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Première Section. Chap. 1-6

 

Table des matières

 

1.re Partie. 1.er Traité

1.re Section. Chap. 1-6

1.re Section. Chap. 7-11

2.me Section. Chap. 1-4

2.me Section. Chap. 5-8

Introduction

 

2.me Traité. Logique

1.re Partie

2.me Partie

3.e Partie

4.e Partie

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1.re Section.

Etat de L’ame lorsque les sens sont exercés Separément.

 

Chapitre 1.er

Des idées et des operations qui |[5] Resultent de L’usage de L’odo­rat : des Facultés develloppées par l’exercice du même sens, et des principes qui donnent de l’action à ces facultés.

 


idée, perception
sensation.

 

1. L’impression que produit dans l’ame la presence des objets, et qui les lui fait connoitre, S’appelle indifferemment idée, Perception ou Sen­sation : il y a cependant des differences à remarquer entre le premier et les deux derniers de ces trois mots ; mais cette Notion Vague etant Suf­fisante, dans ce moment, on peut renvoyer à un autre l’explication des Nuances qui se distinguent entre ces denominations, qu’en attendant nous regarderons Comme Synonimes.

operations et fa­cultés de L’ame.

 

2. on appelle operations de L’ame tous les actes quelle fait, comme etre attentive, comparer, Juger &.a et on appelle facultés de L’ame le Pouvoir quelle a de faire ces operations… Approchons maintenant de notre statue.

|[6] 3. L’usage de L’odorat Lui a été permis – elle sent pour la premiere fois, et c’est une rose qu’on lui a Presentée.

Reduite à cette unique Sensation et ne Sachant pas quil existe des Corps ; elle ne Soupçonnera ni l’existence de quelque chose de materiel, en Elle, ni celle d’une influence exterieure : elle n’aura que le Sentiment de Son existence, et, dès ce moment elle souffre, ou elle Jouit Suivant que cette odeur est agréable ou desagréable ; mais quelle que Soit la douleur elle ne sçauroit faire naître le desir d’un bien que nous Supposans [sic] n’etre pas connu : Le plaisir de son coté ne Seroit pas troublé par la Crainte, s’il n’avoit pas été precedé de quelque souffrance ; L’automate ne formera donc des desirs et n’eprouvera des craintes |[7] qu’après que des Changements d’etat Lui auront fait comparer la douleur au plaisir.

Modifications.
manieres d’etre.
Qualités.

 

Lorsqu’à la Rose on aura Substitué un Œillet ou une viollette, elle Sentira quelle existe de differentes manieres, et ces differentes odeurs ne seront que diverses Modifications ou manieres d’etre ou qualités de son etre.

 

 

Ces Trois mots Sont aussi regardés Comme Synonimes. ils designent, tous, les choses, que nos sensations nous representent dans les objets ; or ces choses S’appellent qualités ; Parce que par elles les objets Sont dis­tingués les uns des autres ; Manieres d’etre ; Parce que c’est la maniere dont ils existent : Modifications enfin ; parce qu’une de ces choses en plus ou en moins produit un changement dans la maniere d’exister de chaque objet. lorsque les qualités Sont Tellement propres |[8] à une Es­pece d’objets quelles ne peuvent pas convenir à d’autres, on les appelle proprietés : L’etendue est la proprieté des corps, et la pensée celle des esprits, parce que l’Etre pensant ne peut pas etre etendu, et que l’Etre etendu ne peut pas etre pensant ; comme on le prouvera ailleurs.



Etre attentif.

 

4. Lorsque la Faculté de sentir est occupée toute entiere par la sensation d’une odeur qui se fait remarquer au milieu de plusieurs autres la Statue est attentive.

 

Mêmoire.

 

5. quand la statue passe d’une odeur, à une autre, l’impression faite par la premiere ne s’efface pas dèsque le corps qui en etoit l’occassion, Cesse d’agir Sur L’organe : Elle se Conserve, au contraire, dans L’esprit, pour S’y reproduire ; et cette faculté qu’a L’ame de rappeller ses Sensations, se nomme Mêmoire.





Comparer.

 

|[9] 6. L’action de cette Faculté commençant à etre exercée, la Statue partagera Son attention entre La sensation presente, et celle qui est passée, C. à. d. quelle Sentira en même temps ce quelle est, et ce quelle a été. Or quand la Statue partagera son attention entre ce quelle est et ce quelle a été, elle comparera ces deux especes de Sensations, C. à. d. quelle les rapprochera L’une de l’autre ou quelle portera L’une Sur l’autre ou à coté de L’autre, comme l’on Porte une Mesure Sur un objet dont on veut de­ter­miner l’etendue.


Juger.

 

Or ne pouvant pas etre Simultanement attentive à l’odeur de Rose et à celle d’œillet, sans appercevoir que l’une ne pas L’autre, elle Jugera C. à. d. quelle aura la perception d’un rapport entre deux idées quelle compare.




