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Schwartz

Elisabeth Schwartz (Clermont-Ferrand)

Elisabeth Schwartz

Idéologie et Grammaire générale: le modèle ambigu de la pédagogie des sourds-muets

Le thème du colloque qui nous réunit[1] consacre d’emblée le lien de ce que d’abord les auteurs qui y ont attaché leur nom ont désigné comme une science des idées, l’idéologie, avec, ensuite, la Grammaire générale tour à tour désignée par eux comme science des signes, science de l’expression des idées, ou comme art de parler; et enfin avec l’art d’enseigner les sciences et les arts en général, la grammaire en particulier.
    Ce lien, si fortement asserté dans les textes, et qui va jusqu’à faire voir en ces arts le contenu propre à la science des idées plutôt que ses applications, et en ces deux arts la déclinaison d’un même art, parler ou enseigner, Grammaire générale raisonnée ou pédagogie raisonnée, sous l’apparente distinction des disciplines d’application, semble recevoir une illustration qui m’a semblé exemplaire dans le cas de l’abbé Sicard.
    Mieux qu’aucun autre il permet d’interroger à nouveaux frais la nature du lien des trois parties de l’idéologie, si difficile à repérer en sa singularité conceptuelle, que je ne me déciderais pas pour ma part à fixer, et dont la circularité qu’avait revendiquée Tracy tient sans doute sa force et son secret du mouvement même de renvoi mutuel de ces trois moments, la science des idées, de leur expression, et de leur déduction; l’idéologie proprement dite, la grammaire, et la logique[2]. L’exemple de l’abbé Sicard projette en effet sur la nature de ce lien chez les idéologues l’éclairage apparemment marginal mais en réalité central qu’apporte en matière de définition de la science idéologique et grammaticale le point de vue de l’homme de l’art, de l’instituteur. Instituteur des muets, il occupe très précisément la position dont peut dépendre, à l’intérieur du cercle du système idéologiste, la consistance du mouvement téléologique qui l’anime, en se situant très exactement sur le terrain de l’art d’introduire au langage, de l’art de l’instituer à partir d’une origine naturelle. Art dont dépendra en fin de compte la scientificité de la logique et de la grammaire. Art dont il faudra pourtant reconnaître qu’il efface en réalité la frontière entre la science et l’art dans le domaine théorique, la pédagogie raisonnée dévorant en quelque sorte les contenus qui n’ont de consistance que


[1] Idéologie, Grammaire Générale, Écoles Centrales. Nous donnons ici le texte, actualisé lorsqu’il le faut sur le plan des références, de notre communication au colloque organisé à Tübingen à la mémoire de B. Schlieben-Lange par ses élèves et amis. Nous en avons repris certaines des analyses alors proposées dans notre Introduction, à paraître, et alors en préparation, à la réédition des Cours de Sicard à l’École normale.

[2] Destutt de Tracy, Grammaire, note pp. 4-5 de la réédition Vrin. Cf. également Idéologie, ch. XVI, note pp. 347-348 de la réédition Vrin; et Logique, Discours Préliminaire, p. 17 de l’édition de 1824.

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comme produits d’une genèse naturaliste; comme il faudra reconnaître qu’il confie à cette même éducation au langage, à l’initiation au langage, qui tourne elle aussi – ou le prétend – tout entière dans le cercle de la nature, les fonctions pratiques de l’éducation, de l’appel à la liberté, qui se confond avec la perfectibilité, et non pas à la science qu’il serait supposé appliquer.
    C’est donc ce modèle ambigu de la pédagogie raisonnée des muets pour la métaphysique idéologiste que je propose d’interroger en ce qu’il éclaire – à une distance que l’on comprend proprement infranchissable de ce que la philosophie de l’idéalisme allemand allait, de l’autre côté du Rhin, et ici même[3], consacrer comme le modèle du Lehrer, éducateur à la science et à la liberté – le modèle de l’idéologue, éducateur de la nature par la nature, une nature artiste à laquelle on demande, mais pour les prolonger et non les théoriser, ni dans la pensée formelle objectivante, ni dans la spéculation idéaliste, les secrets de son art, mais d’un art au sens fort, et par où le métaphysicien des idées lui prête le sien, et, véritablement, la fait parler.
    On verra donc d’abord en quel sens la pédagogie raisonnée de Sicard éclaire le choix de son nom pour l’enseignement de la grammaire à l’École normale, mais plus généralement l’idée même d’un enseignement normal. Ensuite en quoi cette pédagogie apparaît au moins comme aussi métaphysique que la science introuvable dont elle est supposée autoriser l’applicabilité universelle. Enfin, et pour conclure, en quoi cette téléologie active, construite par l’œuvre et la pratique de l’instituteur, renvoyant en le sourd-muet, que Sicard désigne comme « l’homme de la nature », du langage à la nature, et de la nature au langage, est tout entière circonscrite dans les limites d’un art, qui naturalise l’esprit en « artialisant » sa nature.

 

Le cours de Sicard à l’École normale: de la pédagogie des muets à celle de la nature

1.1. On peut en effet, ouvrant les volumes de Leçons du Cours d’Art de la Parole donné par Sicard devant les auditeurs de l’an III, se poser la question que n’ont pas manqué, au plus fort de l’enthousiasme soulevé au sein de l’amphithéâtre du Museum par l’enseignement de l’instituteur des muets, de poser certains de ses premiers auditeurs, et à laquelle ont diversement répondu les historiens au cours du 19ème siècle: le Cours d’Art de la Parole est-il un cours de grammaire ou d’instruction des muets? Est-il un cours de grammaire ou d’analyse


[3] On songe ici à la présence toute proche du lieu du colloque du Stift de Tübingen et à la formation de la pensée hegelienne.

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de l’entendement? Et, dans la mesure où il semble manifestement tenir des trois à la fois, présente-t-il une unité? Où la trouver?[4]
    La réponse tient peut-être en une formule simple. C’est d’un art qu’il s’agit, plus que d’une science. Mais d’un art raisonné. Et c’est ici que se noue un premier renvoi mutuel de la nature à la raison par l’art d’instruire et d’éduquer.
    Sicard enseigne l’art d’instruire le sourd-muet de naissance, mais en tant qu’il voit en lui « l’homme de la nature », il fait de son éducation le modèle de celle qu’il convient de donner dans le cadre d’une École normale aux maîtres destinés à instruire de l’art de parler selon les principes qu’enseigne la pédagogie raisonnée d’après nature. Et c’est ce modèle qu’il applique, en effet, aux Eléments de Grammaire à proprement parler, qu’il s’agisse de la construction lexicale ou de la syntaxe, dont le Cours rode la forme systématique qu’ils prendront dans ses ouvrages ultérieurs, lorsqu’il couronnera par ses Elémens de Grammaire Générale appliqués à la langue française[5], notamment en ce qui concerne la syntaxe et ce qu’il nommera, retenant la suggestion d’élèves maîtres, par le mot d’analyse numérale de la proposition, puis par sa Théorie des Signes pour l’Instruction des Muets[6], pour ce qui est de la nomenclature, et par le Cours d’Instruction d’un Sourd-Muet[7], la pédagogie des sourds-muets qui l’avait fait connaître des législateurs de l’instruction publique et de la Convention, et dont les principes ne se trouvaient consignés que dans Les Mémoires sur l’Art d’Instruire les Sourds et Muets de naissance écrits à Bordeaux en 1789 sans doute dans le dessein de préparer sa candidature à la succession de son maître, l’abbé de l’Épée, ainsi que dans un in quarto contenant le C.R. à la Convention Nationale de ce qui s’est passé à l’établissement des Sourds Muets (alors que Sicard avait de fait succédé à l’Épée) dans la séance tenue en présence des membres du Comité de Secours Publics[8]...


[4] Nous nous permettons de renvoyer pour un traitement détaillé de cette question à notre Introduction à l’édition en cours des Cours de l’an III aux Presses de l’ENS Ulm (mss remis fin 2002, et relu sur préépreuves en 2006 pour la publication prévue initialement en 2006).

[5] Elémens de Grammaire Générale, appliqués à la langue française, Paris, Bourlotton / Deterville, An VII (1798-1799), 2 tomes.

[6] Théorie des signes pour l’instruction des sourds-muets, dédiée à S.M. l’Empereur et Roi, Paris, Imprimerie de l’Institution des Sourds Muets, 1808, 2 tomes. In 8°, suivie d’une Notice sur Massieu. Le titre devient dans la seconde édition, posthume, de 1823: Théorie des Signes pour servir d’introduction à l’étude des langues, où le sens des mots, au lieu d’être défini, est mis en action, par feu l’abbé Sicard.

