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Haßler

Gerda Haßler (Potsdam)

Gerda Haßler

Les idéologues et leurs sources: textes de référence et séries de textes dans la constitution d'un paradigme notionnel

Les idées linguistiques des idéologues ont été étudiées surtout par rapport aux théories reprises et modifiées sous le point de vue de la continuité ultérieure de la pensée linguistique. Les idéologues sont-ils vraiment les disciples fidèles de Condillac, les représentants d’une pensée de transition qui rend possible l’explication des catégories de la grammaire scolaire des XIXe et XXe siècles, et malgré (ou à cause de) tout cela le point de départ ou l’arrière-fond de plusieurs théoriciens comme Humboldt et Saussure pour lesquels le langage est surtout l’instrument de l’articulation de la pensée? La reconstruction de l’histoire de la linguistique dans sa réalité exige un autre chemin: l’étude de séries de textes proposée par Brigitte Schlieben-Lange dès 1984.

1.         Méthodologie d’une approche sérielle

Nous étudierons d’abord le rôle des textes utilisés par les idéologues, de façon explicite ou implicite, pour essayer ensuite une approche de leur travail intentionnellement novateur qui se promet de construire un paradigme notionnel. Cette approche a besoin d’une méthodologie de l’histoire de la linguistique qui se trouve devant des difficultés particulières quand il s’agit de déterminer les critères d’une série de textes. Nous proposons la définition suivante d’une série de textes qui nous servira d’instrument de travail sans prétendre à être complète: une série de textes est un ensemble de textes imprimés ou manuscrits qui traitent le même sujet dans le même cadre épistémologique ou bien sans méthodologie déclarée, mais avec le même but et dans des conditions comparables. À ces dernières peuvent s’ajouter des relations sociales immédiates ou par correspondance entre les auteurs des écrits en question, des exigences académiques et des normes de production des textes. Nous distinguerons donc les séries de textes méthodologiques qui suivent le même paradigme et utilisent souvent une terminologie commune, et les séries de textes pragmatiques, qui s’occupent d’une question commune suffisamment précisée dans un champ de recherches plus vaste, sans être marqués par une méthodologie commune ou par des procédés de recrutement marqués.[1]
    Parmi les séries de textes des idéologues qui nous intéressent, les conférences et les débats à l’École normale sont une série constituée de façon pragmatique. Il est vrai que son existence


[1] Nous avons proposé cette distinction dans Haßler 2000.

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ne fut qu’éphémère, mais elle a joué le rôle d’un laboratoire théorique de l’harmonisation des méthodes d’enseignement (Macherey 1992, p. 41). L’École normale de l’an 3 qui ne fonctionna que durant quelques mois de l’hiver 1795 avait pour but d’enseigner à des « élèves qui ont été choisis par leurs concitoyens » et qui « sont déjà initiés dans les sciences qu’ils se proposent d’approfondir » (Séances 1800-1801, vol.1: p. VII). Les conférences qui y furent données ainsi que les débats ont fait l’objet d’un compte rendu sténographique (Séances 1800-1801 et Débats 1800-1801). La base méthodologique de ces textes n’est pas cohérente, mais les conférences de Sicard et de Garat sont bien complémentaires dans l’analyse du rôle des signes pour la pensée, et les interventions des disciples s’occupent de la solution de ces mêmes problèmes.
    Une circulaire en date du 20 fructidor an 5 du Ministre de l’intérieur qui invitait tous les professeurs des Écoles centrales à lui faire passer une copie des cahiers qu’ils dictaient à leurs élèves, a donné naissance à une autre série de textes qu’on pourrait appeler « manuels de grammaire et de psychologie à dominance idéologique ». Cette série est régie par un but commun, celui de la propagation d’une méthode appropriée à développer l’entendement.
    C’est l’approfondissement des connaissances, par contre, qui était l’objet du concours annoncé pour 1799, avec lequel l’Institut avait invité à réfléchir sur l’influence des signes. Entrant dans la tradition des concours des Académies européennes du XVIIIe siècle, le texte de l’Institut, de caractère déjà très dominant, avait provoqué la production d’une série méthodologique qui laisse pourtant voir des différences dans l’adaptation de l’idéologie à une nouvelle situation.
    Il sera important de distinguer les conditions socioculturelles de la constitution des séries textuelles. Ces conditions se reflètent, entre autres, dans la manière de citer et de s’intégrer dans une tradition. Un texte qui est relativement peu fixé sur le plan théorique peut se présenter comme l’un de ceux où la théorie se renouvelle de façon particulièrement intense. Les réécritures des règles et des concepts procèdent par accumulations successives qui débouchent progressivement sur l’élaboration de nouveaux concepts.
    On pourrait constater qu’un texte se situe au croisement d’un type de discours et d’une série de textes,[2] et que le chercheur doit étudier les deux pour se rendre compte de l’individualité du texte. Nous appellerons texte de référence le texte qui, pour des raisons


[2] Oesterreicher 1994, p. 297: « Texte stehen in sach- und gegenstandsorientierten Zusammenhängen und Fragehorizonten, die eine moyenne durée aufweisen und sich in Serien konstituieren. Quer dazu liegen die sog. Diskurstypen, verstanden als epochale Denkformen und Strukturierungsprinzipien des in Texten erscheinenden Sachwissens. [...] Der Gesichtspunkt der Serie garantiert ja eben erst eine Kontrolle der Interpretation von Texten in dem Sinne, daß vorschnelle, zufällige und ungerechtfertigte – positive oder negative – Bewertungen und Einordnungen von Texten vermieden werden können; gerade eine reine ‘Höhenkamm’-Orientierung der Historiographie ist gegen derartige Fehleinschätzungen bekanntlich nicht gefeit. »

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diverses, est devenu le représentant typique d’une série, et est souvent considéré comme le point de départ d’un discours. Selon l’approche choisie, les textes de référence des idéologues seront étudiés sous le point de vue de leur réinterprétation dans le sens d’un paradigme en voie de constitution.
   Les relations entre les textes de référence et les séries de textes sont d’une remarquable diversité fonctionnelle. Des textes produits en série peuvent contribuer à trivialiser une argumentation, à la mettre en oubli ou bien à la dépasser par une autre explication des mêmes phénomènes. En même temps, les séries textuelles peuvent refonctionnaliser un grand texte de l’histoire et lui donner une chance de survie dans un contexte scientifique complètement modifié. Le schéma suivant pourrait résumer la relation d’un grand texte de référence à une certaine série de textes:

 

 

2.         Les idéologueset leurs auteurs de référence

Dans une étude sur les auteurs de référence des idéologues, on s’attendra, sans doute, tout d’abord à une mise en valeur des citations de Condillac. Et, en effet, nous commencerons par cet auteur et sa reprise dans le texte d’un idéologue peu connu, mais représentant la moyenne de leur argumentation:

 

(1) « Condillac qui le premier de tous a porté dans des recherches le flambeau de l’analyse et l’a toujours porté avec circonspection, Condillac s’est écarté de la regle qu’il s’était prescripte, de ne jamais expliquer que ce qui est expliquable, et s’est égaré lui-même en voulant expliquer les causes de la mémoire. » (Gattel 1800, p. 23 verso)

 

Il s’agit d’une citation du Cours de Grammaire Générale de Claude Marie Gattel (1743-1812), lexicographe français, qui fut successivement professeur de philosophie au séminaire

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de Lyon et à celui de Grenoble, professeur de Grammaire générale à l’École centrale de l’Isère et proviseur du lycée de Grenoble. Tandis que le texte cité est resté manuscrit et est aujourd’hui conservé à la Bibliothèque Municipale de Grenoble, les ouvrages publiés de Gattel, quant à eux, se reconnaissent difficilement comme ceux d’un idéologue. On le connaît surtout par son Dictionnaire universel portatif de la Langue Française avec sa prononciation figurée et l’étymologie de chaque mot (1797)[3], le Nouveau Dictionnaire Espagnol-Français et Français-Espagnol (1803)[4] et sa traduction des œuvres du Marquis de Pombal.
    Dans la Logique, première partie de sa Grammaire Générale, il utilise les idées de Condillac pour expliquer l’analyse, l’abstraction et la perfectibilité de l’homme, tout en se réclamant de Rousseau pour cette dernière. La deuxième partie, la Grammaire, restée incomplète, montre que Gattel ne savait pas s’y prendre avec l’épistémologie des idéologues. C’est une grammaire des parties du discours qui reprend la tradition grammaticale en expliquant les éléments de l’oraison aux élèves.
    J’ai commencé par l’exemple de Gattel parce qu’il est typique du traitement des textes de référence chez les idéologues moyens: le renvoi à Condillac ne manque pas dans l’exposition de la méthode de l’analyse, mais on se soucie peu de la cohérence et de l’application de cette méthode.
    Il est courant, dans le discours des idéologues, de ne pas reconnaître beaucoup de continuité à la théorie de Condillac, mais beaucoup plus encore de souligner l’indépendance de tout auteur précédent. C’est une rupture avec l’enseignement mécanique qui ne compte que sur la mémoire et avec l’imitation, rupture qui se sert de l’analyse comme mot d’ordre. Déjà dans une conférence à l’École normale, Sicard réclame:

 

(2) « Il est tems enfin que l’homme pense, et qu’apprenant l’art de parler et d’écrire, il apprenne sur-tout le grand art de l’analyse qui produit tant de miracles dans la recherche de la vérité. » (Séances 1800-1801, vol.1: p. 122)

 

Dans le contexte de cette rupture en faveur de la méthode analytique, Sicard renvoie à Condillac et à Dumarsais, mais il ne leur attribue que la préparation d’un chemin qu’il faut parcourir jusqu’au but:

 

(3) « Assez de livres élémentaires nous avaient tracés des règles; aucun ne nous avait donné une méthode pour les développer. Tous nous offraient des résultats; Condillac et Dumarsais tout seuls, avaient essayé de faire usage de l’analyse: osons encore faire. » (Séances 1800-1801; Troisième Séance. 4 Pluviôse, vol.1: p. 129)

 


[3] Dictionnaire universel portatif de la Langue Française avec sa prononciation figurée et l’étymologie de chaque mot; Lyon 1797, 1813, 2 vol. in 8°; 1819 2 vol. in 4° et 2 vol. in 8°; 1827, 2 vol. gr. in 8°; 1829, 2 vol. in 8°; une réimpression eut lieu en 1803, mais à l’insu de l’auteur.

