Springe direkt zu Inhalt

Premiere section. Grammaire générale. Chapitre I et II.

 

|[1]

E S S A I

D’UN COURS ABRÉGÉ

D E

G R A M M A I R E

G É N É R A L E.

 

IIe. PARTIE.

GRAMMAIRE.

 

PREMIERE SECTION.

GRAMMAIRE GÉNÉRALE.

 

CHAPITRE PREMIER.

DE l’analyse de la pensée.

 

ARTICLE PREMIER.

Nécessité de l’analyse de la pensée, et en quoi elle consiste.

 

1. UN préliminaire indispensable pour pouvoir manifester au-dehors tout ce qui se passe |2 dans notre esprit, c’est de savoir nous en rendre un compte exact : car nous ne pouvons bien parler aux autres, dit Condillac, qu’autant que nous avons su auparavant nous parler à nous-mêmes.

2. Mais pour pouvoir nous rendre compte à nous-mêmes de tout ce qui se passe dans notre esprit ; il faut que nous puissions nous représenter distinctement, et d’une maniere successive, tout ce qui entre dans la formation de nos pensées : il faut donc, pour pouvoir manifester au-dehors tout ce qui se passe dans notre esprit, que nous ayons l’art d’analyser nos pensées.

3. Mais nous avons vu dans l’idéologie que les idées de toutes les opérations de la faculté de penser, se réduisent à des idées simples : or comment analyser un tout qui est essentiellement un et indivisible ?

4. Nous avons étendu le mot pensée à toutes les manieres d’être de l’esprit : et il est bien vrai que chaque opération intellectuelle, en particulier, est absolument indécomposable : mais, alors, c’est déjà la pensée totale décomposée.

5. Si les différens actes de la faculté de penser se succédaient réguliérement dans notre esprit, de telle sorte que nous les distinguassions natu- |3 rellement et sans effort, comme nous distinguons, par exemple, les pulsations des artères, ou les sons et les articulations successives dans l’émission de la parole ; sans doute, alors, l’analyse de la pensée serait pour nous toute faite ; et la nature ne nous aurait laissé, ici, d’autre tâche à remplir, que celle de trouver les moyens de produire au-dehors chaque opération intellectuelle, à mesure qu’elle se manifesterait au-dedans.

6. Mais les phénomènes intellectuels se pressent et s’accumulent, pour ainsi dire, dans l’esprit ; les opérations de l’entendement s’y compliquent entres /entre/ elles, et avec celles de la volonté ; presque toujours elles coexistent en grand nombre, et produisent toutes ensemble des perceptions multiples et simultanées ; simultanées, disons nous, du moins par rapport à notre maniere de sentir : car il seroit possible, peut-être, que cette simultanéité ne fût que relative ; et que ce qui nous arrive, lorsque nos yeux voyent un ruban ou un cercle de feu dans le bout d’une baguette enflammée, nous arrivât aussi par rapport aux opérations de l’esprit [21][.]

|4 7. Que d’opérations ne renferme pas un raisonnement, qui semble s’opérer sans succession sensible ? 1o. La perception de deux idées qui peuvent être très-complexes ; 2o. la comparaison et la perception d’un rapport entre ces deux idées pour le premier jugement ; 3o. autant d’opérations pour le second jugement ; 4o. la perception déduite des deux jugemens antérieurs ; et le tout, sans y comprendre d’autres opérations accessoires ! Une simple sensation produit simultanément plusieurs opérations qui se confondent avec elle......

8. La pensée se compose donc dans l’esprit, ou du moins elle se compose par rapport à la maniere dont nous sentons. La simultanéité de nos opérations intellectuelles rend donc la pensée susceptible d’analyse.

9. Or l’analyse de la pensée considérée sous ce point de vue, consiste dans l’art de démêler et de rendre successives, par le moyen de la réflexion, plusieurs opérations qui coexistent : et c’est ainsi qu’il faut que nous nous parlions |5 à nous-mêmes, avant de pouvoir parler aux autres.

10. Cette sorte de retour analytique sur nos perceptions, qui paraît peut-être difficile à concevoir, est néanmoins, chez nous, une opération de tous les intans [sic]. Mais nous perdons toujours le sentiment de ce que nous avons appris de bonne heure à faire avec tant d’aisance.