[7] Cours d’Instruction d’un Sourd-Muet de naissance, pour servir à l’éducation des sourds-muets et qui peut être utile à l’éducation de ceux qui entendent et qui parlent, par Roche-Ambroise Sicard, Paris, Le Clère, an VIII, in-8°.

[8] In J. Guillaume, Procès Verbaux du Comité d’Instruction Publique de la Convention Nationale, tome 3, on trouve la présentation, pp. 269-272 du Compte Rendu à la Convention Nationale de ce qui s’est passé à l’Etablissement des Sourds-Muets, dans la séance tenue en présence des membres du Comité des Secours publics: présenté au nom de ce Comité, pour servir de suite au rapport de Maignet sur les Sourds-muets. Imprimerie nationale, S.d. Cette pièce est déposée à la B.N. sous la cote Le 38 680 in 4° et contient 3 Tableaux Analytiques, dressés par Massieu et Périer et suivis d’explications rédigées par Sicard et Périer. Le rapport de Maignet mentionnant cette visite fut prononcé en nivôse anII. La pièce est annoncée au Journal des débats et décrets correspondant au 6 pluviôse an II (25 janvier 1794).

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    Il serait trop long de faire ici la démonstration complète de cette unité réelle, au moins dans l’intention systématique, ou raisonnée, du Cours de l’abbé, dont jugeront bientôt les lecteurs, sur le texte de l’édition en cours de publication sous les auspices de J. Dhombres[9]. Qu’il suffise ici d’apporter trois séries de raisons de parier pour cette unité. Sur le plan matériel de la composition du Cours, qui est indistinctement cours de science et art; sur le plan de sa méthodologie, qui lui donne fonction de modèle pour l’enseignement normal en général et explique sa nomination à cette fonction de « professeur célèbre » alors qu’il n’avait pas acquis en grammaire cette célébrité; et à celui de l’intention philosophique, voire métaphysique qui préside à cette pédagogie raisonnée, donc généralisable à toute éducation grammaticale.

1.2. C’est dès le niveau le plus extérieur de la présentation du Cours et de la manifeste bigarrure des matières enseignées, qu’il convient pourtant de nuancer cette impression, qui fut ressentie en l’an III, mais dont on trouve la formulation la plus vive, et vive jusqu’à la sévérité la plus tranchante, sous la plume des auteurs du Livre du Centenaire[10], tel Dupuy, mais aussi sous celle de Fayet. L’« encombrant Sicard », la formule est de Dupuy[11], occupe en effet un terrain considérable dans la collection des Cours. Dupuy remarquait qu’il était le seul avec Haüy à avoir donné non seulement les 24 leçons auxquelles il était tenu par le règlement, mais près de 40, quand d’autres, tel Garat, ont dû renoncer à publier plus d’une leçon et demie. Et J. Dhombres qui a chiffré les choses en commentant l’importance quantitative des mathématiques, « science majoritaire », écrit-il, « déjà ou presque puisque 16% des pages leur sont consacrées, devancée seulement de 2% par cet impénitent bavard de Sicard qui justifie au moins le titre de son Cours; art de la Parole! »[12] Ce terrain matériel qu’il occupe, voire encombre, serait inversement proportionnel à son contenu véritable. « Un rhéteur, presqu’un faiseur » dont la manière tranche avec l’austère concision du mathématicien, et tire ses effets de succès, au mieux, du spectacle de sa philanthropie. « Quant au grammairien Sicard », écrit Fayet, « il se garde bien d’enseigner la grammaire! Pour lui sa chaire est l’occasion d’intéresser ses temporaires élèves à l’institution de sourds muets qu’il a créée… Ce serait un bon exemple de pédagogie active si la grammaire y trouvait son compte; c’est


[9] Cf. supra, note 4. Le volume de l’édition des Cours regroupés sous le titre de Littérature, et qui comprend les Cours de Sicard, est placé sous la responsabilité de B. Didier. La plus grande partie en est consacrée à Sicard, aux côtés de Garat, La Harpe et Bernardin de Saint-Pierre. Le présent auteur est responsable de l’édition de Sicard. On attend la proche publication de ce volume, le 4ème de la collection.

[10] P. Dupuy et al., Le Centenaire de l’Ecole Normale 1795-1895, Paris, Hachette, 1895.

[11] Loc. cit., p. 163.

[12] J. Dhombres, Introduction à l’ensemble de la réédition des Cours de l’an III, vol. 1, Paris, Dunod, 1992, p. 3.

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surtout de la philanthropie en action. »[13]; au pire, de ses effets de style faciles et démagogiques, voire même inspirés par le souci de plaire et l’opportunisme qui commandent des revirements au gré de la demande, et donc à contrepoint complet d’une possible unité de plan: c’est là l’opinion de Dupuy, qui sans être animé comme Fayet d’un jugement d’ensemble défavorable aux institutions révolutionnaires, réserve à Sicard des traits impitoyables. Nous commentons ailleurs[14] ce qui fut dit de l’opportunisme politique de Sicard et ce qu’il faut en penser peut-être avec un recul que n’avaient pas les contemporains de Jules Ferry, par ailleurs sans doute irrités par les publications hagiographiques, comme celle d’un Ferdinand Berthier parue en 1873[15], destinées en effet à exalter sa philanthropie, mais surtout très marquées politiquement, et religieusement. Quoi qu’il en soit, c’est clairement l’antipathie avouée de P. Dupuy pour la personne de Sicard qui motive en grande partie le jugement porté sur le Cours où il ne voit qu’un enchaînement de virages, voire de dérapages dictés par les circonstances et le souci de plaire. Et sans doute cela juge-t-il un homme, et un caractère, que de risquer d’être compromis avec les partisans de la Terreur, puis de devoir sa carrière républicaine aux idéologues, de continuer de leur marquer une sympathie qui permet d’échapper aux effets de ses sympathies royalistes sous le Directoire, de louer ensuite le pouvoir impérial et de durer enfin sous la Restauration. Sans doute aussi est-ce une envergure spéculative limitée qui explique, autant que l’exposition au reproche de duplicité, une même aisance qu’on trouvera chez Gérando à s’adapter. Pourtant il existe une vraie unité de l’enseignement de Sicard, comme de sa philosophie en quelque sorte symétrique, comme j’ai tenté de le montrer ailleurs, de celle de Gérando sur la question du rapport de l’espace des signes à celui des idées[16]. Si Dupuy l’ignore, c’est, à ce qu’il semble, très précisément dans la mesure où il manque à discerner le rapport organique de ce qu’il présente comme deux cours en un seul, le cours de grammaire et le cours d’instruction des muets. Laissons ici la question de savoir si les exercices faits avec son élève Massieu ou quelques autres devant l’auditoire du Museum eurent tous lieu en son enceinte ou si certains ont été effectués dans les locaux de l’Institution au Faubourg Saint-Jacques. Le premier point qu’il faut marquer ici est que c’est


[13] J. Fayet, La Révolution française et la science, 1789-1795, Paris, M. Rivière, 1960, p. 345.

[14] Nous renvoyons à notre édition des Cours de Sicard.

[15] F. Berthier, L’Abbé Sicard, célèbre Instituteur des Sourds-Muets, successeur immédiat de l’Abbé biographiques sur ses élèves sourds-muets les plus remarquables Jean Massieu et Laurent Clerc, et d’un Appendice contenant des lettres de l’abbé Sicard au baron de Gérando, son ami et son confrère à de l’Epée. Précis historique sur sa vie, ses travaux et ses succès, suivi de détails l’Institut. Par Ferdinand Berthier, Sourd-Muet, Doyen Honoraire des Professeurs de l’Institution Nationale des Sourds-Muets de Paris, Paris, Charles Douniol et Cie, Libraires éditeurs, 29 rue de Tournon, 1873.

[16] Je me permets de renvoyer à Schwartz 1981: E. Schwartz, Les Idéologues et la fin des grammaires générales raisonnées, Lille, Atelier de Reproduction des Thèses, 1981, 2 vol.; diffusion microfichée Didier-Larousse.