[4] Nouveau Dictionnaire Espagnol-Français et Français-Espagnol, avec l’interprétation latine; Lyon 1790, 3 vol. in 8°; 1803, 2 vol. in 4°.

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Pour trouver ce chemin, il faut chercher la langue simple, la langue de la nature, « ces grands principes féconds qui jetteront sur les langues modernes une si grande lumière; c’est-là que nous trouverons cette grammaire générale, génératrice de toutes les autres » (Séances 1800-1801; Troisième Séance. 4 Pluviôse, vol.1: p. 129).
    Une autre idée très répandue, dans les manuels des idéologues, est le lien entre la perfectibilité de l’homme et l’usage de la parole. Ainsi, Mongin avait constaté que la perfectibilité tient de la raison et de la parole, sans se préoccuper dès le début des relations entre ces dernières:

 

(4) « Cette perfectibilité de l’homme tient à deux facultés générales et naturelles, dont les développemens plus ou moins rapides donnent toutes les différences qu’on observe d’homme à homme, de peuple à peuple, d’un siècle à un autre: on les a nommées raison et parole. » (Mongin 1803, p. 13)

 

Les conférences des professeurs à l’École normale ont certainement été écrites avec la volonté de produire des textes de référence dont le contenu servirait à influencer l’enseignement dans toutes les Écoles centrales. Il est pourtant à remarquer que les auteurs de référence cités ou mentionnés dans ces conférences mêmes sont rares. Ainsi, le professeur de l’analyse de l’entendement ne donne que le nom de Bacon pour l’invention de l’analyse, et il dit que cette méthode avait été « continué(e) en Angleterre, en Allemagne et en France, par des hommes qui réunissaient à beaucoup de courage d’esprit, beaucoup de sagesse » (Garat, Séances 1800-1801; Troisième Séance. 4 Pluviôse, vol.1: p. 144). En prenant ce chemin, les philosophes avaient découvert qu’on ne pense que parce qu’on parle et que le perfectionnement des langues serait le meilleur moyen pour améliorer l’entendement:

 

(5) « Pour l’exécution d’un pareil ouvrage, il était nécessaire, et de perfectionner tous les instrumens dont on doit se servir: l’attention des philosophes dont je parle se fixa sur les langues. Quel fut leur étonnement! En ne considérant les langues que comme des instrumens nécessaires pour communiquer nos pensées, ils découvrirent qu’elles sont nécessaires encore pour en avoir: ils assurèrent, et ils démontrèrent que pour lier ensemble des idées, que, pour en former des jugemens distincts, il faut les lier elles-mêmes à des signes; qu’en un mot, on ne pense que parce qu’on parle, que parce qu’on fixe et qu’on retient devant son esprit, par la parole, des sensations et des idées qui s’échapperaient et s’évanouiraient de toutes parts, et que l’art de penser avec justesse est inséparable de l’art de parler avec exactitude. » (Garat, Séances 1800-1801, vol.1: p. 146-147)

 

Pour trouver une dénomination pour cette nouvelle méthode, Garat utilise le titre de l’Essai sur l’entendement de Locke, Charles Bonnet et Condillac ne sont mentionnés que pour rejeter le mot psychologie proposé à la place de métaphysique (Garat, Séances 1800-1801, vol.1: p. 149-150). Rousseau, qui apparaît sous la paraphrase d’auteur d’Emile, est mentionné pour ce qu’il doit à l’ouvrage de Locke sur l’éducation (Séances 1800-1801, vol.1: p. 163). Enfin, Garat arrive à Condillac, qu’il loue pour la beauté et la clarté de ses ouvrages et pour sa contribution à la perfection de la langue française (Séances 1800-1801, vol.1: p. 165-166).

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C’est l’esprit de simplicité, le travail de divulgation et de description du système de l’univers qui donneraient une place importante à cet auteur, mais il n’y a aucune trace dans les conférences de Garat qui montrerait qu’il le considère comme fondateur d’une école.
    Il semble courant, selon les textes retenus par les sténographes de l’École normale, de reprocher des fautes à Condillac et aux autres fondateurs de la méthode analytique. Il s’agit soit d’une distinction notionnelle qu’ils n’avaient pas faite et qui serait importante pour la description de l’entendement humain, soit du réductionnisme que les idéologues reprochent très tôt à Condillac et qui consisterait surtout à avoir réduit toutes les facultés de l’âme à une sensation transformée:

 

(6) « Ces distinctions paraissent déliées; mais c’est pour ne les avoir pas faites, que la multitude des écrivains est tombée dans des erreurs si grossières, et que les Locke même, et les Condillac, n’ont pu éviter le vague de certaines idées; c’est pour avoir négligé de faire ces distinctions, qu’on a eu, sur l’imagination, des opinions si opposées; qu’on a regardé cette faculté brillante de l’entendement, tantôt comme la folle de la maison, tantôt comme la divinité; [...] » (Garat, Séances 1800-1801, vol.1: p. 17)

 

(7) « Condillac a pensé que nous formons les idées physiques sur des modèles que nous présente la nature, et les idées morales sans modèles. Je ne crois pas cette opinion de Condillac très exacte; je la mettrai à votre examen: vous jugerez si nos idées morales, c’est-à-dire les notions sur les vices et les vertus, n’ont pas de modèle dans nos diverses actions et dans leurs effets. » (Garat, Séances 1800-1801, vol.1: p. 24)

 

On trouve aussi des interprétations de Condillac qui, dès le début, réduisent les difficultés philosophiques d’un sensualisme cohérent à un problème de dénomination:

 

(8) « L’abbé de Condillac fait tout descendre comme moi de l’idée, mais qu’aussitôt qu’il a fait entendre le mot idée, il passe au mot attention, qui, selon lui, est l’idée plus ou moins prononcée, et à son tour l’attention, plus ou moins prononcée, produit toutes les opérations de l’esprit. Il ne peut y avoir deux opinions, deux manières de voir sur cet objet; il ne peut tout au plus y avoir que des mots différens: ainsi l’un dira que la source de toutes les opérations intellectuelles, c’est la sensation, l’autre dira que c’est l’idée, l’autre que c’est l’attention; et tous les trois diront la même chose. » (Sicard, Séances 1800-1801, vol.4: p. 139)

 

Parmi les auteurs de référence, il y a des exemples négatifs, et ceux-ci sont d’autant plus forts, si leur autorité se trouve renversée dans l’argumentation des idéologues et si les théories réfutées se trouvent condensées en notions centrales qui constituent un paradigme en contraste avec celui des idéologues. De cette manière, Garat déclare que les idées innées étaient le délire du génie qu’était Descartes:

 

(9) « L’ignorance a été telle, à cet égard, que des hommes [...] comme Descartes, ont pensé que nos idées ne se font point, qu’elles naissent toutes faites, et que même elles ne naissent point, qu’elles sont INNEES. » (Garat, Séances 1800-1801, vol.1: p. 21-22)

 

Parfois, les disciples de l’École normale ne sont pas contents des auteurs de référence cités par leurs professeurs. Ainsi, Garat est invité à donner une analyse de la statue de Buffon.

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Teyssèdre lui demande même « un tableau rapide et raisonné des opinions de Descartes », surtout de son doute méthodique qui conduirait à l’analyse des sensations:

 

(10) « Teyssèdre. Citoyen professeur, j’ai lu dans votre programme et dans votre première leçon, avec un grand plaisir, l’éloge que vous avez fait de Condillac, Locke et Bacon. J’ai rendu hommage à ces grands analystes de l’esprit humain. J’ai regretté de n’y point trouver un grand homme, qui a fait une révolution dans les sciences, et sur-tout dans la manière de les étudier. Je veux parler de Descartes. Je crois qu’il eût été intéressant pour l’École Normale de connaître plus parti­culièrement les opinions, et même les erreurs d’un homme que la patrie reconnaissante d’associer même aux défenseurs de la patrie. Je sais qu’il s’est souvent égaré; je sais qu’il a voulu, trop présomptueux, poser les bornes du monde, et pour ainsi dire, de l’esprit humain. Mais si son imagination l’a entraîné trop loin, son doute méthodique nous conduit à l’analyse des sensations; ce doute me paraît mériter notre reconnaissance; il fait un pas de géant dans la carrière de la vérité. » (Débats 1800-1801, vol.1: p. 225-226)

 

L’objection montre qu’on est bien au courant des auteurs qui entrent dans le paradigme en voie de constitution ainsi que de la nécessité d’en exclure d’autres. Le noyau notionnel, auquel appartient sans aucun doute l’analyse des sensations, s’avère déjà très clair, mais on essaie de construire un horizon de rétrospection qui soit plus large que la philosophie empiriste.
    La réponse de Garat commence par une louange de Descartes, surtout de ses mérites dans le domaine de l’algèbre, mais il refuse malgré tout de le placer dans la ligne historique des créateurs de l’entendement humain et il donne ses motifs dans un langage simplifiant qui porte bien les traces de la discussion orale:

 

(11) « Premièrement, cette analyse de l’entendement, jamais Descartes ne l’a faite; il n’a pu même la faire: car à l’entrée de cette analyse, il a posé lui-même une borne qui fermait la carrière; il y a placé les idées innées; or, à l’instant où l’on adopte l’opinion des idées innées, on doit renoncer à connaître l’esprit humain. Si tout est inné, rien ne se fait. » (Débats 1800-1801, vol.1: p. 227)

 

Le même disciple qui avait demandé un discours sur Descartes conteste un peu plus tard que les langues soient nécessaires à la formation de la pensée (Débats 1800-1801, vol.1: p. 229). De nouveau, Garat se voit obligé à une simplification de ce qu’il a déjà exposé. C’est dans ce contexte qu’il mentionne Condillac et Euler, ce qu’il n’avait pas fait auparavant (Débats 1800-1801, vol.1: p. 230-231).
   N’oublions pas qu’il y avait des critiques fondamentales de la doctrine grammaticale présentée par Sicard. Une lettre d’un docteur H*** lue le premier thermidor an 9 cite des auteurs comme Locke, Johne Horne Tooke, De Brosses, Wilkins, Scaliger, Harris, Lowth. L’originalité de Condillac est fortement contestée, et si le texte de référence est déjà représenté comme une divulgation d’autres auteurs, la question de la légitimité d’un système à propager, construit sur celui-là se pose:

 

(12) « Vous écrivez sur la grammaire, et vous n’avez point, dites-vous, la prétention ridicule de devancer des grammairiens qui vous ont précédé? Des grammairiens, tels que Condillac. Que vous avez peu approfondi un pareil sujet, si vous croyez que l’abbé de Condillac ait fait autre

