'on venoit, et par un autre celui où l'on alloit. voilà donc deux gestes, l'un équivalent à la préposition de, et l'autre à la préposition à. d'autres gestes pouvoient également être équivalents à sur, sous, dedans, dehors, etc. or, dès que ces rapports avoient été distingués par le langage d'action, il étoit d'autant plus facile de leur donner des noms qu'on avoit déjà nommé beaucoup d'autres idées.

pour prononcer des jugemens il ne manquoit plus qu'un mot; mais c'étoit le mot essentiel, le mot difficile à imaginer, le verbe être. Gebelin prétend qu'une mere tendre a dû facilement le trouver; que tremblant pour son fils, et l'entendant enfin respirer, elle a dû naturellement s'écrier, il est. en effet ce mot est donne un son semblable au petit bruit que fait la respiration d'une personne endormie.

quelque soit l'origine du verbe être, on ne peut nier qu'il n'ait beaucoup facilité l'énonciation de la pensée.

on aura cependant été bien du temps, avant de pouvoir exprimer dans le discours toutes les vues de l'esprit. il falloit trouver des mots pour les idées accessoires comme |36 pour les idées principales; il falloit apprendre à les employer d'une maniere propre à développer une pensée et à la montrer successivement dans tous les détails; il falloit donc déterminer l'ordre qu'ils devoient suivre dans le discours, et convenir des variations qu'on leur faisoit prendre pour marquer plus sensiblement leurs rapports mutuels. tout cela demandoit beaucoup de temps et des analyses bien faites. il nous suffit d'avoir fait voir comment on a pu commencer et combien les premieres analyses ont été difficiles.

il nous resteroit à examiner comment les langues perfectionnées décomposent la pensée; mais comme, pendant notre cours élémentaire, nous avons fait un grand nombre d'analyses, nous avons déjà vu les moyens dont notre langue se sert pour décomposer la pensée, et les différentes regles auxquelles elle les assujétit. les moyens qu'elle emploie sont les divers élémens du discours qui, comme nous le verrons par la suite, sont communs à toutes les langues perfectionnées. quant aux regles qu'elle suit, les unes lui sont particulieres, les autres sont générales.

de tout ce que nous avons dit sur le langage il suit que son premier objet est d'analyser la pensée. en effet, nous ne pouvons montrer successivement aux autres les idées qui co-existent dans notre esprit, qu'autant que nous savons nous les montrer successivement à nous-mêmes; c'est-à-dire que nous ne savons parler aux autres qu'autant que nous savons nous parler. on se tromperoit par conséquent, si l'on croyoit que les langues ne nous sont utiles que pour nous communiquer mutuellement nos pensées.

on doit donc les considérer comme des méthodes analytiques; méthodes qui d'abord ont toute l'imperfection des langues qui commencent, et qui, dans la suite, font des progrès à mesure que les langues en font elles-mêmes.

tels sont les préalables que nous avons jugés nécessaires pour commencer le cours de grammaire tel qu'on le donne ordinairement.