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de cette pédagogie que sort très exactement l’idée de l’analyse numérale de la proposition ou la pratique des tableaux analytiques pour l’enseignement raisonné du lexique. Le second point est que c’est très précisément aussi la progressivité de cet apprentissage des muets qui commande celle du Cours, dont P. Dupuy donne un survol qui n’est pas inexact en ses parties, mais manque le dessein d’ensemble. « Ses premières leçons ont été le commentaire des séances de quintidi » (séances hors leçons régulières et consacrées au commentaire des Manuels élémentaires, ici d’écriture et orthographe). « Battu sur la réforme de l’orthographe il se rejeta sur l’enseignement des sourds muets, dont il fit un objet de cours au lieu de se borner à l’invoquer comme exemple. »[17] C’est ce cours que Dupuy pense intégralement donné à l’Institution, et qu’il présente, dans tous les sens du terme, comme une excursion, un excursus d’abord. « Il se lança alors dans une analyse soi disant philosophique du langage, d’où il fit sortir la proposition d’employer pour tous les enfants les méthodes qui lui réussissaient avec quelques sourds muets d’élite. » Proposition dont nous allons voir qu’elle n’a pas surgi de l’improvisation du Cours, et motivait au contraire le choix même du nom de Sicard pour l’École, mais que Dupuy prend d’autant plus pour un excursus opportuniste qu’il y voit même une absurdité « relevée par l’objection qu’une pareille identité de procédés était un non sens ». En sorte qu’il voit alors dans le passage à la syntaxe et aux parties du discours un retour à la fois tardif et manqué à la grammaire proprement dite, une fois délaissés le départ de la syntaxe dans la période, dont il ridiculise l’inadaptation à de jeunes enfants, et les discussions métaphysiques dont s’encombrerait inutilement l’analyse des propositions en parties du discours, qui s’interromprait faute de temps, après en avoir tant pris, pour n’aborder qu’in fine le sujet propre d’un cours de grammaire élémentaire.
    Il me semble qu’en la matière le jugement d’un illustre contemporain, et auditeur de Sicard, le savant J. Fourier, que Dupuy a pourtant consulté et cité, touche plus juste. Sans doute pour lui aussi Sicard n’est pas Lagrange, il aime et il sait plaire au public assemblé, mais il le décrit plus enthousiaste que truqueur, plus naïf que séducteur. « Il vante son art, sa méthode et ses principes, et parle à tout propos de l’homme de la nature qu’il prétend être le sourd muet. C’est un homme de beaucoup d’esprit sans génie, qui paraît fort sensible et qu’au fond je crois modeste, mais qui a été séduit par je ne sais quel système de grammaire, qu’il prétend être la clef des sciences. »[18] Un système, et non une suite d’essais et d’erreurs,


[17] P. Dupuy, loc. cit., pp. 140ss.

[18] Lettre de J-B.J. Fourier in Bulletin de la Société des sciences historiques et naturelles de l’Yonne, 1871 et in A. Challe, Lettres de Joseph Fourier, Bull. Soc. Hist. Nat. Yonne, 1858. La lettre est reproduite in J. Dhombres et J-B. Robert, Joseph Fourier, 1768 - 1830: créateur de la physique-mathématique, Paris, Belin, 1998, pp. 695-699.

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jamais à court de rétractations, voire de traits d’aplomb dans l’opportunisme, c’est peut-être plutôt, en effet, cela, l’articulation de la pédagogie des muets à l’enseignement de la grammaire aux enfants par la métaphysique du langage et de l’esprit. Mais reste à montrer que c’est une articulation conceptuelle et non le système d’un fou.

1.3. Pour Fourier, en effet, Sicard partage avec Garat le projet exalté de refaire l’entendement humain, puisqu’ « il ne parle de rien de moins que de perfectionner l’organisation humaine et d’ouvrir des routes jusqu’ici inconnues à l’esprit humain ».[19] Projet qu’il traite avec le détachement amusé du savant, mais qui lui paraît plus exalté qu’opportuniste. Et, de Garat ou Sicard, le rhéteur à ses yeux, c’est le premier, qu’il compare à La Harpe, et dont il admire le talent oratoire, non les idées. « Du reste, Sicard est rempli de zéle et de patience et donne l’exemple de toutes les vertus, mais il est fou: et cela me fait songer qu’il plait aux femmes, quoique petit et assez laid. »[20] De Sicard il ne dit pas seulement qu’il « a des idées un peu exaltées », il le croit fou! « Son projet de grammaire, qui a des côtés brillants, est un des plus fous que je connaisse. Cependant on parle de l’adopter et même de le prescrire dans les écoles de la République. Si l’on en vient là, nous aurons de quoi rire. »[21]
    Il manque donc à discerner ce qui fait de ce « je ne sais quel système de grammaire » un système intellectuellement, et non passionnellement, cohérent. En manquant le sens de ce qu’il prend pour une double folie: enseigner les enfants comme des muets, et enseigner la grammaire des langues instituées par la métaphysique de l’homme de la nature.
    Et, d’abord, c’est bien la méthodologie de Sicard en matière d’instruction des muets qui, loin d’être importée arbitrairement dans un cours normal de grammaire pour les maîtres, et commandée par un souci de faire de la publicité à une autre institution, constitua aux yeux des conventionnels qui ont voté la loi organique sur l’instruction publique, l’établissement de l’École, et choisi très tôt le nom de Sicard pour la liste de ses professeurs célèbres, non seulement l’argument majeur, et même unique, en faveur du choix de l’émule de l’abbé de l’Épée pour enseigner l’art de la parole, mais un argument décisif en faveur de l’institution d’École normale sur le modèle vanté par Garat.
    « Professeur célèbre », en effet, Sicard ne l’était pas au sens d’un Lagrange, d’un Laplace ou d’un Daubenton. S’il possédait une compétence et une audience européenne, c’était en tant qu’émule de l’Épée, et reconnu nouvellement comme son successeur à la tête de l’Institution de Paris lorsqu’éclate la Révolution, ce n’était pas en tant que grammairien. L’étude des P.V.


[19] In Dupuy, p. 141.

[20] Ibid.

[21] Ibid., pp. 140-141.

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de Guillaume[22] montre que le Cours lui fut confié très tôt, son nom figurant dans la liste des premières nominations, tout comme dans celle des auteurs de manuels élémentaires. Il y est en effet prévu pour le manuel de lecture et d’écriture. Mais c’est un autre professeur qui est prévu pour les Elémens de Grammaire, Pougens. Au fait que ce dernier ne soit pas passé de la liste des auteurs à celle des professeurs, Guillaume donne une explication: il était aveugle. Et de fait on le retrouve au nouvel Institut dans la classe de littérature et beaux-arts (à titre de langues anciennes, tandis que Sicard auréolé par l’expérience de l’an III, siège en grammaire, mais sans qu’on doive trop majorer ce point dans le contexte politique des nominations au premier tiers électeur de l’Institut, et quand on voit Garat lui même appelé à siéger en grammaire avec Sicard…).
    Or, avant de voir ce qui dans sa pédagogie des muets a pu le qualifier pour le cours normal de grammaire, il faut souligner que cette pédagogie raisonnée fut appréciée par les comités de la Convention, dont il n’est pas indifférent que celui d’Instruction Publique ait pu être présidé par son élève vedette Massieu, comme l’exemple enfin trouvé de celle que promet en effet le rapport de Lakanal et Garat qui permit de débloquer la question de l’organisation d’une instruction publique à la fois organisée, et normalisée en tant qu’instituée, mais libre en tant que libérée du poids des corporations enseignantes, et normalisée comme « Séminaire de la Raison » en tant que normale, c’est-à-dire universelle.
    Si l’écart fut grand entre le programme de Garat et la réalité des cours, et je me permets de renvoyer ici à d’autres analyses,[23] c’est peut-être dans le cas de Sicard qu’il fut le moins massif, et non pas seulement en termes de remplissement du cahier des charges: rédiger un manuel et donner le nombre de leçons attribué par le législateur. Daunou avait regretté, dans le rapport lu au moment de la fermeture de l’École, un manque de reflexion sur la question de « savoir jusqu’à quel point l’art d’enseigner une science est en effet séparable de l’enseignement immédiat de cette science même », et il déplorait que « il faut le dire, lorsqu’on a formé cet établissement, on était beaucoup plus frappé d’une image assez confuse de la transmission de l’art d’enseigner, que dirigé par des vues distinctes sur le mode de cette transmission. »[24]


[22] J. Guillaume, Procès Verbaux du Comité d’Instruction Publique de l’Assemblée Législative, Paris 1889; P.V. du Comité d’Instruction Publique de la Convention nationale, 6 tomes, Paris 1889-1907.
Les éditions de l’UQAM à Montréal en ont proposé une réédition partielle. Avec tableaux statistiques informatisés des occurrences conceptuelles et thématiques (J. Boulad-Ayoub, M. Grenon, S. Leroux éditeurs), 3 vol., 1992.

[23] Schwartz 1981 et plus récemment mon Introduction à la réédition des Cours de Sicard par les Presses de l’ENS.

[24] Rapport sur la clôture des Cours de l’Ecole Normale, présenté à la Convention au nom du Comité d’Instruction Publique, par P.C.F. Daunou, dans la séance du 7 floréal An III, in Guillaume, tome 6, p. 137.