11. Supposons un orchestre nombreux, organisé pour un concert ; il n’a fait entendre que ce que l’on appelle un coup d’archet ; et cependant le musicien expérimenté a distingué tous les instrumens, etc. Le musicien a senti tout à la fois les diverses impressions : mais il les a immédiatement passées en revue ; et l’homme sans expérience n’a entendu que des sons confus. Le premier a l’art d’analyser ses sensations ; et cet art manque ici à l’autre [22].

Mais ce n’est point assez de savoir en quoi consiste, en général, l’analyse de la pensée ; voyons par quel moyen elle s’effectue.

 

|6

ARTICLE II.

Les signes sont nécessaires pour l’analyse de la pensée ; ils doivent être artificiels, et ils sont nécessaires pour développer la faculté de penser, et pour nous faire des idées.

 

1. Si l’on considere en soi tout ce qui se passe dans l’esprit ; rien de plus fugitif que nos perceptions ; rien de plus difficile à démêler que le systême compliqué de ces opérations simultanées, rien donc qui paraisse plus difficile, pour ne pas dire plus impossible, que l’analyse de la pensée, pour l’esprit de l’homme qui n’aurait d’autre instrument que sa pensée elle-même. En effet ces perceptions, isolées ou confondues, ne sont déjà plus à notre disposition, sitôt qu’elles sont éprouvées ; nous n’avons aucune prise sur elles ; et fugitives comme les instans, elles sont sans cesse remplacées par d’autres qui nous échappent avec la même vîtesse.

Cependant, pour s’en rendre compte et les analyser, il faut avoir pu s’en rendre maître, et les enregistrer, afin de les faire revivre, pour ainsi dire, à volonté. C’est ici que nous sentons la nécessité des signes, pour nous faire voir distinctement à nous-mêmes tout ce que nous avons pensé.

|7 2. On nomme signe, en général, tout ce qui sert de moyen pour indiquer l’existence d’un objet [23]. Nous distinguerons ici particuliérement trois sortes de signes.

3. J’ai été vivement affecté du goût, de la forme et de la couleur d’un fruit que j’ai mangé, ainsi que de toutes les circonstances de lieu, de temps, etc., qui ont accompagné cette action. Or, on connaît la liaison intime qui existe entre les différentes parties qui composent chacun de nos organes sensibles ; on sait aussi qu’il existe nécessairement une communication intime entre tous nos organes en général ; puisque tous aboutissent à un centre commun....... ; et c’est là, sans contredit, le principe physique de la liaison des idées.

Maintenant la vue seule d’une couleur semblable à celle du fruit que j’ai supposé réveillera en moi la perception ou l’idée de la forme, du goût, etc. un certain goût analogue à celui de mon fruit (à raison de l’affinité et de la similarité des fibriles organiques, et au moyen de |8 la communication du mouvement, réveillera dans mon ame, en tout ou en partie, ce qui s’y est passé à l’occasion de ce même fruit [24].

Ainsi la couleur, la forme, le goût, le lieu, etc., seront entre eux réciproquement les signes excitateurs les uns des autres.....

Mais ce n’est pas moi qui ai choisi ces perceptions pour être les signes de rappel les unes des autres : le hasard seul a établi les rapports de concomitance entre ces signes et leurs effets. Le hazard seul aussi me les offre. On nomme donc ces signes fortuits ou accidentels. Mais ces signes ne sont pas à ma disposition. Je ne peux donc m’en servir à volonté pour analyser la pensée.

|9 4. J’éprouve le sentiment d’une crainte subite, ou d’une surprise agréable, le désir violent d’un objet que j’apperçois, de l’horreur pour un autre, etc. ; dans ces diverses circonstances, les attitudes de mon corps et les traits de mon visage se modifient diversement ; et ces diverses modifications sont des signes qui indiquent les affections de mon âme. Or, ces signes des affections de mon âme sont une suite de mon organisation physique : c’est la nature qui les donne, et qui les met en action : on les nomme donc signes naturels.

Mais ces signes, tant qu’ils sont renfermés dans le cercle des effets spontanées de mon organisation physique, ne sont point à ma disposition plus que les précédens ; ils sont en moi, et sans moi, en quelque sorte. Ce n’est donc point encore dans ces signes naturels, considérés en moi simplement comme naturels, que je trouverai un instrument analytique de la pensée.

