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Seconde partie. Grammaire Générale proprement dite

 

Table des matières  

 

 

 

Eléments de Grammaire générale.

Première partie. Idéologie.

Seconde partie. Grammaire Générale proprement dite.

Eloge de la vie champêtre par Virgile.

Troisième partie. Application de la Grammaire Générale à la Langue française.

Quatrième et dernière partie. Logique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Seconde partie.

Grammaire Générale proprement dite.

 

Livre trois.

De l'Analyse du Discours.

 

Chapitre premier.

Du langage D'action.

 

Les gestes, les mouvements du visage et les accents inarticulés, voilà les premiers moyens que les hommes ont eus pour exprimer leurs pensées. Le langage qui se forme avec ces signes, se nomme langage d'action.

Par les gestes, j'entends les mouvements du bras, de la tête, du corps entier, qui s'eloigne ou s'approche d'un objet, et toutes les attitudes que nous prenons, suivant les impressions qui passent jusqu'à l'âme.

|37 Le desir, le refus, le dégoût, l'aversion, &c. sont exprimés par les mouvements du bras, de la tête, et par ceux de tous le corps; mouvements plus ou moins vifs, suivant la vivacité avec laquelle nous nous portons vers un objet, ou nous nous en eloignons.

Tous les sentiments de l'âme peuvent être exprimés par les attitudes du corps. Elles peignent d'une maniere sensible l'indifférence, l'incertitude, l'irrésolution, l'attention, la crainte et le desir confondus ensemble, le combat le combat des passions tour-à-tour supérieures les unes aux autres, la confiance, la jouissance tranquille et la jouissance inquiéte, le plaisir et la douleur; le chagrin et la joie; l'espérance et le désespoir; la haîne, l'amour, la colère la fureur &c. Mais l'élégance de ce langage est dans les mouvements du visage, et principalement dans ceux des yeux. Ces mouvements finissent un tableau que les attitudes n'ont fait que dégrôssir; et ils expriment les passions avec toutes les modifications dont elles sont susceptibles. Ce langage ne parle qu'aux yeux. Il serait donc souvent inutile, si, par des cris, on n'appelait pas les regards de ceux à qui l'on veut faire connaître sa pensée. Ces cris sont les accents de la nature: ils varient suivant les sentiments dont nous sommes affectés; et on les nomme inarticulés, parce qu'ils se forment dans la bouche, sans être frappés ni avec la langue, ni avec les lèvres. Quoique capables de faire une vive impression sur ceux qui les entendent, ils n'expriment cependant nos sentiments que d'une manière imparfaite; car ils n'en font connaître ni la cause, ni l'objet, ni les modifications, mais ils invitent à remarquer les gestes et les mouvements du visage; et le concours de ces figures acheve d'expliquer ce qui n'etait qu'indiqué par ces accents inarticulés.

|38 Si vous réfléchissez sur les signes dont se forme le langage d'action, vous reconnaîtrez qu'il est une suite de la conformation des organes; et vous conclurez que plus il y a de différence dans la conformation des animaux, plus il y en a dans le langage d'action, et que, par conséquent, il ont aussi plus de peine à s'entendre. Ceux, dont le conformation est tout-à-fait différente, sont dans l'impuissance de se communiquer leurs sentiments. Le plus grand commerce d'idées est entre ceux qui, etant d'une même espèce, sont conformés de la même manière.

Ce langage est naturel à tous les individus d'une même espèce, cependant tous ont besoin de l'apprendre. Il leur est naturel, parce que si un homme, qui n'a pas l'usage de la parole, montre d'un geste l'objet dont il a besoin et exprime par d'autres mouvements le desir que l'objet fait naître en lui, c'est en conséquence de sa conformation. Mais si cet homme n'avait pas observé ce que son corps fait en pareil cas, il n'aurait pas appris à reconnaître le desir dans les mouvements d'un autre. Il ne comprendrait donc pas le sens des mouvements qu'on ferait devant lui: il ne serait donc pas capable d'en faire à dessein de semblables pour se faire entendre lui-même. Ce langage n'est donc pas si naturel qu'on le sache sans l'avoir appris. L'erreur où vous pourriez tomber à ce sujet vient de ce que l'on est porté à croire qu'on n'a appris que ce dont on se souvient d'avoir fait une etude. Mais avoir appris n'est autre chose que savoir dans un temps ce qu'on ne savait pas auparavant. En effet, qu'en conséquence de votre conformation, les circonstances seules vous aient instruit vous-même, parce que vous avez etudié à dessein, c'est toujours apprendre.

Puisque le langage d'action est une suite de la conformation de nos organes, nous n'en n'avons pas choisi les premiers signes. C'est la nature qui nous les a donnés; mais en nous les donnant, |39 elle nous a mis sur la voie pour en imaginer nous-mêmes. Nous pourrions, par conséquent, rendre toutes nos pensées avec des gestes, comme nous les rendons avec des mots; et ce langage serait formé de signes naturels et de signes artificiels. Remarquez bien que je dis signes artificiels, et que je ne dis pas signes arbitraires: car il ne faudrait pas confondre ces deux choses.

En effet, qu'est-ce que des signes arbitraires? Des signes choisis sans raison et par caprice. Ils ne seraient donc pas entendus. Au contraire, des signes artificiels sont des signes dont le choix est fondé en raison: ils doivent être imaginés avec tel art, que l'intelligence en soit préparée par les signes qui sont connus.

Vous comprendrez quel est cet art, si vous considérez une suite d'idées que vous voudriez rendre par le langage d'action. Prenons pour exemple les opérations de l'entendement. Vous voyez dans toutes un même fonds d'idées, et vous remarquez que ce fonds varie de l'une à l'autre par différents accessoires. Pour exprimer cette suite d'opérations, il faudra donc avoir un signe qui se trouve le même pour toutes, et qui varie cependant de l'une à l'autre: il faudra qu'il soit le même, afin qu'il exprime le fonds d'idées qui leur est commun; et il faudra qu'il varie, afin qu'il exprime les différents accessoires qui les distinguent.

Alors vous aurez une suite de signes qui ne seront dans le vrai qu'un même signe modifié différemment. Les derniers, par conséquent, ressembleront aux premiers; et c'est cette ressemblance qui en facilitera l'intelligence: on la nomme analogie. Vous voyez que l'analogie, qui nous fait la loi, ne nous permet pas de choisir les signes au hasard et arbitrairement. |40 Ce langage, qui vous paraît à peine possible, a eté connu des Romains. Les Comédiens, qu'on appelait pantomimes, représentaient des pièces entières sans proférer aucune parole. Comment donc etaient-ils parvenus à former peu-à-peu ce langage? Est-ce en imaginant des signes arbitraires? Mais on ne les aurait pas entendus, ou le peuple eût eté obligé de faire une etude qu'il n'aurait certainement pas faite. Il fallait donc qu'en partant des signes naturels, qui etaient entendus de tout le monde, les pantomimes prissent l'analogie pour guide dans le choix des signes qu'ils avaient besoin d'inventer, et les plus habiles etaient ceux qui suivaient cette analogie avec plus de sagacité.

D'après ce que je viens de dire, nous pouvons distinguer deux langages d'action: l'un naturel, dont les signes sont donnés par la conformation des organes; et l'autre artificiel, dont les signes sont donnés par l'analogie. Celui-là est nécessairement très borné: celui-ci peut être assez etendu pour rendre toutes les conceptions de l'esprit humain; considérons ces deux langages dans celui qui parle et dans celui qui ecoute, ou plutôt dans celui qui agît et dans celui qui observe.

Dans celui qui ne connaît encore que les signes naturels, donnés par la conformation des organes, l'action fait un tableau fort composé: car elle indique l'objet qui l'affecte, et en même temps elle exprime et le jugement qu'il porte, et les sentiments qu'il eprouve. Il n'y a point de succession dans ses idées. Elles s'offrent toutes à la fois dans son action, comme elles sont toutes à la fois présentes à son esprit. On pourrait l'entendre d'un clin d'œil, et pour le traduire, il faudrait un long discours.

|41 Nous nous sommes fait une si grande habitude du langage traînant des sons articulés, que nous croyons que les idées viennent l'une après l'autre dans l'esprit, parce que nous proférons les mots les uns après les autres. Cependant ce n'est pas ainsi que nous concevons; et comme chaque pensée est nécessairement composée, il s'ensuit que le langage des idées simultanées est le seul langage naturel. Celui au contraire des idées successives est un art dès ses commencements, et c'est un grand art, quand il est porté à sa perfection.

Mais, quoique simultanées dans celui qui parle le langage d'action, les idées deviennent souvent successives dans ceux qui ecoutent. C'est ce qui leur arrive, lorsqu'au premier coup d'œil ils laissent echapper une partie de l'action. Alors ils ont besoin d'un second coup d'œil, ou même d'un troisième pour tout entendre; et par conséquent, ils reçoivent successivement les idées qui leur etaient offertes toutes à la fois. Cependant si nous considérons qu'un peintre habile voit rapidement tout un tableau, et d'un clin d'œil y démêle une multitude de détails qui nous echappent, nous jugerons que des hommes, qui ne parlent encore que le langage des idées simultanées doivent se faire une habitude de voir aussi d'un clin d'œil, presque tout ce qu'une action leur présente à la fois. Ils ont certainement un regard plus rapide que le nôtre.

Quoique celui qui ecoute (ou qui observe) ne puisse saisir qu'à plusieurs reprises la pensée de celui qui parle (ou agît,) il est certain qu'à chaque fois, ce qu'il saisît est encore une pensée composée: ce sera au moins un jugement. Il est donc démontré que le langage d'action, tant qu'il n'est |42 encore qu'une suite de la conformation des organes, offre toujours une multitude d'idées à la fois; les tableaux peuvent se succéder, mais chaque tableau est un suite ensemble d'idées simultanées.

Avantages
du
langage d'action.

 

Le langage d'action a donc l'avantage de la rapidité. Celui qui le parle paraît tout dire sans effort. Avec nos langues au contraire, nous nous traînons péniblement d'idée en idée, et nous paraissons embarrassés à faire entendre tout ce que nous pensons. Il semble même que ces langues, qui sont devenues pour nous une seconde nature, ralentissent l'action de toutes nos facultés. Nous n'avons plus ce coup d'œil qui embrasse une multitude de choses, et nous ne savons plus voir comme nous parlons, c'est-à-dire, successivement.

Ses désavantages.

 

Nous ne voyons distinctement les choses, qu'autant que nous les observons les unes après les autres. A cet egard que le langage d'action a donc du désavantage; car il tend à confondre ce qui est distinct dans le langage des sons articulés. Cependant il ne faut pas croire que, pour ceux à qui il est familier, il soit confus autant qu'il le serait pour nous. Le besoin qu'ils ont de s'entendre leur apprend bientôt à composer ce langage. L'un s'etudie à dire moins de choses à la fois, et il substitue des mouvements successifs à des mouvements simultanés. L'autre s'applique à observer successivement le tableau que le langage d'action met sous ses yeux, et il rend successif ce qui ne l'est pas. Ils apprennent ainsi peu-à-peu dans quel ordre ils doivent faire succéder leurs mouvements, pour rendre les idées d'une manière plus distincte. Ils savent donc, jusqu'à un certain point, décomposer ou analyser leurs pensées: car analyser n'est autre chose qu'observer successivement et avec ordre.

Quelque grôssière que soit cette analyse, elle est le fruit de |43 l'observation et de l'etude. Le langage d'action qui la fait n'est donc plus un langage purement naturel. Ce n'est pas une action qui, obéissant uniquement à la conformation des organes, exprime à la fois tout ce qu'on sent. C'est une action qu'on règle avec art, afin de présenter les idées dans l'ordre successif le plus propre à les faire concevoir d'une manière distincte; et par conséquent, aussitôt que les hommes commencent à décomposer leurs pensées, le langage d'action commence aussi à devenir un langage artificiel.

Il deviendra tous les jours plus artificiel, parce que plus ils analyseront, plus ils sentiront le besoin d'analyser. Pour faciliter les analyses, ils imagineront de nouveaux signes analogues aux signes naturels. Quand ils en auront imaginé, ils en imagineront encore; et c'est ainsi qu'il enrichiront le langage d'action. Ils l'enrichiront plus promptement ou plus lentement, suivant qu'ils saisiront ou qu'ils laisseront echapper le fil de l'analogie. Ce langage sera donc une méthode analytique plus ou moins parfaite.

Persuadé que l'homme, lorsqu'il crée les arts, ne fait qu'avancer dans la route que la nature lui a ouverte, et faire avec règle, à mesure qu'il avance, ce qu'il faisait auparavant par une suite de sa conformation, Condillac a cru que, pour mieux s'assûrer des vrais principes des langues, il devait d'abord observer le premier langage qui nous est donné pour la conformation de nos organes. Il a pensé que lorsque nous connaissons les principes d'après lesquels nous le parlons, nous connaissons aussi les principes d'après lesquels nous parlons tout autre langage. En effet, plus on etudiera l'esprit humain, plus on se convaincra qu'il n'a qu'une manière de procéder. S'il fait une chose nouvelle, il la fait sur le modèle d'une autre qu'il a faite, il la fait d'après |44 les mêmes règles; et lorsqu'il perfectionne, c'est moins parce qu'il imagine de nouvelles règles, que parce qu'il simplifie celles qu'il connaissait auparavant. C'est ainsi que le langage d'action les a préparés au langage des sons articulés, et qu'il sont passés de l'un à l'autre en continuant de parler d'après les mêmes règles.

L'analogie et l'analyse, dont on vient de voir les commencements dans le langage d'action, voilà à quoi se réduisent, dans le vrai, tous les principes des langues. La 1ere partie de cette Grammaire en convaincra.

 


 

 

Chapitre Deux.

Considérations générales sur la conformation des langues et sur leurs progrès.

 

On appelle sons articulés ceux qui sont modifiés par le mouvement de la langue, lorsqu'elle frappe contre le palais ou contre les dents; et ceux qui sont modifiés par le mouvement des lévres, lorsqu'elles frappent l'une contre l'autre. On a donc vu que si nous sommes conformés pour parler le langage d'action, nous le sommes egalement pour parler le langage des sons articulés. Mais ici la nature nous laisse presque tout à faire; cependant elle nous guide encore. C'est d'après son impulsion que nous choisissons les premiers sons articulés, et c'est d'après l'analogie que nous en inventons d'autres, à mesure que nous en avons besoin.

On se trompe donc lorsqu'on pense que, dans l'origine des langues, les hommes ont pu choisir indifféremment et |45 arbitrairement tel ou tel mot pour être le signe d'une idée. En effet, comment avec cette conduite se seraient-ils entendus?

Les accents, qui se forment sans aucune articulation, sont communs aux deux langues; et on a du les conserver dans le premiers sons articulés dont on s'est servi pour exprimer les sentiments de l'âme. On n'aura fait que les modifier, en les frappant avec la langue ou avec les lévres; et cette articulation, qui les marquait davantage, pouvait les rendre plus expressifs. On n'aurait pas pu faire connaître les sentiments qu'on eprouvait, si l'on n'avait pas conservé dans les mots les accents même de chaque sentiment.

En parlant le langage d'action, on s'etait fait une habitude de se représenter les choses par des images sensibles: on aura donc essayé de tracer de pareilles images avec des mots. Or, il a eté aussi facile que naturel d'imiter les objets qui font quelque bruit. (en donner beaucoup d'exemples.) On trouvera sans doute plus de difficulté à peindre les autres. Cependant il fallait les peindre, et on avait plusieurs moyens.

Premièrement l'analogie qu'a l'organe de l'ouie avec les autres sens, fournissait quelques couleurs grôssières et imparfaites qu'on aura employées.

En second lieu, on trouvait encore des couleurs dans la douceur et dans la dureté des syllabes, dans la rapidité et dans la lenteur de la prononciation, et dans les différentes inflexions dont la voix est susceptible.

Enfin, si, comme nous l'avons dit, l'analogie, qui détermine le choix des signes, a pu faire du langage d'action un langage artificiel propre à représenter des idées de toute espèce, pourquoi n'aurait-elle pas pu donner le même avantage au langage des sons articulés?

|46 En effet, nous concevons qu'à mesure qu'on eut une plus grande quantité de mots, on trouva moins d'obstacles à nommer de nouveaux objets. Voulait-on indiquer une chose dans laquelle on remarquait plusieurs qualités sensibles? On réunissait ensemble plusieurs mots qui exprimaient chacun quelqu'une de ces qualités.

Ainsi les premiers mots devenaient des eléments avec lesquels on en composait de nouveaux, et il suffisait de les combiner différemment pour nommer une multitude de choses différentes. Les enfants nous prouvent tous les jours combien la chose etait facile, puisque nous leur voyons faire des mots souvent très-expressifs. Or, est-ce au hasard que vous les choisissiez? Non certainement; l'analogie, quoiqu'à votre insu, vous déterminait dans votre choix. L'analogie a egalement guidé l'homme dans la formation des langues.