Reflexion

 

|[10] 7. Pour Comparer ces deux idées, la statue a dû Conduire Suc­ces­sivement Son attention de L’une à L’autre : L’attention ainsy Conduite, a été comme reflechie de L’une des deux sensations Sur L’autre, et cette operation est ce qu’on appelle reflexion.


L’interet, Prin­cipe qui met les facul­tés de l’ame en Action.

 

8. La Statue, Sçait, donc deja donner Son attention, se Souvenir de ce quelle a été, comparer, Juger et reflechir ; cependant ces facultés res­te­roient dans l’inaction, Si elles n’etoient activées par un principe Capable de les remûer dans toutes les instants de la vie ; mais ce principe existe : c’est L’interet C. à. d. le besoin Constant d’ecarter la douleur et de Se procurer du plaisir.

Ce principe fait toujours agir la Statue, soit pour Continuer d’etre bien, soit pour Cesser d’etre mal, |[11] Soit pour etre mieux ou moins mal : Or plus le Contraste de ces differents Etats est saillant, plus il donne à L’ame du Ton et de L’energie ; L’etonnement quil Produit fait mieux Sentir La difference des manieres d’etre par lesquelles on a passé ; il rend plus attentif aux Sensations qui se Succedent et les fait comparer avec plus de Soin, il fait que les Jugements deviennent plus exacts et les Connois­sances plus etendûes.


ce principe est la cause du de­vellop­pe­ment de nos facultés et de nos Con­nois­sances.

 

9. Telle est en un mot la fecondité de ce principe, que, Sans lui, toutes les impressions passeroient comme des ombres ; qu’après plusieurs an­nées de vie, L’homme seroit aussi ignorant, que dans l’enfance qu’enfin n’agissant Jamais, parce quil n’auroit aucun interet à le faire, il ne Seroit rééllement qu’un simple automate ; C’est donc du plaisir et de la douleur, que depend le develloppement de nos facultés |[12] Et de nos connois­sances, puisquils sont le motif de toutes nos actions.

10. La Statue a deja porté plusieurs Jugements ; parce qu’on lui a Successivement presenté plusieurs odeurs : Sa Mêmoire a donc deja quelques idées en depot : or plus elle S’enrichira, plus la Statue aura des moyens pour exercer sa faculté de Juger : parce que souvent etablir des Comparaisons entre les Sensations actuelles et celles qui ne sont que reproduites, Elle appercevra les rapports existants Entr’elles : Or c’est là Juger. (6.).


Liaison des idées.

 

 

11. mais les Sensations passées se reproduiront-elles suivant l’ordre de leur Production ? ou bien une sensation actuelle pourra-T’elle en reveiller de passées, sans que cet ordre soit observé ?

La Solution de ce Probleme depend d’un autre grand principe |[13] de nos Connoissances, la Liaison des idées, Principe que nous allons de­vellopper.

La Liaison des idées, qui est un fait demontré par l’experience, mais qu’on ne peut S’expliquer, consiste en ce que, entre les idées, il existe des rapports tels, qu’une idée est Cause de la reproduction d’une autre : on eprouve à chaque instant, que l’impression actuelle d’un objet, retrace en nous des Sensations passées et d’un ordre Souvent très different ; ( ??) ces Sensations reproduites doivent /donc/ avoir quelque rapport avec les actuelles : Si l’on se refusoit à cette Consequence, on seroit forcé d’ad­mettre des effets Sans cause ; ce qui est egalement Contraire à L’analogie et à notre maniere de Concevoir : à celle-ci ; parce que nous ne pouvons pas nous faire L’idée d’un effet, que nous n’ayons avant celle d’une Cause ; à celle-Là ; |[14] Parce que nous appercevons Constament quil ne Se fait rien dans La Nature, qu’en Suite de quelque chose qui a precedé.

Conjectures sur le rappel des sen­sations.

 

idées rap­pellées sui­vant l’ordre de leur pro­duction.

 

12. Voici maintenant quelques Conjectures Sur le rappel des Sensations passées, et Sur la maniere dont s’en Fait la Liaison.

Les Sensations qui se Succedent dans L’ame de la Statue, attirent Son attention egalement ou inegalement ; dans le 1.er Cas, les idées doivent se Lier dans l’ordre de leur Production, C. à. d. que la Mêmoire pourra alors remonter de la derniere à la premiere et redescendre de celle-ci à cette derniere. Si cependant la Succession en renferme un grand nombre, les premieres, par une Suite des bornes de nos facultés, S’affoibliront insen­siblement, et les dernieres seules Subsisteront : celles-ci peuvent même S’effacer entierement, Si, par des actes Souvent repetés, on n’acquiert |[15] L’habitude, de Se les retracer. mais Lorsque cette habitude s’est formée, on parcourt avec facilité tous anneaux de la chaine, on peut multiplier les comparaisons, et par consequent les Jugements (6.–10.).

idées rap­pellées sans suivre cet Ordre.