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    Or, non seulement le divorce entre la pédagogie condillacienne invoquée et la réalité du magistère, si frappant s’agissant des cours de sciences à proprement parler, et y compris de la métaphysique comme analyse scientifique de l’entendement, les uns contenant bien la science mais guère l’art de l’enseigner, et surtout pas en conformité à une docimologie universelle, l’autre s’épuisant en la construction programmatique de cette docimologie, se trouve évité dans le cas de Sicard, qui maîtrise très exactement le mode de transmission de son art d’enseigner, et qui en fait comme on va voir le contenu même de sa Grammaire. Mais, plus profondément, c’est précisément l’acquis de sa méthode pédagogique qui a permis, dans la période préparatoire à l’établissement d’un cours normal, de lever les accusations, vite venues aux lèvres des conventionnels, de charlatanisme organisé à l’encontre du projet de Garat.
    S’il est devenu pensable, au fil des débats et des travaux des assemblées et des comités, de donner corps au projet politique de « former un nouveau peuple » par la regénération de l’entendement humain promise par Garat, renouant avec Bacon et Locke en construisant, malgré l’apparente absurdité soulignée par les détracteurs, l’édifice par le faîte, c’est-à-dire l’école des maîtres avant l’école élémentaire, c’est dans la mesure où l’on a pu croire à l’existence d’une pédagogie possible pour une formation rapide des maîtres, rompant avec le cercle vicieux qui voudrait que « pour les former il faudrait déjà les avoir »[25]. La formation de ces maîtres capables d’instruire à leur tour « un très grand nombre d’instituteurs capables d’être les exécuteurs d’un plan qui a pour but la régénération de l’entendement humain dans une République de vingt cinq millions d’hommes que la démocratie rend tous égaux »[26], Garat avait réussi à la rendre crédible en invoquant la méthode miracle de l’analyse condillacienne, donnée comme application de la science des sensations et des idées, et devenue « l’organe universel de toutes les connaissances humaines et le langage de tous les professeurs ». C’est en son nom qu’il faut parler d’École normale, où l’on n’enseigne pas « seulement les branches diverses des connaissances humaines » mais l’« art de les enseigner ». « C’est là ce qui distinguera essentiellement les Ecoles Normales; c’est là ce qui remplira le nom qu’on leur a donné. »[27]
    Or, ici encore, Dupuy n’a pas tout à fait tort de dire que « sous le prétexte et l’apparence d’Ecole Normale », c’est en réalité une « école philosophique », à savoir le condillacisme, que Garat, se flattant d’être « le Condillac de ce nouveau Cours d’Etudes », entendait installer à tous les niveaux de l’enseignement. Et s’il est aujourd’hui comme hier salutaire de se méfier


[25] In Guillaume, tome 5, p. 156.

[26] Ibid., p. 157.

[27] Arrêté des Représentants du Peuple du 24 nivôse an III, reproduit en tête de l’édition de 1800, p. 7.

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des pédagogismes sectaires sous l’apparence de l’universel, et partisans sous celle du républicanisme, reste qu’ici encore, P. Dupuy passe à côté du rapport qu’a cette « utopie », comme il dit, avec le condillacisme d’une part comme philosophie de l’imitation pédagogique de la nature, le premier maître, et surtout de l’illustration pratique, effective, que pouvait sembler au moins en donner déjà Sicard.
    Dupuy note en effet comme une curiosité l’association des idées de Garat et celles du plan Sieyes-Daunou recommandant un modèle de l’éducation intellectuelle comme culture des facultés plutôt que comme tradition des connaissances. Ce plan recommandait l’apprentissage des connaissances physiques et morales suivant la progression de la nature: « C’est la nature qui conduit l’esprit humain, depuis la simple sensation jusqu’aux conceptions les plus complexes et les plus actives »[28]. Lui-même programmé comme un tableau analytique et génétique, inspiré de Condillac, il intégrait « l’analyse des sensations, des idées et des signes » comme partie des sciences morales, que l’on retrouvera à l’Institut. Or il affichait un lien de l’enseignement normal ainsi défini avec l’enseignement des muets: « Dans l’étude de l’art d’enseigner, on s’attacherait surtout à l’analyse des sensations, des idées et des signes; et chaque établissement de ce sixième genre aurait pour dépendance une école des sourds muets. »[29]
    Si, en effet, Garat, qui au reste s’était au départ réservé l’enseignement de l’histoire, se trouva très vite en peine d’offrir autre chose que le programme de cette application d’une science introuvable que serait la science des sensations et des idées, et si les conventionnels, ceux surtout il est vrai qui n’avaient pas les raisons politiques de la majorité à se laisser séduire par le plan Lakanal, ont pu à l’avance le prévoir, tel n’était pas le cas de l’abbé Sicard, qui possédait déjà une méthode, et dont, d’autre part, le manuel qu’il était en train d’en tirer effectivement donnerait l’exemple de ces manuels élémentaires attendus – élémentaires et non abrégés, parce qu’à la fois génétiques et actifs.
    On peut montrer sur le détail des projets concernant les muets, et en particulier le projet, finalement avorté, de création d’une École centrale de formation des instituteurs des muets, présenté par Maignet, député du Puy de Dôme, que non seulement l’attention de la Convention fut attirée très tôt sur les méthodes de l’abbé Sicard, mais qu’il avait été proposé dès le débat de l’hiver de l’an II à la direction d’une telle École centrale. Débats où a pu se roder la crédibilité pratique d’une transposition du modèle de l’École des armes pour une École normale. On y trouve en particulier l’idée d’un « noviciat », ou « séminaire », mais non


[28] In Guillaume, tome 1, pp. 592-593; p. 77 de la reproduction de l’UQAM, fasc. III.

[29] Ibid., p. 603; pp. 91-92 de l’édition de l’UQAM.

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institué comme congrégation, et fondé en l’universalité des procédés naturels à l’esprit humain. Des visites organisées très tôt par Sicard, et des comptes rendus de ces visites pour le Comité d’Instruction, et non pas seulement celui de Secours Publics, on retire très vite et définitivement l’impression que c’est bien cette pédagogie active qui a séduit. « Les sourds muets ne savent rien par cœur, et ils répondent sur tout; c’est que leur instituteur n’est que leur égal et jamais leur maître, qu’ils ne pensent et ne parlent jamais d’après lui, mais bien d’après eux; c’est enfin qu’on ne leur apprend aucune science, mais qu’ils les refont toutes. »[30] Et cette pédagogie est très clairement présentée comme le modèle de celle à mettre en œuvre à tous les niveaux de l’enseignement public. Nous pourrions multiplier les textes. « Ainsi, en fondant une Ecole centrale pour l’instruction des maîtres qui se consacrent à l’instruction des sourds muets, la Convention ne borne pas son bienfait à cette classe infortunée; elle offre à tous les instituteurs les seuls moyens d’acquérir de grandes lumières dans l’art si difficile de l’enseignement. »[31] On pourrait évoquer la lettre exhibée par Sicard du citoyen Périer, professeur de rhétorique au collège de Périgueux, désireux d’une prolongation de congé pour continuer auprès de Sicard sa formation de maître. C’est qu’en effet, d’autre part, on annonce la rédaction par Sicard d’un ouvrage où il fixera sa méthode, et dont le maître de rhétorique apprécie la méthode d’apprentissage raisonné de la lecture, au nom d’une sorte de méthode globale avant la lettre[32].

1.4. Mais c’est surtout que, de cette pédagogie qu’il avait déjà en main, l’abbé pouvait bien accréditer l’idée qu’elle n’était justement rien d’autre que le condillacisme mis en pratique, dont Garat pouvait paraître seulement dessiner le programme. « Vous admirerez », dit le rapport Maignet, accompagné des tableaux analytiques mis en œuvre lors de la visite, et commentés par Sicard et Périer, « comme nous l’heureux moyen de faire passer dans l’âme du sourd muet les idées les plus abstraites et les plus métaphysiques, et vous désirerez ainsi que nous, que tous ceux qui s’intéressent à l’intéressante fonction de former des hommes viennent apprendre, de celui que la nature a condamné à ne jamais parler, l’art d’énoncer ses pensées avec la rigoureuse justesse de la saine logique et de la plus parfaite grammaire. »[33] Cette

[30] Maignet, Rapport et projet de décret sur l’organisation des établissements pour les sourds-muets indigents, décrétés le 28 juin dernier, par Maignet, député du Puy de Dôme, au nom du Comité des Secours Publics, in Guillaume, tome 3, p. 272.

[31] Ibid., p. 271.

[32] La pièce est au tome 2 de Guillaume, pp. 348-349. « Je suis élève », écrit le pétitionnaire, « du célèbre instituteur des sourds et muets; longtemps j’ai coopéré avec lui à transformer en hommes des êtres que la nature semblait condamner à la plus triste végétation », ce dont atteste la lettre de Sicard qui le recommande. L’objet de sa requête est l’autorisation de demeurer à Paris au lieu de retourner « payé à ne rien faire » à Périgueux au moment des vacances.