5. Il existe une seconde sorte de signes naturels : ce sont ces voix primitives, ces cris, ces accens spontanées, expressions simples et énergiques de nos affections les plus profondes, et que la prévoyante nature semble avoir douées d’une vertu simpathique pour intéresser, malgré lui-même, l’homme à son semblable !

|10 Ces nouveaux signes sont extérieurs comme les mouvemens du corps. Mais dans leur état purement naturel, ils nous échappent en quelque sorte, au lieu que nous les formions/ :/ sous ce rapport, ils ne sont donc pas à notre disposition plus que les autres.

D’ailleurs ces signes expriment les pensées les plus complexes d’une maniere indivise, conformément à la maniere dont nous sentons. Ils n’ont pas, non plus que les mouvemens du corps, la simplicité de la perception, il est vrai ; mais ils ne peuvent, dans cet état, nous servir d’instrument analytique de notre pensée ; puisqu’il est besoin de les analyser eux-mêmes.

Les signes naturels, quels qu’ils soient, ne peuvent donc point me servir plus que les signes fortuits et accidentels, à me rendre successives les operations de mon esprit.

6. Mais ce qui est indivis et simultanée par rapport à celui qui émet les signes naturels, peut devenir distinct et successif par rapport à celui qui cherche à le comprendre. A l’occasion d’un même mouvement du corps répété, l’on détachera d’abord une partie de ce mouvement, puis une autre, etc. ; et comme on aura observé la pensée des autres en détail, on apprendra par cela même à détailler la sienne : de cette maniere on deviendra |11 maître de ses pensées, parce que l’on se sera rendu maître des idées, par les signes qui les représentent. Ici, la nature ne finit point ; mais l’art commence.

7. Or, ces derniers signes sont des signes de convention que nous nommons artificiels. Ce n’est donc qu’avec des signes artificiels que l’on peut analyser sa pensée, ou se parler à soi-même, pour être en état de parler aux autres. V. Cond. ch. IV, Grammaire. 1ere. partie.

8. Mais, outre que les signes sont nécessaires pour analyser la pensée, ils le sont encore, à bien des égards, même pour penser : en effet, 1o. il est certain que nos idées de genres et d’especes, ainsi que celles des relations, sont trop abstraites et trop fugitives, pour que nous puissions les former, et leur donner une certaine permanence dans notre esprit, sans les appliquer à des signes (Idéologie) ; et ce n’est point abuser du principe, sans doute, que d’étendre cette assertion à toutes les sortes de notions. Mais si les signes nous fournissent les moyens de nous former des idées, c’est une conséquence, qu’ils nous aident à penser.

2o. La réflexion nous arrache à la tyrannie de l’imagination et des sens ; mais cet affranchissement n’a lieu que parce que la réflexion applique intérieurement l’esprit à la combinai- |12 son des idées. (Idéologie.) Or, c’est aux signes que nous devons, sinon la totalité, du moins la plus grande partie de nos idées proprement dites, et considérées comme l’objet de la réflexion : c’est donc aux signes que nous devons en grande partie l’usage de la réflexion. Mais sans l’usage de la réflexion, à quoi se réduiroit la pensée ?

3o. Il est certain que nous n’appercevons guere à la fois, d’une maniere distincte, au-delà de deux, ou de trois objets : l’analyse du raisonnement en est assez la preuve : nous n’avons donc pas les idées de dix, de cent, de mille, etc. : et en effet, si nous distinguons un polygone régulier de 90 côtés, d’un autre polygone semblable de 91 ou de 92 côtés ; ce n’est jamais que par la différence des nombres : nous savons bien que 1,000 est composé de dix fois 100, et 100 de dix fois 10 : mais nous ne voyons pas ces dix fois 100, ces dix fois 10 ; et la dixaine elle-même, nous ne l’appercevons que successivement dans ses élémens. Ainsi, dans la langue du calcul, et dans les mots de la langue vulgaire qui représentent les nombres, nous n’avons, la plupart du temps, pour penser, que les signes [25]. Comment se- |13 rait-on venu à bout d’ébaucher, même foiblement, l’analyse des facultés intellectuelles, et conséquemment de penser, sur les opérations de l’esprit, si l’on n’eût pas eu des signes pour enregistrer successivement les découvertes dans cette partie ?

Ajoutons encore, comme preuves de fait incontestables, que, dans nos plus profondes méditations, les mots se présentent la plupart du temps à l’esprit avant les idées ; que c’est par leur moyen seul que, nous élançant au-delà du cercle étroit de notre expérience individuelle, nous devenons, par la pensée, habitans de tous les lieux et contemporains de tous les âges...... Enfin, que, souvent, il nous reste encore les mots, lors même que les idées sont disparues ; et sans recourir à une multitude de faits également curieux et importans, nous pourrons nous regarder comme légitimement convaincus de la nécessité des signes pour nous former des idées distinctes, et pour développer la faculté de penser.