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chose que de répéter les opinions de tous ceux qui avaient écrit avant lui sur la grammaire; aucune découverte qui lui appartienne. Rien n’est plus cavalier que la méthode de l’abbé de Condillac, lorsqu’il rencontre des difficultés qu’il ne peut se cacher à soi-même, et que trente ans d’études étymologiques ont à peine laissé entrevoir à des hommes qui ont fait l’unique objet de leurs recherches. » (Débats 1800-1801, vol.2: p. 148)

 

La réponse de Sicard n’est pas seulement une défense de Condillac et une critique détaillée du Hermes de Harris, mais peut-être la description la plus claire de ce que les idéologues doivent à la théorie condillacienne:

 

(13) « Condillac a enseigné, formellement, ce que Locke n’osa jamais dire; que c’est dans l’analyse de la pensée qu’il faut chercher l’analyse du langage: et en parlant ainsi, il a rempli le vœu de celui qui n’a vu qu’une grammaire dans l’Essai sur l’entendement humain. [...] Ce que Condillac nous enseigne sur la liaison du langage d’action avec le langage artificiel; sur les rapports de l’un et de l’autre avec la génération de la pensée, si d’autres l’ont imaginé avant lui, n’a-t-il pas toujours l’avantage des vérités éternelles, qu’on pense avoir sçues la veille du jour où l’esprit les reçoit pour la première fois? J’avoue que Condillac n’a rien imaginé; mais on imagine avec lui: et les traits de lumières qui lui échappent, ne manquent jamais d’agrandir l’horison de ses jeunes lecteurs. » (Débats 1800-1801, vol.2: p. 148)

 

On peut présumer que ce genre de textes constitue une série postérieure à l’exposition de la doctrine dans les conférences qui, de leur côté, avaient déjà pour objectif l’enseignement, la divulgation et la propagation de la théorie des signes et de l’entendement. La série nouvellement constituée par les interventions des disciples et les réponses des professeurs fait entrevoir le travail sur la terminologie ainsi que les confirmations de ce qui était déjà incontestable dans le noyau notionnel de la doctrine.
    La discussion explicite des arguments des textes de référence du dix-huitième siècle ne concerne cependant pas toujours le noyau de la notion en question. Ainsi, Sicard a déjà largement employé la notion de phrase incidente, quand il se décide à discuter l’emploi de ce terme chez d’autres grammairiens. Il réfute l’explication de Dumarsais qu’il avait suivie lui-même et selon laquelle « on pouvait dire que la phrase incidente s’appellait ainsi, parce qu’elle tombait dans la principale », en adoptant l’avis de Beauzée selon lequel « le mot incidente, vient de cadere, qui signifie tomber » et que « l’on a donné le nom d’incidente à une proposition partielle liée à un mot, dont elle restreint l’étendue » (Sicard, Séances 1800-1801, vol.2: p. 263). La logique de Port-Royal et Girard sont évoqués en tant que témoins de la même opinion, tandis que Condillac « se contente de parler de la phrase incidente, par opposition à la phrase principale » (Sicard, Séances 1800-1801, vol.2: p. 263). Sicard ne termine pas son argumentation basée sur les textes de référence sans donner un exemple dans l’esprit du temps:

 

(14) « Ce qui prouve la justesse de cette étymologie, c’est que la phrase incidente ne coupe pas une autre phrase, elle tombe toujours sur un sujet, ou sur un complément, ou sur la phrase entière, comme dans cette phrase: tous les Français doivent se rallier à la Convention, qui poursuivra tous les factieux, quel que soit leur parti: il y a une phrase principale, tous les Français doivent

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se rallier à la Convention; la phrase incidente est celle-ci; qui poursuivra les factieux, quel que soit leur parti: vous voyez que cette phrase incidente ne tombe pas dans la phrase, qu’elle tombe sur le mot Convention, et qu’elle détermine l’intention de la Convention. » (Sicard, Séances 1800-1801, vol.2: p. 263-264)

 

3.         Une nouvelle manière de développer ses idées dans les séances des Écoles normales et sa conceptualisation linguistique

Si l’on veut comprendre la production textuelle à l’École normale, il est important de ne pas oublier qu’il s’agissait de donner des « leçons sur la meilleure méthode de les enseigner, et ces méthodes [...] seront tracées par des hommes dont la réputation est faite dans l’Europe » (Séances 1800-1801, vol.1: p. VII). C’est une nouvelle forme de communication qui domine l’enseignement dans cette école et qui met les idées, le discours et la parole dans une nouvelle relation qui ne restera pas sans conséquences pour la conceptualisation linguistique:

 

(15) « Les professeurs aux Ecoles Normales ont pris, avec les Représentans du Peuple et entr’eux, l’engagement de ne point lire ou débiter de mémoire des discours écrits. Ils parleront; leurs idéesseront préparées, sans doute; leurs discours ne le seront point. Ni une science ni un art ne peuvent être improvisés; mais la parole, pour en rendre compte, peut l’être: ils ont pensé qu’elle devait l’être; en ce sens, tous improviseront. » (Séances 1800-1801, vol.1: p. III, Avertissement)

 

C’est à partir d’une capacité linguistique déjà acquise, l’art de parler et de causer, que les enfants apprendront la grammaire, et par ce moyen, perfectionneront leur raisonnement:

 

(16) « Mais l’on ne peut apprendre la grammaire d’une langue quelconque, même celle de son pays que quand on sait parler et causer. L’enfant qui sait parler et causer, prononce donc sans cesse des jugemens, qui, revêtus de mots, forment des positions et des phrases. » (Séances 1800-1801, vol.1: p. 130)

 

L’oralité de la communication entraîne l’improvisation et une spontanéité voulue qui correspondent au but des Écoles normales qui est celui d’instruire « des citoyens d’une république, où la parole exercera une grande influence et même une puissance » (Séances 1800-1801, vol.1: p. IV-V). Ce ne sera plus le texte écrit, élaboré dans le calme d’un cabinet et avec des livres sous les yeux, qui comptera, mais le discours oral qui garde les traces de la spontanéité même quand il est écrit. Sur le plan notionnel, on retrouve cette nouveauté dans la première conférence de l’abbé Sicard, chargé des cours de grammaire:

 

(17) « Un très grand nombre d’hommes, destinés à professer les diverses sciences, s’exerceront à ce talent de la parole, avec lequel seul le génie et les lumières des professeurs passent rapidement dans les élèves. Le style a plus que la parole, de cette précision exacte, sans laquelle il n’y a point de vérité; et la parole a, plus que le style, de cette chaleur fécondante, sans laquelle il y a bien peu de vérités. L’organisation de l’enseignement dans les Écoles Normales, fournira peut être les moyens de corriger la parole par le style, et d’animer le style par la parole; et ces deux instrumens de la raison humaine, employés tour-à-tour et perfectionnés l’un par l’autre, seront tous les deux plus propres à perfectionner la raison elle-même. » (Séances 1800-1801, vol.1: p. 12)

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Le discours oral et spontané se retrouve sous la dénomination de parole, tandis que l’usage réfléchi et le plus souvent écrit de la langue est appelé style, en refonctionnalisant un vieux terme métalinguistique. Les conditions créées à l’École normale permettraient de corriger la parole par le style, et d’animer le style par la parole et de mettre les deux au service de la raison. Sans s’occuper des sources exactes, Sicard reprend l’idée selon laquelle la parole qui donne plus de puissance et plus d’égarements a dominé chez les Anciens; et le style a dominé chez les Modernes, où il a produit la puissance rigoureuse du génie et la sécheresse. Par l’emploi successif de l’un et de l’autre, il serait possible de réunir leurs avantages et de joindre ce qu’il y a de plus éminemment utile dans le génie des modernes à ce qu’il y a eu de plus beau dans le génie des Anciens (Séances 1800-1801, vol.1: p. 13). Dans ce contexte, les définitions des notions de base se multiplient, Sicard précise leur signification à chacune de ses conférences.
    La parole est considérée comme l’art qui constitue l’homme, qui trace une ligne de démarcation entre l’homme et les animaux:

 

(18a) « La parole, considérée comme un art, est le premier de tous et les plus universellement utiles. Elle est le caractère distinctif de l’homme, puisqu’il n’y a que lui qui s’entende et se fasse entendre, en parlant. » (Séances 1800-1801; Troisième Séance. 4 Pluviôse, vol.1: p. 115)

 

(18b) « C’est la parole, par la perfection à laquelle l’industrie humaine l’a élevée, et par les services que l’homme en a obtenus pour ses intérêtes et pour ses jouissances, qui a tracé les lignes de démarcation si bien prononcée entre l’homme et les animaux, en rendant plus sensible la perfectibilité de la nature, en le classant sans mélanges et sans confusion, en fondant, sur des bases inébranlables, sa supériorité sur tout ce qui respire. » (Séances 1800-1801, vol.1: p. 116)

 

(18c) « La parole est donc, comme tous les arts, le produit de l’industrie humaine; elle est donc elle-même un art, et le premier de tous, le plus universellement utile. » (Séances 1800-1801, vol.1: p. 128)

 

Sicard reprend cette idée cartésienne sans mentionner le nom de Descartes, mais il lui donne une extension importante pour les idéologues: l’art de la parole et son exercice assurent la perfectibilité de l’homme. Sans se soucier beaucoup des sources d’une réflexion anthropo­logique sur le langage, les idéologues se citent entre eux en tant qu’autorités. Ainsi, Sicard renvoie à son collègue Garat en reprenant l’idée que « l’homme ne pense que parce qu’il parle, de même qu’il ne parle aussi, que parce qu’il pense » (Sicard, Séances 1800-1801, vol.3: p. 164). Privé de ce moyen de communication, l’homme serait resté l’homme de la nature. Les auteurs mentionnés dans le contexte du perfectionnement de l’art de la parole ne s’évoquent pas par rapport à leurs théories linguistiques, mais comme exemples d’un usage magnifique de la parole qui serait à suivre. L’énumération qui comprend Homère, Démosthène, Périclès, Cicéron, Tacite, Bossuet, Fénelon et Jean-Jacques (Séances 1800-1801, vol.1: p. 127) ne se fait pas pour introduire une perspective historique. L’art de la parole

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s’entend comme bon usage (notion soigneusement évitée par les idéologues) pour lequel on donne des exemples classiques, et il est privé de sa dimension temporelle et en partie de sa réalisation dans une langue concrète.
   Tandis que la parole est définie comme moyen de communication qui utilise des sons, le langage est la capacité générale de l’homme de s’exprimer par des signes, et les langues particulières sont des idiomes qui découlent de cette capacité, en présentant des qualités communes et en lui ajoutant des traits distinctifs:

 

(19) « De nouvelles lumières et de nouveaux besoins perfectionnèrent l’art de la parole, déjà si merveilleux: la nécessité de répandre plus de clarté, et de donner plus d’exactitude à la communication des idées, donna lieu à la recherche des formes constantes qui asservirent le langage à des lois dont la raison consacra les principes; de-là, la grammaire générale, dont les langues particulières ne sont que des idiômes, et comme les branches qui naissent d’un tronc, telles que le français, l’italien et l’anglais; et il fera voir ce que ces langues ont de commun avec la latine, et ce qui les distingue. » (Séances 1800-1801, vol.1: p. 121)

 

Le système notionnel des idéologues n’est pourtant pas encore fixé terminologiquement. La spécialisation du terme parole se trouve renversée, chez le même auteur, quand il parle des possibilités générales qu’a l’homme d’exprimer ses pensées soit par écrit, soit par la voix, soit par le geste, soit par les signes de la physionomie, soit par les signes peints, soit par des sons articulés.[5] L’incohérence dans l’emploi des termes est peut-être une autre suite de la spontanéité de la production textuelle. Il y a même des intervenants dans les débats qui reprochent aux professeurs d’avoir rédigé « à tête reposée » leurs discours retenus par les sténographes.[6]
    La notion de langue se précise, sur un plan général, par son opposition aux signes dans un sens plus large et sémiotique:

 

(20) « Quand on parle des moyens et des instrumens dont l’homme se sert pour exprimer ses pensées, il faudrait qu’au mot de langues on substituât le mot plus général de signes. En effet, les sons de la voix ne sont qu’un seul genre de signes, et il y a des signes de beaucoup d’autres genres qui servent d’expression à la pensée. On a beau prévenir qu’on étendra l’acception du mot langues à toutes les espèces de signes, l’habitude la réduit et la restreint toujours aux sons formés dans la bouche par la langue: et on oublie à chaque instant la convention qui contrarie cette habitude. » (Garat, Séances 1800-1801, vol.1: p. 30)

 


[5] « [...] j’entends par le mot parole, ce que nous faisons, quand nous exprimons, de quelque manière que ce soit, les idées, les pensées et les opérations de notre esprit. Ainsi je prends, dans ce cas, la parole dans sa plus grande généralité, et dans sa signification la plus étendue; c’est à dire, que je la regarde comme l’expression de la pensée, de quelque manière qu’elle est exprimée, soit par écrit, soit par la voix, soit par le geste, soit par les signes de la physionomie, soit par les signes peints, soit par des sons articulés. » (Sicard, Séances 1800-1801, vol.3: 164-165)

[6] Par exemple dans une lettre de Saint-Martin à Garat: « Vous aviez le droit de revoir les séances. Vous en avez amplement usé en ce qui concerne celle du débat que nous avons eu ensemble, le 9 ventôse an 3. Vous avez composé presque à neuf, décomposé, recomposé à plusieurs reprises les réponses que vous publiez aujourd’hui. C’est à tête reposée que vous avez travaillé à ces variantes; il est juste que j’entreprenne, aussi à tête reposée, de vous présenter mes répliques. » (Débats 1800-1801, vol.3: p. 38)

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Cette distinction entre langues et signes rend possible l’explication de l’institution des langues par l’homme, problème insoluble selon le philosophe le plus éloquent de ce siècle qu’était Rousseau, et auquel un autre philosophe, qui a moins de gloire, moins d’éloquence, peut-être moins de savoir que Rousseau avait trouvé une solution bien simple:

 

(21) « Sur le visage de l’homme, dans ses regards qui s’attendrissent ou s’inflamment, dans son teint qui pâlit ou qui rougit, dans son maintien qui annonce l’abattement ou le courage, dans son sourire où se peignent la bienveillance ou le mépris, Condillac apperçoit des signes très-expressifs des affections les plus vives de l’homme; et dans ces signes, un langage d’action qui a suffi pour distinguer les idées auxquelles il fallait donner des noms, qui a servi de modèle aux langues parlées; et qui a donné à l’esprit des hommes les plus sauvages, tous les développemens nécessaires pour le rendre capable d’ajouter des signes convenus aux signes INNES. » (Garat, Séances 1800-1801, vol.1: p. 32)

 

Condillac avait introduit un langage d’action, faisant partie de l’homme naturel, qui avait servi de modèle aux langues parlées, qui, de leur côté, se perfectionneraient en relation mutuelle avec les capacités intellectuelles de l’homme.
    L’origine du langage et l’apprentissage du langage par l’homme en société avaient provoqué plusieurs objections de la part des disciples de l’École normale. C’est là que la production de texte devient sérielle sur un deuxième plan. Les intervenants se réfèrent aux conférences de Sicard et de Garat, souvent aux deux à la fois, qui de leur côté avaient donné une adaptation des théories linguistiques courantes. Ainsi, Cavayé s’indigne contre l’idée que l’homme de la nature ne serait pas l’être supérieur de la création parce qu’il ne dispose pas encore du langage, et avec cela, de sa faculté de penser. Il reprend l’hypothèse de deux enfants qui se créeraient une langue pour leur propre communication, sans autre soutien que les facultés naturelles qu’ils ont reçues de la nature:

 

(22) « [...] plusieurs enfants séquestrés de la société, et privés en naissant de toute communication avec leur semblables, pourraient exprimer leurs sensations, non pas par des cris comme des animaux, mais par des sons articulé; et [...] en conséquence, l’homme, sans le secours de l’instruction et de l’expérience, pourrait articuler des sons qui ne seraient, peut-être, pas étendus de nous; mais ce n’est pas en cela seul, que le langage de la nature serait étranger pour nous, ce n’est pas en cela seul que l’homme méconnaîtrait la voix de cette mère commune, qui peut-être mieux que l’art, nous eût découvert un trésor de riches connaissances, et sûr-tout nous eût peut être montré la route du bonheur sur la terre; [...] » (Cavayé, Débats 1800-1801, vol.1: p. 100)

 

Cette hypothèse, courante dans les théories sur l’origine du langage au dix-huitième siècle, est répétée sans aucune autorité textuelle, telle que l’Essai sur l’origine des connaissances humaines de Condillac.
    Je n’entrerai pas dans les détails de la discussion entre Sicard et Saint-Martin qui montre que les positions des professeurs et des disciples pouvaient être nettement opposées. Saint-Martin commence son objection par l’idée que « si la nature n’a pas commencé par semer dans un homme le don du talent et du génie, jamais la culture, si nécessaire à ceux qui seraient

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favorisés de ces dons, ne pourrait les créer en lui » (Débats 1800-1801, vol.3: p. 7). Dans un texte rédigé après les débats, il décrit la position des spiritualistes de la façon suivante:

 

(23) « [...] les spiritualistes, dis-je, sont spécialement et invariablement opposés aux idéologues, qui voudraient que nous fissions nos idées avec nos sensations, tandis qu’elles nous sont seulement transmises par nos sensations. Ils ne croient point, comme Descartes, que nos idées soient innées en nous. [...] Ils croient que nos idées ne sont point innées en nous, mais à côté de nous. » (Débats 1800-1801, vol.3: p. 85)

 

Les réponses de Garat sont peut-être la première défense des idéologues contre le reproche du matérialisme. Garat suit l’exemple de Condillac en s’abstenant d’une décision sur la vérité du matérialisme ou du spiritualisme, mais « non de peur de paraître matérialiste [...], mais parce que tout ce méchanisme de nos nerfs, de leur système et de leurs rapports avec le cerveau et les sensations, est beaucoup trop mal connu encore » (Débats 1800-1801, vol.3: p. 46). C’est donc aux recherches scientifiques de décider de la vérité d’un système de philosophie, et avec cette constatation Garat entre déjà nettement dans l’esprit positif.
    Le débat intensif sur la précision des termes langue, parole, langage et discours a certainement contribué à la conceptualisation linguistique. On retrouve les traces de ce débat dans la deuxième série de textes que nous ne mentionnerons que très brièvement.
    La distinction entre langue, langage et parole se trouve de façon terminologique dans le Cours de psycologie (1801) de Benoni Debrun:

 

(24) « C’est-à-dire, que la voix, l’écriture et le geste deviennent les trois moyens que nous employons pour la communication des pensées, et un système quelconque de ces moyens, est ce qu’on nomme une langue, du principal organe que nous employons à cette communication; c’est à la faculté d’employer ces moyens, prise d’une manière générale, qu’on donne le nom de langage, et à l’Acte de cette faculté, qu’on donne celui de parole. » (Debrun 1801, p. 64)

 

Comme professeur de grammaire à l’Écolecentrale de l’Aisne, Debrun est un des exemples typiques des auteurs qui, à la suite de l’invitation ministérielle,[7] rédigeaient des manuels dans le contexte du paradigme idéologique. Ces cahiers n’influençaient pas le grand courant de l’histoire de la linguistique, mais leur influence était saisissable dans les grammaires scolaires de plusieurs pays européens. On ne trouvera pas de distinction sérielle entre langue, langage et parole dans la linguistique dominée par les recherches historico-comparatives, mais la distinction une fois établie se retrouve, au 19e siècle, surtout dans l’usage des adversaires des idéologues et d’un continuateur des théories sensualistes du langage tel que Cournot:

 

(25a) « [...] la correspondance nécessaire de la pensée et de la parole, concourut dans le même siècle et chez le même peuple, avec l’époque de la fixation du langage: lorsque la langue française, dit Bossuet [...] sembla avoir atteint la perfection [...] » (Bonald 1802, p. 193)

 


[7] Le motif de la rédaction de cet ouvrage est mentionné par l’auteur lui-même dans la préface: « Par une circulaire en date du 20 fructidor an 5, le Citoyen François (de Neuchâteau), alors Ministre de l’Intérieur, invita tous les Professeurs aux Écoles Centrales de lui faire passer une Copie des cahiers qu’ils dictaient à leurs élèves. » (Debrun 1801, préface).