Il y a des Philosophes qui ont pensé que les noms de la langue primitive exprimaient la nature même des choses. Ils se trompaient dans leur raisonnement. La cause de leur méprise vient de ce qu'ayant vu que les premiers nous etaient représentatifs, ils ont supposé qu'elles représentaient les choses telles qu'elles sont. C'etait donner gratuitement de grandes connaissances à des hommes grôssiers, qui commençaient à peine à prononcer des mots. Il est donc à propos de remarquer que, lorsque je dis qu'ils représentaient les choses avec des sons articuleés, j'entends qu'ils les représentaient d'après des apparences, des opinions, des préjugés, des erreurs; mais ces apparences, ces opinions, ces erreurs etaient communes à tous ceux qui travaillaient à la même langue; c'est pourquoi ils s'entendaient. Un Philosophe, qui aurait eté capable de s'exprimer d'après la nature des choses, leur eût parlé sans pouvoir se faire entendre. Nous ne l'entendrions pas nous-mêmes.

|47 Les langues sont donc l'ouvrage de la nature, elles se sont formées, pour ainsi dire, sans nous; et en y travaillant, nous n'avons fait qu'obéir servilement à notre manière de voir et de sentir. Les enfants, en apprenant la langue des personnes qui les elèvent, le font certainement sans dessein; ils ne sont pas capables de former un dessein réfléchi; encore moins de le suivre avec la constance nécessaire pour former même un jargon. Une langue n'est pas l'ouvrage d'un homme, ni même de deux ou trois générations. Ils entendent prononcer des mots; ils voient qu'on y attache telle idée plutôt que telle autre; à force de les entendre prononcer, ils les balbutient, les répétent, puis les retiennent. En France vous avez appris le Français, en Allemagne vous eussiez appris l'Allemand, en Italie l'Italien, en un mot la langue du pays où vous auriez eté elevés. Les enfants sentent le besoin de communiquer leurs idées, de faire connaître leurs besoins, de réclamer des secours; ils observent que ceux qui les entourent le font en articulant des mots liés entr'eux; ils les ecoutent, en etudient le sens et apprennent ainsi la langue maternelle. Les premiers mots qu'ils articulent sont ceux des objets qui les intéressent le plus, et ceux qui font connaître leurs desirs et même leurs volontés: Papa, Maman, à boire, du lait, une pomme, allons, oui, non, &c. &c. Pour apprendre une langue, il leur suffît donc d'obéir à leurs besoins et aux circonstances où ils se trouvent.

Ce qui arrive aux enfants en cette circonstance, est arrivé aux hommes qui ont lentement et graduellement fait les langues. Ils n'ont pas dit: faisons une langue; ils ont senti le besoin d'un mot, et ils ont prononcé le plus propre à représenter la chose qu'ils voulaient faire connaître. Or, comme les enfants, à mesure qu'ils apprennent |48 une langue, eprouvent combien il leur est avantageux de la savoir, et, par conséquent, sentent toujours davantage le besoin de l'enrichir de nouvelles expressions, ils l'enrichirent donc peu-à-peu.

Cet ouvrage est long sans doute. Il n'est pas même possible que toutes les langues se perfectionnent egalement; et le plus grand nombre, imparfaites et grôssières, paraissent, après des siècles, être encore à leur naissance. C'est que les langues sont à leurs derniers progrès lorsque les hommes, cessant de se faire de nouveaux besoins, cessent aussi de se faire de nouvelles idées.

Un systême, a dit l'Académie Française, est l'assemblage de plusieurs propositions, de plusieurs principes vrais ou faux, liés ensemble, et des conséquences qu'on en tire, et sur lesquels on etablît une opinion, une doctrine, un dogme. Vous entrevoyez comment il se forme un systême de toutes vos connaissances. En effet, vous devez concevoir que toutes vos idées tiennent les unes aux autres, qu'elles se distribuent dans différentes clâsses, et qu'elles naissent toutes d'un même principe. Le systême de vos idées est sans doute moins etendu que celui de votre Professeur, et celui de votre Professeur l'est moins que celui de beaucoup d'autres; car vous avez moins d'idées que moi, et j'en ai moins que ceux qui sont nés avec de plus grandes dispositions, et qui ont plus etudié. Aussi ne vous apprendrai-je pas tout ce que vous devez savoir. Mais que nos connaissances soient plus ou moins etendues, elles sont toujours un systême où tout est lié plus ou moins.

Puisque les mots sont les signes de nos idées, il faut que le systême des langues soit formé sur celui de nos connaissances. Les langues, par conséquent, n'ont des mots de différentes |49 espèces, que parce que nos idées appartiennent à des clâsses différentes; et elles n'ont des moyens pour lier les mots, que parce que nous ne pensons qu'autant que nous lions nos idées. Vous comprenez que cela est vrai de toutes les langues qui ont fait quelques progrès.

Les langues sont en proportion avec les idées, comme les petits habits dont vous êtes vêtus sont en proportion avec vous. En croissant vous avez besoin d'habits plus longs et plus larges, de même les hommes, en acquérant des connaissances, ont besoin d'une langue plus etendue.

Mais comment les hommes acquiérent-ils des idées? C'est en observant des objets; c.à.d. en réfléchissant sur eux-mêmes, et sur tout ce qui a rapport à eux. Qui n'observe rien n'apprend rien, or, ce sont nos besoins qui nous engagent à faire ces observations. Le Laboureur a intérêt de connaître quand il faut labourer, semer, faire la récolte, quels sont les engrais les plus propres à rendre sa terre fertile &c. Il observe donc; il se corrige des fautes qu'il a faites, et il s'instruit.

Le commerçant observe les différents objets du commerce, où il faut porter certaines marchandises, d'où il en faut tirer d'autres, et quels sont pour lui les echanges les plus avantageux.

Ainsi, chacun dans son etat fait des observations différentes, parce que chacun a des besoins différents. Le commerçant ne s'avise pas de négliger le commerce pour etudier l'Agriculture, ni le Laboureur de négliger l'Agriculture pour etudier le commerce. Avec une pareille conduite ils manqueraient bientôt du nécessaire l'un et l'autre.

Chaque condition fait donc un recueil d'observations, et il se forme un corps de connaissances dont la société jouît. Or, comme dans chaque clâsse de Citoyens les observations tendent à se mettre en proportion avec les besoins, le recueil des observations |50 de toutes les clâsses tend à se mettre en proportion avec les besoins de la société entière.

Chaque clâsse, à mesure qu'elle acquiert des connaissances, s'enrichît des mots qu'elle croit propre[s] à les communiquer. Le systême des langues s'etend donc, et il et il se met peu-à-peu en proportion avec celui des idées.

Actuellement vous pouvez juger quelles langues sont plus parfaites, et quelles langues le sont moins.

Les sauvages ont peu de besoins, donc ils observent peu, donc ils ont peu d'idées, donc leurs langues sont pauvres. Ils n'ont aucun intérêt d'etudier l'Agriculture, le commerce, les arts, les sciences; donc leurs langues ne sont pas propres à rendre les connaissances que nous avons sur ces différents objets. Assez parfaites pour eux, puisqu'elles suffisent à leurs besoins, elles seraient imparfaites pour nous, parce qu'elles manquent d'expressions pour rendre le plus grand nombre de nos idées. Il faut donc conclure que les langues les plus riches sont celles des peuples qui ont beaucoup cultivé les arts et les sciences.

Pour rendre sensible la proportion qui tend à s'etablir entre les besoins, les connaissances et les langues, supposez que vous avez tracé différents cercles; un fort petit dans lequel vous avez circonscrit les besoins des sauvages; un plus grand, qui contient les besoins des peuples pasteurs; un plus grand encore, pour les besoins des peuples qui commencent à cultiver la terre; enfin un dernier dont la circonférence s'etend continuellement, et c'est celui qui doit renfermer les besoins des peuples qui créent les arts. Ces cercles croîtront à vos yeux, à mesure que |51 la société se forme de nouveaux besoins. Vous remarquerez que les besoins précèdent les connaissances, puisqu'ils nous déterminent à les acquérir; le cercle des besoins dépasse dans les commencements celui des connaissances.

Nous ferions le même raisonnement sur les connaissances. Elles précèdent les mots, puisque nous ne faisons des mots que pour exprimer des idées que nous avions déjà. Le cercle des connaissances dépasse donc aussi dans les commencements celui des langues. Enfin remarquez que tous ces cercles tendent à se confondre avec le plus grand, parce que, chez tous les peuples, les connaissances tendent à remplir le cercle des besoins; et que les langues croissent dans la même proportion.

Parcourons maintenant la surface de la terre, nous verrons les connaissances augmenter ou diminuer, suivant que les besoins sont plus multipliés ou plus bornés. Réduites presqu'à rien parmi les sauvages, ce sont des plantes informes, qui ne peuvent croître dans un sol ingrat, où elles manquent de culture. Au contraire, transplantées dans les sociétés civiles, elles s'elèvent, elles s'etendent, elles se greffent les unes sur les autres, elles se multiplient de toutes sortes de manières, et elles varient leurs fruits à l'infini.

Comme vos petits habits sont faits sur le même modèle que les miens, ainsi le systême des idées est le même pour le fond chez les peuples sauvages et chez les peuples civilisés; il ne différe que parce qu'il est plus ou moins etendu: c'est un même modèle d'après lequel on a fait des vêtements plus ou moins longs ou larges.

Or, puisque le systême des idées a partout les mêmes fondements, il faut que le systême des langues soit pour le fond egalement le même partout; par conséquent, toutes les langues ont des règles communes; toutes ont des mots de différentes espèces; toutes ont des signes pour marquer le rapport des mots.

|52 Cependant les langues sont différentes, soit parce qu'elles n'emploient pas les mêmes mots pour rendre les mêmes idées, soit parce qu'elles se servent de signes différents pour marquer les mêmes rapports. En français, par exemple, on dit le livre de Pierre; en latin liber Petri. Vous voyez que les Romains exprimaient, par un changement dans la terminaison, le même rapport que nous exprimons par un mot destiné à cet usage.

Les langues ne se perfectionnent qu'autant qu'elles analysent au lieu d'offrir à la fois des masses confuses, elles présentent les idées successivement, elles les distribuent avec ordre, elles en font différentes clâsses, elles manient, pour ainsi dire, les eléments de la pensée, et elles les combinent d'une infinité de manières; c'est à quoi elles réussissent plus ou moins, suivant qu'elles ont des moyens plus ou moins commodes pour séparer les idées, pour les rapprocher, ou pour les comparer sous tous les rapports possibles. Vous connaissez les chiffres Romains et les chiffres Arabes; et vous jugez, par votre expérience, combien ces derniers facilitent les calculs. Or les mots sont par rapport à nos idées, ce que les chiffres sont par rapport aux nombres. Une langue serait donc imparfaite, si elle se servait de signes aussi embarrassants que les chiffres Romains.

Toutes ces réflexions ne sont que des préliminaires à l'analyse du discours et elles etaient nécessaires; car avant d'apprendre à décomposer une langue, il faut avoir quelques connaissances de la manière dont elle s'est formée.

Une autre connaissance, qui n'est pas moins nécessaire, c'est de savoir en quoi consiste l'art d'analyser la pensée. Vous n'avez encore sur ce sujet que des notions imparfaites; je vais essayer de vous en donner de plus précises dans les chapitres suivants

 

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Chapitre trois.

En quoi consiste l'art d'analyser nos pensées.

 

Vous eprouvez que tous les objets qui font en même temps une sensation dans vos yeux, sont egalement présents à votre vue.

Or, vous pouvez embrasser d'un coup d'œil tous ces objets, sans donner une attention particulière à aucun; et vous pouvez aussi porter votre attention de l'un à l'autre, et les remarquer chacun en particulier. Dans l'un et l'autre cas, tous continuent d'être présents à votre vue, tant qu'ils continuent tous d'agir sur vos yeux.

Mais lorsque votre vue les embrasse egalement, et que vous n'en remarquez aucun, vous ne pouvez pas vous rendre un compte exact de tout ce que vous voyez; et parce que vous appercevez trop de choses à la fois, vous les appercevez confusément.

Pour être en etat de vous en rendre compte, il faut les appercevoir d'une manière distincte; il faut observer, l'une après l'autre, ces sensations qui se font dans vos yeux toutes au même instant. Lorsque vous les observez ainsi, elles sont successives par rapport à votre œil, qui se dirige d'un objet sur un autre: mais elles sont simultanées par rapport à votre vue qui continue de les embrasser. En effet, si vous ne regardez qu'une chose, vous en voyez plusieurs; et il vous est même impossible de n'en pas voir beaucoup plus que vous n’en regardez.

Or, des sensations, simultanées par rapport à votre vue, agissent sur vous comme une seule sensation qui est confuse, parce qu'elle est trop composée. Il ne vous en reste aucun souvenir, et vous êtes portés à croire que vous n'avez rien vu. Des sensations, au contraire, que vous observez l'une après l'autre, agissent sur vous comme autant de sensations différentes; vous vous souvenez des choses que vous avez vues, et quelquefois ce souvenir est si vif, qu'il vous semble les voir encore.

|54 Si plusieurs sensations simultanées se réunissent confusément, et paraissent, lorsque la vue les embrasse toutes à la fois, composer une seule sensation dont il ne reste rien, vous voyez qu'elles se décomposent lorsque l'œil les observe l'une après l'autre, et qu'alors elles s'offrent à vous successivement d'une manière distincte. Ce que vous remarquez des sensations de la vue est egalement vrai des idées et des opérations de l'entendement. Lorsque votre esprit embrasse à la fois plusieurs idées et plusieurs opérations qui coexistent, c'est-à-dire qui existent en lui toutes ensemble, il en résulte quelque chose de composé dont nous ne pouvons démêler les différentes parties; nous n'imaginons pas même alors que plusieurs idées aient pu être en même temps présentes à notre esprit, et nous ne savons ni à quoi, ni ce que nous avons pensé. Mais lorsque ces idées et ces opérations viennent à se succéder, alors notre pensée se décompose; nous démêlons peu-à-peu ce qu'elle renferme, nous observons ce que fait notre esprit, et nous nous faisons de ces opérations une suite d'idées distinctes.

En effet, comme l'unique manière de décomposer les sensations de la vue, est de les faire succéder l'une à l'autre, de même l'unique manière de décomposer une pensée est de faire succéder l'une à l'autre les idées et les opérations dont elle est formée. Pour décomposer, par exemple, l'idée que j'ai à la vue de ces tables, il faut que j'observe successivement toutes les sensations qu'elles font en même temps sur moi, la hauteur, la longueur, la largeur, la couleur, la matière &c.... C'est ainsi que pour décomposer ma pensée, lorsque je forme un desir, j'observe successivement l'inquiétude ou le mal-aise que j'eprouve; l'idée que je me fais de l'objet propre à me soulager, l'etat où je suis pour en être privé, le plaisir que me promet sa jouissance et la direction de toutes mes facultés vers le même objet.

Ainsi décomposer une pensée comme une sensation, ou se représenter successivement les parties dont elle est composée, c'est |55 la même chose; et par conséquent, l'art de décomposer nos pensées n'est que l'art de rendre successives les idées et les opérations qui sont simultanées.

Je dis l'art de décomposer nos pensées, et ce n'est n'est pas sans raison que je m'exprime de la sorte. Car, dans l'esprit, chaque pensée est naturellement composée de plusieurs idées et de plusieurs opérations qui coexistent; et pour savoir décomposer, il faut avoir appris à se représenter, l'une après l'autre, ces idées et ces opérations. Vous venez de le voir dans la décomposition du desir; et vous pouvez encore vous en convaincre par l'analyse de l'entendement humain. Car si l'attention, la comparaison, le jugement &c. ne sont que la sensation transformée, c'est une conséquence que ces opérations ne soient que la sensation décomposée, ou considérée successivement sous différents points de vue.

La sensation enveloppe donc toutes nos idées et toutes nos opérations et l'art de la décomposer n'est que l'art de nous représenter successivement les idées et les opérations qu'elle renferme.

Je pourrais, par conséquent, former des jugements et des raisonnements, et n'avoir point encore de moyens encore pour les décomposer. J'en ai même formé avant d'avoir su m'en représenter les parties dans l'ordre successif, qui peut seul me les faire distinguer. Alors je jugeais, et je raisonnais sans pouvoir me faire d'idées distinctes de ce qui se passait en moi, et, par conséquent, sans savoir que je jugeais et que je raisonnais. Mais il n'en etait pas moins vrai que je faisais des jugements et des raisonnements. La décomposition d'une pensée suppose l'existence de cette pensée, et il serait absurde de dire que je ne commence à juger et à raisonner, que lorsque je commence à pouvoir me représenter successivement ce que je fais quand je juge et quand je raisonne.

Si toutes les idées, qui composent une pensée, sont simultanées dans l'esprit, |56 elles sont successives dans le discours; ce sont donc les langues qui nous fournissent les moyens d'analyser nos pensées. Nous allons observer ces moyens dans les deux chapitres suivants.

 

 

 

 

Chapitre quatre.

Combien les signes artificiels sont nécessaires pour décomposer les opérations de l'entendement, et nous en donner des idées distinctes.

 

Lorsqu'on juge qu'un arbre est grand, l'opération de l'esprit n'est que la perception du rapport de grand à arbre, si, comme nous l'avons dit, juger n'est qu'appercevoir un rapport entre deux idées que l'on compare.

Il est vrai que vous auriez pu m'objecter que, lorsque vous jugez, vous faites quelque chose de plus que d'appercevoir. En effet, vous ne voulez pas seulement dire que vous appercevez qu'un arbre est grand, vous voulez encore affirmer qu'il l'est. Je réponds que la perception et l'affirmation ne sont de la part de l'esprit qu'une même opération sous deux vues différentes. Nous pouvons considérer le rapport, entre arbre et grand, dans la perception que nous en avons, ou dans les idées de grand et d'arbre, idées qui nous représentent un grand arbre comme existant hors de nous. Si nous le considérons seulement dans la perception, alors il est evident que la perception et le jugement ne sont qu'une même chose. Si, au contraire, nous le considérons encore dans les idées de grand et d'arbre, alors l'idée de grandeur convient à l'idée d'arbre, indépendamment de notre perception, et le jugement devient une affirmation. Envisagée sous ce point de vue, la proposition, cet arbre est grand, ne signifie pas seulement que nous appercevons l'idée de grandeur; elle signifie encore que la grandeur appartient réellement à l'arbre.

Un jugement comme perception, et un jugement comme affirmation ne sont donc qu'une même opération de l'esprit; et ils ne différent que parce que le premier se borne à faire considérer un rapport dans la perception qu'on en a, et que le second le fait |57 considérer dans les idées que l'on compare. L'un est intérieur et n'a de rapport qu'à nous, l'autre devient extérieur en se manifestant à autrui par les signes artificiels.

Vous avez vu que pour découvrir le mécanisme d'une montre, il faut la décomposer, c'est-à-dire, en séparer les parties, les distribuer avec ordre, et les etudier chacune à part. Vous vous êtes aussi convaincus que cette analyse est l'unique moyen d'acquérir des connaissances de quelque espèce qu'elles soient. Vous avez jugé en conséquence que, pour connaître parfaitement la pensée, il la fallait décomposer, et en etudier successivement toutes les idées, comme vous etudieriez toutes les parties d'une montre.