[33] Guillaume, pp. 271-272.

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science de l’esprit, cette idéologie dont la grammaire et la logique ont pu être présentées comme les technologies appliquées, et qui est introuvable à titre de science positive chez Garat comme chez Condillac n’est peut-être, elle aussi, rien d’autre en réalité que son exécution qui fait d’elle décidément un art et non une science. Par où se trouverait justifié le pédagogisme de l’abbé. Mais d’autre part un art et non pas deux si la pédagogie raisonnée des muets vaut Grammaire générale et philosophie de l’esprit. Par où se trouverait doublement justifié, par cette seconde ambiguité, le modèle des muets.

 

Art de la parole ou analyse de l’entendement dans la pédagogie des muets?

2.1. Comment, en effet, l’instituteur des muets a-t-il pu tirer de sa pratique une métaphysique de l’esprit et du langage? Et l’en a-t-il tirée ou faut-il voir dans sa pratique un argument en faveur de l’idée que ni sa Grammaire générale, ni sa métaphysique de l’esprit ne sont des sciences, mais des arts dont le renvoi comme spéculaire de l’une à l’autre ne possède en effet de consistance, profonde, mais alors philosophiquement si ce n’est spéculativement décidée, que technique, en ce sens doublement général d’une « artialisation » du naturel et d’une naturalisation de l’opératoire en lui. Je voudrais bien sûr argumenter en faveur de la seconde réponse.

2.2. Plus pédagogue que savant, au point qu’on a pu lui reprocher de substituer l’exposé de son art particulier à celui d’une science grammaticale, Sicard est aussi, et pour les mêmes raisons, apparu plus métaphysicien, ou analyste de l’esprit, que grammairien. Son Cours de l’an III a du reste progressivement occupé tout le terrain laissé libre par le professeur d’analyse de l’entendement, comme on le voit dès les premiers Débats, mais comme cela éclate avec les nouveaux, puisque c’est ce Cours qui donne lieu à une discussion de Locke et du problème de Molyneux.
    L’ambition spéculative est en effet, par l’effet du même paradoxe qui nous occupe ici, comme d’autant portée à son extrême qu’est d’abord si étroitement tenue la posture du praticien. On pourrait multiplier les textes qui mettent un accent emphatique sur le projet d’atteindre par la pédagogie des muets la langue universelle, et qui semblent faire fond sur une métaphysique assimilée à une idéologie. Tracy dira que la grammaire, science des signes, ne s’entend qu’en tant que les signes expriment des idées, et se trouve donc contenue en l’idéologie. C’est un des sens qu’il faut donner à ce qu’il nomme Grammaire générale. Chez Sicard, tout le cours est appliqué à revendiquer le propos d’une « grammaire d’idées » et non

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« grammaire de mots »[34]. À propos de la définition de l’attribut, il prévient: « Maintenant, citoyens, nous allons entrer dans la métaphysique; car il est impossible de faire un pas en grammaire sans passer par là »[35]; il souligne: « Vous voyez donc, citoyens, qu’on déshonore la grammaire lorsqu’on la réduit seulement à être grammaire, sans logique et métaphysique ».[36] Plus loin il écrit: « Voilà, citoyens, que, sans en avoir eu l’intention, nous nous trouvons jettés (sic) dans toutes les profondeurs de la science de l’entendement humain ».[37] Cette idée qu’on trouve en chacun de ses ouvrages trouve sa source en sa conception, et sa pratique, d’une pédagogie raisonnée, et d’un apprentissage des signes dits méthodiques, à la manière qu’avait inaugurée l’abbé de l’Épée. C’est chez lui que se trouve déjà l’idée que la pantomime méthodique est peut-être « au fondement de cette langue universelle dont le savant Leibniz avait conçu le projet si hardi ».[38] Et que d’autres que des philosophes du langage ou de la logique y aient salué une forme rationnelle, universelle, d’éducation de l’esprit, c’est ce dont témoigne le si étrange et si éclairant soupir du Biran du Mémoire sur l’Habitude: « Sans doute, il eût été heureux pour nous, presque tous tant que nous sommes d’avoir été sourds muets jusqu’à l’âge de raison, et d’avoir eu Sicard pour instituteur; nous n’aurions pas connu le joug des habitudes mécaniques de la mémoire, ni cette triple enceinte des mots vides de sens, qu’il nous a été ensuite si pénible de franchir. »[39]
    C’est là aux environs de 1800 l’effet direct, sur la philosophie des signes, de la décision condillacienne de radicaliser la règle cartésienne d’éviter précipitation et prévention du jugement en y soumettant leur trace dans les signes du langage et l’ensemble des idées sensibles ou innées que ceux-ci ont à analyser. Quel lien y a-t-il entre cette philosophie de la genèse analytique et la pédagogie des signes méthodiques? Quel lien qui puisse du même coup faire comprendre la généralisation de cette méthode à toute pédagogie raisonnée? Généralisation très clairement assumée: « Le citoyen Sicard », écrit Massieu,[40] « qui a beaucoup perfectionné l’art d’enseigner aux sourds muets non seulement le mécanisme du langage écrit, mais encore les notions les plus abstraites de la métaphysique des langues, s’occupe de rassembler en un corps d’ouvrage tout ce qui compose son excellente méthode. » Et Jouenne avalisera cet « art si précieux de l’analyse » qui par conséquent « devrait être


[34] Cours d’Art de la Parole, édition citée, tome 1, p. 125.

[35] Loc. cit., p. 254.

[36] Loc. cit. p. 256.

[37] Loc. cit., tome 4, p. 264.

[38] Sicard, Théorie des Signes, p. 15; même formule dans le Cours de l’Ecole Normale, tome 12, p. 83.

[39] Maine de Biran, Mémoire sur l’influence de l’habitude sur la faculté de penser, 2de Section, chapitre II, p. 208 de l’édition Tisserand.

[40] Rapport Massieu, 1793, in Guillaume, tome 1, p. 515.

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celui de tous les instituteurs »[41]. Pourquoi? Très exactement en ce qu’elle perfectionne cet art d’enseigner dans la manière méthodique de l’Épée jusqu’à le rendre, comme on va voir, indiscernable de la métaphysique qu’il construit autant qu’il l’applique.

2.3. Dans le jugement qu’il devait, en 1827, dans un important ouvrage consacré à l’éducation des sourds-muets de naissance[42], porter sur la méthode de Sicard, Gérando commençait par l’inscrire dans le cadre général d’une classification des méthodes d’instruction des muets, et le situer comme partisan, à la suite de l’Épée dont il hérite l’idée, d’un apprentissage initial des signes méthodiques, plutôt que de l’apprentissage rapide de l’articulation artificielle dont l’idée se présente en premier. Dans le premier point de vue, l’instituteur traite la privation comme une infirmité à réduire autant qu’il est possible: « Tâchons », se dit-il, « de rendre la parole au sourd-muet; faisons lui voir la parole, puisqu’il ne peut l’entendre; faisons lui prononcer la parole puisqu’il ne peut articuler encore; enseignons lui cette articulation par des moyens mécaniques, puisque l’imitation guidée par l’ouïe ne peut la lui donner. »[43] Le second point de vue cherche au contraire à valoriser les effets de cette infirmité que Biran voudra presque généraliser… « désirant mettre ces ressources en valeur…étudiant la nature dans les expressions qu’elle inspire (ils) se sont dit « La pantomime est le langage du sourd muet; aidons lui à le rectifier, à le perfectionner, à l’enrichir; faisons en avec lui et pour lui une langue régulière; alors il nous sera facile de lui enseigner nos idiomes par une simple traduction. »[44] On voit en quoi la position des seconds, inaugurée par l’Épée, peut être dite raisonnée, et prétendre à l’universalité. Non seulement parce qu’elle est tirée directement de la nature, elle doit mettre au jour des principes valables au delà de la particularité des langues nationales. Mais elle donnera plus même qu’une Grammaire générale comme invariant des langues particulières, les invariants de l’expression des idées en quelque langage que ce soit, articulé ou non. C’est parce que la pantomime est « un art des signes, non des signes arbitraires et de pure convention, mais raisonnés, pris dans la nature même des choses, qu’ils doivent représenter, et véritablement analytiques »[45], qu’elle peut en sa fonction de peinture directe des idées et non des mots se hausser à la hauteur de l’idéal caractéristique leibnizien. Et elle le peut parce que tournant le dos au point de vue d’acquisition du mécanisme elle


[41] Rapport et projet de décret sur l’organisation définitive des deux établissements fondés à Paris et à Bordeaux pour les Sourds et Muets; présentés à la Convention Nationale au nom des trois Comités d’Instruction Publique, des Finances, et des Secours Publics, par Jouënne, député du Calvados, in Guillaume, tome 5, p. 368.