 

|14

ARTICLE III.

Tout systême de signes doit être assujéti à une méthode.

 

1. On nomme méthode (μετα οδος) la regle que l’on suit pour arriver à un but.

2. Ce ne sont point des idées simplement, ou des êtres isolés qu’il s’agit ici de nous représenter à nous-mêmes et aux autres : si cela était, il nous suffiroit bien de connaître le signe convenu pour chaque individu ou pour chaque idée en particulier. Mais, nous l’avons déjà dit, ce sont des sortes de tableaux que nous avons à faire : chaque personnage doit donc avoir une place et une attitude déterminées par les idées des rôles, des rapports, etc. ; autrement, ce ne serait plus analyse, mais désordre et confusion.

3. Supposons donc que je dise : J’appelle poëte bon poëme que fit Homere [26], la pensée ne semble-t-elle pas, ici, sortir du cerveau ainsi démembrée, et par pieces incohérentes, pour |15 offrir une énigme inexplicable à l’auteur lui-même ? On sent bien que nous pourrions donner des exemples d’une plus grande confusion : mais c’en est assez pour démontrer la nécessité d’un ordre dans l’usage des signes. Or, quel est cet ordre ?

4o. Cet ordre ne peut être, ni un ordre arbitraire, ni un ordre de convention : car d’abord, nous ne pourrions nous comprendre les uns les autres ; et en second lieu, les idées qui concourent à la formation d’une pensée ont un ordre fixe dans l’esprit : c’est suivant une regle constante et immuable que nous passons de l’individu au genre, du genre aux especes, aux sous-especes, etc. (Idéologie). Or, pour bien représenter la pensée, il faut que, dans l’organisation des signes entr’eux, nous représentions la suite et la liaison des différens élémens qui la composent : il faut donc que nous suivions l’ordre de la génération des idées.

De cette maniere l’arrangement des signes fera naître les idées les unes des autres : nous les verrons se développer successivement : chaque signe ajouté exprimera une nouvelle idée totale avec le signe précédent, comme l’idée de l’espece résulte d’une nouvelle idée partielle ajoutée à celle du genre ; et, par une suite d’idées graduelles, nous pourrons passer de la |16 premiere à la derniere, et de celle-ci à l’autre sans confusion et sans effort.

Ainsi nous dirons : « Le poëte que je nomme Homere a fait une [sic] poëme excellent » ; « un poëme excellent a été fait par un poëte que je nomme Homere. »

Ainsi nous pourrons, en conservant l’ordre général des signes et des idées, renverser la phrase donnée pour exemple dans l’Idéologie, page 92 : « [27] L’enlevement d’Hélene fit saccager par les armées des Grecs la ville de Troye, dans le temps où cette ville était gouvernée par un prince de l’antiquité nommé Priam ».

On pourrait nous objecter ici les inversions. Mais ces inversions ne sont que des changemens dans la position ; et l’ordre relatif est toujours le même, etc. etc. On pose à la vérité : ...... Servat multos fortuna nocentes ; et tantùm miseris irasci numina possunt. (LUCAIN.) Mais les mots ont entr’eux des rapports qui les coordonnent de la maniere suivante : Fortuna servat nocentes multos ; et numina possunt tan- |17 tùm irasci miseris. Or, tel est l’ordre de la génération des idées et de leur succession analytique. Ce qui se voit parfaitement dans le français : « La fortune a souvent protégé les coupables ; les Dieux n’ont de courroux que pour les malheureux.[ »]

5. Pour peu que l’on veuille réfléchir sur ce que l’on voit tous les jours à cet égard, on se convaincra sans peine que l’ordre de la génération des idées est le type universel de toutes les bonnes théories dans les sciences et dans les arts.

6. Mais il faut des signes pour appercevoir distinctement les idées ; et ce n’est que dans l’ordonnance de ces signes, que nous pouvons découvrir l’ordre de la génération des idées. Les systêmes des signes représentatifs de la pensée ne sont donc pas simplement des instrumens d’analyse ; ce sont encore de vraies Méthodes analytiques [28]. Aussi les langues sont-elles une sorte de technomètre où l’on peut remarquer les différens degrés du savoir et de |18 l’industrie des différens peuples, et même des individus.