Pour faire cette décomposition, vous avez distribué avec ordre les mots qui sont les signes de vos idées. Dans chaque mot vous avez considéré chaque idée séparément, et, dans deux mots que vous avez rapprochés, vous avez observé le rapport que deux idées ont l'une à l'autre. (a) / (a) Telle est en effet l'espèce d'analyse à laquelle on doit continuellement exercer les elèves, et surtout pdt les 1ers mois du cours de Gre Gle. / C'est donc à l'usage des mots que vous devez le pouvoir de considérer vos idées chacune en elle-même, et de les comparer les unes avec les autres pour en découvrir les rapports. En effet, vous n'aviez pas d'autre moyen pour faire cette analyse. Par conséquent, si vous n'aviez eu l'usage d'aucun signe artificiel, il vous aurait eté impossible de la faire.

Mais si vous ne pouviez pas faire cette analyse, vous ne pourriez pas considérer séparément et chacune en elle-même, les idées dont se forme votre pensée. Elles resteraient donc comme enveloppées confusément dans la perception que vous en avez. Dès qu'elles seraient ainsi enveloppées, il est evident que les comparaisons et les jugements de votre esprit ne seraient pour vous que ce que nous appelons perception. Vous ne pourriez pas faire cette proposition, cet arbre est grand, puisque ces idées seraient simultanées dans votre esprit, et que vous n'auriez pas de moyens pour vous les représenter successivement dans l'ordre successif qui les distinguent, et que le discours peut seul |58 leur donner. Par conséquent, vous ne pourriez pas en juger, si, par en juger, vous entendez l'affirmer. Tout vous confirme donc que le jugement, pris pour une affirmation, est, dans votre esprit, la même opération que le jugement pris pour une perception; et qu'ayant, par vous-mêmes, la faculté d'appercevoir un rapport, vous devez, à l'usage des signes artificiels, la faculté de l'affirmer ou de pouvoir faire une proposition. L'affirmation est, en quelque sorte, moins dans votre esprit que dans les mots qui prononcent les rapports que vous appercevez.

Comme les mots développent successivement, dans une proposition, un jugement dont les idées sont simultanées dans l'esprit, ils développent, dans une suite de propositions, un raisonnement dont les parties sont egalement simultanées; et vous découvrez en vous une suite d'idées et d'opérations que vous n'auriez pas démêlées sans leur secours. Puisqu'il n'y a point d'homme qui n'ait été sans l'usage des signes artificiels, il n'en n'est point à qui les idées et les opérations de son esprit ne se soient offertes, pendant un temps, tout-à-fait confondues avec la sensation, et tous ont commencé par être dans l'impuissance de démêler ce qui se passait dans leur pensée. Ils ne faisaient qu'appercevoir; et leur perception, où tout se confondait, leur tenait lieu de jugement et de raisonnement: elles en etaient l'equivalent. Vous concevez combien il etait difficile de débrouiller ce chaos. Vous avez néanmoins surmonté cette difficulté, et vous devez juger que vous en pouvez surmonter d'autres.

Dès que nous ne pouvons appercevoir séparément et distinctement les opérations de notre âme que dans les noms que nous leur imp avons donnés, c'est une conséquence que nous ne sachions pas observer de pareilles opérations dans les animaux qui n'ont pas l'usage de nos signes artificiels. Ne pouvant pas les démêler en eux, nous les leur refusons; et nous disons qu'ils ne jugent pas, parce qu'ils ne prononcent pas comme nous des jugements.

Vous eviterez cette erreur, si vous considérez que la sensation enveloppe toutes les idées et toutes les opérations dont nous sommes capables. Si ces idées et ces opérations n'etaient pas en nous, les signes artificiels ne nous apprendraient pas à les |59 distinguer. Il les supposent donc, et tout animal, qui a des sensations, a la faculté de juger, c'est-à-dire, d'appercevoir des rapports.

 

 

 

 

Chapitre cinq.

Avec quelle méthode on doit employer les signes artificiels pour se faire des idées distinctes de toute espèce.

 

Nous venons de voir que les signes artificiels sont nécessaires pour démêler les opérations de notre âme; ils ne le sont pas moins pour nous faire des idées distinctes des objets qui sont hors de nous. Car, si nous ne connaissons les choses qui sont hors de nous, qu'autant que nous les analysons, il s'ensuit que nous ne les connaissons qu'autant que nous nous représentons successivement les qualités qui leur appartiennent. Or, c'est ce que nous ne pouvons faire qu'avec des signes choisis et employés avec art.

Il ne suffirait pas de faire passer ces qualités l'une après l'autre devant l'esprit. Si elles y passaient sans ordre, nous ne saurions où les retrouver; il ne nous resterait que des idées confuses; et, par conséquent, nous ne retirerions presque aucun fruit des décompositions que nous aurions faites. L'Analyse est donc assujettie à un ordre.

Pour le découvrir, cet ordre, il suffît de considérer que l'analyse a pour objet de distinguer les idées, de les rendre faciles à trouver, et de nous mettre en etat de les comparer sous toutes sortes de rapports.

Or, si elle en trace la suite dans la plus grande liaison; si, en les faisant naître les unes des autres, elle en montre le développement successif, si elle donne à chacune une place marquée, et la place qui convient; alors chaque idée sera distincte et se retrouvera facilement. Il suffira même de s'en rappeler une, pour se rappeler successivement toutes les autres, et il sera facile d'en observer les rapports. Nous pouvons les parcourir sans obstacles, et nous arrêter à notre choix sur toutes celles que nous voudrons comparer. Il ne s'agît donc pas, pour |60 analyser, de se faire un ordre arbitraire. Il y en a un qui est donné par la manière dont nous concevons. La nature l'indique elle-même; et, pour le découvrir, il ne faut qu'observer ce qu'elle nous fait faire.

Les objets commencent d'eux-mêmes à se décomposer, puisqu'ils se montrent à nous avec des qualités différentes, suivant la différence des organes exposés à leur action. Un corps, tout à la fois solide, coloré, sonore, odoriférant et savoureux, n'est pas tout cela à chacun de nos sens; et ce sont là autant de qualités qui viennent successivement à notre connaissance par autant d'organes différents. Le toucher nous fait considérer la solidité, comme séparée des autres qualités qui se réunissent dans le même corps; la vue nous fait considérer la couleur de la même manière. En un mot, chaque sens décompose; et c'est nous, dans le vrai, qui formons des idées composées, en réunissant, dans chaque objet, des qualités que nos sens tendent à séparer.

Or, vous avez vu qu'une idée abstraite est une idée que nous formons, en considérant une qualité séparément des autres qualités et des êtres auxquels elle est unie. Il suffît donc d'avoir des sens pour avoir des idées abstraites.

Mais tant que nous n'avons des idées abstraites que par cette voie, elle viennent à nous sans ordre; elles disparaissent quand les objets cessent d'agir sur nos sens: ce ne sont que des connaissances momentanées, et notre vue est encore bien confuse et bien trouble.

Cependant, c'est la nature qui commence à nous faire démêler quelque chose dans les impressions que les organes font passer jusqu'à l'âme. Si elle ne commençait pas, nous ne commencerions pas nous-mêmes. Mais quand elle a commencé, elles s'arrête: contente de nous avoir mis sur la voie, elle s'arrête nous laisse, et c'est à nous d'avancer.

Jusques là, c'est donc sans aucun art de notre part que se font toutes les décompositions. Or, comment pourrons-nous faire avec art d'autres décompositions pour acquérir de vraies connaissances? C'est encore en observant l'ordre que la nature nous prescrit elle-même. Mais vous savez que cet ordre est celui |61 dans lequel nos idée naissent les unes des autres, conséquemment à notre manière de sentir et de concevoir. C'est donc dans l'ordre le plus conforme à la génération des idées que nous devons analyser les objets.

Papa, dans la bouche d'un enfant qui n'a vu que son père, n'est encore pour lui que le nom d'un individu. Mais lorsqu'il voit d'autres hommes, il juge, aux qualités qu'ils ont en commun avec son père, qu'ils doivent aussi avoir le même nom, et il les appelle papa. Ce mot n'est donc plus pour lui le nom d'un individu, c'est un nom commun à plusieurs individus qui se ressemblent; c'est le nom de quelque chose qui n'est ni Pierre, ni Paul; c'est par conséquent le nom d'une idée qui n'a d'existence que dans l'esprit de cet enfant, et il ne l'a formée que parce qu'il a fait abstraction des qualités particulières aux individus Pierre et Paul, pour ne penser qu'aux qualités qui leur sont communes. Il n'a pas eu de peine à faire cette abstraction: il lui a suffi de ne pas remarquer les qualités qui distinguent les individus. Or, il lui est bien plus facile de saisir les ressemblances que les différences, et c'est pour cela qu'il est naturellement porté à généraliser: lorsque dans la suite les circonstances lui apprendront qu'on appelle homme ce qu'il nommait Papa, il n'acquerra pas une nouvelle idée, il apprendra seulement le vrai nom d'une idée qu'il avait déjà.

Mais il faut observer qu'une fois qu'un enfant commence à généraliser, il rend une idée aussi etendue qu'elle peut l'être, c'est-à-dire qu'il se hâte de donner le même nom à tous les objets qui se ressemblent grôssièrement, (en citer plusieurs exemples) et il les comprend tous dans une seule clâsse. Les ressemblances sont les premières choses qui le frappent, parce qu'il ne sait pas encore assez analyser pour distinguer les objets par les qualités qui leur sont propres. Il n'imaginera donc des clâsses |62 moins générales, que lorsqu'il aura appris par à observer par où les choses différent. Le mot homme, par exemple, est d'abord pour lui une dénomination commune, sous laquelle il comprend indistinctement tous les hommes. Mais lorsque dans la suite il aura occasion de connaître les différentes conditions, il fera aussitôt les clâsses subordonnées et moins générales de Militaires, de Magistrats, d'Instituteurs, de Laboureurs, d'Artisans &c. Tel est donc l'ordre de la génération des idées. On passe tour-à-tour de l'individu au genre, pour descendre ensuite aux différentes espèces, (en citer et faire citer par les Elèves un certain nombre d'exemples) qu'on multiplie d'autant plus qu'on acquiert plus de discernement, c.à.d. qu'on apprend mieux à faire l'analyse des choses.

Toutes les fois donc qu'un enfant entend nommer un objet, avant d'avoir remarqué qu'il ressemble à d'autres, le mot, qui est pour nous le nom d'une idée générale, est pour lui le nom d'un individu: ou, si ce mot est pour nous un nom propre, il le généralise aussitôt qu'il trouve des objets semblables à celui qu'on a nommé; (en donner des exemples) et il ne fait des clâsses moins générales, qu'à mesure qu'il apprend à remarquer les différences qui distinguent les clâsses.

Vous voyez donc comment nos premières idées sont d'abord individuelles, comment elles se généralisent, et comment, de générales, elles deviennent des espèces subordonnées à un genre.

Cette génération est fondée sur la nature des choses. Il faut bien que nos premières idées soient individuelles; car, puisqu'il n'y a hors de nous que des individus, il n'y a aussi que des individus qui puissent agir sur nos sens. Les autres objets de notre connaissance ne sont point des choses réelles qui aient une existence dans la nature: ce ne sont que différentes vues |63 de l'esprit qui considère dans les objets les rapports par où ils se ressemblent, et ceux par où ils différent.

Il n'y a donc qu'un moyen pour acquérir des connaissances exactes et précises; c'est de nous conformer dans nos analyses à l'ordre de la génération des idées. Voilà la méthode avec laquelle nous devons employer les signes artificiels.

Si nous ne savions pas faire usage de cette méthode, les signes artificiels ne nous conduiraient qu'à des idées imparfaites et confuses; et, si nous n'avions point de signes artificiels, nous n'aurions point de méthode, et, par conséquent, nous n'acquerrions point de connaissances. Tout vous confirme donc combien les signes artificiels nous sont nécessaires pour démêler les idées qui sont confusément dans nos sensations.

Avant que nous eussions etudié ensemble cette méthode, vous en aviez déjà fait usage, et vous aviez acquis quelques idées abstraites. Conduits par les circonstances qui vous faisaient deviner à peu près le sens des mots, vous aviez analysé les choses, sans remarquer que vous les analysiez, et sans réfléchir sur l'ordre que vous deviez suivre dans ces analyses; aussi etaient-elles souvent bien imparfaites. Mais enfin vous aviez analysé, et vous vous etiez fait des idées que vous n'auriez jamais eues, si vous n'aviez pas entendu des mots, et si vous n'aviez pas senti le besoin d'en pénétrer la signification.

Si ces idées etaient en petit nombre, si elles etaient encore bien confuses, et si vous n'etiez pas capables de nous en rendre raison, c'est que les circonstances vous avaient mal conduits. Vous n'aviez pas eu occasion d'apprendre assez de mots, ou vous ne les aviez pas appris dans l'ordre le plus propre à vous en donner l'intelligence. Souvent |64 celui que vous entendiez prononcer et dont vous auriez voulu saisir le sens, en supposait, pour être bien compris, d'autres que vous ne connaissiez pas encore. Quelquefois les personnes qui parlaient devant vous faisaient un etrange abus du langage; et, ne connaissant pas elles-mêmes la valeur des termes dont elles se servaient, elles vous donnaient de fausses idées. Cependant vous pensiez d'après elles avec confiance, et elles croyaient vous instruire. (En citer ici plusieurs exemples qu'on pourra tirer de la Grammaire même.) Or, des signes, qui venaient à votre connaissance avec si peu d'ordre et de précision, n'etaient peu propres qu'à vous faire faire des analyses fausses ou peu exactes. Une pareille méthode, si c'en est une, ne pouvait donc vous donner que beaucoup de notions confuses et beaucoup de préjugés.

Qu'avez-vous fait avec moi pour donner plus de précision à vos idées, et pour en acquérir de nouvelles? Vous avez repassé sur les mots que vous saviez, vous en avez appris de nouveaux, et vous avez etudié le sens des uns et des autres dans l'ordre de la génération des idées. Vous voyez que cette méthode est l'unique: votre expérience vous a du moins convaincus qu'elle est bonne.


Analyse

et
synthèse.

 

Pour achever de vous eclairer sur la méthode, remarquez qu'il y a un ordre dans lequel nous acquérons des idées, et un ordre dans lequel nous distribuons celles que nous avons acquises. Le premier est, comme vous l'avez vu, celui de leur génération; le second est le renversement du premier. C'est celui où nous commençons par l'idée la plus générale, pour descendre de clâsse en clâsse jusqu'à l'individu.

Vous aurez plus d'une fois occasion de remarquer que les idées générales abrégent le discours. C'est donc par elles qu'on doit commencer, quand on parle à des personnes instruites. Il serait importun et superflu de remonter à l'origine des idées, puisqu'on ne leur dirait que ce qu'elles savent. Il n'en est pas de |65 même quand on parle à des personnes qui ne savent rien ou qui savent tout imparfaitement. Si je vous présentais mes idées dans l'ordre qu'elles ont dans mon esprit, je commencerais par des choses que vous ne pourriez pas entendre, parce qu'elles en supposeraient que vous ne savez pas. Je dois donc vous les présenter dans l'ordre dans lequel vous auriez pu les acquérir tout seuls.

Par exemple, si j'avais défini l'entendement, la volonté ou la pensée, avant d'avoir analysé les opérations de l'âme, vous ne m'auriez pas entendu. Vous ne m'entendriez pas davantage, si je commençais cet ouvrage par définir la Grammaire, et les différents mots qui peuvent entrer dans le composition d'une période. Il est vrai que je pourrais dans la suite expliquer ces choses: mais serait-il raisonnable de vous forcer à ecouter et à répéter des mots auxquels vous n'attacheriez encore aucune signification, et d'en renvoyer l'explication à un autre temps?

Vraie méthode
d'enseignement.

 

Je dois donc ne vous apprendre les mots que vous ne savez pas, qu'après vous en avoir donné l'idée, en me servant des mots dont vous avez l'intelligence.

J'ai plusieurs raisons pour vous faire ces réflexions. La première, c'est qu'en vous rendant compte de la méthode que je me propose de suivre, je vous eclaire davantage, et je vous mets peu-à-peu en etat de vous instruire sans moi.

La seconde, c'est qu'en vous montrant comment je dois m'expliquer pour être à votre portée, je vous apprends à juger par vous-mêmes, si en effet je vous offre mes idées dans l'ordre le plus propre à me faire entendre. Je pourrais, oubliant ma méthode, vous parler comme à des personnes instruites. Alors vous ne m'entendriez pas, et peut-être vous en prendriez-vous à vous-mêmes. Il faut que vous sachiez que ce pourrait être ma faute.

Enfin ces réflexions sont propres à prevenir contre un préjugé où l'on est assez généralement que les idées abstraites sont bien difficiles. Pourquoi a-t-on tant de peine à se familiariser avec |66 les sciences qu'on nomme abstraites? C'est qu'on les etudie avant d'avoir fait d'autres etudes qui doivent y préparer. C'est que ceux qui les enseignent parlent aux jeunes gens comme à des personnes instruites, et leur supposent des connaissances qu'ils n'ont pas. Toutes les etudes seraient faciles, si, conformément à l'ordre de la génération des idées, on nous faisait passer de connaissance en connaissance, sans jamais franchir aucune idée intermédiaire, ou du moins en ne supprimant que celles qui peuvent facilement se suppléer. (Ici se place naturellement le développement de l'esprit de la Considérez les Loi du 3 Brumaire an 4.)

Considérez les idées que vous avez acquises, comme une suite d'echelons, et jugez s'il vous eût eté possible de sauter tout-à-coup au haut de l'échelle. Vous n'auriez pas même pu monter les echelons deux à deux, et vous les avez montés facilement un à un. Or, les Sciences ne sont que plusieurs echelles mises bout à bout. Pourquoi donc ne pourriez-vous pas, d'echelon en echelon, monter jusqu'au dernier?

 

 

 

 

Chapitre six.