[42] J-M. De Gérando, De l’Education des Sourds-muets de naissance, Paris, Méquignon, 1827, 2 volumes in 8°.

[43] Gérando, loc. cit., tome 2, Partie 3, p. 340.

[44] Ibid.

[45] Sicard, Cours, tome 12.

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entend transmettre le système de nos langues. « Libres de tous soins mécaniques, si la création du système méthodique exigeait d’eux quelque travail, du moins, dans ce travail, c’était toujours sur les opérations de l’intelligence que se fixait leur attention; démêler, traduire ces opérations était l’objet de leurs recherches. »[46] Ainsi l’art se dévoie en ensemble de procédés en la première voie, et se fixe pour modèle la restitution des ressources de l’usage. En la seconde, où l’on doit « procéder d’emblée par une marche logique » qui remonte à « l’esprit des règles », on est bien en prise sur des universaux du discours qui servent de normes à la transmission du système de nos langues. « Dans le second plan, toute la théorie du langage, les principes d’une saine métaphysique acqui&e" grave;rent une haute importance; il faut avec leur secours créer une éducation toute nouvelle. »[47] À distance de tout procédé, l’art est ici méthode. On voit bien ici médité jusqu’au bout le cercle des trois parties de l’idéologie, comme ordonnée depuis Port-Royal à l’ambition de fonder dans l’universel les arts de parler et de penser dont Tracy indiquera, au moment d’assimiler l’objet sous la diversité des noms[48], que ces deux divisions naissent de la distinction entre les moyens grammaticaux, et le but logique, qui reconduit en réalité le mécanisme des langues, et « l’écorce des règles », de toutes les règles formelles, à leur esprit comme à leur but, qui en fait des expressions méthodiquement ordonnées au bon usage de nos facultés naturelles.

2.4. Ce bon usage est infléchi par le condillacisme de Sicard dans le sens d’un art beaucoup plus naturalisé qu’à Port-Royal, et beaucoup plus systématiquement méthodique qu’il n’est chez l’Épée. Il pense en trouver le modèle dans les signes du muet comme « homme de la nature », non en tant qu’il serait l’homme avant ou sans les signes, mais l’homme ne disposant que de signes naturels. Donc de signes qui puissent mettre sur la voie de « réaliser les espérances de ceux qui désirent, depuis longtemps, un moyen général de communication indépendant de toute langue articulée ».[49] De signes pourtant capables d’embrasser et même d’engendrer, de constituer, non seulement la totalité matérielle, ou la production mécanique, que manifestent nos langues d’usage, mais le système des invariants qui les structurent.
    D’abord, en effet, Sicard ne fait que reprendre l’idée de l’Épée d’exploiter la langue que possède déjà le muet, et qu’il tiendrait directement de la nature. C’est l’idée même qu’avait saluée Condillac dans la note que sa Grammaire consacre au célèbre instituteur dans son chapitre inaugural sur le langage d’action. Ce langage d’action auquel était dévolu, dans


[46] Gérando, loc. cit., p. 343.

[47] Loc. cit., p. 344.

[48] Tracy, Idéologie, chapitre 16.

[49] Sicard, Théorie des Signes, p. 15.

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l’Essai de 1746, la tâche de résoudre la question embrouillée que pointe la correspondance avec Cramer, du privilège des signes arbitraires sur les naturels, qui risquaient de n’apparaître comme signes qu’en tant qu’arbitraires, alors qu’ils devaient bien être des signes pour engendrer les autres sans rupture dans la genèse naturelle. Ce langage d’action dont on voit bien par ladite correspondance qu’il n’avait peut-être pas tout à fait convaincu son auteur lui-même, trouve dans la pratique de l’Épée une confirmation peut-être plus qu’il ne la fonde. Celle-ci permettait à Condillac de dissocier deux espèces de langage d’action, l’un naturel, lié à la conformation de nos organes, qui explique que l’enfant élevé parmi les loups n’a pas commerce avec ses semblables comme congénères; l’autre « artificiel, dont les signes sont donnés par l’analogie. Celui-là est nécessairement très borné: celui-ci peut-être assez étendu pour rendre toutes les conceptions de l’esprit humain. »[50] Et c’est bien ce qu’entendent faire l’Épée et Sicard. La méthode des signes méthodiques permet de résoudre le problème embrouillé puisqu’elle obtient la totalité, et même, la systématicité des signes arbitraires à partir des signes naturels en appliquant la maxime condillacienne d’imiter le procédé de la nature qui commence tout en nous sur le terrain même du symbolique, et qui donne au muet « homme de la nature » non seulement comme à tous les hommes, et même tous les animaux, un fonds commun de signes naturels, au sens d’organiques, pour leurs affections et représentations, pour leurs sensations; mais des signes pour leurs idées, cette fois, sensibles, qui forment le minimum requis pour l’entreprise de constitution du système entier des idées. Comment faut-il l’entendre? Comment ce langage d’action non naturel car non organique, mais naturel en ce que ses procédés sont ceux-là mêmes par où la nature a commencé de former ce que l’art imite – selon l’une des acceptions possibles de la formule aristotélicienne sur l’art imitation de la nature – peut-il tirer par analyse méthodique du sensible les universaux grammaticaux? Pour Condillac, parce qu’il analyse méthodiquement. Pour L’Épée et Sicard aussi, mais de plus, et cet ajout qui tient tout entier à leur pratique est décisif, parce qu’il offre matière à traduction.

2.5. C’est en effet dans l’idée d’un apprentissage de la langue maternelle, dont est privé le muet, par traduction, que réside la première originalité de L’Épée. Si, comme le dira Sicard en l’an III, on n’apprend la grammaire qu’à un enfant qui sait déjà causer, comme on apprend sa langue nationale à un muet qui a déjà des signes, il est clair, et Gérando prend bien soin comme l’avait fait l’Épée de le marquer, qu’il faut distinguer entre l’apprentissage de la langue maternelle et celui d’une langue étrangère. Le rapport de Jouënne à la Convention

[50] Condillac, Grammaire, Cours d’Etudes, édition du Corpus, p. 429 B.

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avait signalé en l’abbé Sicard « le dépositaire unique de cette précieuse méthode qui nous donne l’espérance », on l’a vu, de réaliser le vœu leibnizien, « et dont l’exécution est peut-être réservée à celui qui seul a su donner à l’homme de la nature, en échange d’une grammaire pauvre et réduite à très peu d’éléments, la grammaire philosophique de l’homme civilisé. »[51]
    Échange de grammaires, cela caractérise tout particulièrement comme on va voir Sicard, qui avait su raisonner jusqu’à la syntaxe et l’intégralité de la nomenclature comme système. Mais, dès le stade propre à l’Épée, échange de langues et non simple analyse de signes. Échange de langues dont on voit bien qu’il semble désigner un gagnant à l’échange, le muet, mais dont il faut se demander ce qu’il apporte en propre, et si ce n’est pas, justement, la garantie de la naturalité des invariants grammaticaux ramenés à ceux de la nature, universelle, de l’esprit, traduits, et non codés, dans le langage.
    L’Épée avait ouvert la voie en considérant, dit Gérando, « que le sourd muet possède déjà, dans les signes ou gestes, un langage qui lui est propre, qui est pour lui une véritable langue maternelle; et dès lors il pensa que, pour lui enseigner nos langues artificielles, il n’était plus question que d’exécuter une véritable traduction, comme on opère lorsqu’on veut enseigner une langue étrangère à celui qui ne connaît encore que la langue de son pays. Ainsi l’instruction du sourd-muet fut essentiellement pour lui une traduction du langage mimique en une langue artificielle. »[52]
    L’échange, inducteur d’une pédagogie active, ou interactive, commence donc ici: l’instituteur doit d’abord apprendre lui-même la langue du muet, afin de lui apprendre la grammaire de sa langue nationale, mais pour lui non maternelle, en lui parlant sa véritable langue maternelle, celle de la nature, dont il apporte « les premiers rudiments informes de la (future)pantomime »[53] et leur « pauvre grammaire ». En effet, « [t]out sourd muet qu’on nous adresse », écrivait l’Épée, « a déjà un langage qui lui est familier, et ce langage est d’autant plus expressif, que c’est celui de la nature même, et qui est commun à tous les hommes ».[54] Il suffit à entretenir commerce avec les autres hommes. « Ce sont les différentes impressions qu’il a éprouvées au-dedans de lui-même, qui lui ont fourni ce langage sans le secours de l’art. » Or, ce langage est le langage des signes. Langage d’action qu’il ne dit pas, comme Condillac, ici effet d’un art, parce qu’il pense à l’art des langues artificielles. Mais qu’il


[51] Loc. cit., p. 368.