 

Dans le 2.d Cas, C. à. d. lorsque L’attention n’aura pas été egalement Fixée Sur toutes les Sensations qui se seront Succedées, les plus vives auront laissé des traces plus profondes, se Seront liées entr’elles avec force, et auront fait oublier celles dont l’impression a été plus foible ; Ensorte qu’alors, on peut, Sur cette chaine, ne pas Suivre L’ordre de la production, et rappeller deux idées qui S’y Trouvoient Eloignées, Sans reveiller celles, qui, d’abord, etoient intermediaires.


Besoin.

 

13. Lorsque la Statue a passé d’un Etat où elle etoit bien, à un autre où elle Souffre, elle sent aussitost |[16] quil lui importe de revenir au pre­mier ; Or cette Souffrance produite par la privation de quelque chose qu’on croit utile, est ce qu’on appelle Besoin.

ses Causes.

 

Trois Causes peuvent Concourir à produire le besoin : une veritable douleur, un plaisir moins vif qu’un autre, et enfin un etat où l’on n’eprouve ni peine ni Plaisir.



Ennui.

 

Ce dernier Etat, d’abord indifferent, devient desagréable par La compa­raison qu’on en fait à celui où l’on avoit du plaisir : on Souffre ; Et cette peine S’appelle Ennui. Elle peut etre fort moderée ; mais il est Possible quelle augmente Jusqu’à devenir aussi accablante, qu’une Vraie Douleur.


une douleur ac­tuelle a­mor­tie par le Sou­venir d’un Plaisir pas­sé.

 

14. Il sembleroit d’abord que n’ayant pas le pouvoir de Se procurer des Sensations ; puisqu’elle ne Connoit point les objets qui les occassionnent, et que, les Connût-Elle, etant Supposée immobile, elle |[17] ne peut pas Poursuivre ces objets ; la Statue Pourroit etre condamnée à un eternel Ennui, dèsqu’une Fois elle Seroit tombée dans cet Etat ; mais il Faut ob­ser­ver que sa Mêmoire Peut lui retracer des Sensations agréables, et Si vivement, que ce Souvenir Occupe toute la Capacité de Son ame, au point quelle ne Remarquera plus alors L’impression Actuelle, et quelle Jouira de celles que le Besoin a reveillées.


cas où aucun[e] Souvenir ne peut Calmer une dou­leur actuelle.

 

il peut en etre de même, lorsque le besoin resulte de la Comparaison d’un plaisir Mediocre et actuel, avec le Souvenir d’un autre plus vif ; mais lorsque le besoin est produit par une douleur Violente, la capacité de Sentir Peut en etre Tellement absorbée, que les Sensations retracées ne Peuvent pas faire diversion à cet Etat, et la Statue |[18] est reduite, alors, au Simple desir d’un changement quelconque. une Sensation qui, dans une autre circonstance, engendreroit L’ennui Sera un plaisir très vif dans celle-ci ; le Souvenir d’une Grande maladie Confirme cette observation.

 

 


les Besoins et les idées qui peuvent les sa­tisfaire se cor­respondent

 

15. Le Besoin dans ce dernier cas ne peut rien attendre de la mêmoire ; mais dans les autres, il determine l’action de cette faculté vers cette Partie de l’ame qui n’est pas occupée, pour y exciter des Sensations qui puissent Combattre et detruire celles qui la Tyrannisent actuellement. Les idées se rapportent donc aux Besoins, et l’on peut se representer les unes et les autres, Comme formant deux chaines parrallelles, dont les anneaux, se Correspondent de Telle maniere, qu’à chaque besoin soit Liée l’idée qui peut le soulager, |[19] ou immediatement par elle-même, ou en indiquant à La mêmoire La route qui conduit de cet anneau, à celui qui peut re­veil­ler la Sensation analogue à la circonstance Presente.

Plus on Eprouve de besoins, plus on develloppe d’idées

ou pro­verb.t

La necessité est mere de Lindus­trie.

 


16. il Suit de là que, nous reportant Sur la Chaine des Besoins, (et notre Temperament, nos Passions et notre Etat nous y replacent à chaque ins­tant) nous Pouvons parcourir celle des idées, et qu’à proportion qu’un plus grand nombre de besoins Correspondent aux idées que nous cher­chons, il nous est plus facile aussi de les reveiller. on a donc eû raison de dire (11.) que la Liaison des idées est L’un des principes du develloppe­ment de nos Connoissances.

 

imbecillité et folie : leurs Causes.

 

17. mais ce Principe est sujet à bien d’alteration : Trop ou Trop peu de force dans la Liaison |[20] des idées le Vicie radicalement. du trop peu resulte la folie, et L’imbecillité du trop peu : on est fou en effet lorsqu’on reunit des idées incompatibles, dans un même Ensemble, Comme on est imbecille, lorsqu’on ne peut se Retracer aucune sensation passée. Or ces deux Etats procedent evidement de ce que, d’un Coté, les idées les plus disparates etant fortement Liées, par la Seule raison quelles Se sont pre­sentées ensemble, paroissent, en se reveillant, des Justes Conse­quences les unes des autres ; et de ce que, de l’autre coté, les idées ne se Liant que Foiblement ou Point du tout, il ne s’en peut reveiller aucune, ce qui fait qu’uniquement reduit aux sensations actuelles, on est sans mêmoire ; (5.) qu’on ne peut par Consequent, ni Comparer, (7.). ni Juger, (ib.)  ?? ; qu’en un mot on est imbecille.





imagination, ce en quoi, elle differe de la Mêmoire.