Les langues considérées comme autant de méthodes analytiques.

 

Vous avez vu combien les signes artificiels nous sont nécessaires pour démêler, dans nos sensations, toutes les opérations de notre âme; et nous avons observé comment nous devons nous en servir pour nous faire des idées de toute espèce. Le premier objet du langage est donc d'analyser la pensée. En effet, nous ne pouvons montrer successivement aux autres les idées qui coëxistent dans notre esprit, qu'autant que nous savons nous les montrer successivement à nous-mêmes; c.à.d. que nous ne savons parler aux autres qu'autant que nous savons nous parler. On se tromperait, par conséquent, si l'on croyait que les langues ne nous sont utiles que pour nous communiquer mutuellement nos pensées.

|67 C'est donc comme méthodes analytiques que nous devons les considérer, et nous ne les connaîtrons parfaitement que lorsque nous aurons observé comment elles ont analysé la pensée.

Dans le peu que vous savez des langues, vous voyez des mots pour exprimer vos idées, et d'autres mots pour exprimer les rapports que vous appercevez entr'elles. Vous concevez qu'avec moins de mots vous auriez moins d'idées et vous découvririez moins de rapports. Il ne faut, pour cela, que vous rappeler l'ignorance où vous etiez il y a peu d'années. Vous concevez aussi qu'avec plus de mots que vous n'en savez, vous pourriez avoir plus d'idées et découvrir plus de rapports.

Dans le Français (ou le Latin), tel que vous l'avez su d'abord, vous pouvez vous représenter une langue qui commence, et qui ne fait, pour ainsi dire, que dégrôssir la pensée. Dans le Français (ou &c.) tel que vous le savez aujourd'hui, vous voyez une langue qui a fait des progrès, qui fait plus d'analyses, et qui les fait mieux.

Enfin dans le Français, tel que vous le saurez un jour, vous prévoyez de nouveaux progrès, et vous commencez à comprendre comment il deviendra capable d'analyser la pensée jusques dans les moindres détails.

Si cette analyse se faisait sans méthode, le pensée ne se débrouillerait qu'imparfaitement; les idées s'offriraient confusément, et sans ordre à celui qui voudrait parler, et il ne pourrait se faire entendre qu'autant qu'on le devinerait. Aussi avons-nous vu que cette analyse est assujettie à une méthode, et que cette méthode est plus ou moins parfaite, suivant que, se conformant à la génération des idées, elle la montre d'une manière plus ou moins sensible. Tout confirme donc que nous devons considérer les langues comme autant de méthodes analytiques; méthodes qui d'abord ont toute l'imperfection des langues qui commencent, et qui, dans la suite, font des progrès à mesure que les langues en font elles-mêmes.

|68 Mais, me direz-vous, les hommes ne connaissaient pas cette méthode, avant d'avoir fait les langues; comment donc les ont-ils faites d'après cette méthode?

Cette difficulté prouve seulement que, dans les commencements, cette méthode a eté aussi imparfaite que les langues.

En effet, si vous réfléchissez sur les idées que vous avez acquises avec vos Professeurs, vous vous convaincrez que vous les devez à l'analyse; que vous n'auriez pu en acquérir d'aussi précises par toute autre voie; et que, par conséquent, vous avez tout seuls analysé quelquefois méthodiquement, si auparavant vous en aviez d'exactes, comme en effet vous en aviez: mais alors vous analysiez, sans le savoir. Or, c'est ainsi que les hommes ont suivi, dans la formation des langues, une méthode analytique. Tant que cette méthode a eté imparfaite, ils se sont exprimés grôssièrement et avec beaucoup d'embarras; et c'est à proportion des progrès qu'elle a faits, qu'ils ont eté capables de parler avec plus de clarté et de précision.

La nature vous a guidés dans les analyses que vous avez faites, tout seuls; vous avez démêlé quelques qualités dans les objets, parce que vous aviez besoin de faire connaître vos craintes et vos desirs. Vous avez, à la vérité, trouvé des secours dans les personnes qui vous approchaient: vous n'avez eu qu'à faire attention aux circonstances où elles prononçaient certains mots, pour apprendre à nommer les idées que vous vous faisiez.

Les hommes qui ont fait les langues ont de même eté guidés par la nature, c.à.d. par les besoins qui sont une suite de notre conformation. S'ils ont eté obligés d'imaginer les mots que vous avez trouvés faits, ils ont suivi, en les choisissant, la même méthode que vous avez suivie vous-mêmes en les apprenant.

Mais, comme vous, ils l'ont suivie à leur insu. Si on avait pu la leur faire remarquer de bonne heure, les langues auraient fait des progrès rapides, comme vous en faites dans celles que vous apprenez. La lenteur des progrès ne prouve donc pas |69 qu'elles se sont formées sans méthode; elle prouve seulement que la méthode s'est perfectionnée lentement. Mais enfin cette méthode a donné peu-à-peu les règles du langage; et le systême des langues s'est achevé lorsqu'on a eté capables de remarquer ces règles.

Or, la pensée, considérée en général, est la même dans tous les hommes. Dans tous, elle vient egalement de la sensation; dans tous elle se compose et se décompose de la même manière.

Les besoins, qui les engagent à faire l'analyse de la pensée, sont encore communs. Ils emploient à cette analyse des moyens semblables, parce qu'ils sont tous conformés de la même manière. La méthode qu'ils suivent est donc assujettie aux mêmes règles dans toutes les langues.

Mais cette méthode se sert, dans différentes langues, de signes différents. Plus ou moins grôssière, plus ou moins perfectionnée, elle rend les langues plus ou moins susceptibles de clarté, de précision et d'energie, et chaque langue a des règles qui lui sont propres.

On appelle Grammaire la science qui enseigne les principes et les règles de cette méthode analytique. Si elle enseigne les règles que cette méthode prescrit à toutes les langues, on la nomme Grammaire générale; et on la nomme Grammaire particulière, lorsqu'elle enseigne les règles que cette méthode suit dans telle ou telle langue. Etudier la Grammaire, c'est donc etudier les méthodes que les hommes ont suivies dans l'analyse de la pensée.

Cette entreprise n'est pas aussi difficile qu'elle peut vous le paraître; elle se borne à observer ce que nous faisons quand nous parlons: car le systême du langage est dans chaque homme qui sait parler. D'ailleurs un discours n'est qu'un jugement, ou une suite de jugements. Par conséquent, si nous découvrons comment une langue analyse un petit nombre de jugements, nous connaîtrons la méthode qu'elle suit dans l'analyse de toutes nos pensées. C'est ce que nous allons rechercher dans les Chapitres suivants. Nous commencerons par observer les analyses qui se font avec le langage d'action.

 

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Chapitre sept.

Comment le langage d'action décompose la pensée.

 

Le langage d'action, que je veux vous faire observer, n'est pas celui dont les pantomimes ont fait un art. C'est celui que la nature nous fait tenir en conséquence de la conformation qu'elle a donnée à nos organes.

Lorsqu'un homme exprime un desir par son action, et montre d'un geste un objet qu'il desire, il commence déjà à décomposer sa pensée; mais il la décompose moins pour lui que pour ceux qui l'observent.

Il ne la décompose pas pour lui: car tant que les mouvements qui expriment ses différentes idées ne se succédent pas, toutes ses idées sont simultanées, comme ses mouvements. Sa pensée s'offre donc à lui toute entière, sans succession et sans décomposition. Mais son action la décompose souvent pour ceux qui l'observent; et cela arrive toutes les fois qu'il ne peuvent comprendre ce qu'il veut, qu'après avoir porté la vue sur lui pour y remarquer l'expression du desir, et ensuite sur l'objet pour remarquer ce qu'il desire. Cette observation rend donc successifs à leurs yeux des mouvements qui etaient simultanés dans l'action de cet homme, et elle fait voir deux idées séparées et distinctes, parce qu'elle les fait voir l'une après l'autre.

Or, si un homme, qui ne parle que le langage d'action, remarque que, pour comprendre la pensée d'un autre, il a souvent besoin d'en observer successivement les mouvements, rien n'empêche qu'il ne remarque encore tôt ou tard que, pour se faire entendre lui-même plus facilement, il a besoin de rendre ses mouvements successifs. Il apprendra donc à décomposer sa pensée; et c'est alors, comme nous l'avons remarqué, que le langage d'action commencera à devenir un langage artificiel.

Cette décomposition n'offre guère que deux ou trois idées distinctes; telles que, j'ai faim, je voudrais ce fruit, donnez-le moi. venez ici; ôtez-vous de là. Elle n'offre que des idées principales plus ou moins composées.

|71 Mais la force des besoins, la vivacité du desir, le goût qu'on se flatte de trouver dans le fruit qu'on demande, la préférence qu'on donne à ce fruit, la peine qu'on souffre par la privation &c. sont autant d'idées accessoires qui ne se démêlent pas encore, et qui cependant sont exprimées dans les regards, dans les attitudes, dans l'altération des traits du visage, en un mot, dans toute l'action. Ces idées ne se décomposent qu'autant que les circonstances détermineront à faire remarquer, les uns après les autres, les mouvements qui en sont les signes naturels. C'est ainsi que le langage d'action commence à décomposer la pensée. Passons au langage des sons articulés.

 

 

 

 

Chapitre huit.

Comment les langues, dans les commencements, analysent la pensée.

 

Pour juger des analyses qui se sont faites à la naissance des langues, il faudrait s'assurer de l'ordre dans lequel les choses ont eté nommées. On ne peut former à cet egard que des conjectures, encore seraient-elles d'autant plus incertaines, qu'on entrerait dans de plus grands détails. Comme l'organisation est, quoique la même pour le fond, susceptible, suivant les climats, de bien des variétés, et que les besoins varient egalement; il n'est pas douteux que les hommes, jetés par la nature dans des circonstances différentes, ne se soient engagés dans des routes qui s'ecartent les unes des autres.

Cependant toutes ces routes partent d'un même point, c.à.d. de ce qu'il y a de commun dans l'organisation et dans les besoins. Il s'agît donc d'observer les hommes dans les premiers pas qu'ils ont faits. Bornons-nous à découvrir comment ils ont commencé, et nos conjectures en auront plus de vraisemblance.

Dans toutes les langues, les accents, communs aux deux langages, ont sans doute eté les premiers noms. C'est la nature qui les donne, et ils suffisent pour indiquer nos besoins, nos craintes, nos desirs, tous nos sentiments. Susceptibles de différents mouvements, et de différentes inflexions, ils semblent se moduler sur toutes les cordes sensibles de notre âme, et leur expression varie comme nos besoins.

|72 Les hommes n'avaient donc qu'à remarquer ces accents pour démêler les sentiments qu'ils eprouvaient, et pour distinguer dans ces sentiments jusqu'à des nuances. Dans la nécessité de se demander et de se donner des secours, ils firent une etude de ce langage. Ils apprirent donc à s'en servir avec plus d'art; et les accents, qui n'etaient d'abord pour eux que des signes naturels, devinrent insensiblement des signes artificiels, qu'ils modifièrent avec différentes articulations. Voilà vraisemblablement pourquoi la prosodie a eté dans plusieurs langues une espèce de chant.

Lorsque les hommes s'etudiaient à observer leurs sensations, ils ne pouvaient pas ne pas remarquer qu'elles leur arrivaient par des organes qui ne se ressemblent pas, et que, par cette raison, ils distinguaient facilement. Il ne s'agissait donc plus que de convenir des noms qu'on donnerait à ces organes.

Si ces noms avaient été pris arbitrairement et comme au hasard, ils n'auraient eté compris que par celui qui les aurait choisis. Cependant, pour passer en usage, il fallait qu'ils fussent egalement compris par tous ceux qui vivaient ensemble. Or il est evident qu'il n'y a que des circonstances communes à tous, qui aient pu déterminer à choisir certains mots plutôt que d'autres. Ce sont donc proprement les circonstances qui ont nommé les organes des sens. Mais quelles sont ces circonstances? Je réponds qu'elles ont eté différentes selon les lieux. C'est pourquoi je crois qu'il est inutile de les chercher ici. (Voyez ma Dissertation servant d'Introduction à ce Cours. Voyez aussi le Traité de la formation méchanique des langues, Tome 1er p. 248 et suivantes.)

Si les hommes, lorsqu'ils observaient leurs sensations, ont eté conduits à observer les organes qui les transmettait à l'âme, ils ont eté egalement conduits à observer les objets qui les faisaient naître en eux, en agissant sur les organes mêmes. Ils ont donc observé les objets sensibles, et ils les ont distingués par des noms, suivant qu'ils ont eu besoin de se rendre raison de leurs plaisirs, de leurs peines, de leurs douleurs, de leurs craintes, de leurs desirs &c. Ces noms ont eté imitatifs, toutes les fois que les choses ont pu être représentées par des sons. (citer ici un grand nombre d'onomatopées, telles que les cris des animaux, le nom de la plupart d'entr'eux, celui des météores &c. &c.) (Le Traité du Présdt Desbrosses en fournira, chapitre six, Tome 1er.)

Les langues auront eté longtemps bien bornées, parce que plus elles l'etaient, moins elles fournissaient de moyens pour faire de nouvelles analyses; et cependant il fallait, pour les enrichir, analyser encore. D'ailleurs les |73 hommes, accoutumés au langage d'action qui leur suffisait presque toujours, n'auront imaginé de faire des mots, qu'autant qu'ils y auront eté forcés pour se faire entendre plus facilement. Or, ils n'y auraient eté forcés que bien lentement: car, ne remarquant les choses que parce qu'elles avaient quelques rapports à leurs besoins, ils en auront remarqué d'autant moins que leurs besoins etaient en petit nombre. Ce qu'ils ne remarquaient pas n'existait pas pour eux, et n'aura pas eté nommé.

On peut donc supposer que les langues, dans l'origine, n'etaient qu'un supplément au langage d'action, et qu'elles n'offraient qu'une collection de mots semblables à ceux-ci: arbre, fruit, loup, toucher, manger, fuir; et qu'on n'aura pu faire que des phrâses semblables à fruit manger, loup fuir, arbre voir. Ces mots réveillaient assez distinctement les sentiments que les besoins font naître; et ils ne retraçaient au contraire des objets qu'une idée confuse, où l'on démêlait seulement s'il faut les fuir ou les rechercher. Cette analyse etait donc bien imparfaite. Les mots en petit nombre ne désignaient encore que des idées principales; et la pensée n'achevait de s'exprimer qu'autant que le langage d'action, qui les accompagnait, offrait des idées accessoires (de lieu, de grandeur, de grôsseur, de nombre.) Cependant il n'est pas difficile de comprendre comment les langues auront fait de nouveaux progrès.

Si les hommes avaient déjà donné des noms aux sentiments de l'âme, aux organes de la sensation, et à quelques objets sensibles, c'est que le langage d'action avait suffisamment décomposé la pensée pour faire remarquer successivement toutes ces choses. Il est certain que, si on ne les avait pas démêlées l'une après l'autre, on n'aurait pas pu se faire séparément des idées de chacune; et, si on ne les avait pas remarquées chacune séparément, on n'aurait pu les nommer. Mais comme ces idées ne sont pas les seules que le langage d'action a du faire distinguer, on conçoit comment il aura eté possible de donner encore des noms à plusieurs autres.

Or il est evident que chaque homme, en disant, par exemple, fruit manger, pouvait montrer par le langage d'action s'il parlait de lui, ou de celui à qui il adressait la parole, ou de tout autre; et il est certain qu'alors ses gestes etaient l'equivalent de ces mots, moi, tu, il; il avait donc des idées distinctes de ce que nous appelons la 1ere, la 2de et la 3e personne; et celui qui comprenait sa pensée se faisait de ces personnes la même idée que lui. Pourquoi donc n'auraient-ils pas pu s'accorder tôt ou tard |74 l'un et l'autre à exprimer ces idées par quelques sons articulés?

Ces hommes pouvaient encore faire connaître par des gestes, si un animal etait grand ou petit, fort ou faible, doux ou méchant &c.: mais dès qu'une fois ils avaient démêlé ces idées, ils avaient fait le plus difficile. Il ne leur restait plus qu'à sentir qu'il serait commode de les désigner par des sons. On fit donc des adjectifs, c.à.d. des noms qui signifiaient les qualités des choses, comme on avait fait des substantifs, c.à.d. des noms qui indiquaient les choses mêmes.

On pouvait donc, avec la même facilité, après avoir montré deux lieux différents, marquer par un geste celui d'où l'on venait, et par un autre, celui où l'on allait. Voilà donc deux gestes, equivalents l'un à la préposition de, et l'autre à la préposition à. D'autres gestes pouvaient egalement être equivalents à sur, sous, avant, après, &c. Or, dès qu'on a eu démêlé ces rapports dans la pensée décomposée par le langage d'action, on trouvait d'autant moins de difficultés à leur donner des noms, qu'on avait déjà nommé beaucoup d'autres idées. (Il faut donner ici aux elèves la substance des Chapitres VI. IX. et X. du Traité du P. Desbrosses.)












Syntaxe

cas et conjug.

 

Nous verrons dans la suite que quatre espèces de mots suffiraient à la rigueur pour exprimer toutes nos pensées: ces quatre espèces sont les substantifs, les adjectifs, les prépositions, et un seul verbe, tel que le verbe être. Il ne reste donc plus qu'à découvrir comment les hommes auront pu avoir un pareil verbe, et prononcer enfin des prépositions. (Voyez l'Introduction.) On a eté longtemps avant de pouvoir exprimer, dans des propositions, toutes les vues de l'esprit, et par conséquent, les langues n'ont pu se perfectionner que bien lentement. Il fallait créer des mots pour les idées accessoires, comme pour les idées principales: il fallait apprendre à les employer d'une manière propre à développer une pensée, et à la montrer successivement dans tous ses détails. Il fallait donc déterminer l'ordre qu'ils devaient suivre dans les discours, et convenir des variations qu'on leur ferait prendre pour en marquer plus sensiblement les rapports. Tout cela demandait beaucoup d'observations et des analyses bien faites. J'ai fait voir comment on a commencé, c'est tout ce que je me proposais. Si on pouvait observer une langue dans ses progrès successifs, et tenir, en quelque sorte, un registre de naissance de ses mots, on verrait les règles s'etablir peu à peu. Cela est impossible. Il ne nous reste qu'à observer notre langue, telle qu'elle est aujourd'hui, et à chercher les lois qu'elle suit dans l'analyse de la pensée. (Lois qui lui sont pourtant communes avec la plupart des langues.)