[52] Gérando, loc. cit., p. 458.

[53] Ibid., p. 459.

[54] Abbé de l’Épée, Institution des SM, réédition du Corpus, p. 36.

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considère d’une manière plus réglée et opérationnelle que lui comme un langage, puisqu’il y voit matière à traduction et non simplement à analyse. D’où, donc, cette idée de d’abord se mettre à son école qui est celle de la nature, qui n’a ici été troublée par aucune des interventions non maîtrisables de l’usage et des circonstances. « On veut donc l’instruire; et, pour arriver à ce but, il s’agit de lui apprendre la langue française. Quelle sera la méthode la plus courte et la plus facile? Ne sera-ce pas celle qui s’exprimera dans la langue à laquelle il est accoutumé, et dans laquelle on peut dire même que la nécessité l’a rendu expert? »[55] Sicard reviendra inlassablement sur le principe de cette pédagogie à double sens devant les élèves de l’an III. Elle s’exprime très clairement dans les Observations d’un Sourd Muet, de Desloges, défenseur de l’Épée contre Deschamps, par Gérando. Comparant l’Épée au voyageur transplanté dans une nation étrangère à laquelle il veut apprendre sa propre langue, « [i]l a jugé que le moyen le plus sûr pour y arriver serait d’apprendre lui même la langue du pays. Je le demande (à D.), s’il avait le dessein d’apprendre l’anglais ou quelque autre langue qu’il ignore, comment s’y prendrait-il? Commencerait-il par prendre une grammaire anglaise dont il ne comprendrait pas un seul mot? Non assurément, il choisirait une grammaire anglaise écrite en français, et à l’aide de sa langue maternelle, il apprendrait aisément la langue qui lui est inconnue. »[56] Langue qui, pour l’Épée, ne sera du reste jamais que le moyen de traduire en elle, non d’exprimer directement, la pensée, comme il l’écrit à Sicard afin de mettre une limite à l’illusion de former des élèves capables de « rendre directement, par écrit, leurs idées ». Ici peut-être implicitement guidé plutôt par le modèle de l’exercice du thème latin ou grec que par celui des langues vivantes dont il ne semble pas considérer la possibilité d’apprentissage global et par l’usage, affirmant que « nous traduisons nous mêmes les langues étrangères, sans savoir penser, ni nous exprimer dans ces langues »[57], comme il le dit pour lui-même de sa pratique de l’italien. Ce point touche à vrai dire à l’un des défauts de sa méthode, auquel Sicard remédiera en raisonnant la syntaxe elle-même.
    On voit, pour le moment, déjà quelle caution pareille méthode donne à l’idée d’une « logique naturelle » du langage, qui ne s’attache comme dit bien Gérando qu’à « l’interprétation des valeurs logiques de la langue », puisqu’ayant écarté, et c’est bien ce qui avait séduit Condillac, « les secours de l’usage et des circonstances » pour fixer les valeurs


[55] Ibid.

[56] Gérando, loc. cit., p. 448.

[57] Gérando a cité p. 479 de son ouvrage ces deux lettres adressées par l’abbé de l’Épée à Sicard en 1783, et que ce dernier a reproduites dans son Cours d’Instruction. Le second des Mémoires de Bordeaux, en 1789, rapporte un propos de l’Épée qui va dans le même sens: « Il n’est pas nécessaire, disoit-il un jour, de parler une langue pour la pouvoir comprendre. » (pp. 12-13).

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des signes artificiels, elle semble donner corps, et comme confirmation à l’hypothèse spéculative de la statue animée par degrés. Gérando, ici encore, l’avait bien vu: « Lorsque nous lisons le Cours d’Instruction d’un Sourd-Muet, nous croyons presque lire une sorte de roman philosophique… on y trouve…[?;] quelque chose qui semble emprunté aux tableaux de Buffon, à la statue de Condillac, à l’Emile de Rousseau. C’est une âme encore assoupie qui s’éveille, un esprit encore aveugle qui s’ouvre à la lumière, une vie intelligente qui commence à se développer au milieu de scènes variées et à la voix de l’instituteur. »[58] Et l’abbé avait fait lui-même la comparaison dans le Cours d’Instruction: « En effet, qu’est-ce qu’un Sourd Muet de naissance… c’est un être parfaitement nul dans la société, un automate vivant, une statue, telle que la présente Charles Bonnet, et d’après lui Condillac; une statue dont il faut ouvrir, l’un après l’autre, et diriger tous les sens. »[59]
    Gérando voyait donc dans la pédagogie sicardienne la figuration sensible de l’hypothèse d’une constitution analytique des idées par l’analogie des signes. « Ce point de vue, aussi juste que lumineux consiste… à considérer les formes grammaticales comme représentant en relief les opérations de l’esprit et les fonctions que remplissent, dans le tableau de la pensée, les éléments qui la composent. »[60] Lui-même n’avait-il pas ouvert son Mémoire sur les signes et l’art de penser, couronné par l’Institut, sur le constat que « si une bonne grammaire pouvait naître avant une bonne métaphysique, elle présenterait le moule dans lequel celle-ci devrait etre jetée »?[61] Peut-être s’en souvient-il lorsqu’il évoque 27 ans plus tard, louant Sicard, « cette figuration en relief que ses signes donnent des opérations de l’esprit ». Mais peut-être aussi voit-il que cette pédagogie donne tout son sens à l’influence mutuelle des signes et de la pensée, et risque même de porter à son crédit la subordination réelle de la grammaire à des principes que la métaphysique prétend garantir. C’est en tous les cas d’un même pas que la pédagogie raisonnée, ici, enseigne et justifie: « C’est donc en rendant sensibles ces opérations et ces fonctions, c’est en remontant aux principes de la grammaire générale, en éclairant ses principes par la lumière d’une saine métaphysique, que les lois auxquelles seront soumises les formes grammaticales seront justifiées en même temps qu’enseignées. »[62] 


[58] Gérando, loc. cit., p. 525.

[59] Sicard, Cours d’Instruction, Discours Préliminaire, pp. VI-VII.

[60] Gérando, loc. cit., p. 524.

[61] Gérando, Des Signes et de l’art de penser considérés dans leurs rapports mutuels, Paris, Goujon et al., 1800, p. XVII.

[62] Gérando, Education des Sourds Muets…, p. 525.

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    Ou, pour le dire autrement, cette pédagogie, à condition d’intégrer la radicalisation apportée par Sicard au style déjà raisonné de l’Épée, n’offrirait-elle pas le moule en lequel jeter une métaphysique, née sinon après du moins avec elle? Et ne figurerait-elle pas, très exactement, ce que le jeune Gérando précisait par une correspondance entre modèle et peinture: « Le métaphysicien et le grammairien mesurent des proportions correspondantes, l’un sur la pensée, l’autre sur la peinture »?[63]

2.6. C’est ici qu’intervient en effet l’originalité propre à Sicard par rapport à la voie déjà originale des signes méthodiques ouverte à l’opposé des procédés mécaniques par l’Épée. Lui-même l’a conçue, et Gérando l’a présentée comme une amélioration de l’œuvre du maître, un remède à ses insuffisances. Elle comportait en réalité l’ambition d’une radicalisation considérable du point de vue méthodique. Avec Sicard il ne s’agit plus seulement de coder en quelque sorte, à l’aide de signes méthodiques parce qu’introduits au terme d’une analyse des idées grâce à l’analogie des signes, les opérations de la pensée supposées garantir le fonctionnement universel des règles de grammaire. Il s’agit de figurer et de construire par signes méthodiques ces opérations elles-mêmes par le moyen de l’analogie. « L’abbé Sicard a voulu que les signes méthodiques destinés à exprimer ces lois fussent eux mêmes comme une expression abrégée, comme une peinture sensible de l’esprit qui a présidé à ces lois. »[64]
    Il semble ici, je risquerai cette hypothèse qu’il m’est déjà arrivé d’avancer s’agissant cette fois de l’espace d’idées signes de Gérando, dual en quelque sorte de celui de Sicard puisqu’il exploite la structure des signes pour repérer celle des idées, tandis que l’abbé construit celle des signes dans un référentiel d’idées dogmatiquement assumées, de produire sur le terrain de la grammaire, une sorte d’équivalent de la thématisation des lois d’un calcul des opérations qui se développe en mathématiques au même moment. Le signe n’offre pas seulement le moyen d’analyser la pensée, il cherche à figurer la structure même du calcul.
    Cette avancée provient du souci de combler trois lacunes de la méthode raisonnée de l’Épée, lumineusement résumées par Gérando[65] dans son exposé des mérites propres à Sicard: l’incomplétude de la nomenclature (la représentation lexicale), le caractère laissé mécanique des signes grammaticaux, l’absence de figuration raisonnée de la syntaxe ou analyse de la proposition. En ces trois points c’est l’insuffisance de domination de la matérialité des règles par l’esprit qui est en jeu, les signes introduits par l’abbé de l’Épée n’étant que des codages de


[63] Gérando, Des signes… ibid.