 

|[21] 18. il a été remarqué (14.) que La mêmoire pouvoit quelques fois retracer Si vivement une Sensation Passée, que ce Souvenir etoit Capable d’absorber une impression actuelle ; il Faut donc distinguer deux degrés dans l’action de cette faculté : dans L’un, elle ne rappelle les choses, que comme passées, et dans l’autre, elle les represente Comme actuelles : Or dans ce cas, elle s’appelle imagination d’où l’on voit, que, L’imagination ne differe de la mêmoire, que parce quelle Peint plus Vivement L’image quelle reproduit.


Liaisons d’i­dées formées par la mêmoire et l’ima­gi­na­tion.

imagination en­richie aux de­pens de la mêmoire.

 

19. Cette difference entre ces deux Facultés nous en fait remarquer une autre dans les Liaisons d’idées qui Se rapportent à L’une où à l’autre. Pour faire Jouir la Statue des modifications (3.) qui Lui sont les plus agré­ables, l’imagination est Souvent obligée d’intervertir l’ordre dans |[22] lequel La mêmoire les avoit disposées, d’en rapprocher plusieurs qui, dans cet ordre, Suivi par la mêmoire etoient eloignées, et d’en former une nouvelle chaine : Or plus l’habitude de Parcourir cette derniere chaine Se fortifiera, moins il Sera facile de parcourir celle qui avoit été formée par La mêmoire, mais comme L’imagination est plus propre que la mêmoire à soulager les besoins, et que ceux-ci sont aussi Variés qu’im­perieux, L’imagination activée par eux, prolongera successivement sa chaine, tandis que celle de la mêmoire perdra toujours quelqu’anneau.


l’imagination est d’autant plus ac­tive qu’on Jouit de limage de moins d’or­ganes.

 

20. avertis par nos Sens de L’absence des objets que L’imagination nous represente, nous ne Confondons pas les Sensations retracées avec celles qui sont actuelles ; mais ne se Connoissant pas d’organe, et ignorant s’il existe quelque chose hors d’elle (3.) |[23] La Statue ne peut mettre aucune difference entre imaginer et avoir une Sensation ; Ensorte que se retraçant Sans defiance une odeur Passée, elle en jouit aussi rééllem.t que Si elle etoit presente, d’où il resulte que cette ignorance est une Source de plai­sirs et qu’elle contribûe à rendre L’imagination de la Statue plus active que la nôtre.


raison de ce Phenomene.

 

21. Lorsqu’en Effet la Statue est reduite, comme nous le supposons, ici, à une seule espece de Sensations, ses facultés Sont moins distraites que les nôtres, qui doivent se partager Entre cette Multitude d’objets dont nous sommes entourés. dailleurs pour Sortir d’un etat Penible, nous Sommes dispensés de tout travail par la facilité que nous avons d’ecarter ceux de ces objets qui ne sont pas agréables, et d’en |[24] chercher qui le Soient, Tandis que dans La même Situation La Statue doit mettre en Jeu tous les ressorts de son imagination pour Se procurer des Sensations ca­pables d’etouffer celles qui la font souffrir. (15.) cette Faculté etant donc plus exercée dans la statue, qu’en nous, il n’est pas etonnant qu’elle pro­duise en elle des Effets que nous eprouvons rarement, mais dont L’histoi­re des songes fournit plusieurs exemples. ( ??)


habitudes ; com­ment Con­trac­tées et de­truites.

 

22. Après avoir develloppé dans La statue les Facultés que nous y avons remarquées Jusqu’ici, il a dependu de nous de lui donner L’habitude des differents actes Propres à chacune. Les habitudes etant en Effet la facilité qu’en repetant Souvent certaines actions on acquiert de les faire, il n’a fallu pour en donner à la Statue, |[25] que lui faire reproduire frequement Les actions auxquelles on veut L’habituer ; Comme on pourroit aussi detruire ses habitudes acquises, en interrompant L’exercice des Facultés auxquelles elles sont relatives.

moins il y a des sens exer­cés, plus la Fi­nesse de ceux qui le sont est grande à cer­tains egards.

à certains autres egards chaque sens Juge mieux lors­quil est ai­dé par quel­qu’un des autres.

 

23. bornée à une seule espece de sensations, il est à presumer que La Statue demeleroit, dans chacune, des nuances, qui nous echapperoient. La finesse de sa maniere de sentir le Cederoit cependant à La nôtre, toutes les fois qu’il s’agiroit de distinguer des odeurs confondûes ; parce que, ne sachant pas que ce quelle sent est un composé, resultant de l’action de plusieurs corps, elle regarderoit cette sensation complexe comme une sensation Simple ; Or il n’en est pas ainsy de nous : Après avoir senti Tour à Tour une Rose et un Œillet, nous ne Confondons pas |[26] leurs odeurs, Lorsqu’elles Sont melées ; parce que Sachant quelles Viennent de deux corps differents, nous Jugeons que L’odeur est composée ; mais Sans cette connoissance, nous Jugerions, comme la Statue ; et tout me­lange d’odeurs nous paroitroit un sachet où, pour Peu quil soit bien fait nous ne sentons qu’une odeur.