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(25b) « Les partisans de l’invention du langage veulent que le geste ait conduit la parole. » (Bonald 1802, p. 250)

 

(25c) « Toute langue particulière naît comme l’animal, par voie d’explosion et de développement, sans que l’homme ait jamais passé de l’état d’aphonie à l’usage de la parole. » (Maistre 1821, p. 132)

 

(25d) « Dès à présent nous pouvons remarquer que l’impression sensible des sons de la voix articulée ou des caractères de la parole écrite s’émousse d’autant plus par l’habitude, et par conséquent dérobe à l’idée une part d’autant moindre de l’attention, que la langue parlée ou écrite nous devient plus familière sans que jamais l’idée puisse se passer tout à fait du support de l’impression sensible, même lorsque nous ne nous servons du langage que pour converser avec nous-mêmes et pour le besoin de nos méditations solitaires. » (Cournot [11851] 1912, p. 170)

 

En dehors de ces réactions immédiates, positives ou négatives, au paradigme idéologique, la distinction entre langue, parole et langage avait pénétré, grâce aux manuels de grammaire idéologique, dans un usage courant. Sans s’imposer de façon générale, cette distinction de mots, présente au cours du XIXe siècle, avait procuré un matériel terminologique qui se prêtait à une distinction théorique. Dans cette distinction, le Cours de Linguistique Générale est lui-même un texte sériel dont la force paradigmatique, bien sûr, interdit sa considération en tant que texte qui fonctionnalise des distinctions terminologiques qui se préparaient déjà depuis plus d’un siècle et qui trouvent des parallèles dans des textes ‘inférieurs’, mais publiés avant 1916. Pour sortir un texte d’une série et lui donner une valeur inauguratrice d’un paradigme ou d’une tradition, il faut que ce texte réponde d’une façon particulièrement convaincante aux problèmes laissés irrésolus par les théories linguistiques d’une époque. Il y a certainement des conditions sociales, des institutions et des voies communicatives qui contribuent à la position privilégiée d’un texte. Mais l’appui par les textes d’une même série, ainsi que la préparation des plus importantes distinctions terminologiques, peut contribuer à cette position.
    C’est à la série de textes qu’on pourrait appeler « manuels de grammaire et de psychologie à dominance idéologique » et aux débats linguistiques sur la grammaire et l’entendement à l’École normale qu’on doit une réinterprétation de plusieurs notions centrales des théories. Ce ne sont pas seulement les conférences de Sicard et de Garat qui sont discutées par les disciples savants, mais les textes de référence du dix-huitième siècle et de la tradition grammaticale se trouvent réexaminés et mis en question

 

4.         Continuité et volonté d’innovation dans les définitions des catégories grammaticales

L’expérience dans l’éducation des sourds et muets avait conduit Sicard à une autre précision notionnelle, selon laquelle la parole se décrit comme production de sons et s’oppose à des signes qui se reçoivent par la voie visuelle.

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    Les conséquences de cette mise en valeur de la voie visuelle sont surtout importantes dans l’élaboration de la théorie de la phrase:

 

(26) « Une phrase n’est autre chose que l’énoncé d’une proposition; la proposition n’est autre chose que l’énoncé d’un jugement; un jugement n’est que l’affirmation de la convenance d’un sujet et d’une qualité. » (Sicard, Séances 1800-1801, vol.1: p. 257)

 

Il y a une façon de représenter la phrase qui donne le nom de la qualité dans le nom du sujet et qui par conséquent échappe à la linéarité:

 

PRAOPUIGEER

Si pour l’homme naturel qu’est le sourd et muet l’énonciation se réduit à tracer une ligne entre un nom et une qualité, cette ligne se remplace, dans le langage parlé, par le verbe être. Sans mentionner les grammairiens de Port-Royal, Sicard défend la thèse qu’il n’y a que ce verbe-ci, et qu’il serait présent dans chaque phrase, en personne, ou en représentation. Cette hypothèse exige une réduction considérable de la diversité des formes linguistiques qui existent. Sicard la rend possible en supposant que la phrase énonciative, la phrase active et la phrase passive sont les mêmes. Au lieu de dire le papier est rouge, Sicard frappe et la table est frappée, l’homme de la nature dirait:

            Papier.   .   .   .   .   .   .   .   .   .           Rouge.

            Sicard.   .   .   .   .   .   .   .   .   .           Frappant.

            Table.    .   .   .   .   .   .   .   .   .           Frappée. (Sicard, Séances 1800-1801, vol.1: p. 336)

La langue anglaise serait plus proche de cette expression naturelle parce que « le verbe être qui se trouve en entier et sans ellipse dans notre phrase énonciative et dans notre phrase passive, se trouve chez eux dans les trois phrases, toutes les fois que dans l’active ils veulent exprimer l’actualité de l’action. Ainsi de même qu’ils disent dans leur langue: papier est rouge, table est frappée; ils disent également: je suis marchant, I am walking » (Sicard, Séances 1800-1801, vol.1: p. 259-260).

    Les phrases actives qui n’ont pas le verbe être en français s’expliquent comme expressions rapides d’une proposition qui joint la qualité de l’action à son agent:

 

(27) « Ant est une abstraction du verbe ente. Cet ant se disait autrefois en latin, ens, entis, qui signifie être. Je donne cette terminaison à tout ce qui est capable de quelqu’action dans la nature, et non à ce qui est passif. Je le suppose, le sujet indéterminé de toutes les qualités actives dont il est la terminaison, sujet par conséquent qu’il faut supprimer, quand un sujet plus déterminé se présente.

Celui-là serait un sujet inconnu; nous supprimons le mot ant, qui était le sujet inconnu et indéterminé de la qualité frap., parce que nous avons exprimé un sujet connu et déterminé qui est Sicard. Ce procédé nous donne cette phrase: Sicard est frappe. Nous faisons une transposition par le déplacement du verbe être, que nous joignons à la qualité active, comme

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dans l’exemple: Sicard frappe, est. Si le mot est exprimait un objet, on ne pourrait en retrancher aucune lettre, sans dénaturer l’objet dont il était le nom, mais puisqu’il n’est le nom de rien, pourquoi on conserver tous les élémens? Ne sommes nous pas intéressés à rendre l’expression de la pensée aussi rapide qu’il est possible? Convenons donc de lui ôter tout le superflu.

 

EXEMPLES:

1

2

1

Sicard

est

frappant

1

1

2

Sicard

frappant

est

1

1

2

Sicard

frap.

est

1

1

2

Sicard

frap.

e

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans le premier de ces exemples, le verbe être est entre le sujet et sa qualité.
Dans le deuxième il est transposé; dans le quatrième il est réduit à un simple élément, et propre à être fondu et à ne faire qu’un seul et même mot avec la qualité. » (Sicard, Séances 1800-1801, vol.1: p. 265-266)

 

La réduction des éléments nécessaires à une phrase au nom et au qualificatif avait provoqué des remarques dans les débats sur les conférences de Sicard. Un certain citoyen Ferrand, du district de Saint-Gaudens, avait trouvé une contradiction entre la Grammaire de Condillac[8] et la leçon de Sicard. La réponse de Sicard réduit cette différence à une précision du rôle du verbe à l’expression de la relation entre le nom et le qualificatif (Débats 1800-1801, vol.1: p. 368).
    Butet, qui procédera lui-même à une mise au point de la méthode idéologique dans sa lexicologie, rappelle la définition que Condillac avait donnée des verbes auxiliaires, et il avance une idée qu’on appellerait aujourd’hui grammaticalisation des périphrases. Si le verbe auxiliaire est dépouillé de sa signification, il y a toute raison de compter aller dans je vais faire telle chose parmi les auxiliaires:

 

(28) « Butet. Je demande la parole sur les verbes auxiliaires. On ne dispute, je crois, contre les verbes auxiliaires que parce que nous n’en avons pas une définition; voici celle que j’ai trouvée dans Condillac, « On doit entendre par verbe auxiliaire celui qui, en se dépouillant en quelque sorte de sa signification propre, ne fait plus qu’aider celui auquel il est joint, dans l’expression de ses tems ». Or, d’après cette définition, on ne peut pas douter que le verbe avoir, le verbe être, le verbe aller, et le verbe venir, ne soient quatre verbes auxiliaires; que la signification des verbes aller et venir, étant l’idée de marcher, et la signification d’avoir et d’être, l’idée d’existence et de possession, lorsque ces quatre verbes sont joints à d’autres, ils n’ont plus cette signification là. Quand je dis, j’ai aimé, je n’ai point d’idée de la possession avec l’amour; j’ai l’idée d’exprimer l’amour passé. Lorsqu’on dit, il a été aimé, on n’a pas l’idée de l’existence, mais de l’amour. Pour aller et venir, lorsqu’on dit, je vais faire telle chose, on ne veut pas dire: je marche pour faire telle chose; on veut dire simplement que la chose va se faire dans l’instant. » (Débats 1800-1801, vol.2: p. 45-46)

 


[8] Cours d’Étude, tome 1, p. 216.

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La question des auxiliaires avait suscité un vif débat à l’École normale. Deville se réfère également à l’autorité de Condillac pour défendre l’idée que « le verbe être a la même signi­fication, soit qu’il soit auxiliaire soit qu’il ne le soit pas » (Débats 1800-1801, vol.2: p. 48). Il est difficile d’abandonner une simplification trouvée avec tant d’effort quand la réalité linguistique la contredit manifestement. C’est un des rares cas où Sicard adopte le point de vue de l’intervenant Butet, en admettant que les verbes avoir, être, aller, venir, devoir pouvaient fonctionner comme auxiliaires, il souligne pourtant le point logique qui justifie la position de Dumarsais de ne pas admettre de verbes auxiliaires (Débats 1800-1801, vol.2: p. 46-47).
    Il n’est pas étonnant que la notion d’ellipse soit importante dans la syntaxe de Sicard. Il entend par ellipse

 

(29) « [On entend par ellipse], le retranchement de tout ce qui peut être entendu et qui donne plus de rapidité à l’expression de la pensée. Ainsi, l’objet d’action dans une phrase, pour les sourds-muets, sera toujours un mot elliptique, parce que, quoique seul, il remplacera une phrase entière passive; maintenant, nous avons donc la phrase active avec son premier complément, qui est l’objet d’action; par conséquent, le sourd-muet doit entendre que par-tout où le chiffre 3 se présente, là sera l’objet d’action. Voici l’avantage de ces chiffres, c’est qu’ils rétablissent les inversions […]. » (Séances 1800-1801, vol.1: p. 346)

 