[64] Loc. cit., p. 534.

[65] Loc. cit., p. 507.

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certains de nos mots et des règles de notre grammaire, effet de son renoncement explicite à l’idée de raisonner le lexique comme système, et de son incapacité à figurer pour l’homme de la nature l’art par où cette dernière engendre la proposition et l’analyse en parties dans la correspondance morphosyntaxique. Chez Sicard au contraire, l’analyse numérale de la proposition figure directement, les fonctions syntaxiques au moyen d’une représentation purement structurale de leurs rôles; les parties du discours sont renvoyées à leur valeur sémantique; la nomenclature enfin fait l’objet d’un programme de réduction monodrome à une base unique, les idées sensibles, des signes dont l’architecture relationnelle est figurée autant qu’est analysé leur contenu individuel.
    Bref, Sicard offrait une traduction de la grammaire, et pas seulement des signes de nos langues, dans celle du muet. Non seulement il obtenait le résultat pratique de permettre à ses élèves de former par eux-mêmes des phrases complètes et non des transpositions de signes, mais il figurait l’esprit des règles. Et puisqu’il le figurait dans la langue de la nature, il fondait du même coup les universaux du langage en la métaphysique de l’esprit.

 

Le cercle de l’art

3.1. Mais quel est le statut de ce renvoi mutuel, de cette double naissance de la grammaire et de la métaphysique? Au niveau du lexique, et de cette théorie des signes qui se voulait caractéristique, l’originalité de Sicard consiste à poser qu’il est possible de généraliser le principe d’analogie, repris de l’Épée et fidèle à Condillac. C’est à une sorte de constitution généalogique de l’ensemble des idées à partir des signes sensibles, lointainement évocatrice d’un Carnap, qu’il entend se livrer avec l’outillage de l’analogie comme relation structurale de base, puisqu’il s’agit de représenter les opérations elles-mêmes et non leurs produits. Mais il y a fort loin, et Gérando l’a noté, du programme à la réalisation, en réalité très pragmatique, de la pantomime universelle. Au niveau de la syntaxe, et c’est ici que joue à plein le modèle de la traduction versus codage, il s’agira de dépasser la pédagogie analytique pour figurer la syntagmation, et l’on a sans doute à faire, avec l’analyse numérale de la proposition, à l’une des idées les plus intéressantes de l’abbé. Mais quel est le statut de cette figuration commandée par une métaphysique de « l’esprit communicateur » donnant extension et parties à la simplicité de « l’esprit générateur »?
    Certes il s’agit bien de résoudre en apparence au moins l’équivalent, dans le cadre de la parole, du problème résolu par Kant avec la déduction transcendantale dans le cas de l’expérience. Et je soutiendrai aujourd’hui encore l’idée que l’idéologie répond, comme

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science des actes de pensée qui fondent la Grammaire générale, à la philosophie transcendantale comme science des actes intellectuels qui pensent la mécanique rationnelle.
    Mais il est également vrai que si la grammaire est une science qui ferait pour l’analyse du mouvement de la pensée ce que la mécanique fait pour celle du mouvement matériel; si par là elle se prétend non plus comme à Port-Royal l’art nécessaire pour donner figure matérielle à une pensée, mais la science propre à donner complexité au simple, et extension au ponctuel que sont l’esprit générateur et communicateur, puisque en conformité avec l’article Construction de l’Encyclopédie « ces parties que nous donnons ainsi à notre pensée par la nécessité de l’élocution, deviennent ensuite l’original des signes dont nous nous servons dans l’usage de la parole »; d’une part, il ne s’agit pas d’une science naturelle, positive, mais d’une analyse métaphysique de l’entendement, qui se donne, comme chez Kant la pensée du mouvement matériel, ici le mouvement de l’expression communicative, au principe de la téléologie du mouvement de la pensée; d’autre part la sagacité de Gérando diagnostique à juste titre un cercle dans la conception de la traduction qui commande la garantie mutuelle de la métaphysique et de la pédagogie raisonnée, et qui met en question le statut d’une science qui serait en réalité commandée par ses applications.

3.2. C’est ce cercle qui donne sa dernière formulation à l’ambiguité du modèle de la pédagogie des muets, et qui cesserait d’être vicieux à la seule condition de reconduire une dernière fois le pédagogue à son statut d’artiste et non de savant. Gérando le diagnostique à l’œuvre dès la méthode de L’Épée. « La matière manquant », écrit-il[66], en la pantomime naturelle, « à une traduction prolongée », du fait que sa nomenclature est pauvre et manque de proportion avec la nôtre, et qu’elle ne possède pas de syntaxe, l’Épée fut contraint de composer de lui-même au muet un second langage mimique, construit « sur le type et le modèle de nos langues conventionnelles », qui puisse restaurer la base manquant à la traduction de la prétendue langue naturelle. Prétendue, puisque exorbitante par rapport à la langue apportée par le muet dans l’échange. Gérando instruira le procès détaillé de cette idée d’apprentissage par traduction en troisième partie de son ouvrage. Fondée lorsqu’existe matière à traduction, elle est « radicalement fausse » lorsqu’ « il faut, avant de traduire, créer d’abord une langue nouvelle, celle qui fournira le texte à la traduction ».[67] Dans le premier cas les termes de la langue source sont supposés connus, c’est-à-dire, les idées et les relations que l’on transpose analogiquement. Dans le second « cette marche n’est pas suivie avec le


[66] Gérando, loc. cit., p. 459.

[67] Loc. cit., p. 481.

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même avantage, si au lieu de trouver devant soi le modèle auquel doit s’appliquer la traduction du texte, il faut commencer par faire la langue du texte elle même. »[68] Ici se retourne l’argument de Desloges: « Si un sauvage débarquait sur nos rivages, empressés à lui donner l’usage de notre langue, irions nous d’abord lui composer, dans son propre idiome, et une multitude de mots dont il est dépourvu, et des formes grammaticales qui lui manquent? lui faire un idiome semblable à notre langue afin de lui rendre plus facile l’intelligence de celle-ci par une traduction fidèle? Notre sourd muet est ce sauvage. »[69]
    L’argument est imparable et il y aurait cercle vicieux si le pédagogue avait voulu exploiter une technologie d’application d’une science de l’esprit, qui fait corps avec elle, au double sens où sa pédagogie suppose dogmatiquement la validité d’une théorie génétique des facultés de l’esprit, et où sa grammaire ne fournit cette technologie comme naturellement fondée que dans la mesure où elle importe dans la langue source de la nature la matière à traduction de la langue cible.
    Je voudrais suggérer pour conclure qu’à l’argument la pédagogie sicardienne tient pourtant une réponse prête, ou deux. D’abord elle serait bien d’abord et avant tout un art, et non une science de la formation de l’esprit, au service de la culture ou de l’éducation pratiques plutôt que de la genèse théorique des facultés par le langage, conforme en cela à l’idée de Tracy que la grammaire est ordonnée à titre de moyen à une logique du bon usage des idées qui est le but de l’idéologie. Mais d’un usage bon parce que naturel. Ensuite, cet art de faire sortir le langage d’une nature qui lui est promise ne prendrait l’aspect d’un cercle vicieux que s’il s’agissait en effet d’une nature objectivable ou d’une technique formalisable.
    La consistance de son cercle tient au contraire à l’ambiguité du naturalisme condillacien qui artialise le naturel en l’esprit, lequel est opératoire plutôt que substantiel, et qui naturalise l’artifice puisque c’est la nature artiste qui donne sa règle à l’esprit. Ainsi le pédagogue des muets peut-il passer pour un métaphysicien et sa métaphysique dépendre tout entière d’une pédagogie qui imite la nature en son activité. Il lui est bien alors licite d’importer dans la langue naturelle matière à traduction puisqu’il s’agit, avec Sicard, dépassant L’Épée, d’importer à titre de matière la forme de l’opérativité minimale initiale qui change une expression en signe, plutôt que le contenu de cette activité.
    En cette toute dernière ambiguité du modèle de la pédagogie raisonnée des muets tiendrait en définitive sa cohérence. Mais aussi tout ce qui en elle refuse par avance les programmes contemporains de formalisation de l’art ou de naturalisation de l’esprit.


[68] Gérando, loc. cit., p. 482.

[69] Ibid.

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