 



Desir.

 

24. on a Vû (4.) que, bornée à une premiere Sensation, la Statue ne pourroit ni desirer, ni craindre : mais après s’etre trouvée tour à Tour dans des Sensations agréables et Penibles, elle n’est plus dans un etat de Souf­france ou de besoin, que toutes ses facultés ne Se dirigent vers celui où elle etoit bien et ne S’appliquent à y parvenir : La reflexion s’en occupe uniquement, L’imagination le retrace en peignant avec |[27] Vivacité le plaisir d’en Jouir : or cette direction des facultés vers un objet dont on Sent le besoin, S’appelle Desir.


mal-aise

 

inquietude.
Tourment.

 

25. Si L’etat Souffrant de la Statue differe peu de celui où elle etoit bien, le Sentiment qu’elle Eprouve Se nomme mal-aise ; et ses desirs alors Sont mediocrement Vifs ; mais si la difference de ces deux Etats est Considerable, la Sensation qui, /aupar/avant, S’appelloit mal-aise prend le |[28] Nom d’inquietude, quelquefois même de Tourment, et dans ces Cas les desirs Sont très vifs.

intensité des de­sirs pro­por­tion­née aux degrés d’in­quietude.

 

L’intensité du desir se mesure donc Sur celle de L’inquietude qui le fait naître, et celle de L’inquietude Sur la difference qui Se fait remarquer entre L’etat Souffrant où l’on est, et celui dont le bonheur Se retrace dans l’esprit.

Passions.

 

26. lorsque les desirs sont vifs et Continus, C. à. d. lorsque les facultés se portent avec force vers ce qu’on desire et quelles s’en occupent ex­clusivem.t, ils prennent le nom de Passions, ainsy l’on peut dire que les Passions sont des desirs dominants tournés en habitude.


Esperance et Crainte.

 

|[29] 27. ayant Long Temps eprouvé quelle etoit Tantot mal, et tantot bien, La Statue Juge quelle peut encore etre L’un et l’autre : or quand dans un Etat de plaisir, elle Juge qu’elle Pourra passer à un etat de Souf­france, elle craint, et lorsqu’elle Juge que /de/ ce dernier Etat elle Peut revenir au premier, Elle Espere ; l’esperance est donc le desir, avec L’idée qu’on pourra Jouir de ce qui en est l’objet : la Crainte est tout le Contraire, C. à. d. le desir avec L’idée que l’objet n’en pourra pas etre atteint.


Volonté.

 

28. Lorsque le desir est Soutenu par l’esperance, et point troublé par la Crainte, il devient absolu, C. à. d. tel, que nous Croyons ne devoir pas trouver d’obstacle qui S’oppose à la possession de la chose desirée, et alors il s’appelle Volonté, ainsy l’on peut dire que la Volonté est le desir, avec l’idée que rien ne |[30] S’opposera à La Jouissance de ce qu’on desire.

 

 

 

 

Chapitre 2.e

des idées acquises avec L’odorat seul.

 

individus.

 

29. on appelle individus les Etres Particuliers qui ne peuvent pas etre divisés, Sans cesser d’etre ce quils Sont : Pierre, Paul, cette Table, ce chapeau sont des individus : il en est de même de tout ce qui existe dans L’univers ; la nature ne produit que des individus ; mais après avoir observé quil y en avoit beaucoup que des rapports de ressemblance paroissent Lier entr’eux, en les Separant plus ou moins du reste de la masse, on en fit Comme des groupes, c’est à dire, qu’on les distribua en Classes ; Et Comme il etoit impossible de les designer chacun par |[31] un Nom particulier, on donna celui de La Classe à tous : C’est ainsy que Le mot arbre designe une de ces classes ; et que le même Nom S’ap­plique à tous les individus qui La Composent.

Classes.

Générales.

leur[s] sou­di­vi­sions

Genres
Especes.

 

30. Quand, après avoir formé des classes, comme nous venons de le voir, on vint à Considerer les differences qui Se trouvent entre les in­di­vidus de chacune, on Subdivisa Ces Classes en plusieurs autres qui eurent un nom particulier qu’on appliqua encore aux individus de ces Classes inferieures ou moins g.les : c’est ainsy que, Poirier, Cerisier, Prunier &.a designent les subdivisions de la Classe appellée arbre, et les individus renfermés dans ces Subdivisions ; Les classes plus générales sont ce qu’on appelle Genres, et leurs Subdivisions se nomment Especes.

individuelles.

idées{

générales.


les idées Géné­rales et par­ti­culieres ne re­pre­sentent rien d’existant.