 

|75

 

 

Chapitre neuf.

Comment se fait l'analyse de la pensée dans les langues formées et perfectionnées.

 

Prenons, dit Condillac, une pensée développée dans un long discours, et observons en l'analyse.

Exemple tiré du Discours que Racine prononça lorsque Thomas Corneille, qui succédait à Pierre son frère, fut reçu à l'Académie Française.

« Vous voyez, dit Racine, en quel etat se trouvait la scêne lorsqu'il (Pre Corneille) commença à travailler: quel désordre! quelle irrégularité! nul goût, nulle connaissance des véritables beautés du théâtre: les auteurs aussi ignorants que les spectateurs; la plupart des sujets extravagants et dénués de vraisemblance: point de mœurs, point de caractères: la diction encore plus vicieuse que l'action, et dont les pointes et de misérables jeux de mots faisaient le principal ornement: en un mot, toutes les règles de l'art, celle même de l'honnêteté et de la bienséance partout violées.

Dans cette enfance, ou pour mieux dire, dans ce chaos du poême dramatique parmi nous, votre illustre frère, après avoir quelque temps cherché le bon chemin, et lutté, si je l'ose ainsi dire, contre le mauvais goût de son siècle, enfin, inspiré d'un génie extraordinaire, et aidé de la lecture des anciens, fit voir sur la scêne la raison, mais la raison accompagnée de toute la pompe, de tous les ornements dont notre langue est capable; accordant heureusement la vraisemblance et le merveilleux, et laissant bien loin derrière lui tout ce qu'il avait de rivaux, dont la plupart désespérant de l'atteindre, et n'osant plus entreprendre de lui disputer le prix, se bornèrent à combattre la voix publique déclarée pour lui, et essayèrent en vain, par leurs discours et par leurs frivoles critiques, de rabaisser un mérite qu'il ne pouvaient egaler.

La scêne retentit encore des acclamations qu'excitèrent à leur naissance le Cid, Horace, Cinna, Pompée; tous ces chefs-d'œuvre, représentés depuis sur tant de théâtres, traduits en tant de langues, et qui vivront à jamais dans la bouche des hommes. A dire le vrai, où trouvera-t-on un Poéte qui ait possédé à la fois tant d'excellentes |76 parties, l'art,la force, le jugement, l'esprit? Quelle noblesse! quelle economie dans les sujets! Quelle véhémence dans les passions! Quelle gravité dans les sentiments! quelle dignité et en même temps quelle prodigieuse variété dans les caractères! Combien de Rois, de Princes, de héros de toute nation nous a-t-il représentés, toujours tels qu'ils doivent être, toujours uniformes avec eux-mêmes, et jamais ne se ressemblant les uns aux autres? Parmi tout cela, une magnificence d'expression proportionnée aux maîtres du monde qu'il faisait souvent parler, capable néanmoins de s'abaisser quand il veut, et de descendre jusqu'aux plus simples naïvetés du comique où il est, encore inimitable. Enfin, ce qui est surtout particulier, une certaine force, une certaine elévation qui surprend, qui enlève, et qui rend jusqu'à ses défauts, si on peut lui en reprocher quelques-uns, plus estimables que les vertus des autres; personnage véritablement né pour la gloire de son pays, comparable, je ne dis pas à tout ce que l'ancienne Rome a eu d'excellents Poétes tragiques, puisqu'elle confesse elle-même qu'en ce genre elle n'a pas eté fort-heureuse, mais aux Eschyle, aux Sophocle, aux Euripide, dont la fameuse Athênes ne s'honore pas moins que des Thémistocle, des Périclès, des Alcibiade, qui vivaient en même temps qu'eux. »

C'est ainsi que Racine parle de Corneille: Racine, qui a contribué lui-même aux progrès de la Poésie dramatique, qui a enrichi notre langue, et lui a donné toute l'elégance dont elle etait susceptible. Lorsque ce grand Maître s'exprimait de la sorte sur des choses qui lui etaient familières, et qu'il avait méditées jusques dans les moindres détails, je puis, sans rien hasarder, supposer que sa pensée lui offrait tout à la fois ce que son discours n'offre que successivement.

Le théâtre doit beaucoup à Corneille: voilà le fond de sa pensée. Il ne peut développer ce fond qu'autant qu'il en apperçoit toutes les parties.

Ce développement suppose qu'il voit l'etat où etait le théâtre avant Corneille, l'etat où Corneille l'a mis, et enfin les talents de Corneille. Ainsi sa pensée se décompose en trois parties qu'il distingue en les séparant en trois alinéas.

|77 Vous voyez par là que, dans le discours ecrit, les alinéas contribuent à distinguer d'une manière plus sensible, les différentes parties d'une pensée complexe. Ils marquent où chacune finît, où chacune commence; et, par cet artifice, elles se démêlent beaucoup mieux.

S'il faut distribuer dans plusieurs alinéas les différentes parties d'une pensée, il faut, à plus forte raison, séparer de la même manière plusieurs pensées différentes.

Cependant cette précaution, nécessaire pour plus de clarté, lorsque ce développement a une certaine etendue, devient inutile lorsqu'il est fort-court. Alors les pensées sont suffisamment distinguées par les points qui les terminent.

Dans le discours prononcé, les repos de la voix tiennent lieu d'alinéas et de points. C'etait par ces repos que Racine distinguait les différentes parties de sa pensée, lorsqu'il prononçait son discours.

De pareils repos supposent un sens fini. Mais des sens finis peuvent tenir les uns aux autres, et n'être tous ensemble que les parties d'un même développement. C'est pourquoi les points, qui sont dans le cours des alinéas, ne marquent pas un repos aussi grand que ceux qui les terminent.

Si vous considérez même que le premier alinéa fait attendre le 2d, et le 2d le 3e; vous jugerez que le dernier point est celui qui marque le repos le plus grand. C'est qu'alors la première pensée est développée, et que Racine va passer au développement d'une autre.

Une pensée qui demande un développement d'une certaine etendue, telle que celle qui nous sert d'exemple, forme ce qu'on appelle un paragraphe: plusieurs paragraphes font un chapitre, plusieurs chapitres un livre; plusieurs livres font un traité. Cette seule considération vous fait entrevoir comment les parties d'un grand ouvrage se démêlent avec ordre. En effet, il suffît de regarder l'objet d'un grand ouvrage comme une seule pensée, et l'on voit aussitôt que la méthode, qui doit le développer, est la même que celle qui développerait une pensée peu composée.

Nous remarquerons, à ce sujet, que penser et bien rendre ce qu'on pense sont deux choses bien différentes. On pourrait avoir la même pensée que Racine, et ne pas s'expliquer avec la même clarté, la même précision, avec la même energie elégance; c'est qui faut avoir appris à faire |78 l'analyse de ses pensées. Celui qui n'a pas fait cette etude court risque de ne pas exposer ses idées dans l'ordre le plus propre au développement de toutes celles qui sont à la fois présentes à son esprit. Il mettra au commencement ce qui devrait être à la fin. Il oubliera des idées qu'il ne fallait pas omettre, ou même il embarrassera une pensée avec des idées etrangères qu'il croit en faire partie, parce qu'elles s'offrent à lui en même temps. Voilà ce qui fait le désordre et l'obscurité du discours.

Dès que Racine a eu distingué trois parties dans sa pensée, il s'est appliqué au développement de la 1ere; et, dans cette vue, il a fait l'enumération des défauts qu'il remarquait dans les tragédies faites avant Corneille.

Ce développement, etant achevé, amène celui de la 2de dans lequel Racine expose les essais de Corneille, les moyens et les succès. De là, passant à la 3e, il décompose, pour ainsi dire, le génie de ce Poéte, et il en montre les talents.

Paragraphe

sur

la

 

Chacun de ces alinéas est formé de parties distinctes; et vous remarquerez, en y jetant les yeux, qu'elles sont séparées, tantôt par un point, tantôt par deux, tantôt par un point et une virgule, tantôt par une virgule seule.

ponctuation

 

Les deux points marquent un repos moins grand que le point; et le point et la virgule, un repos plus faible encore.

Ces repos ne sont inégaux, que parce que le sens est plus ou moins suspendu. Dans le premier, par exemple, ces mots: « Vous savez en quel etat se trouvait la scêne Française, lorsqu'il commença à travailler », sont terminés par un point, parce qu'ils ont un sens fini. Au contraire, toutes les autres parties de cet alinéa sont terminées par deux points: il est vrai que chacune pourrait offrir un sens fini, si on la considérait seule; mais etant réunies, le sens est nécessairement suspendu de l'une à l'autre, parce qu'elles concourent toutes egalement au développement de la première, et que ce développement n'est achevé qu'à la fin de l'alinéa.

Dans le second alinéa, vous voyez, avant ces mots, fit voir sur la scêne, un point et une virgule, qu'on n'aurait pas employés, si l'on avait dit: votre illustre frère fit voir sur la scêne. Mais les choses qu'il insère, entre votre illustre frère et fit voir, et celles qu'il ajoûte ensuite, sont comme deux grouppes d'idées qu'il fallait distinguer par un repos plus sensible. Cependant on n'a pas mis |79 deux points, comme entre les parties du premier alinéa, parce qu'ici le sens moins suspendu n'est achevé que par la réunion des deux grouppes: au lieu que dans le 1er alinéa chaque partie fait par elle-même un sens fini.

Ce que je viens de dire vous fait voir l'usage de la virgule. Elle sert à distinguer les dernières parties dans lesquelles on subdivise une pensée. Quant aux points d'admiration et d'interrogation, leur dénomination seule vous en fait connaître l'emploi.

Quelquefois on ne sait [pas] si l'on doit mettre deux points, ou un point et une virgule: quelquefois aussi l'on ne sait s'il faut deux points, ou s'il n'en faut qu'un. Mais les cas, où l'on est embarrassé, sont précisément ceux où le choix est le plus indifférent, et vous pouvez alors ponctuer comme vous jugerez à propos. Il suffît de distinguer sensiblement toutes les parties d'un discours.

ceci n'est point dans Condillac.

 

Avant une citation, avant un discours [?annoncé], mettez toujours deux points. Quand la proposition qui suit est une division corrélative de celle qui précède, mettez encore deux points. Lorsqu'après avoir marqué plusieurs petits repos par des virgules, vous êtes obligés d'en marquer un plus considérable, mettez un point et une virgule: mettez encore ce signe de repos, lorsque la proposition qui suit est une preuve immédiate de la précédente.

Ne séparez jamais le sujet de son attribut combiné par une seule virgule; ecrivez-les sans interruption, ou séparez-les par deux virgules; car dans ce dernier cas il se trouve entre les deux une proposition accessoire, ou au moins une circonstance de la proposition principale, qu'il faut placer comme entre deux parenthèses, c'est ce que représentent les deux virgules.

Ces observations peuvent tenir lieu d'un traité complet de ponctuation. Je voulais vous faire voir comment les différentes parties d'un discours se distinguent les unes des autres, et vous concevez que je ne pouvais mieux y réussir, qu'en vous faisant remarquer les signes que l'analyse emploie à cet effet.

 

 

 

 

Chapitre dix.

Comment le discours se décompose en propositions principales, subordonnées, indépendantes, en phrâses et en périodes.

 

|80 J'ai dit que tout discours est un jugement, ou une suite de jugements. Or, un jugement, exprimé avec des mots, est ce qu'on nomme proposition. Tout discours est donc une proposition, ou une suite de propositions.

Au premier coup-d'œil, nous appercevons plusieurs espèces de propositions dans le discours que nous analysons: votre illustre frère fit voir sur la scêne la raison. Voilà une proposition à laquelle se rapportent tous les détails du 2d alinéa. Ils sont destinés à la développer; ils sont l'expression des accessoires qui la modifient. Aussi, quand Racine dit que Corneille a quelque temps cherché le bon chemin, et qu'il, a lutté contre le mauvais goût de son siècle, il prend un tour qui force à rapporter ces deux propositions à celle qu'il veut modifier.

Ces deux propositions etant considérées par rapport à cette subordination, j'appelle principale celle-ci, votre illustre frère fit voir sur la scêne la raison; et subordonnées les deux autres, après avoir cherché le bon chemin, après avoir lutté contre le mauvais goût.

Au commencement du 3e alinéa, je découvre une autre espèce de proposition: La scêne retentît encore des acclamations qu'excitèrent à leur naissance le Cid, Horace, &c. Qu'excitèrent à leur naissance le Cid, Horace, &c. n'est pas une proposition principale; ce n'est pas non plus une proposition subordonnée à une autre. Elle ne se rapporte qu'au mot acclamations, en déterminant de quelles acclamations la scêne retentît. Qui surprend, qui enlève, sont encore deux propositions de même espèce, lorsque Racine dit plus bas: une certaine elévation qui surprend, qui enlève. On donne à ces propositions le nom générique d'incidentes.

Ceci n'est pas dans Condillac.

 

Partout où il y a un jugement, il y a une proposition. Or il y a certains jugements qui en supposent d'autres qui les précèdent, comme dans ces phrâses composées. Je doute avec raison que vous puissiez consacrer moins de temps à l'etude. Je souhaite que vous fassiez des progrès. Je vois avec plaisir que vous vous appliquez. Dans toutes ces phrâses il y a deux jugements et deux propositions; toutes celles qui le précèdent le mot que sont principales; toutes celles qui le suivent servent d'objet au verbe de la proposition principale, et sont par conséquent des propositions d'une nouvelle espèce. Je les nomme subjonctives.

5 espèces
de
propositions.

 

|81 Ainsi une proposition est isolée, ou elle est faite pour une autre qu'elle développe, ou elle est faite pour un mot qu'elle modifie, ou elle sert toute entière d'objet à un verbe, ou enfin c'est à elle que tout le discours se rapporte. Les propositions, considérées sous ces points de vue, se réduisent donc aux cinq espèces que nous venons de remarquer: elles sont nécessairement ou indépendantes, ou principales, ou subordonnées, ou subjonctives, ou incidentes.







Ceci n'est pas
de
Condillac.

 

Ce qui caractérise les propositions principales, et les indépendantes, c'est qu'elles ont un sens fini, indépendant de toute autre. Vous le voyez dans ces mots: votre illustre frère fit voir sur la scêne la raison. Car ce que Racine ajoûte n'est pas pour terminer le sens, mais uniquement pour développer une pensée dont cette proposition est la partie principale. Quand elle est seule et sans développement, on la nomme indépendante; quand elle est accompagnée d'autres propositions qui la développent et la modifient, elle se nomme principale. Ce mot est corrélatif.

Il n'en est pas de même des propositions subordonnées. Le sens n'en est pas fini; il est suspendu et fait attendre la proposition principale. Ainsi, quand vous avez lu, après avoir cherché quelque temps le bon chemin, et lutté contre la mauvais goût de son siècle, vous ne pouvez pas vous arrêter, vous attendez quelque'autre chose, et vous continuez de lire jusqu'à fit voir sur la scêne la raison.

Les propositions subjonctives ont bien un sens fini, si l'on en détache la conjonction initiale, pourvu encore que le verbe ne soit pas au subjonctif; mais ce sens, quoique fini, n'est pas indépendant, puisque, précédé de la conjonction, il suppose encore tout ce qui précède. (citer plusieurs exemples.)

Les propositions incidentes ont cela de particulier, que quelquefois elles sont nécessaires pour faire une sens fini, quelquefois elles ne le sont pas. Dans la scêne française retentît encore des acclamations, vous voyez que ce tour, des acclamations, fait attendre quelque chose, et que la proposition incidente qu'excitèrent à leur naissance le Cid, Horace, en achève (a) / (a) ici, en mettant, achève son sens, Condillac a fait une faute de français contre la langue./ le sens. [De même] |82 De même Racine dit quelques lignes après, où trouvera-t-on un Poéte &c.; le sens, pour être fini, demande qu'on ajoûte, qui ait possédé à la fois tant de grands talents?

Si vous considérez ces expressions, des acclamations, un poéte, vous appercevrez que le sens n'en est pas déterminé: car, si l'on s'arrêtait à ces mots, vous demanderiez, de quelles acclamations, quel Poéte? Les propositions incidentes qui vous répondent des acclamations qu'excitèrent à leur naissance le Cid, Horace, &c. un Poéte qui ait possédé tant de grands talents, déterminent donc le sens de ces mots, acclamations, Poéte; et c'est en le déterminant qu'elles achèvent le développement de la proposition principale. Tel est le caractère des propositions incidentes, lorsqu'elles sont nécessaires pour terminer un sens. Je les appelle explicatives pour les distinguer des autres.

La fin du dernier alinéa nous donne deux exemples de propositions incidentes, sans lesquelles le sens pourrait être achevé. C'est lorsque Racine dit que Corneille est comparable aux Eschyle, aux Sophocle, aux Euripide, dont la fameuse Athênes ne s'honore pas moins que des Thémistocle, des Périclès, des Alcibiade, qui vivaient en même temps qu'eux.

Racine pouvait finir son discours à Alcibiade, il pouvait même le finir à Euripide; et, n'attendant rien de plus, vous n'auriez point fait de question. Or, si ces propositions, dont la fameuse Athênes &c. qui vivaient &c., ne sont pas nécessaires pour faire un sens fini, c'est que les mots, auxquels elles se rapportent, ont par eux-mêmes une signification déterminée, ce qui ne fait rien attendre. Cependant elles sont nécessaires pour achever le développement de la pensée, ou pour faire voir, comme Racine le desirait, tout le cas qu'on doit faire de Corneille.

Résumé.

 

Voilà donc deux sortes de propositions incidentes; l'une qui détermine la signification d'un mot, qui, par cette raison, est nécessaire pour achever le sens d'une signification déterminée, et que j'appelle explicative; l'autre, qui, ne devenant nécessaire qu'autant qu'elle achève de développer une pensée, conserve le nom pur et simple d'incidente.