En parlant des phrases elliptiques, Sicard reprend le mot inversion sans évoquer explicitement la tradition dans laquelle il s’inscrit. Un autre avantage de cette analyse serait de « faire marcher à côté de la grammaire, la logique, et alors il faudra sans cesse passer de l’analyse logique d’une proposition à l’analyse grammaticale » (Sicard, Séances 1800-1801, vol.1: p. 347). Avec les chiffres sur les parties d’une phrase, la langue française se trouvera même avoir des cas, et, par ce moyen, « une langue, aussi pauvre que la nôtre, deviendra aussi riche que la langue latine » (Sicard, Séances 1800-1801, vol.1: p. 347).
    L’application du qualificatif pauvre à la langue française avait provoqué d’ailleurs une objection que le citoyen Gérusèz du district de Reims avait soumise par écrit. Sicard répond par la généralisation de son opinion que les moyens d’expression d’une langue sont toujours inférieurs aux richesses qui seraient nécessaires pour peindre toutes les idées:

 

(30) « J’ai dit que la langue française était pauvre; et ce citoyen pense, au contraire, qu’une langue, dans laquelle sont écrits tant de traités sur toutes les connaissances humaines, qui compte tant d’orateurs et tant de poètes célèbres, dont les ouvrages l’ont enrichie, ne peut être une langue pauvre
La langue française, considérée sous ce rapport, ne peut être une langue pauvre, cela n’est pas douteux: mais si je pouvais prouver qu’une langue naturellement destinée à peindre toutes les idées, n’en peint qu’une partie; si je pouvais prouver que chez elle un seul et même mot sert à peindre plusieurs idées qui n’ont aucun rapport entr’elles; ce serait, je crois, prouver assez qu’elle n’est pas riche, puisqu’elle ne suffit pas à l’abondance des idées qu’elle devrait exprimer. » (Débats 1800-1801, vol.1: p. 368)

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L’utilisation du mot ellipse dans le fondement d’une nouvelle théorie syntaxique ne peut pas compter sur une tradition déjà établie. Court de Gébelin, l’auteur cité dans ce contexte, avait utilisé ce mot pour expliquer les adjectifs qualificatifs, donc juste le contraire de Sicard qui rejette l’opinion selon laquelle l’abstractif élévation fût le primitif du qualificatif élevé qui, de son côté en serait une ellipse (Sicard, Séances 1800-1801, vol.3: p. 170). Le mot abstractif introduit par Girard serait bien mieux justifié par le fait qu’il rend la double nature de nom et d’expression d’une qualité (Sicard, Séances 1800-1801, vol.3: p. 173).
    Avec l’attribution d’un rôle particulier au verbe être, Sicard s’inscrit dans la tradition des Grammaires générales à base logiciste qu’il ne mentionne pourtant pas comme telles. Son argumentation est différente de cette tradition parce que son point de départ est la visualisation des relations syntaxiques trouvées dans la réalité et simplifiées selon un modèle qui suppose l’écriture comme une représentation sémiotique indépendante du langage parlé. L’évidence visuelle serait même beaucoup plus fiable que ce qu’on entend:

 

(31) « Je regarde comme portes de l’entendement, les yeux; et comme fenêtres, les oreilles; on ne passe par la fenêtre, que quand on ne peut passer par la porte. » (Sicard, Séances 1800-1801, vol.1: p. 261)

 

Par conséquent, l’écriture n’est pas une traduction secondaire de la parole, mais « la parole et l’écriture marchèrent ensemble et de concert, aussitôt que l’écriture fut inventée » (Sicard, Séances 1800-1801, vol.1: p. 356). Cette invention de l’écriture se produit à partir de peintures qui sont abrégées et rendues de façon elliptique en caractères:

 

(32) « On avait d’abord dessiné l’objet dans sa totalité; bientôt on n’en dessina plus que le contour, puis une simple partie; enfin; on fit des ellipses en peinture, comme nous en avons fait dans la grammaire. [...] Ainsi, la nécessité, et je dirai encore, la manie de tout abréger, enfanta l’écriture; et c’est l’écriture qui est devenue la traduction fidèle des images que la vue des objets avaient laissées dans l’esprit, qu’a été traduite, à son tour, par les sons et les intonations. » (Sicard, Séances 1800-1801, vol.1: p. 356)

 

L’analyse entraîne le goût de la précision de ses catégories. La hiérarchie des plans d’analyse, les relations entre les éléments composant une unité, se trouvent dans plusieurs textes des idéologues:

 

(33) « Analysons la phrase, et nous irons, en rétrogradant, et comme à reculons, jusqu’au premier élément de la parole qui a tout engendré. Nous irons plus loin encore: nous nous demanderons compte de la parole, et nous emploierons des mots comme signes de nos idées, des lettres comme élémens compositeurs de mots. » (Sicard, Séances 1800-1801, vol.1: p. 132)

 

L’esprit analytique préfère une relation claire entre les signes et leur contenu, et cette tendance se trouve dans l’appréciation des prépositions qui rendent claires les relations entre des éléments linguistiques:

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(34) « C’est sur-tout dans la langue française que la PREPOSITION est heureusement employée. C’est dans cette langue qu’on en use avec une sorte de profusion: tant de Français se plaisent à ne rien laisser de brusque dans le tableau de la pensée, à tout lier, à tout finir! » (Sicard, Séances 1800-1801, vol.4: p. 128)

 

De plus « l’emploi de prépositions initiales » a servi à enrichir la langue, comme Sicard le montre à l’exemple du verbe mettre et de ses préfixes: AD mettre, COM mettre, DE mettre, OM mettre, PER mettre, PRO mettre, RE mettre, SOU mettre, TRANS mettre, S’ENTRE mettre. (Sicard, Séances 1800-1801, vol.4: p. 129).
    Sicard suit les théories sensualistes en donnant la préférence à un ordre des mots libre de contraintes logiques:

 

(35) « L’ordre naturel ou grammatical nous présente un cadavre sans couleur et sans vie. L’ordre figuré anime tout, échauffe tout. [...] C’est ainsi que l’inversion, en s’écartant de l’ordre des mots, donne tant d’avantage et de supériorité à celui des idées. » (Sicard, Séances 1800-1801, vol.6: p. 187)

 

Le débat sur l’ordre des mots est poursuivi, sans mention de ses protagonistes, en opposant la syntaxe naturelle et la syntaxe figurée. Finalement Sicard reprend la distinction entre langues analogues et langues transpositives en utilisant un exemple discuté déjà largement avant lui, sans mentionner les sources. Les deux langues ne peuvent pas suivre les mêmes règles de l’arrangement des mots, mais elles ont la même construction logique qui est leur base (Sicard, Séances 1800-1801, vol.6: p. 27). Tandis que, dans la phrase française, « c’est presque toujours la place des mots dans la phrase qui détermine leur rôle »; « dans les langues anciennes, c’était la terminaison qui indiquait cette valeur » (Sicard, Séances 1800-1801, vol.6: p. 12). Cette opposition une fois établie entre les langues anciennes et modernes, la différence entre les prépositions des langues romanes et l’article décliné en allemand s’efface.
    Une autre innovation grammaticale se produit dans la discussion de l’adverbe. Sicard, qui veut surtout réduire les éléments grammaticaux au minimum, veut prouver qu’il n’est pas un élément de plus dans le langage, mais seulement la réunion de plusieurs mots en un seul. Il se sert de la langue italienne dans laquelle on dit con vera mente, avec un esprit vrai, ce qui se rend en forme elliptique veramente. L’analogie a produit une confusion dans le langage parce qu’on a utilisé le mot mente pour servir de support aux qualités physiques; il est donc devenu synonyme du mot manière, qui de son côté est devenu l’expression des différentes modifications des actions intellectuelles (Sicard, Séances 1800-1801, vol.5: p. 132).

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5.         La langue transformée en méthode

Dès les premiers textes des idéologues, l’amélioration des capacités intellectuelles de l’homme s’avère être un but important. Le fait que ces capacités sont si différentes parmi les hommes montre qu’on ne les utilise pas de façon optimale, que la culture y joue un rôle décisif. Dans sa première conférence sur l’analyse de l’entendement, Garat avait évoqué l’exemple de la langue des géomètres qui pourrait servir d’exemple à un remaniement des langues de toutes les sciences:

 

(36) « Si, en effet, on avait appliqué la méthode des géomètres à tous les genres d’idées, sans doute on aurait donné à toutes l’exactitude rigoureuse de la géométrie; mais on a pris les formes des géomètres, on n’a point pris leur méthode. On crut les imiter, on ne fit que les contrefaire. Pour les imiter réellement, il eût fallu mettre dans la langue de toutes les sciences, la précision qu’ils mettent dans leur langue; [...] » (Garat, Séances 1800-1801, vol.1: p. 143)

 

Un disciple de l’Écolenormale, Benoni Debrun, que nous avons déjà mentionné comme auteur d’un Cours de psycologie, avait demandé, à l’occasion d’une conférence de Sicard sur l’abstraction, quelle place il accorderait aux anomalies dans la langue et s’il fallait les considérer comme des irrégularités (Séances 1800-1801, vol.4: p. 18). C’est le même disciple qui se montre un peu plus tard préoccupé par les anomalies de l’orthographe. Il exige une réforme qui débarrasse l’orthographe de l’étymologie et qui ôte l’équivoque des caractères:

 

(37) « […] il vaudrait mieux se désabuser de cet attachement à l’étymologie: je ne crois pas qu’il soit très utile de s’y attacher, puisqu’elle est inutile pour les savants, et fatigant pour ceux qui ne sauraient pas les langues étrangères; ils trouveront des caractères qui peuvent être rendus de plusieurs manières: j’en conclus, qu’on ne devrait pas s’attacher à l’étymologie. » (Débats 1800-1801, vol.1: p. 332)

 

Il serait pourtant exagéré de déduire de ce rejet du principe étymologique, énoncé dans le contexte concret de l’orthographe, une hostilité générale des idéologues à l’égard du travail des étymologistes. Sicard utilise plusieurs fois l’étymologie pour prouver les significations et les fonctions actuelles des formes linguistiques, et les nomenclatures étymologiques du Monde Primitif de Court de Gébelin sont mentionnées très honorablement dans les débats à l’École normale.
   On s’attendait pourtant à des effets positifs d’un perfectionnement de la langue en tant que méthode analytique. Le texte de référence qui se prêtait à ce propos était surtout la langue des calculs de Condillac, qui, en effet, devint la référence première au détriment de l’ensemble de l’œuvre complexe de l’auteur. Le début de la Langue des calculs semble permettre la réduction de toute amélioration des capacités cognitives de l’homme à une meilleure construction des langues. La langue de la chimie avait donné l’exemple d’un perfectionnement qui ne manquait pas d’exercer son influence sur la pensée:

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(38) « [...] je remarquerai qu’à peine encore dix à douze ans se sont écoulés depuis que quelques chimistes observèrent que la langue que parlait leur science était mal faite, et qu’aujourd’hui une nouvelle langue de la chimie est parlée dans toute l’Europe; je remarquerai qu’un très grand nombre d’idées, et dans les sciences morales, et dans les sciences physiques, ont aujourd’hui dans toute l’Europe une même langue qui se fait reconnaître bien aisément à travers les modifications légères que chaque langue, particulière à chaque peuple, a fait subir ses mots; je remarquerai qu’aujourd’hui que tout le mécanisme des langues, que tout l’artifice de leur formation est bien connu, la formation d’une langue nouvelle pour tous les genres d’idées, n’est pas, à beaucoup près, l’ouvrage qui présente le plus de difficultés à une saine philosophie; je remarquerai que l’adoption d’une langue universelle par tous les peuples, était une chose impossible, lorsque tout séparait les peuples; et qu’aujourd’hui que tout doit les réunir, on peut croire que ce qui était impossible, est tout au plus difficile. [...] Nous pourrons donc, encouragés par ces remarques, entrer dans l’examen de ce projet d’une langue universelle; et si jamais, comme nous en avons formé déjà le vœu et l’espérance, l’Europe est établie en république, il ne faut pas douter que ces républiques ne forment un jour un congrès de philosophes, chargés de l’institution de cette langue, qui serait pour toutes les nations, la source de tant de lumière, de tant de vertus [...] de tant de prospérités nouvelles. » (Garat, Séances 1800-1801, vol.1: p. 38-39)

 

Pour rapprocher le langage quotidien de la chimie, il ne faut que renforcer l’analogie entre les signes. Le principe de la liaison des idées se trouve ainsi appliqué à la morphologie:

 

(39) « Les mots composés peuvent donc n’être regardés que comme des expressions d’idées complexes, résultantes d’autant d’idées simples qu’il y a d’élémens dans le signe représentatif; alors, tous les mots formés des mêmes prépositions et des mêmes désinences, seront des produits dans lesquels entre le même principe initial ou terminateur, et conséquemment devront rendre autant d’idées particulières, modifiées par la même idée accessoire, à moins que ces prépositions et terminaisons ne soient des altérations d’élémens différens. » (Butet 1801b, p. V)

 

Le système de lexicologie de Butet est donc une analyse morphologique radicalement synchronique qui exclut explicitement l’étymologie. Nous avons vu que ce point de vue n’est pas commun aux idéologues. Une autre particularité est le travail constructiviste sur la langue qui ne se limite pas à l’analyse. Butet va jusqu’à la proposition de changements dans les préfixes (prépositions) et les suffixes (désinences) pour rendre l’analogie entre les éléments plus parfaite.
    La réflexion sur la perfectibilité de la langue en faveur du développement de la pensée est aussi le sujet du concours de la Section d’analyse des sensations et des idées de la seconde classe de l’Institut pour 1797. La section avait soumis trois questions et elle avait persisté dans son vœu pour la première:

 

« 1° Déterminer l’état actuel de la science de l’analyse des sensations et des idées, et quel est le but vers lequel elle doit tendre? [...] »
Le second sujet est de « déterminer quelle peut être l’influence de l’analyse des sensations et des idées sur l’enseignement, l’éducation, la morale et l’art social [...] ».
La troisième consiste à « déterminer l’influence des signes sur la formation des idées ».[9]

 


[9] Archives de l’Institut, procès-verbaux des séances de la première classe, cote A*1-2.

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La classe dans son ensemble choisit pourtant finalement le dernier sujet au lieu du premier. Comme Ganault (1992, p. 64) l’a déjà constaté, c’était le seul sujet dans lequel il ne soit pas fait mention de l’analyse des sensations et des idées, ce qui s’explique par les antagonismes régnant au sein de la seconde classe entre idéologues et anti-idéologues. Tandis que dans la première section, Garat, Volney, Destutt de Tracy et Cabanis considèrent l’analyse comme la méthode de la République et l’entendement comme son objet premier, dans la seconde section, Bernardin de Saint-Pierre et Louis-Sébastien Mercier se rencontrent dans la lutte contre les idéologues.
    Après la décision qui semble avoir été prise en accord avec l’opinion de Mercier que « déterminer l’influence des signes sur la pensée » signifie dénoncer l’obscure terminologie idéologiste, les membres de la première section ne s’intéressent pas beaucoup au concours (Ganault 1992, p. 66). Selon un rapport du citoyen Garat « il résulte qu’aucun des mémoires pour le prix de l’analyse n’ayant mérité le suffrage absolu de la section, elle désire que le prix soit remis à l’année suivante ».[10] La poursuite du concours peut être considerée comme un exemple du statut d’autorité intellectuelle de l’Institut. À côté du contrôle des programmes de l’Écolecentrale, les concours revêtent la forme archétypale « de ce jeu des forces centrales qui marque l’entrée des lumières dans les institutions, dans l’histoire effective » (Ganault 1992, p. 68). Le concours de l’an 7 se fait l’écho d’une propagation initiale du savoir, notamment le Cours de Garat à l’École normale. Les mémoires reprennent des passages de la seconde leçon de Garat dans laquelle il parle de la question du signe et de celle du rapport de la langue aux idées. Si la « philosophie » de Garat est une version faible et peu originale de l’analyse idéologique de l’entendement, il est d’autant plus important de souligner son originalité et de prendre ses distances par rapport à Condillac.
    L’Institut avait explicité le concours en cinq questions:

1°. Est-il bien vrai que les sensations ne puissent se transformer en idées que par le moyen des signes? Ou, ce qui revient au même, nos premières idées supposent-elles essentiellement le secours des signes?
2°. L’art de penser serait-il parfait, si l’art des signes étoit porté à sa perfection?
3°. Dans les sciences où la vérité est reçue sans contestation, n’est-ce pas à la perfection des signes qu’on en est redevable?
4°. Dans celles qui fournissent un aliment éternel aux disputes, le partage des opinions n’est-il pas un effet nécessaire de l’inexactitude des signes.
5°. Y a-t-il quelque moyen de corriger les signes mal faits, et de rendre toutes les sciences également susceptibles de démonstration?[11]

La première de ces questions résultait d’une augmentation de l’importance des signes qui rendait cet instrument encombrant. Garat avait refusé l’existence d’idées innées, n’entendant


[10] Archives de l’Institut, procès-verbaux de la seconde classe, A*1, séance du 22 frimaire an VI, 17e séance.

[11] Voir Lancelin 1800-1803, vol.1: p. XII; Prévost 1799, p. 70.

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par idée qu’une sensation dérivée. Dans cette dérivation, le signe est l’instrument du maintien de ce recouvrement fondateur de l’idée par la sensation. Degérando qui avait remporté le prix, aussi bien que Prévost qui avait obtenu le premier accessit, récusèrent la thèse de la transformation des idées. Ce sensualisme sémantiquement restreint était bien vu par les idéologues et il se prêtait à former une base réconciliatrice à l’Institut.
   Les mémoires soumis en l’an 7 répondent tous à la question sur la mesure dans laquelle les signes assurent le passage de la pluralité des sensations à l’unité de l’idée. Il n’y a que deux mémoires qui n’utilisent pas le concept du signe comme instrument du maintien de l’unité cognitive: celui de Butet de la Sarthe,[12] directeur de l’École polymathique qui était présent dans toutes les séries textuelles des idéologues, et celui de Jean-Baptiste Escher,[13] professeur à l’École centrale de Strasbourg et lecteur de Kant (Ganault 1992, p. 73). Le mémoire de Butet contient les éléments de sa lexicographie et il veut faire sortir le signe de son caractère purement instrumental. Le mémoire est accompagné d’un long commentaire de Volney.
    Comme l’avait déjà souligné Garat, l’exemple du rôle majeur du signe est l’algèbre, en particulier le calcul différentiel. Ce parallélisme est récurrent dans tous les mémoires,[14] mais il se trouve de façon particulièrement explicite chez Nicolas-François Canard, professeur de mathématiques à l’École centrale de Moulins.[15] Ce sont les signes, selon Canard, qui réduisent la pluralité des sensations et des idées primitives en système de différences. Il s’agit donc de « déterminer ce qui circonscrit l’unité d’idée », et « ce qui circonscrit l’unité d’idée est la différence »:

 

(40) « L’objet de la différence sert de signe à la nouvelle idée [...]. Ainsi toute nouvelle idée que j’acquiers naît donc avec un nom qui exprime la différence des autres objets. » (Canard, mémoire n° 6, p. 31)
« Ainsi l’homme se trouverait réduit, sans signe, à n’avoir qu’une idée. En effet il ne peut en avoir deux qu’en remarquant la différence de l’une à l’autre, et cette différence est un signe. » (Canard, mémoire n° 6, p. 33)

 

L’affirmation du rôle différentiel des signes se trouve dans plusieurs textes de cette série, entre autres dans le mémoire couronné de Degérando et dans ceux de Prévost et de Lancelin, honorés d’un accessit. L’identité des idées qui dépassent les sensations simples consiste donc


[12] Mémoire n° 5.

[13] Mémoire n° 4.

[14] Voir par exemple Prévost 1799, p. 14: « Il est un sujet qui paroît réunir toutes les conditions, et qui, en effet, est devenu l’objet d’une science qu’on peut, sans abus de langage, appeler science de raisonnement pur. Cette science est celle des mathématiques, dont l’objet est la quantité; sujet abstrait, familier, exponible; portant, en un mot, tous les caractères requis pour une telle science. » P. 16: « On peut donc dire que le mathématicien n’atteint la certitude qu’il a en vue que par la rigueur de son expression. C’est par un juste emploi des signes, qu’il s’élève imperceptiblement de ses premières conceptions, ou de ses simples définitions, à toutes les conceptions qui en dérivent, et qui sont d’autant plus sublimes qu’elles s’écartent plus de l’apperçu particulier auquel se borne un esprit vulgaire. »

[15] Mémoire n° 6.