7. La maniere dont nous découvrons la génération de nos idées, prouve encore la vérité de ce que nous avons dit dans l’Idéologie (62. §. 11.) C’est la nature sensible qui nous révele notre corps, notre physionomie, notre âme ; et c’est encore elle qui nous réfléchit par les signes et /les/ procédés de la raison universelle.

8. Ici se présente une difficulté dont la solution peut répandre un nouveau jour sur la discussion. Puisqu’il faut des signes artificiels pour connaître la génération des idées, les hommes, par eux-mêmes, n’ont donc jamais pu connaître cet ordre de génération, antérieurement à toute espece de signes artificiels : il est donc démontré que les hommes réduits à eux-mêmes, n’ont jamais pu inventer un premier systême de signes artificiels ; car il aurait fallu qu’ils inventassent ce premier systême de signes, suivant une méthode que, par hypothese, ils n’auraient pas connue.

9. Nous répondons : 1o. nous sommes loin de vouloir prétendre, ici, que les hommes ont réellement inventé un premier systême de signes artificiels représentatifs de la pensée : il s’agit seulement d’examiner, sans préjudicier aux faits ni à la croyance générale, s’il est possible qu’un |19 pareil systême de signes ait été inventé par les hommes.

2o. Si l’on considere la formation d’un premier systême de signes artificiels comme ayant été l’ouvrage d’un instant : c’est, alors, la Minerve sortant réellement toute armée du cerveau de Jupiter ; il est bien clair qu’un tel prodige n’appartient qu’à la Toute-Puissance divine ; et que, sous ce point de vue, l’impossibilité de la part de l’homme est absolument démontrée.

3o. Mais si, par hypothese, on examine la formation d’un premier systême de signes par des voies ordinaires ; alors nous distinguons deux sortes de méthodes analytiques de la pensée ; l’une purement naturelle, et l’autre artificielle : La premiere est cette métaphysique d’instinct, cette inspiration de la raison innée, qui préside à notre insu aux développemens successifs de l’esprit ; la seconde n’est que l’application successive de la premiere. Or, la méthode naturelle est nécessairement très-bornée, lorsqu’elle est réduite à elle seule, et sans point d’appui : conséquemment la méthode artificielle ne peut être d’abord que très-imparfaite et très-insuffisante : ce sont quelques traits épars de la foudre, pour ainsi dire, que l’on a dérobés au milieu d’un torrent d’éclairs. Mais cette ébauche imparfaite et grossiere aura servi néanmoins à |20 développer la méthode naturelle, comme des données qui servent à dégager les inconnues. La méthode naturelle, mieux apperçue, aura dévelopé à son tour la méthode artificielle, ou le systême des signes ; et ainsi, par une suite de réactions réciproques des signes sur l’esprit, et de l’esprit sur les signes (réactions dont nous faisons tous les jours l’expérience) ; la peinture aura représenté plus ou moins réguliérement tous les traits du modele. (Cond., G. 1ere. p. Chap. 6).

Il ne paraît donc pas vrai de dire, que l’ignorance de la méthode naturelle ait pu empêcher les hommes d’arriver par dégrés à une méthode artificielle, ou à un premier systême de signes conforme à la génération des idées. Ceux qui ont observé l’influence réciproque des théories sur les arts, et des arts sur les théories, ne révoqueront point cette possibilité en doute.

4o. C’est ainsi que, selon le cours ordinaire des choses, tout s’ébauche et se perfectionne parmi les hommes : d’abord, nous faisons de nous-mêmes ; nous observons ensuite comment nous avons fait : nos observations deviennent des regles ; au moyen des regles nous apprenons encore à mieux faire, et à perfectionner les regles elles-mêmes, etc.

 

|21

CHAPITRE II.

Hypothese sur la formation naturelle d’une premiere langue.

 

ARTICLE PREMIER.

DÉFINITIONS.

 

1. L’art des signes comprend tous les moyens que nous pouvons mettre en usage pour représenter la pensée, soit aux autres, soit à nous-mêmes.

2. Langage paraît offrir une signification un peu moins étendue, parce qu’il n’exprime que l’idée générale qui embrasse tous les moyens de manifester la pensée au-dehors ; et en effet, c’est particuliérement pour nous faire comprendre des autres que nous parlons, et non point pour nous comprendre nous-mêmes ; au lieu que les signes nous servent encore à ce dernier usage.