Comme les propositions subordonnées, lorsqu'elles commencent le discours, font attendre la principale; elles la supposent |83 lorsqu'elles le terminent. Racine, dans le 2d alinéa, pouvait finir à ces mots: fit voir sur la scêne la raison; mais, parce qu'alors il n'aurait pas développé toutes les idées qui s'offraient à lui; car il sentait que la raison toute nue serait bien froide au théâtre, il ajoûte: mais il aj la raison accompagnée de toute la pompe dont notre langue est capable (1) / (1) Racine dit accorda et laissa: mais on a cru pouvoir se permettre ce changement, pour trouver, dans cet exemple, un ton dont on avait besoin. /, accordant heureusement la vraisemblance et le merveilleux, et laissant bien loin derrière lui tout ce qu'il avait de rivaux.

Peut-être que, dans la fin de cet alinéa, vous n'appercevez pas d'abord des propositions subordonnées aussi facilement que vous les avez apperçues dans le commencement. En effet, elles y sont un peu déguisées: il y a en a deux néanmoins, dont l'une commence au mot accordant, et l'autre au mot laissant. Car ce tour revient à peu près à celui-ci, parce qu'il accordait et parce qu'il laissait; où vous voyez deux propositions subordonnées qui se rapportent à la principale fit voir sur la scêne la raison.

Cette observation vous fait découvrir une nouvelle différence entre les propositions subordonnées et les propositions incidentes. C'est que les premières peuvent être tantôt avant et tantôt après la principale; et que par conséquent, elles peuvent avoir deux places dans le discours. Les autres, au contraire, n'en ont jamais qu'une, parce qu'elles doivent toujours être à la suite du mot dont elles développent, ou dont elles déterminent l'idée.

Vous remarquez, dans le second alinéa, plusieurs propositions de différentes espèces, qui concourent au développement d'une seule pensée. Vous voyez encore qu'elles forment un discours, dont les principales parties, sans avoir un sens fini, sont distinguées par des repos plus marqués. Or, ces différentes parties sont ce qu'on appelle membres, et le discours entier est ce qu'on nomme période. Tout ce qui précède fit voir appartient au premier membre, et tout ce qui suit appartient au second. L'un et l'autre même pourraient se diviser en deux; car après dans cette enfance, ou, pour mieux dire, dans ce chaos du poême dramatique parmi nous, le repos est plus sensible qu'après les mots, où il est egalement marqué par des virgules. Il en est de même de celui |84 qui est après, de tous les ornements dont notre langue est capable. Ainsi une période peut être composée de deux membres, de trois ou de quatre. Lorsque vous etudierez les Belles-Lettres ou l'art d'ecrire, vous verrez des périodes où la distinction des membres sera plus marquée. (en citer et en faire analyser ici de toutes les espèces.)

Vous ne trouvez pas de pareils membres dans ce discours: vous savez en quel etat se trouvait la scêne Française lorsqu'il commença à travailler. Quoiqu'il soit composé de plusieurs propositions, il n'y a presque point de repos de l'une à l'autre, et la pensée est développée dans un seul membre dont le sens est fini. Voilà ce qu'on nomme phrâse.

Quel désordre! quelle irrégularité! sont encore deux phrâses, formées chacune d'une proposition. Elles ont un caractère particulier; c'est qu'elles laissent quelque chose à suppléer. Le sens est quel désordre n'y avait-il pas? quelle irrégularité n'y avait-il pas? Ces tours se nomment ellipses. Or, vous appercevez dans le reste de cet alinéa, autant de phrâses elliptiques, que vous y remarquez de parties séparées par deux points.

Toutes les phrâses de cet alinéa sont autant de phrâses principales. Il est vrai qu'elles concourent toutes ensemble au développement de la première. Mais elles sont indépendantes les unes des autres; elles ont chacune par elles-mêmes un sens fini, et elles font un tour bien différent de celui que font les propositions subordonnées dans le second alinéa.

Peut-être ne saurez-vous quelquefois si plusieurs propositions font une période ou une phrâse. Alors elles feront tout ce que vous voudrez: il ne faut pas disputer sur les mots. Le grand point est que chaque pensée soit développée avec clarté, avec précision, avec energie.

 

 

 

 

Chapitre onze.

Analyse de la proposition.

 

Nous avons vu le discours , décomposé d'abord en plusieurs parties, se décomposer ensuite en différentes propositions, et ces propositions former des périodes ou des phrâses. Il nous reste à faire l'analyse des propositions.

Puisqu'une proposition est l'expression d'un jugement, elle doit être |85 composée de trois mots au moins exprimés ou sousentendus, en sorte que deux soient les signes de deux idées que l'on compare, et que le troisième soit le signe de l'opération de l'esprit, qui rapproche ou sépare les deux autres, lorsque nous jugeons du rapport de ces deux idées.









Ceci n'est point
dans Condillac.

 

Corneille est poéte, voilà une proposition. Le premier mot, qu'on nomme sujet ou nom, et le troisième qu'on nomme attribut, sont les signes de deux idées que vous comparez. Le second est le signe de l'opération de votre esprit qui juge du rapport entre Corneille et poéte. Ce mot est ce qu'on nomme verbe ou copule. Toute proposition est donc composée d'un sujet, d'un verbe et d'un attribut. Elle s'exprime par conséquent, avec trois mots, ou avec deux equivalant à trois. Je parle, par exemple, est pour je suis parlant; ou enfin avec un seul, comme réponds, qui equivaut à ces trois, toi, sois répondant. Dans ces deux derniers exemples, l'attribut est fondu avec le verbe ou copule, et alors je le nomme attribut combiné. Le cn Sylvestre de Sacy le nomme verbe attributif, ce qui revient au même.

Les propositions considérées et subdivisées sous sous un autre point de vue.

 

Corneille est poéte est une proposition simple, parce que, n'ayant qu'un sujet et qu'un attribut, elle est l'expression d'un jugement unique dans lequel on ne compare que deux idées.

Mais celle-ci, des acclamations qu'excitèrent... le Cid, Horace, Cinna, Pompée, est une proposition composée, puisqu'elle est l'expression abrégée de plusieurs jugements; et ces jugements, que vous répétez avec Racine, sont qu'excita le Cid, qu'excita Horace, qu'excita Cinna, qu'excita Pompée.

Remarquez qu'un jugement ne se compose pas comme une proposition. Il est toujours simple, parce qu'il ne peut jamais être formé que de deux idées que nous comparons. Une proposition, au contraire, se compose, lorsqu'elle renferme plusieurs jugements dans son expression, et que, par conséquent, elle peut se décomposer en plusieurs propositions.

La dernière proposition, que nous avons prise pour exemple, est composée parce qu'elle a plusieurs sujets: en ce cas on appelle son sujet multiple. Une proposition qui n'aurait qu'un sujet, serait egalement multiple composée, si elle avait plusieurs attributs, et mê un attribut multiple, c.à.d. plusieurs attributs et même plusieurs objets. Par exemple, Corneille a une magnificence d'expression proportionnée aux maîtres du monde qu'il fait parler, une certaine force, une certaine elévation... Vous voyez que |86 cette proposition peut se décomposer en trois, parce qu'elle a trois objets: Corneille a une magnificence d'expression, il a une certaine force, il a une certaine elévation.

D'après ces exemples, vous pouvez facilement imaginer une proposition, qui serait doublement et triplement composée, c.à.d. qui aurait tout à la fois plusieurs sujets, plusieurs attributs et plusieurs objets. Autant elle renfermerait de sujets, d'attributs et d'objets, autant elle renfermerait de propositions simples.

Vous appercevez facilement que Corneille est poéte, est une proposition simple; car, si vous voyez qu'il n'y a que deux idées dans le jugement qu'elle exprime, vous voyez aussi que chaque idée est rendue par un seul mot. Mais peut-être seriez-vous etonnés, si je vous donnais, pour une proposition simple, la période qui commence par ces mots: Corneille, après avoir quelque temps &c. Vous me demanderez sans doute comment cette période pourrait ne former qu'une proposition simple, puisqu'en l'analysant nous y avons découvert des propositions de plusieurs espèces. Je répondrai que la simplicité des propositions de dépend pas de la simplicité, mais de l'unité du sujet, de l'attribut et de l'objet. Dans le chapitre précédent, nous considérions les propositions sous un autre point de vue. En effet, les propositions subordonnées et les propositions incidentes ne sont qu'un développement de la proposition principale; et, par conséquent, elles ne sont que les idées partielles du sujet et de l'attribut, qui continuent l'une et l'autre d'être avec elles ou sans elles.

Quand on dit que Corneille est poéte, qu'entend-on par poéte? Un homme qui de génie, qui, en s'assujettissant à la mesure des vers, a une magnificence d'expression proportionnée aux personnages qu'il introduît sur la scêne, qui a une certaine force, une certaine elévation...

Vous concevez donc que, si cette proposition, Corneille est poéte, est simple, elle doit l'être encore lorsque, substituant au mot poéte, les mots qui en développent l'idée, vous dites: Corneille est un homme de génie, qui &c....

Cette proposition sera simple encore, si, désignant Corneille sans le nommer, vous dites: celui qui a fait le Cid, Horace, Cinna, Pompée, est un homme de génie, qui... &c....

|87 En effet, il y a egalement unité dans le sujet et dans l'attribut, soit qu'on les enonce chacun par un seul mot, soit qu'on les désigne l'un et l'autre par un long discours. Or, dès qu'il n'y a qu'un sujet et qu'un attribut, il n'y a qu'un jugement; et, par conséquent, la proposition est simple. Revenons actuellement à la période de Racine.

Tout le premier membre est l'expression d'un sujet unique. Car celui qui fit voir sur la scêne la raison, c'est Corneille considéré comme ayant quelque temps cherché le bon chemin, comme ayant lutté...&c. de même le second membre est l'expression d'un seul attribut avec ses accessoires, et ces accessoires sont, mais la raison accompagnée &c.... Une idée, rendue par plusieurs mots, en est mieux développée, mais elle ne cesse pas d'être une.

 

 

 

 

Chapitre douze.

Analyse des termes de la proposition.

 

Considérons actuellement les trois termes d'une proposition. Le sujet est la chose dont on parle, l'attribut est ce qu'on juge lui convenir, et le verbe prononce l'attribut du sujet, ou les lie l'un à l'autre. Telles sont les idées qu'on se fait de ces trois sortes de mots.

Pour parler d'une chose, il faut lui avoir donné un nom, ou pouvoir la désigner par plusieurs mots equivalents; et pour lui donner un nom, ou pour la désigner par plusieurs mots, il faut qu'elle existe, ou que nous puissions la regarder comme existante. Car ce qui n'existerait ni dans la nature, ni dans notre manière de concevoir, ne saurait être l'objet de notre esprit. Le néant même prend une sorte d'existence lorsque nous en parlons.

Les noms donnés aux individus s'appellent noms propres. Or, puisque les individus sont les seules choses qui existent dans la nature, nous ne parlerions que des individus, si nous ne parlions que des choses qui existent réellement, et nous n'aurions que des noms propres.

Mais parce que les idées générales s'offrent à nous comme quelque chose qui convient à plusieurs individus, elles prennent dans notre esprit une sorte de réalité et d'existence. Voilà pourquoi nous avons pu leur donner des noms, et ces noms sont généraux comme elles. Ces idées sont de deux espèces; les unes distinguent par clâsses les individus qui existent véritablement. Tels sont homme, oiseau, arbre, plante, maison, fleur &c....

|88 Les autres distinguent par clâsses les êtres qui n'existent que dans notre esprit, ou les qualités que nous considérons comme existantes avec d'autres qualités qui les modifient. Tels sont, langue, mot, figure, rondeur, &c. couleur, blancheur &c. vertu, prudence, courage, &c. ces noms généraux de l’une et de l’autre espèce, ainsi que tous les noms d’individus, sont compris sous la dénomination générale de substantif. (donner ou rappeler l'etymologie de ce mot.)



Subdivision des substantifs.

 

Puisque ces noms comprennent tout ce qui existe dans la nature, et tout ce qui existe dans notre esprit, ils comprennent toutes les choses dont nous pouvons parler. Tout nom, qui est le sujet d'une proposition, est donc un nom substantif. La première espèce est celle des noms propres.

 

 

Ceci n'est point dans Condillac.

 

Mais parmi ces substantifs les uns existent réellement et par eux-mêmes dans la nature, comme arbre, champ, rocher, lion &c.... et par cette raison on les nomme substantifs naturels; les autres n'y existent que sous la forme que les hommes ou les oiseaux &c. leur ont donnée, et par la réunion des parties qui les composent; tels sont les mots armoires, habit, fusil, nid, pont &c.; et sous ce rapport on les distingue des autres en les nommant substantifs artificiels; enfin une dernière clâsse n'existe que dans notre conception; tels sont les mots, clâsse, conception, couleur, figure, génie, talent &c.... On les nomme substantifs abstraits.

 

 

Des Adjectifs.

 

Lorsque Racine dit, en parlant à Thomas Corneille: votre illustre frère fit voir &c.... vous remarquez que votre et illustre ajoûtent chacun quelqu'accessoire à l'idée que frère rappelle. Par cette raison, ces mots sont nommés Adjectifs, d'un mot latin qui signifie destiné à ajoûter. Frère, ainsi que tout autre substantif, exprime un être existant, ou qu'on regarde comme existant. Au contraire, votre et illustre expriment des qualités que l'esprit ne considère pas comme ayant une existence par elles-mêmes, mais plutôt comme n'ayant d'existence que dans le sujet qu'elles modifient.

De ces trois idées celle de frère est la principale; et les deux autres, qui n'existent que par elle, sont nommées accessoires; mot qui signifie qu'elles viennent se joindre à la principale, pour exister en elle et la modifier.

|89 En conséquence nous dirons que tout substantif exprime une idée principale, par rapport aux Adjectifs qui le modifient, et que les adjectifs n'expriment jamais que des idées accessoires.

5e espèce
de
substantifs.

 

Outre les quatre espèces de substantifs dont nous avons parlé, on voit qu'il en existe une cinquième. Ce sont ceux qui, par leur nature, ont, même au singulier, un rapport immédiat avec un individu de la même espèce. Tels sont tous les noms qui expriment un degré de parenté, ou un rapport de dépendance quelconque; comme frère, père, oncle, neveu, cousin, &c., maître, esclave, roi, sujet, administrateur, &c. Il n'y a point de frère sans frère ou sœur; nul n'est père, s'il n'a des enfants; oncle, s'il n'a des neveux ou des niéces; &c. En conséquence on nomme ces substantifs corrélatifs.

6e espèce mixte.

 

Tous les adjectifs, qui expriment une progression quelconque, se prennent pour des substantifs, quand ils ne sont joints à aucun nom d'individu, et on les appelle adjectifs substantivement pris. Tels sont Philosophe, Poéte, Musicien, Marchand, Laboureur, &c.

Subdivision
des
adjectifs.

 

On distingue dans toutes les langues plusieurs sortes d'adjectifs: les uns marquent la possession relativement à la personne, comme mon, ton, son, notre, votre et leur, le mien &c.... On les appelle possessifs; les autres désignent une qualité, bonne, ou mauvaise, ou indifférente, tels que illustre, obscur, bon, méchant, noir, rond, &c.... Je les nomme qualificatifs; d'autres ne marquent que la situation, l'etat, comme penché, droit, courbe, malade, &c. Je les nomme descriptifs, quand ils ne sont pas participes. Il y en de numéraux, comme un, quatre, &c. sixième &c. Il y en a de proportionnels comme triple, quadruple, centuple &c. de distributifs, comme l'un, l'autre, chacun &c. de partitifs comme certain, quelque; d'exclusifs, comme nul, aucun. Deux marquent l'universalité, savoir tout et quelconque ou quiconque; deux sont conjonctifs et relatifs, qui et lequel; ils sont aussi interrogatifs. Enfin un seul marque l'identité, c'est même, le même, la même, et lui seul s'emploie avec l'article sans devenir substantif.

Revenons au discours de Racine.

|90 Dans votre illustre frère, vous remarquerez deux accessoires. Votre détermine de qui est frère celui dont on parle; et illustre explique ou développe l'idée qu'on se fait de votre frère.

Différentes
manières
de
modifier.

 

Or, une idée principale ne peut être modifiée qu'autant qu'on la développe ou qu'on la détermine. Les accessoires ne sont donc en général que de deux espèces, et tous les adjectifs pourraient, à la rigueur, se renfermer dans deux clâsses; les adjectifs qui déterminent, et les adjectifs qui développent. Leur usage est précisément le même que celui des propositions incidentes et explicatives: ces dernières en effet déterminent, et les autres développent. Ainsi votre illustre frère est la même chose votre frère qui est illustre, ou l'illustre frère qui est le vôtre. La 1ere de ces phrâses développe l'idée de frère, la 2de la détermine.






Vrai usage
des
prépositions.

 

Les adjectifs et les propositions incidentes ne sont pas les seuls tours propres aux accessoires: car, nous disons Poéte de génie pour Poéte qui en a, et Poéte sans génie pour poéte qui n'en a pas. De génie et sans génie sont des expressions qui tiennent lieu de véritables adjectifs. Dans Poéte de génie, comme dans Poéte sans génie, vous voyez deux noms substantifs poéte et génie; et un mot qui vous force à considérer le second sous le rapport d'une idée accessoire à une idée principale que le premier désigne. Tous les mots destinés à cet usage se nomment prépositions. Sans, de, sont donc des prépositions. Il en est de même d'à, dans l'exemple suivant: homme à talents, pour homme qui a des talents.

Un nom, qui est le sujet d'une proposition, est donc un substantif seul, ou un substantif auquel on ajoûte des accessoires: et ces accessoires sont exprimés, ou par des adjectifs, ou par des propositions incidentes ou explicatives, ou par un substantif précédé d'une préposition. (ce substantif s'appelle dans ce cas le complément de la préposition.) Voilà toutes les manières d'exprimer les modifications du sujet d'une proposition. Passons aux modifications de l'attribut.