 

Or Comme on appelle individuelles |[32] Les idées qui representent les individus, celles qui representent les Genres et les especes furent appellées générales ; il faut observer par Consequent, que les mots qui designent des idées Générales ne sont que les Noms des Classes que nous avons formées nous-mêmes Pour mettre de l’ordre dans nos Connois­sances ; qu’ainsy les mots Arbre, Poisson, cheval, oiseau ne designent rien d’existant ; Puisquils expriment tous les arbres, tous les poissons &.a et qu’aucun etre dans la nature n’est ni tous les arbres, ni tous les Chevaux &.a


idées abstraites.

 

 

31. Lorsque, dans un objet, on Considere une ou plusieurs qualités, Sans penser à lobjet lui-même, C. à. d. qu’on regarde ces qualités, Comme Separées de la substance l’idée de ces qualités s’appelle abstraite. les idées Générales sont donc toutes abstraites : |[33] Parce que, ne prenant pour les former que les qualités Communes à plusieurs individus, on Considere Ces qualités Separément de ces individus, et de ce qui est particulier à chacun d’eux. observons maintenant les differentes especes d’idées que la Statue peut avoir avec L’odorat seul.





l’odorat seul peut donner des idées in­dividuelles, Géné­rales et abstraites.

 

32. d’abord celles quelle Se fait des odeurs de Rose, de Jasmin, &.a sont individuelles : mais accoutumée à se trouver tantot dans un etat de Con­tentement, et tantot dans un etat de Souffrance, de toutes ses sensations elle fera deux classes dont l’une comprendra toutes les odeurs qui lui Procurent du plaisir, et l’autre, Toutes celles qui la rendent souffrante. Elle aura donc dèslors deux idées Générales. Reconnoissant ensuite que, Parmi les sensations qui la font Jouir, |[34] il y en a quelques unes qui ont entr’elles des rapports de ressemblance quelles n’ont pas avec les autres, elle en fera des Classes particulieres et aura par consequent une nouvelle espece d’idées. Enfin Separant l’idée de Mecontentem.t ou de Jouissance de celle de toute modification particuliere, elle Se fait une idée abstraite de chacun de ces deux Etats ; Elle n’est plus bornée alors à desirer ou à Craindre telle ou Telle maniere d’etre en particulier, elle peut considerer la Peine ou le plaisir en général.

il peut en donner de Nombres.

 

33. distinguant les Etats par où elle passe, la statue se fait Lidée de Nombre : elle a celle de L’unité, Lorsquelle Eprouve une Sensation ou quelle la rappelle, Et celles de deux ou de trois, toutes les fois que la mêmoire Lui retrace |[35] deux ou trois manieres d’etre : Cependant ses connoissances à cet egard ne peuvent qu’etre /très bornées :/ l’usage de tous les Sens, Sans celui des Signes ne pourroit pas Lui-même les lui faire porter beaucoup Plus loin ; et nous ne devons les nôtres en ce genre, qu’à celle des chiffres ou des sons par lesquels nous designons les nombres.


maniere dont se Forme l’idée des grands nombres.







Exemples qui demontrent la neces­sité des signes, pour se faire des idées de Nombre.

 

34. un nombre n’est en effet qu’une Collection d’unités, et l’on ne s’en forme L’idée qu’en ajoutant l’unité à elle-même. Or Si, pour Former Ces Collections d’unités, on n’avoit pas eû des Signes qui reunissent ces unités dans l’esprit, à Peine eût-on Pû se faire L’idée du nombre Sept, Par exemple ; Car, reduits pour former la Collection des unités qui les com­posent, à dire un, un, un Jusqu’à Sept fois, rien n’auroit |[36] Pû nous assurer que cette repetition avoit été faite Sept fois, ni Plus, ni moins. il est donc bien sur que rien ne peut reunir dans l’esprit une Collection Tant soit Peu considerable d’unités, ou nous donner l’idée du nombre qu’elle forme, que le Son ou le Signe par lequel on represente cette collection. aussi Loke, observe-T’il, que des americains, dont il Parle, ne Pouvoient pas, faute de Signes, compter jusqu’à mille, quoi quils fussent dailleurs d’un esprit vif et assès raisonnables ; Ensorte que, quand ces hommes etoient obligés de Parler d’un grand nombre, ils montroient, dit-il, les cheveux de leur Tête. les Topinamboux presentent leurs doigts, et montrent ceux des autres, dèsquils doivent Parler d’un nombre plus grand que Cinq, qui est le dernier |[37] de ceux qu’ils ont designés par des mots. Enfin le voyage de la Condamine reduit tout le Systeme arithmetique d’une certaine peuplade au nombre Trois, dont le signe renferme Vingt Lettres.


L’odorat donne L’idée de L’in­fini

 

35. en Supposant que la Statue a été plus loin, au moins sera-t’on forcé de Convenir, quelle n’a pas Surpassé les Topinamboux, et que si elle a Lidée distincte du nombre Cinq, tout ce qui vient après doit lui paroitre une Multitude indefinie qui Sera pour elle ce qu’est pour nous l’idée pre­tendue de L’infini à laquelle nous Sommes redevables de tant de reveries metaphysiques.

maniere dont se forme l’idée du fini.