Quelquefois aussi, le mot langage renferme l’idée d’une certaine maniere, d’une certaine nuance dans l’expression de la pensée.

3. Le mot langage, général par lui-même, |22 devient spécifique, au moyen d’une détermination que l’on y ajoute : le langage du cœur, des yeux, de la passion, des oiseaux, etc. Si le langage est déterminé par l’idée de la parole, c’est ce que nous appelons proprement langue.

4. Une langue est la totalité des mots et des regles propres d’une nation, pour exprimer la pensée par l’organe de la parole.

5. Remarquons que le mot langue n’est ici dans son propre sens, que relativement aux diverses manieres d’exprimer la pensée : car, au fond, c’est encore un sens figuré, et une extension du mot qui exprime l’idée de l’instrument principal de la parole.

 

 

ARTICLE II.

Langage d’action.

 

1. On nomme gestes ces attitudes, ces mouvemens significatifs du corps (suprâ art. II) destinés par la nature à peindre les dispositions de l’âme.

2. Ces mouvemens nous sont naturels, parce qu’ils se font d’abord en nous, sans aucune participation de notre part : ils sont les mêmes chez tous les hommes ; parce qu’ils dérivent de l’or- |23 ganisation, qui leur est commune à tous : ils ne peuvent être d’aucune utilité à l’individu isolé ; parce qu’ils ne peuvent, ni le garantir d’aucun danger, ni lui procurer aucune jouissance ; enfin, parce qu’ils ne peuvent lui rien apprendre, puisqu’il est dans l’impossibilité de les analyser lui-même. Ces mouvemens naturels sont donc destinés au profit de l’espece. Or, on voit évidemment que cette destination ne peut avoir d’autre objet que celui d’établir un moyen de communication entre les hommes. Voilà donc un premier élément de langage.

3. L’expression des yeux, de la physionomie toute entiere, où toutes les dispositions de l’âme se peignent en traits si énergiques, et souvent même si fins et si délicats, paraît très-propre, comme il /elle/ l’est en effet, à dégrossir de plus en plus le tableau, que les gestes auroient seulement commencé d’ébaucher.

4. A ces deux moyens naturels d’exprimer les dispositions de l’âme, la nature en ajoute encore un troisieme : c’est l’usage de ces voix primitives (sup., art. II) que l’on nomme inarticulées [29], parce que, ne consistant que dans la simple émission de l’air intérieur rendu sonore, elles sont tout d’une venue, en quelque |24 sorte, et n’offrent aucune partie distincte ; et c’est ici sur-tout que l’on doit adorer la bonté suprême qui nous a donné deux moyens de parler, et deux voies pour entendre : mais on ferme les yeux ; on se bouche l’oreille aux cris des malheureux !

5. Il est donc évident que les hommes ont reçu de la nature tous les moyens propres à les conduire à l’invention des signes artificiels, et à la formation d’une premiere méthode analytique de la pensée.

6. Le haut point de perfection où la pantomime a été portée dans divers temps, et sur-tout dans le nôtre, où elle a si heureusement servi a donner en quelque sorte un complément d’être raisonnable à des individus privés d’un sens utile, ne permet pas de croire que cet art précieux fût demeuré absolument stérile, chez des êtres sociables, qui n’auroient eu que cette voie pour se communiquer leurs affections.

7. Quand nous parlons des voix primitives devenues artificielles, nous ne bornons pas cet art à l’usage de ces premiers accens que la nature exprime en nous, pour nous révéler l’organe de la voix, et produire ces premiers mouvemens de la sympathie qui doit unir les hommes : la seule voix e, par exemple, d’après |25 Duclos, qui, avec plusieurs autres Grammairiens instruits, compte au moins dix-sept voyelles ; la seule voix e offre quatre valeurs différentes, seulement dans notre langue. Mais si l’on suppose une société d’hommes réduits à l’expression des gestes et des sons articulés, de quelles variations les simples voix ne sont-elles pas susceptibles ? Les longues, les breves, les variantes, les tremblantes, les aspirées, etc. [30] qui empêche que l’on admette en outre du moins un certain nombre de combinaisons des différentes voix entre elles ? Convenons donc que la méthode analytique, formée par les seuls moyens du geste et de l’art de la simple voix, ne serait point nécessairement une méthode très-bornée.