L'attribut d'une proposition est un substantif, Corneille est un génie, ou un adjectif, Corneille est sublime.

Si l'attribut est un substantif, vous jugez qu'il est susceptible des mêmes accessoires que le sujet, et que ces accessoires peuvent être exprimés par des adjectifs, par des propositions incidentes, ou par une préposition avec son complément; complément qui peut, à son tour, être modifié de la même manière. Nous n'avons donc rien à ajoûter à ce que nous avons dit, en traitant des modifications du sujet; mais il nous reste à observer si le substantif, qui est attribut, est toujours de la même espèce que le |91 substantif qui est sujet.

Lorsque vous dites, Corneille est un Poéte, un Poéte est un Ecrivain, un ecrivain est un homme, vous remarquez que le substantif, qui est l'attribut, est un terme plus général que le substantif qui est le sujet; car tous les hommes ne sont pas ecrivains, tous les ecrivains ne sont pas poétes, et tous les Poétes ne s'appellent pas Corneille: ainsi vous ne pourriez pas dire, un homme est un ecrivain, un ecrivain est un Poéte, un Poéte est Corneille.

Pour comprendre sur quoi cette remarque est fondée, il suffît de vous rappeler la génération des idées générales. Elle commence, donc comme nous avons dit, aux individus. Vous avez lu Lafontaine et Phédre, et l'idée de Poéte n'etait encore pour vous qu'une idée individuelle, identique avec celle des Fabulistes. Vous avez lu ensuite Boileau, puis quelques tragédies de Corneille, plusieurs de Racine, et beaucoup de comédies de Molière avec les œuvres de Virgile. Alors l'idée individuelle de Poéte est devenue une idée générale, ou une idée commune à Lafontaine, Phédre, Corneille, Racine et Molière.

Or, cette idée ne leur est commune que parce qu'elle se trouve dans chacun d'eux; et elle ne s'y trouve que parce qu'elle est une idée partielle de l'idée que vous vous faites successivement de tous sept. De même l'idée d'ecrivain est une partie de celle de Poéte, et celle d'homme une partie de celle d'ecrivain. En un mot, si vous remontez de clâsse en clâsse, vous verrez que l'idée que vous vous faites d'une clâsse supérieure, n'est jamais qu'une partie de l'idée que vous avez d'une clâsse inférieure. Quand, par conséquent, vous dites qu'un Poéte est ecrivain, la proposition est la même que si vous disiez: l'idée d'ecrivain est une partie de l'idée de Poéte, ce qui est vrai, puisque pour achever la définition vous êtes obligés d'ajoûter d'autres mots caractéristiques, tels que ceux-ci: un Poéte est un ecrivain, qui, en s'assujettissant à la mesure des vers, emploie des expressions pleines de magnificence et d'elévation. Aussi dit-on qu'une définition est l'explication de la nature d'une chose par son genre et par sa différence. Ainsi vous ne diriez pas qu'un ecrivain est un Poéte, parce que ce serait dire que l'idée de Poéte, plus générale que celle d'ecrivain, n'en est pourtant qu'une partie, ce qui est faux. Vous comprenez donc pourquoi l'attribut, dans les exemples que je viens de donner, ainsi que dans toutes les définitions, est toujours un terme plus général que le sujet.

Je dis les exemples que je viens de donner, parce que, lorsque l'attribut |92 est identique avec le sujet, il ne saurait être plus général. Aussi peut-il alors devenir lui-même le sujet de la proposition: par ex: vous pouvez dire à votre choix: Achille est le fils de Pélée, ou le fils de Pélée est Achille.

Quand les deux termes d'une proposition ne sont pas identiques, il n'y a donc entr'eux d'autre différence, sinon que le substantif, qui est l'attribut, est toujours plus général que le substantif qui est le sujet. (en citer et faire citer plusieurs exemples.)

Adjectifs avec ou sans complément.

 

Les adjectifs, lorsqu'ils sont employés comme attribut, peuvent être distingués et rangés en deux clâsses. Les uns achèvent le sens d'une proposition, et n'ont pas besoin de complément, tels que sublime, magnanime, généreux; Corneille est sublime, Bonaparte est magnanime, les Français sont généreux: les autres font attendre un régime et exigent un complément, tels que comparable, versé, exact &c. Corneille est comparable aux plus grands Poétes tragiques de la Gréce; Bonaparte est très-versé dans l'art militaire; soyez exacts à remplir vos devoirs.

Quelquefois néanmoins, pour achever de développer une pensée, on a besoin d'ajoûter quelque accessoire à un adjectif qui fait par lui-même un sens fini. On dira, p.ex. sans accessoire, il est econôme, il est hardi, il est avide &c. ou avec une circonstance modifiante, il est econôme sans avarice, il est hardi avec prudence, il est avide de gloire.

Analyse
des
adverbes.

 

Dans ces exemples, vous voyez que les accessoires de l'adjectif sont tous exprimés par un substantif précédé d'une préposition. Or, il n'y en point qu'on ne puisse exprimer par ce moyen. Mais il faut remarquer que nous employons quelquefois à cet effet des expressions abrégées qui sont l'equivalent d'une préposition et de son complément. Tels sont prudemment, sagement, bien, assez &c. mis pour avec prudence, avec sagesse, d'une bonne manière, en quantité suffisante.

Parce que ces expressions sont formées d'un seul mot, elles ont paru simples aux Grammairiens, et ils les ont mises parmi les eléments du discours. Cependant vous voyez que, si nous en jugeons par la signification, (et quel autre moyen d'en juger?) elles sont equivalent à deux eléments, et que, par conséquent, il faudra les compter parmi les expressions composées. Nous en parlerons bientôt.

|93 Nous avons expliqué toutes les différentes manières d'exprimer les accessoires de l'attribut et du sujet. Nous allons donc, dans le chapitre suivant, faire l'analyse du verbe et de ses accessoires.

 

 

 

 

Chapitre treizième.

Analyse du Verbe.

 

Ce que nous avons dit, lorsque nous observions la nécessité des signes pour démêler les opérations de l'entendement, nous fera découvrir la nature du Verbe.

Quand le rapport entre l'attribut et le sujet n'est considéré que dans la perception que nous en avons, le jugement n'est encore qu'une simple perception, car il n'est encore que mental et intuïtif. Au contraire, quand ces nous considérons ce rapport dans les idées que nous comparons, et que par ces idées, nous nous représentons les choses comme existantes indépendamment de notre perception; alors juger n'est pas seulement appercevoir le rapport de l'attribut avec le sujet, c'est encore affirmer que ce rapport existe. Ainsi, quand nous avons faite cette proposition, cet arbre est grand, nous n'avons pas seulement voulu dire que nous appercevons l'idée d'arbre avec l'idée de grandeur; nous avons encore voulu affirmer que la qualité de grandeur existe en effet avec les autres qualités qui constituent l'arbre.

Voilà donc le jugement, qui, après avoir eté une simple perception, devient une affirmation; et de cette affirmation il suit que l'attribut existe dans le sujet.

Or, le verbe être exprime cette affirmation; il exprime donc encore la coexistence de l'attribut avec le sujet; et, par conséquent, dans, Corneille est Poéte, la coexistence de la qualité de Poéte avec Corneille est tout ce que le verbe peut signifier. En effet, puisque nous ne parlons des choses qu'autant qu'elles ont une existence au moins dans notre esprit, il ne se peut pas que le mot, que nous choisissons pour prononcer nos jugements, n'exprime pas cette existence. Or ce mot est le verbe. Si nous nous bornions à ne voir dans le verbe que la marque de l'affirmation, nous serions embarrassés à expliquer les propositions négatives, puisque nous verrions l'affirmation dans toutes. Mais lorsqu'on a dit que le verbe signifie la coexistence, on a prétendu qu'une proposition est affirmative, si elle affirme que le sujet et l'attribut coexistent; et qu'elle est négative, si elle affirme qu'ils ne coexistent pas. Il suffît, pour la rendre négative, de joindre au verbe les signes de la négation: Corneille n'etait pas Géomètre.












Dissentiment
avec
Condillac.

 

|94 Il ne faut que des substantifs pour nommer tous les objets dont nous pouvons parler; il ne faut que des adjectifs pour en exprimer toutes les qualités; il ne faut que des prépositions pour en indiquer les rapports; enfin il ne faut que le seul verbe être pour prononcer tous nos jugements. Nous n'avons donc pas, rigoureusement parlant, besoin d'autres mots, et , par conséquent, si on y joint les conjonctions simples, (voyez l'introduction) or, et, ni, que, mais, si, car, &c., les petits mots le, un, ce qui servent à généraliser, à particulariser ou à individualiser les substantifs et les monosyllabes qui expriment les mouvements rapides et subits de l'âme, ah! eh! oh! qu'on appelle interjections, tous les eléments du discours se réduisent à ces sept espèces. (Condillac même, supprimant ces trois dernières, les reduît à quatre; mais, outre qu'il ne dit pas un mot de l'article, ni des interjections qu'il renvoie à sa Grammaire particulière, les raisons qu'il donne contre la simplicité des premières conjonctions que j'ai citées, ne m'ont paru nullement suffisantes, encore moins péremptoires.[)]

Cependant les hommes, dans la vue d'abréger, ont imaginé d'exprimer souvent, par un seul mot, l'idée du verbe être réunie et combinée avec l'idée d'un adjectif; et ils ont dit, p.ex., vivre, aimer, etudier, pour être vivant, être aimant, être etudiant. Ces verbes se nomment verbes adjectifs, verbes attributifs, pour les distinguer du verbe être qu'on nomme verbe substantif. Nous allons traiter des uns et des autres.

Il ne faut pas confondre le verbe substantif avec le verbe être pris dans le sens d'exister. Quand on dit qu'une chose existe, on veut dire qu'elle est réellement existante. En pareil cas on peut se servir du verbe être, et on dira fort-bien: Corneille etait du temps de Racine, c.à.d. existait. Mais quand je dis, Corneille est poéte, il ne s'agît pas d'une existence réelle, puisque Corneille n'existe plus, et cependant cette proposition est aussi vraie que du vivant de ce grand homme. La coexistence de Corneille et de Poéte n'est donc qu'une vue de l'esprit, qui ne songe point si Corneille vit ou ne vit pas, mais qui voit Corneille et poéte comme deux idées coexistantes.

Rapports exprimés par les verbes.

 

Les verbes expriment avec différents rapports: rapport à la personne, je parle, vous parlez; rapport au nombre, je parle, nous parlons; |95 rapport au temps, je parle, je parlai, je parlerai &c.... l'usage vous a appris qu'il sont à cet effet susceptibles de différentes variations. C'est l'objet des Grammaires particulières. Je ne dois observer ici que les autres accessoires qui peuvent accompagner ce verbe dans toutes les langues.

Quand je dis, Corneille fit, on demandera quoi? R. voir. Mais encore que fit-il voir? La raison. Pour abréger, je considérerai fit voir comme un seul verbe, parce que des deux il ne résulte qu'une idée qui pourrait être rendue par un seul mot, montra. (Je conviens que faire voir et montrer ne sont pas exactement synonimes, mais dans ce moment mon objet ne demande pas que nous cherchions en quoi ces expressions différent: il suffît que nous puissions les considérer, chacune egalement, comme un seul verbe.)

Dans Corneille fit voir la raison, j'appelle la raison l'objet du verbe fit voir. Sur quoi il faut remarquer que tous les verbes n'ont pas un objet; tel est marcher; et qu'avec ceux qui en ont, nous ne l'exprimons pas toujours. Nous disons, par ex. il monte, il descend: mais quand nous ne l'exprimons pas, il s'offre cependant à l'esprit un objet quelconque; et quelquefois la circonstance l'indique elle-même. Il monte, l'objet sera, par exemple, l'escalier, la montagne, &c.





Détails omis
par
Condillac.





Ce qu'on entend par objet.

 

L'objet peut donc être sousentendu. Mais, quand il est exprimé, à quoi le reconnaît-on? Au cas, où il est mis, dans les langues qui en ont, et dans celles qui n'en ont pas, à la place qu'il occupe. En français, par exemple, nous n'avons pas d'autre moyen pour marquer le rapport qu'il a avec le verbe; on le place ordinairement immédiatement après, (à moins qu'il ne soit un adjectif relatif conjonctif, ou interrogatif, car alors il commence la phrâse incidente, explicative, ou interrogative.) Cependant si cet objet est un pronom personnel comme me, te, se, le, la, les, on le place immédiatement avant le verbe. (citer des exemples de tous les cas.) Quelquefois, par euphonie, on met un circonstanciel entre le verbe et l'objet, comme dans, Corneille fit voir sur la scêne la raison; mais l'objet n'est jamais précédé d'une préposition; ainsi dans l'exemple précédent, ce dernier mot, la raison, quoique non immédiatement placé après le verbe, n'en est pas moins son objet. En un mot, l'objet d'un verbe est le substantif ou le pronom sur lequel retombe l'action exprimée par ce verbe.

2 sortes de verbes ppaux.

 

|96 Les verbes susceptibles d'avoir un objet s'appellent verbes actifs, tels que monter, finir, voir, rendre &c. Ceux qui n'en sont pas susceptibles, ne faisant simplement qu'enoncer l'etat, la position du sujet, se nomment verbes enonciatifs; tels sont tomber, mourir, croître, paraître &c....

Object. résolue.

 

Nous disons egalement parler affaires et parler d'affaires; par où il paraîtrait que l'objet du verbe parler peut être précédé d'une préposition. Mais parler d'affaires est une phrâse expression elliptique dans laquelle l'objet du verbe est sousentendu. Pour remplir l'ellipse, il faudrait dire, parler, entr'autres choses, choses d'affaires; et alors on reconnaîtrait que chose est l'objet de parler. Pour se convaincre qu'il faut ainsi remplir l'ellipse, il suffît de considérer que parler affaires, c'est en faire son unique objet, au lieu que parler d'affaires n'exclut pas tout autre objet dont on voudrait parler par occasion.

 

 

 

 

Chapitre quatorze.

Des différents accessoires qui, outre le sujet, la copule et l'attribut, avec toutes leurs dépendances, peuvent entrer dans la composition d'une phrâse complexe.

 



du
terminatif.

 

À qui Corneille fit-il voir la raison? A des spectateurs qui jusqu'alors... des spectateurs est le terme de fit voir, et son rapport se marque par la préposition attributive à. J'appelle terminatif de la phrâse ce terme où va aboutir l'action, et signe du terminatif la préposition enonciative du rapport.

des divers
circonstanciels
de lieu,
de temps,

 

Où fit-il voir la raison? Sur la scêne. Rapport au lieu, autrement circonstanciel de lieu, marqué par une préposition, sur. Quand fit-il voir la raison? dans cette enfance, dans ce chaos... Rapport au temps, ou circonstanciel de temps, marqué par une préposition, dans.

d'ordre,

 

Qu'avait-il fait auparavant? après avoir cherché le bon chemin, après avoir &c. rapport de l'action du verbe à une autre action qui l'a précédée, ou circonstanciel de postériorité, marqué par une préposition, après. Il pourrait egalement y avoir un circonstanciel d'antériorité, marqué par la préposition avant.


de secours

 

|97 Comment Corneille etait-il alors? inspiré d'un génie extraordinaire, aidé de la lecture des anciens: rapport du verbe à l'etat du sujet, ou circonstanciel d'instrument et de secours marqué par les adjectifs ou participes qui modifient Corneille.

Ces derniers accessoires appartiennent proprement au nom; mais je vous les fais remarquer, afin que vous sentiez qu'il ne suffît pas de donner au sujet d'une proposition des modifications qui lui conviennent, et qu'il faut encore choisir celles qui ont le plus de rapport avec l'action qu'on lui attribue. Tout autre accessoire serait faux, louche, ou du moins inutile.


de manière,

 

Comment Corneille a-t-il fait voir la raison? En accordant heureusement la vraisemblance et le merveilleux: rapport au moyen ou à la manière, marqué par une préposition, en.


de motif,

 

Pourquoi a-t-il fait voir la raison? Pour acquérir de la gloire, et répandre l'instruction: rapport au motif ou à la fin, marqué par une préposition, pour.


de cause.

 

Enfin par qui la raison a eté montrée? par Corneille: rapport à la cause, marqué par une préposition, par. En général, autant on peut faire de questions sur un verbe, autant il peut avoir d'accessoires différents; et, si on excepte l'objet, dont le rapport est toujours marqué autant par la place que par le sens (du moins dans les langues modernes) celui des autres accessoires est toujours indiqué par une préposition enoncée ou sousentendue. Ces exemples confirment ce que nous avons dit, que les prépositions sont, par leur nature, destinées à indiquer le second terme d'un rapport.

Je viens de dire que les prépositions sont énoncées ou sousentendues; c'est qu'en effet on les omet souvent, et ces omissions sont fréquentes dans toutes les langues. Quelquefois même on omet le verbe, qu'on regarde avec raison comme le principal mot du discours, et sans lequel il semble qu'on ne puisse prononcer un jugement. Je vous ai fait remarquer plusieurs de ces ellipses dans le passage de Racine. Si j'y ai suppléé, pour vous rendre raison de la phrâse, vous sentez que celui qui lît n'a rien à suppléer: car vous voyez que les idées, qui sont exprimées, enveloppent suffisamment celles qui ne le sont pas. En effet, quand nous décomposons notre |98 pensée, c'est, en quelque sorte, malgré nous, et parce que nous y sommes forcés. Nous voudrions, s'il etait possible, la présenter tout à la fois, et en conséquence nous omettons tous les mots qu'il est inutile de prononcer. Ce tour plaît, par sa précision, à celui qui lît, parce qu'il lui présente plusieurs idées, comme elles sont naturellement dans l'esprit, c'est-à-dire, toutes ensemble.


résumé.