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dans des signes. Cette affirmation implique qu’on concède une influence différente des signes sur les différents genres d’idées:

 

(41a) « [...] le langage suppose des sensations distinctes; car sans la faculté de distinguer des sensations, ces deux individus qui commencent à converser, ne pourroient pas démêler celles qui doivent leur servir de signes. Ils n’auraient pas même de motif pour instituer les signes, et les employer. Car un motif suppose une décision de l’esprit, par conséquent une comparaison sans la distinction des manières-d’être. On ne compare pas ce que l’on confond. » (Degérando 1800, vol.1: p. 184)

 

(41b) « Un genre n’existe pas dans la nature, comme il est conçu dans notre entendement. L’homme ainsi généralisé est un être de raison. Tout homme est un individu complètement déterminé comme tel. Cependant l’objet de notre pensée n’est point chimérique, et cet objet porte avec lui les caractères de l’unité; le langage même le démontre. Quel est donc l’objet unique de toute idée générale? Il est évident que ce ne peut être qu’un signe. » (Prévost 1799, p. 7)

 

(41c) « [...] l’homme, entouré d’animaux, de végétaux, de minéraux, des terres, des mers, et d’un immense amas de corps célestes; l’homme, environné des produits multipliés de sa propre industrie; l’homme enfin, constamment assailli d’une foule de sensations, d’idées et de sentimens, naissans de l’action des objets extérieurs et de sa propre organisation, a pu, débrouillant ce chaos, former la nomenclature et tenir registre de tout ce qui se passoit hors de lui et au-dedans de lui-même; en un mot, peindre par des sons ou des figures, ses rapports avec tous les êtres, et les rapports de tous les êtres entr’eux. » (Lancelin 1800-1903, vol.1: p. XVI)

 

Selon Prévost, le rôle cognitif des signes est double: ils favorisent la liaison des idées en donnant de la fixité aux rapports entre elles et ils sont « une abondante source d’instruction » en servant à la communication (Prévost 1799, p. 10). Une science qui est arrivée à une certaine perfection, travaillera sur son langage, et cela moins pour la communication et l’enseignement de ses idées acquises, mais surtout pour l’approfondissement de « la science intérieure »:

 

(42) « Aussi, dès qu’une science est arrivée à un certain point de perfection, elle ne manque pas de réformer ses signes; et il est important de remarquer que ce n’est pas seulement en vue de l’enseignement que cette réforme s’opère: c’est plus peutêtre pour la science intérieure qu’on travaille lorqu’on épure son langage; et le succès de l’entreprise dépend moins de la facilité qu’elle donne de communiquer nos idées acquises, que de l’espérance qu’elle laisse concevoir d’en acquérir de nouvelles, et de la clarté qu’elle fait naître audedans de nous. » (Prévost 1799, p. 7)

 

Si l’approfondissement des sciences dépend des signes, il faut créer des signes qui permettent que la théorie des choses et la théorie des signes puissent être substituées l’une à l’autre. Avec cette exigence, Prévost reprend une idée de son compatriote Jean Henri Lambert:

 

(43) « L’office des signes est donc de soutenir dans la pensée une suite d’idées. De là il résulte que pour que ces signes soient bien faits, il faut que chaque signe corresponde à une idée distincte, et que la liaison s’opère entre les signes précisément comme elle s’opère entre les idées. C’est alors que (pour me servir des expressions de Lambert) la théorie des choses et la théorie de leurs signes peuvent être rigoureusement substituées l’une à l’autre. C’est alors que la clarté règne dans nos pensées, et qu’une suite permanente d’images nettes et lucides prend la place d’une suite mobile d’ombres incertaines. » (Prévost 1799, p. 29-30)

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Les langues données ne correspondent pas de la même manière à cette exigence, il y a des langues inférieures qui pourraient être élevées à un plus haut niveau de perfection selon le modèle de celles qui sont plus parfaites.
    Parmi les mémoires jugés les meilleurs, celui de Lancelin est celui qui avait le plus de confiance en un perfectionnement des sciences par la voie des signes. Son point de départ est une vision mécaniste de l’entendement qui se déclare comme telle:

 

(44) « Nos idées, leurs signes, et l’art de les employer sont donc pour le cerveau ce que les matériaux, les outils, les leviers sont pour la main et les bras dans la construction des machines, des bâtiments, et dans tous les grands travaux mécaniques des hommes; [...] » (Lancelin 1800-1903, vol.1: p. XVI)

 

Lancelin est convaincu que l’art de penser seroit parfait si l’art des signes seroit porté à sa perfection (Lancelin 1800-1803, vol.1: p. XXXV) et que « le plus puissant levier de l’esprit humain, et le plus sûr moyen de remonter aux premiers élémens de la raison et de la vérité, résident dans l’exacte analyse de nos idées par le moyen de leurs signes représentatifs » (Lancelin 1800-1803, vol.1: p. XVII).
    L’affirmation de la langue en tant que méthode analytique reste pourtant présente et s’avère surtout importante pour trouver le chemin d’une amélioration des sciences qui n’ont pas encore atteint la même exactitude que l’algèbre ou la chimie. Degérando écrit malgré toutes les réserves prises à l’égard de Condillac:

 

(45) « Ainsi, cette occasion extérieure que nous nommons parler ou écrire, est toujours accompagnée d’un travail philosophique dans l’esprit, à moins qu’on ne se borne, comme il arrive trop souvent, à répéter mécaniquement ce qui a été dit par d’autres. C’est sous ce rapport que nos langues, avec leurs formes et leurs règles, conduisant, pour ainsi dire, ceux qui s’en servent dans le sentier d’une régulière analyse, leur traçant, dans un discours bien fait, le modèle d’une parfaite décomposition, peuvent être regardées en quelque sorte comme des méthodes analytiques. [...] Mais je m’arrête; Condillac à qui cette idée appartient, l’a trop bien développée pour qu’on puisse espérer le mieux faire. » (Degérando 1800, vol.1: p. 158)

 

6.         Déception et prudence: l’idéologie et les limites du pouvoir des signes

L’avertissement des Séances des Écoles normales de 1795 avait tracé une ligne directe entre les Lumières et la Révolution qui ne pourrait « s’achever et se consolider que par les progrès plus grands encore qu’elles doivent faire ».[16] Le paradigme des idéologues se constitue donc avec le but d’éviter le réductionnisme des derniers ouvrages de Condillac, mais il mène à un réductionnisme discursif qui s’appuie surtout sur les relations entre les concepts


[16] « Ces grandes espérances ne seront point déçues: les élèves aux Écoles Normales savent que la révolution, que nous devons au progrès des lumières, ne peut s’achever et se consolider que par les progrès plus grands encore qu’elles doivent faire. » (Séances 1800-1801, vol.1: p. VII)

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fondamentaux. L’idée de la vulgarisation du savoir qui repose sur une méthode juste et simple est toujours présente:

 

(46) « Vous voyez avec un grand plaisir que la Convention s’occupe de ne vouloir excepter du bienfait de l’instruction, aucun individu: elle n’imagine pas que le gouvernement ait besoin de ténèbres; elle ne croit plus l’ignorance nécessaire au bonheur public. Par conséquent, il faut apprendre à lire à tous les républicains français. » (Sicard, Séances 1800-1801, vol.1: p. 362)

 

Comme nous l’avons vu, une certaine prise de distance à l’égard de Condillac commence déjà au cours des débats à l’École normale, et elle est certainement liée à l’idée d’innovation qui refuse de reconnaître un chef de secte, quel qu’il soit. À cet esprit d’indépendance s’ajoute bientôt une certaine précaution provoquée par les attaques contre Condillac de la part des adversaires des idéologues. Saint-Martin l’avait exprimée dans un écrit après les conférences de Garat:

 

(47) « J’admire toutefois comment vous vous êtes garanti du matérialisme en vous rangeant, comme vous le faites, sous les enseignes de Condillac. Encore que je lise peu, je viens de parcourir très-légèrement, il est vrai, son Essai sur l’Origine des connaissances humaines, et son Traité des Sensations. Soit que je les aie mal saisis, soit que je n’aie pas votre secret, je n’y ai presque pas rencontré de passages qui ne me repoussent; et je puis dire n’y en avoir pas rencontré un qui m’attraye: sa statue, par exemple, où tous nos sens naissent l’un après l’autre, semble être la dérision de la nature, qui les produit et les forme tous à-la-fois. Jugez combien il y a à se reposer sur les conséquences. Pour moi, chacune des idées de l’auteur me paraît un attentat contre l’homme, un véritable homicide; et c’est cependant-là votre maître par excellence! On vous voit nourri de ses idées, dévoué décidément à son systême, sauf quelques restrictions, et employant continuellement son langage. » (Sicard, Séances 1800-1801, vol.3: p. 112-113)

 

Ce sont surtout les conséquences morales d’un sensualisme cohérent qui conduisent les idéologues à prendre des précautions et à exprimer des réserves.
    Mais il y avait des raisons plus « idéologiques » de ne pas avoir trop confiance dans le pouvoir des signes. On avait beau supposer que l’amélioration des langues produirait de meilleurs moyens de l’entendement, le véritable progrès des sciences dépendait des méthodes de ces dernières. Les essais de pasigraphies proposés par les idéologues n’avaient pas beaucoup de succès. Et finalement le perfectionnement de la langue d’une science ne dispense pas de la nécessité d’un usage correct et attentif. Ainsi, dans le quatrième volume de la version élargie de son mémoire, Degérando constate avec une certaine désillusion, mais non sans espoir:

 

(48) « L’impossibilité où nous sommes de nous créer un système de signes parfaitement philosophique, nous reconduit naturellement à nos langues usitées, en relève à nos yeux l’importance, et fixe sur leur usage, sur leur réforme, toutes les méditations du philosophe. » (Degérando 1800, vol.4: p. 486)

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7.         Conclusion

Les exemples étudiés montrent que l’étude d’une série de textes permet de reconnaître le caractère dynamique de l’histoire de la linguistique qui dépasse l’horizon de l’œuvre d’un chercheur.[17] C’est souvent dans les textes des auteurs mineurs qui n’ont pas été mis sur le même plan par l’histoire monumentale, qu’on peut connaître les causes et les directions possibles des processus qui sont à observer dans leurs résultats. Ainsi on comprendra qu’une terminologie n’apparaît pas du néant, mais qu’elle se prépare dans un contexte historique, et après s’être imposée, elle continue à se propager dans des textes. Les études sérielles peuvent montrer si une idée ou une argumentation connue par un texte de référence est courante à l’époque de son apparition, ou si ce texte de référence était plutôt marginal et son importance due à des conditions de réception et d’interprétation ultérieures. Finalement, c’est grâce à des études sérielles qu’on peut discerner les relations entre les différentes traditions nationales et les voies de communication entre les écoles et les programmes de recherche.

 

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[17] Schlieben-Lange 1991, p. 315: « Die historiographische Arbeit ist eine dynamische Auseinandersetzung mit den Quellen, in deren Verlauf sich die Fragestellung entfaltet und verschiebt. »

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