8. Maintenant si l’on considere, 1o. que les gestes, plus ou moins fréquens, plus ou moins énergiques chez les différens peuples et chez les différens individus, font partie intégrante de l’art oratoire, et même de la conservation /conversation/ ; que ces mêmes gestes précedent la parole ; et que, suivant les principes, ils doivent la précéder, comme étant des expressions plus générales ou |26 moins déterminées : si l’on considere, 2o. que les accens naturels, se trouvant ordinairement en tête de nos phrases, semblent par là nous indiquer en quelque sorte la priorité d’origine qu’ils auroient eue dans les langues, suivant l’ordre de la nature : si l’on considere, 3o. que toutes nos expressions orales ne peuvent avoir d’autre base que la voix simple plus ou moins modifiée : si, disons-nous, on prend tous ces faits en considération, l’on est forcé de convenir, du moins, que si jamais il se trouvait une peuplade dépourvue de l’usage des signes, la marche qu’elle suivrait pour se faire une méthode analytique, est naturellement toute tracée dans le systême et les rapports des signes dont nous nous servons.

9. Or, cette méthode analytique de la pensée, qui consiste dans l’art des gestes et des voix articulées, est ce que l’on nomme langage d’action. Mais ce n’est point encore une langue proprement dite.

 

 

ARTICLE III.

Voix articulées.

 

1. On nomme voix articulée celle qui est modifiée par certains mouvemens de la langue |27 ou des levres, et forme un systême de plusieurs sons liés et distincts. Et ce n’est pas sans raison que nous disons plusieurs sons : car, dans la prononciation des monosyllabes mêmes, si la consonne est la premiere lettre, on entend toujours un e sourd qui précede l’articulation ; et si la consonne est la derniere, le son de l’e sourd la suit. Ainsi dans stirps, qui n’est que d’une syllabe d’usage, la voix forme nécessairement cinq syllabes réelles, es ti re pe se.

2. Reprenons maintenant nos hommes vocaux, au moment où ils ont tiré parti de l’art de la voix, pour étendre et faciliter les analyses dans le langage des gestes. Pour peu qu’ils aient cherché à combiner les voix, et à former seulement les diphtongues (δις φθογγος, double son) ; ils auront eu des signes vocaux, semblables, par exemple, à , , etc., que les aspirations auront variés : or, il n’est pas possible de passer naturellement d’une voix simple à une autre, sans qu’il y ait un changement sensible dans les rapports des levres et de la langue : et c’est déjà un commencement d’articulation naturelle, que nous croyons suffisant d’indiquer.

3. De plus, l’extrême mobilité de la langue est, sans doute, assez suffisamment constatée : l’action des levres est nécessairement très-fréquente : |28 or, si de simples perroquets viennent bien à bout d’imiter d’eux-mêmes nos voix articulées ; peut-il paraître impossible que des hommes dont l’esprit aurait été développé antérieurement par le langage d’action, et par celui des voix simples, des diphtongues, triphtongues, etc., pussent trouver le secret des articulations ; sur-tout lorsque la voix, beaucoup plus simple, plus commode et plus expéditive, devrait avoir pour eux tant et de si puissans attraits ?

Et si l’on refuse à l’intelligence humaine la sagacité requise pour faire une découverte, dans laquelle elle n’a qu’à se laisser conduire par la nature ; du moins, doit-on convenir que mille circonstances imprévues peuvent d’elles-mêmes procurer cet heureux résultat. N’est-ce pas la position de nos levres, lors de l’émission du souffle, qui nous a fait découvrir que nous avons un sifflet dans l’organe vocal ? et de là combien d’especes de flûtes différentes ? Qui pourrait d’ailleurs méconnaître jusqu’à quel point ce que nous appellons le hazard influa de tous temps sur nos plus importantes découvertes ?

4. Les articulations donnent un nouveau caractere à la peinture orale des idées : car la combinaison des simples voix ne peint, ni le sifflement des vents, ni le roulement sourd des vagues, ni le fracas du tonnerre, etc. : il est |29 donc naturel que l’on s’attache à multiplier les articulations, non par plaisir sans doute, mais du moins par besoin. Aussi, quoique les articulations labiales, m, b, p, soient par leur facilité les premieres dans l’ordre de l’invention ; nous pensons néanmoins que, si elles sont les premieres inventées, elles doivent être bientôt négligées pour celles qui présentent aux sens, et sur-tout à celui de l’ouïe, quelqu’idée d’harmonie imitative. Or les articulations sont le commencement de la parole [31], et les premiers élémens d’une langue proprement dite. Ainsi les voix inarticulées, qui sont le complément du langage d’action, deviennent naturellement le principe de la langue parlée.