 

36. Le fini et L’infini sont regardés Comme des modifications de la quantité, et ne s’attribuent proprement qu’à ce qui a des Parties et qui |[38] est Susceptible par Consequent de plus ou de moins par l’addition ou la Soustraction de quelques unes de ces Parties, comme l’espace, le nombre et la durée : une Portion bornée d’etendue et la revolution d’une Roue destinée à mesurer les Subdivisions que nous avons faites des Pe­riodes ordinaires du Temps, nous donnent L’idée du Fini ; mais il y a plus d’embarras, pour former celle de L’infini : il est même impossible de la rendre complette et Positive.






maniere dont se forme L’idée de L’infini

cette idée ne peut Jamais etre complette et Posi­tive.

 

37. En effet, soit qu’on Considere, l’espace, le nombre et la durée, on Conçoit qu’en ces genres, on peut ajouter à une quantité quelconque de Parties, des milliards d’autres Parties, et multiplier un milliard de fois et plus ces milliards par des milliards ; cependant après ces multiplications on a encore la |[39] faculté d’en Faire de nouvelles, et l’on sera Toujours aussi Eloigné de leur dernier Terme, qu’on l’etoit en le Commençant ; et C’est de la faculté de recommencer sans cesse de nouvelles additions, qu’est venue l’idée de l’infini : Or pour etre complette et Positive, il faudroit que cette idée ne fut plus Susceptible d’accroissement C. à. d. qu’elle renfermat tout ce quil y a despace, ou de nombre, ou de durée, et qu’on Peut dire par exemple : Voila un nombre infini, Comme on dit : Voila le nombre mille : mais Tant s’en faut ; après avoir Epuisé les forces de L’imagination, en accumulant des multiplications, on trouve encore, avec etonnement, que la faculté de recommencer Subsiste toute entiere, et, L’infini, comme un Protée, echappe toujours à l’esprit malgré qu’il fasse pour le fixer.

Ce Quil y a de Positif dans cette idée.

 

|[40] Ce quil y a de Complet et de Positif dans l’idée de L’infini Se reduit donc à une grande Collection des Parties, comme de quelques millions de Lieues ou de siecles multipliés par d’autres millions Si l’on veut. cette collection peut-etre Formée dans L’esprit, en reunissant un grand nombre d’idées Positives despace ou de durée, mais ce qui reste toujours à ajouter ne peut pas Toujours plus etre Saisi par l’esprit, que la Profondeur de L’ocean, ne peut l’etre Par un homme qui n’auroit, pour La mesurer, que la Longeur [sic] de son Bras ; nous pouvons donc, avec Loke, comparer celui qui pretendroit avoir une idée positive de L’infini, à un homme qui croiroit avoir celle du Nombre de grains de sable qui Sont sur le rivage |[41] de la mer, par cela Seul quil Sçait que ce nombre excede celui de mille.

L’infini ne peut convenir qu’à ce qui a des par­ties, ce qui se dis­tingue par de­grés n’en est pas Sus­cep­tible.



maniere dont se Forme L’i­dée de L’in­fini rela­tive­ment aux at­tri­buts de Dieu.

 

38. il a été observé (36.) que L’idée de L’infini ne S’appliquoit qu’à ce qui a des parties : on a pû inferer de là, par Consequent que ce qui n’a que des degrés, n’en etoit pas Susceptible. L’idée de linfini, comme on la Vû, vient uniquement de la faculté de repeter Sans fin les idées qu’on a d’une quantité quelconque, (37.) afin que cette repetition produise un accroisse­ment continuel. Or cet accroissement ne peut pas avoir Lieu en toutes sortes de choses : la repetition de L’idée du blanc, par exemple, ne pro­duiroit Jamais aucun accroissement : deux blancs egaux se Confon­droient, et s’ils ne l’etoient pas, le moins vif diminueroit l’eclat de L’autre |[42] Ces differentes idées de couleur et des modifications Semblables se nomment Degrés, et l’on voit que la reunion de plusieurs n’augmente pas L’idée d’un seul ; ainsy, quand, on dit de Dieu quil a une Sagesse et une Puissance infinies, l’idée que nous avons alors de L’infini, vient de ce que nous Considerons le nombre et L’etendue des Actes qui sont l’effet de ces attributs.

Eternité.
immensité.

 

39. Telle est L’idée la plus exacte qu’on puisse se faire de L’infini : nous n’y avons tant insisté, que pour n’avoir pas à y revenir, Lorsque nous parlerons de L’Eternité et de L’immensité qui sont L’infini dans le Temps et dans l’espace.

40. La statue a L’idée de |[43] L’infini dans le nombre, (35.) mais elle ne peut pas encore l’avoir dans l’espace, puisquelle n’a pas celle de L’etendue ; il ne nous reste donc qu’à voir Si elle a L’idée de la durée et de L’eternité.


Durée

 

instants

 

 

Maniere dont se forme L’idée de L’Eternité.