 

En résumant ce que nous avons dit dans ce chapitre, il en résulte que les accessoires, dont un verbe peut être susceptible, sont l'objet, le terme, les circonstances de temps, celles de lieu, une action antérieure ou postérieure que suppose celle que le verbe exprime, le moyen ou la manière, la cause ou l'instrument, la fin ou le motif. Parmi ces accessoires, les uns appartiennent proprement au verbe être; telles sont les circonstances de lieu et de temps: les autres appartiennent plus particulièrement aux verbes adjectifs, ou plutôt aux adjectifs dont on a fait des verbes, et qu'on appelle participes. Un exemple suffira pour vous rendre la chose sensible. Il aimait dans ce temps là l'etude avec passion. Substituez au verbe aimait les eléments dont il est l'equivalent; vous aurez, il etait dans ce temps là aimant l'etude avec passion. Or, dans cette phrâse, il est evident que dans ce temps là modifie etait, et qu'avec passion est un accessoire de l'adjectif participe aimant.

enumération des 8 parties qui peuvent entrer dans une période.

 

Quelque composée, quelque complexe que soit une période ou une phrâse quelconque, toutes les parties, qui peuvent entrer dans sa composition, se réduisent aux huit suivantes: l'adjonctif, le conjonctif, le sujet, la copule, l'attribut, l'objet, le terminatif et les divers circonstanciels. Les anciens Grammairiens ont renfermé les principales questions qu'on peut faire à l'occasion d'une action dans le vers hexametre suivant:

Quis, quid, ubi, quibus auxiliis, cur, quomodò, quandò?

Mais il n'exprime ni le conjonctif, ni le terminatif. Il est vrai que les conjonctions ne sont jamais la réponse à une question. Quant aux interjections et aux vocatifs, désignés sous le nom commun d'adjonctifs, ils ne font pas, à proprement parler, partie d'une proposition.

Conclusion.

 

Nous avons vu le discours se décomposer en différentes parties. Nous y avons découvert des propositions principales, subordonnées, explicatives, incidentes, simples, composées, complexes et incomplexes. |99 Nous avons trouvé dans ces propositions, des noms substantifs, propres ou communs, naturels, artificiels ou abstraits; des adjectifs de différentes sortes, des interjections, des conjonctions, des prépositions et des verbes. Nous avons observé les différents accessoires dont le sujet, le verbe et l'attribut peuvent être modifiés; et nous avons remarqué tous les signes dont on se sert pour exprimer toute espèce d'idées et toute espèce de rapport. Voilà donc le discours réduit à ses vrais eléments, et nous en avons achevé l'analyse.

Ici semblerait devoir se terminer cette Grammaire Générale. Mais vous avez vu que les hommes, pour abréger, ont imaginé des verbes adjectifs. Or, ces verbes, qu'on prend pour des eléments, n'en sont pas. Ces sont des expressions composées, equivalentes à plusieurs eléments. Il y a encore d'autres expressions de cette espèce. Ce sera le sujet d'un dernier Chapitre.

 

 

 

 

Chapitre quinze.

De quelques expressions qu'on a mises parmi les eléments du discours, et qui, ou rentrent dans les précédentes, ou, simples en apparence, sont, dans le vrai, des expressions composées, equivalentes à plusieurs eléments.

 

Une expression, qui paraît simple parce qu'elle est formée d'un seul mot, est composée lorsqu'elle equivaut à plusieurs eléments. De ce nombre sont l'adverbe, le pronom et la plupart des Conjonctions. En effet, si vous jugez de la nature des mots par les idées dont il sont les signes, vous reconnaîtrez que ceux là ne doivent pas être mis parmi les eléments du discours.

 

 

 

 


8 sortes
d'adverbes.

 

Analyse des adverbes.

 

L'Adverbe est une expression abrégée, qui equivaut à une préposition et à son complément déterminé ou non par un adjectif. On dit sagement pour avec sagesse, ainsi pour de cette manière, assez pour en quantité suffisante, trop pour avec excès, plus pour en quantité ou en nombre supérieur, moins pour en quantité inférieure; beaucoup, peu, autant pour en grande, petite, egale quantité; bien et mal pour d'une bonne ou d'une mauvaise manière. |100 Sagement, ainsi, bien, mal, sont des adverbes de manière; assez, trop, plus, moins, beaucoup, autant &c. sont des adverbes de quantité; il y a encore des adverbes de temps qu'on peut egalement décomposer, hier, aujourd'hui, demain, souvent &c. Enfin il y a des adverbes de lieu, dont la décomposition est encore plus facile, y, en, ici, là, loin, ailleurs, dessus, dessous &c. Rien de plus aisé à décomposer que les adverbes interrogatifs de lieu, de temps, de manière, de quantité ou de nombre, et de cause; tels que, où? quand? comment? combien? pourquoi? &c.

Il y a des adverbes de nombre premièrement &c. bis, ter, &c. decies, centies &c.... (les langues modernes sont obligées de décomposer ces derniers.) Un grand nombre de mots, auxquels on donne le nom d'adverbes, ne sont que des expressions adverbiales dont la composition est sensible: tels sont d'abord, ensuite, enfin, auparavant, après, par-tout, sur-tout, delà, deçà &c. On distingue enfin des adverbes négatifs, et d'affirmatifs; ne pas, ne point, pour en aucune façon, en aucune quantité; non et oui, qui tiennent lieu d'une phrâse, servant de réponse; certes, &c.... Seulement est limitatif des actions et des nombres et mis pour sans plus.

 

 

 

 


Pronoms
conjonctifs
et
personnels.





4 sortes de pronoms.

 

 

Analyse des Pronoms.

 

Le pronom est une expression plus abrégée encore. Il equivaut quelquefois à une phrâse entière; car il tient la place d'un nom qu'on ne veut pas répéter, et de tous les accessoires dont on l'a modifié. Ex. Je fais beaucoup de cas de l'homme dont vous me parlez, et que vous aimez: je le verrai incessamment. dont est mis pour et de cet homme, que tient lieu de et cet homme; le est employé pour eviter la répétition de l'objet complexe du verbe de la proposition principale, l'homme dont vous me parlez, et que vous aimez. Tous ces pronoms conjonctifs sont des expressions abrégées, et ne sont pas par conséquent des eléments du discours. Voyons les autres pronoms. On, que j'appelle pronom général, est mis pour l'homme et signifie quelques personnes ou tout le monde selon le sens. On dit, signifie certaines personnes disent; on doit obéir aux lois, on doit mourir tôt ou tard c.à.d. tout le monde doit &c. tous les hommes doivent &c....







aucun d'eux n'est elément.

 

|101 Il est certain que le pronom personnel de la 3e personne il, elle, tient toujours lieu d'un substantif précédemment énoncé, ou d'une phrâse même qui le suit, comme dans cette proposition: il est certain que nous mourrons tous. Le pronom il tient lieu de toute la phrâse subjonctive, et la proposition ci-dessus revient à celle-ci: nous mourrons tous est une chose certaine. Quant aux pronoms personnels des deux premières personnes, je, moi, me, nous; tu, toi, te, vous; ce sont les noms propres de ces personnes; ce sont donc de vrais substantifs, naturels ou abstraits selon les êtres qu'ils représentent, et non un elément particulier; car à leur place on pourrait toujours, en parlant, substituer le nom propre qu'ils remplacent, et on ne les a adoptés que pour rendre le langage plus concis. Ainsi en général les pronoms ne sont pas des eléments du discours. Au reste on n'en peut reconnaître que quatre sortes. 1° Les pronoms personnelsje, tu, nous, vous, il, elle; moi, toi, soi. 2° les cinq pronoms conjonctifs, me, te, se, lui, leur. 3° les pronoms interrogatifs qui, lequel, laquelle? et 4° enfin le pronom général, on. Tous les autres mots, auxquels on a donné ce nom, sont ou des adverbes, comme dont, y, en; ou de véritables adjectifs qui, comme tous les autres, modifient les substantifs. Il est si vrai que les mots mon, &c., quel, qui (relatif) &c. ne sont pas des pronoms, qu'on ne les emploie jamais qu'avec les noms: mon traité, quel homme? l'animal qui raisonne, &c. Or des mots qu'on ne peut employer sans les noms, n'en tiennent pas la place. Ce ne sont donc pas des pronoms.

 

 

 

 

Analyse des Conjonctions.

 

Vous avez vu comment, dans une période ou dans une phrâse dont le sens est fini, toutes les propositions et tous les mots se lient pour représenter successivement nos idées dans les rapports qu'elles ont entr'elles. Or, il est encore nécessaire de lier, les unes aux autres, ces phrâses et ces périodes.

Pour cet effet Racine, (et tout ecrivain judicieux) divise sa pensée en plusieurs parties principales qu'il développe successivement en plusieurs alinéas. Par ce moyen il les distingue, et cependant il les lie, parce qu'il les met chacune à leur place. |102 L'ordre est donc la meilleure manière de lier les parties d'un discours, et on ne saurait y suppléer par aucun autre moyen.







Des transitions.

 

Mais, quoique l'ordre les lie, on veut quelquefois prononcer davantage la liaison, et c'est en effet ce que voulait Racine lorsqu'il a commencé son second alinéa par ces mots: dans cette enfance, ou, pour mieux dire, dans ce chaos du poême dramatique parmi nous... Or, remarquez que ces expressions ne font que présenter, avec de nouveaux accessoires, la pensée qu'il a expliquée dans le premier alinéa; mais elles la présentent plus brièvement. Par là, elles la rapprochent davantage de celle qui doit être expliquée dans le second. Ce tour est donc un passage d'une partie du discours à l'autre; et, après l'ordre, c'est celui qui les lie le mieux. Les Rhéteurs et les Grammairiens s'accordent à nommer transition les expressions et les tours employés à cet usage.

Dans ce temps là, par ce moyen, de la sorte, par conséquent &c. ne sont qu'un passage d'une proposition à une autre, et ces tours rappellent quelqu'idée de la phrâse précédente: ce sont donc des transitions. Souvent néanmoins la transition est moins composée, plus brusque, et même quelquefois bornée à un ou deux mots. On nomme ces mots Conjonctions.


7 sortes
de
conjonctions.

 

Les conjonctions sont simples ou composées. Les unes et les autres tirent leur nom de leur usage. Les unes annoncent une condition, telles que si, pourvu que, &c. et se nomment conditionnelles; les autres annoncent un motif, et se nomment causales; telles sont car, parce que, puisque &c....: celle-ci, mais est le signe indicatif d'un obstacle, d'une objection; on l'appelle adversative: celles-là, et ainsi que, ne servent qu'à unir deux mots ou deux phrâses de même nature, et je les nomme copulatives: cette autre ou est alternative; vaincre ou mourir. Il en est de même de soit que. Ni est une exclusive, ni Royauté, ni anarchie. que sert à joindre à une proposition principale, une autre proposition qui est l'objet de la première; je lui donne le nom de subjonctive. Ex. je m'apperçois que vous faites des progrès; je vois que vous me comprenez. Enfin il y en a qui ne servent qu'à lier les différents jugements qui forment un raisonnement; telles sont or, donc, ainsi; on les appelle conjonctions de |103 raisonnement. Les deux dernières même peuvent être classées parmi les adverbes; car donc signifie par conséquent, et ainsi veut dire de la sorte, par ce moyen. D'autres marquent l'epoque précise où se fait une chose, telles sont quand, lorsque &c.

La plupart des conjonctions donnent leur nom aux propositions qu'elles commencent. Ainsi la proposition, qui commence par si, s'appelle une proposition conditionnelle; celle qui commence par mais se nomme une proposition adversative, et ainsi des autres.

Au reste cette division des Conjonctions n'est pas très-essentielle, et quelques Grammairiens la blâment, quand d'autres l'adoptent: sans vouloir juger le procès, j'ai cru qu'elle facilitait l'intelligence de cette espèce de mots, et qu'elle pouvait aider à faire l'analyse du discours.

 

 

 

Fin de la Grammaire Générale.

 

 

Note. Après que le Professeur a expliqué, développé dans le plus grand détail une leçon, il faut que les elèves la rédigent avec soin et que le Professeur corrige le lendemain leur rédaction, et les questionne sur le contenu, pour s'assûrer qu'ils le comprennent, et se le sont rendu propre. Ce n'est pas tout; il faut qu'à chaque clâsse il leur fasse analyser un passage quelconque d'une des langues qu'ils savent, ne fût-ce qu'une période ou cinq à six vers de l'un des meilleurs Poétes, et qu'entre les clâsses ils rédigent ensuite cette analyse. Bientôt ils seront en etat d'analyser d'eux-mêmes, et sans explication préalable. D'abord on n'exigera d'eux que de se rendre compte de la nature et de l'espèce de chaque mot; ensuite ils y ajoûteront son emploi dans la proposition; et j'appelle cette analyse Grammaticale. Par exemple, s'ils avaient à rendre compte de la période suivante:

Quand une fois on a trouvé le moyen de prendre la multitude par l'appât de la liberté, elle suit en aveugle, pourvu qu'elle en entende seulement le nom. (Bossuet, Oraison funèbre &c.)

il suffirait dans le commencement qu'ils le fissent ainsi.

Quand est une conjonction qui marque une epoque précise. Une fois est une expression adverbiale de nombre qui ajoûte ici à la précision de l'epoque. On, pronom général singulier masculin, sujet du verbe a trouvé. A trouvé, 3e personne du sing. du prétérit absolu de l'indicatif actif de trouver, trouvant, trouvé, je trouve, je trouvai, verbe actif de la 1ere |104 conjugaison; (a) / (a) dès qu'ils sont fortifiés dans cet exercice, on leur fait ajoûter, attribut combiné du pronom général on. / le, article général, sing. masc. qui fait prendre le mot auquel il est joint dans son acception la plus etendue. moyen, substantif abstrait masc. au sing. (b) / ensuite ils ajoûtent objet du verbe a trouvé. / de, préposition qui restreint ou détermine la signification trop vague du mot précédent, et qui la borne à l'idée du mot suivant. Prendre, présent de l'impersonnel de prendre, prenant, pris, je prends, je pris, verbe actif de la 4e conjugaison. (c) / (c) puis ils ajoûtent: complément de la préposition de. / la multitude, substantif collectif abstrait, féminin sing. sans pluriel, généralement pris. (d) / et dans la suite ils ajoûtent: objet du verbe prendre. / par, préposition qui marque l'instrument, circonstanciel du verbe prendre. l'appât substantif abstrait masc. au sing. généralement pris (dans la suite ils ajoûtent et métaphoriquement) pris, complément de la préposition par; ce complément, etant généralement pris, a besoin d'être déterminé, et il l'est en effet par la prép. déterminative de et son complément: de est donc une préposition qui précise l'espèce d'appât dont on veut parler, en la restreignant à l'idée de la liberté. Ce dernier mot, substantif abstrait féminin au sing. généralement pris est le complément de la prép. de. Elle, pronom personnel de la 3e pers. au fém. sing. qui se rapporte à multitude, et sujet du verbe suit. Suit, 3e pers. du sing. du présent absolu de l'indicatif de suivre, suivant, suivi, je suis, je suivis, verbe actif de la 4e conjugaison (attribut combiné de elle, [la multitude].) en, préposition (ordinairement de lieu) mais qui annonce ici la manière dont la multitude suit l'impulsion qu'on lui donne. aveugle, adjectif descriptif de tout genre au singulier (compl. de la préposition en.) Les deux mots en aveugle, sont une expression adverbiale qu'on pourrait rendre par l'adv. de manière aveuglément qui modifierait egalement le verbe suit. Pourvu que, conjonction composée conditionnelle qui régît toujours le mode subjonctif. elle comme ci-dessus, en est ici un adverbe relatif et déterminatif mis pour de cela, de cette liberté; (il sert à déterminer le sens du mot nom que l'article général le fait prendre dans une acception trop etendue.) entende, 3e personne du sing. du prés. absolu du subj. de entendre, entendant, entendu, j'entends, j'entendis, verbe actif de la 4e conj. attribut combiné de elle [la multitude,] et régime de la conjonct. pourvu que. Seulement adverbe limitatif |105 des actions et des nombres, qui ajoûte un accessoire à entende. Le nom, substantif abstrait, masc. au sing. génér. pris, objet du verbe entende.

Une autrefois on leur fait ainsi analyser une période de Cicéron, et quelquefois une courte fâble d'Esope. Je n'ai point encore eu d'elève à qui cet exercice ne soit devenu promptement facile, et à qui il n'ait eté très-avantageux pour l'intelligence entière de tout ce qu'il a lu depuis, dans en quelque sorte langue que ç'ait eté. Je n'en ai point trouvé à qui il n'ait eté nécessaire, puisqu'il s'y trouvait fort-embarrassé dans les commencements. Je sais que ce serait aux Professeurs de langues anciennes à les initier, à les rompre même à cet exercice; mais tant qu'un réglement général ne les y aura pas obligés, il faudra bien que les Professeurs de Grammaire Générale, d'après les principes mêmes de l'analyse, y exercent leurs elèves avant de leur faire faire des analyses plus relevées et plus abstruses.

Je pense que dans ce Cours le Professeur ne peut se dispenser de faire voir aux jeunes gens un extrait raisonné du Traité de Dumarsais sur les Tropes. Il faut qu'ils connaissent la différence du sens propre au sens figuré, ainsi que l'effet, l'origine et l'usage des principaux tropes. (1) / (1) tels que la Métonymie, la Synecdoque, la Catachrèse, l'Onomatopée, la Métaphore et l'Allégorie. / Ce Traité ne me paraît pas devoir être réservé au Cours de Belles-Lettres, dont il est tout au plus une des avenues.

Quand les jeunes gens se le sont rendu familier, on leur fait faire des analyses plus raisonnées de morceaux plus etendus, et que, par cette raison, j'appelle Analyses logiques. Ils doivent y rendre compte, non plus des mots matériellement considérés, mais des pensées, du but de l'auteur, des diverses espèces de propositions, de leur effet, de leur usage, des figures, de leur justesse &c.

Comme dans le modèle qu'en a donné Condillac, il s'est etendu en digressions, pour y découvrir les divers eléments du discours, j'en joins ici un, dégagé de toute dissertation etrangère, et tel que je conçois qu'on doit en exiger des elèves les six derniers mois, ou la seconde année du Cours, suivant que le Gouvernement jugera à propos de le borner à une, ou de l'etendre à deux.