5. Néanmoins le langage d’action ne finit pas au moment où l’art de la parole commence ; la nature ne fait point de ces bévues ; tout chez elle se succede, et se tient ; elle se sert de tout ce qu’elle trouve formé, pour introduire et conduire à leur perfection tous ses nouveaux systêmes. Mais le langage d’action perd de son influence, à proportion que le langage oral se forme ; et il finit, en grande partie, par n’être plus, dans la langue parlée, que comme les |30 restes d’un antique monument, qui surnagent dans le torrent des siecles ; à peu près comme certains usages des anciens Egyptiens, des Celtes et des Romains, que l’on retrouve encore aujourd’hui dans nos mœurs : en un mot, le langage d’action laisse des traces imprimées dans toutes les langues ; et l’empreinte des langues anciennes se retrouve à chaque instant dans nos modernes idiômes.....

 


[21] Il est une infinité d’expériences journalieres qui nous démontrent évidemment le défaut de subtilité et de pénétration de nos organes. Les couleurs primitives, disposées sur un petit plan circu- |4 laire tournant horizontalement sur un pivot avec un certain degré de vîtesse, ne produisent que la sensation de blanc ; ainsi nous prenons pour un, ce qui est multiple, pour continu, ce qui est discret ; et peut-être pour simultanée, ce qui correspond à divers points de la durée.

[22] V. pour plus grand éclaircissement, Condillac, gram, 1ere. partie, ch. 3.

[23] Remarquez que nous regardons en général les signes de nos pensées, comme des moyens indicateurs seulement ; et quand nous disons que le langage est le tableau, l’image des idées, nous parlons improprement. Il n’y a que la peinture qui fasse véritablement des tableaux, encore ne peint-elle point l’action ; et elle ne fait aussi que donner des signes des affections de l’âme.

[24] C’est bien en vain, et bien mal à propos, que l’on s’obstinerait à faire semblant de méconnaître la nécessité d’un semblable mécanisme dans la liaison de nos différens systêmes de perceptions et d’idées. Ne sommes-nous pas obligés d’admettre qu’il est une infinité de perceptions et d’idées que nous ne pouvons recevoir que par les organes sensibles ? Or, pourquoi ce qui a produit ces perceptions ne les reproduiroit-il pas ? L’expérience des hommes fous ou ivres, ou de ceux qui rêvent, etc., n’est-elle pas une confirmation journaliere de ce principe ? Ce qui fait le plus de tort à la morale, ou du moins, à certains prétendus moralistes, c’est l’opiniâtreté que l’on met à nier aveuglément des vérités palpables, et qui ne sont propres qu’à la mieux établir. Au reste, nous n’empêchons point que d’autres transforment la mémoire, c’est-à-dire une pure abstraction, en magasin et en tiroirs, pour expliquer ces admirables phénomenes, dont la nature nous fait si évidemment appercevoir la premiere origine.

[25] C’est sur-tout en comparant la langue du calcul avec la |13 langue vulgaire que l’on s’apperçoit combien l’une est faite avec soin, et l’autre négligée : nos aïeux disiaent /disaient/, septante, octante et nonante ; il ne leur manquait que dixante, pour que leur langue fût calquée sur les nombres jusqu’à cent. Mais nous avons rejeté, nous, septante, etc, pour soixante-dix, etc. : nous avons gâté la langue sans utilité.

[26] Dico poeta bonum carmen quem fecit Homerum. Vers fameux, fait pour prouver à nos jeunes poëtes latins qu’il y a un terme dans les transpositions de la langue de Virgile, etc.

[27] Au lieu de : Du temps d’Hélene (Idéol.), lisez : A cause de l’enlevement d’Hélene. En cherchant à rendre l’exemple plus long et plus sensible, nous avions oublié que le mot temps se trouvait dans la ligne précédente.

[28] Cet apperçu profond de Condillac (Gram., 1ere. p. ch. 6) a été rejeté par des hommes d’un grand mérite. Il est vrai que Condillac ne prouve point directement sa these ; et qu’il rentre un peu dans le cercle des idées des chapitres 4 et 5. Mais le défaut dans la démonstration ne prouve point contre la vérité de l’apperçu.

[29] Articulus, petit membre de Artus.

[30] Le langage dans l’origine ne peut être qu’une espece de chant.

[31] Soit que parole vienne de parabola, par syncope, ou de παρα ολον., etc.