 

 

Lorsque la Statue cesse d’etre odeur de rose, pour l’etre de Viollette, elle remarque une succession dans ses idées, et par Consequent une es­pece d’intervalle ou de distance entr’Elles ; or cette espece de distance qu’on conçoit entre[s] les idées qui Se Succedent, est ce que nous Appellons durée ; et les idées dont Se forme la Succession, se nomment instants. dans le passage d’une odeur à une autre la statue aura donc Connu deux instants : Et comme la mêmoire ne peut lui retracer, tout au plus, que 4. ou 5. (35.) de ses manieres d’etre ou de ses idées, (3.) elle ne demelera dans Sa Durée, que |[44] quatre ou cinq instants, et ne verra, avant et après, qu’une Succession indefinie, (35.), C’est à dire quelle ne Verra dans cette Succession, ni Commencement ni fin ; or l’idée d’une. Telle Succession est celle de L’eternité absolue. La Statue aura donc alors l’idée de l’eternité : cette eternité paroitra même lui ap­partenir ; Car Comment Jugeroit-elle quelle a Commencé, et quelle doit finir ? Si nous avons cette connoissance, c’est parce que nous voyons nos Semblables naître et mourir. reduits à la contemplation de notre Seule existence, nous Jugerions Comme la Statue.

present = passé


maniere dont se forme l’idée de L’avenir.

 

41. Par le passage d’une odeur à une autre, la Statue sentira à la fois ce quelle est, et ce quelle a été : Elle verra le Passé dans la Sensation re­tracée, |[45] et le Present dans celle qui est actuelle ; mais Pour Se faire L’idée de L’avenir, il faut qu’une même Serie de Sensations, Plusieurs fois Parcourue, et gravée dans la mêmoire, Lui donne L’habitude de Juger qu’à Lodeur de Rose Succedera celle d’œillet, Par exemple, et à celle-ci, L’odeur de Jasmin. Cet ordre une fois etabli, la Statue ne Sent plus L’odeur d’œillet, quelle ne voie aussitost le Passé dans la Rose, L’Avenir dans le Jasmin, et une durée indefinie dans ce qui est au delà du premier et du dernier Terme de la Serie qu’elle a l’habitude de parcourir.


maniere dont se mesure la durée des sensations.

 

42. La Statue peut parcourir cette statue Serie, soit en Eprouvant ac­tuellement les Sensations qui La Composent, Soit en Se les retraçant. Or cette double maniere de parcourir la Suite des sensations, fournit à la Sta­tue |[46] le moyen de mesurer la durée de chacune d’elles. Soit qu’elle les Eprouve actuellement, Soit quelle ne fasse que Se les retracer : supposons en effet quelle en eprouve actuellem.t une par la presence d’une fleur, et qu’en même Temps sa mêmoire Lui retrace toutes celles qui composent La serie : il est clair que dans ce Cas, la Sensation actuelle sera comme placée à coté de la serie, et que la statue pourra voir distincte­ment si cette sensation actuelle repond à la serie entiere ou seulement à une de ses Par­ties ; La durée de la serie mesurera donc celle de la sen­sation actuelle Comme la Suite des Sensations actuelles pourra etre reci­proquem.t La mesure des Sensations retracées.


la durée est rela­tive à la rapidité avec laquelle se Suc­cedent les idées.

 

43. il resulte de ce qu’on vient de dire que Sans cette succession d’odeurs Presentes ou |[47] reproduites, La Statue n’auroit Jamais connu qu’un instant ; et il en sera ainsy toutes les fois qu’eprouvant une Sen­sation, Sa mêmoire ne lui en retracera pas Successivement quelqu’une des precedentes ; C. à. d. qu’alors elle ne Verra qu’un instant : cela nous fait voir que la durée est Relative à La Rapidité avec laquelle nos idées Se Succedent, C. à. d. Encore que plus on aura, ou plus on rappellera d’idées dans un temps donné, plus ce temps paroitra Long, Lorsquil sera ecoulé, et qu’en Consequence deux hommes devroient avoir une Egale succes­sion d’idées, pour compter un egal nombre d’instants, dans la même hypotheze.

Maniere dont se mesure la durée in­de­pen­dam.t de
la suc­cession des idées.



Temps = instant.

 

44. Pour determiner l’ordre dans lequel plusieurs choses existent, il falloit une mesure commune de la durée, et il falloit quelle fut |[48] in­dependante de la Succession des idées qui n’a rien de fixe ; mais la durée consistant dans une Succession Perpetuelle, il n’etoit pas possible d’en retenir une partie constante et invariable, comme on en retient, une de l’etendue, pour lui Servir de mesure ; il a donc fallu recourir à des Pe­riodes qui se Suivissent Constament ; et l’on a pris celles des astres et particulierement celles du Soleil : la durée, comparée à ces Periodes, S’appelle le Temps. Une Portion de durée, ainsy Comparée, et dans la­quelle on n’apperçoit aucune Succession, est ce qu’on nomme instant. tous les instants d’après cela doivent nous paroitre egaux ; mais ce qui a été plus haut (43.) nous demontre que cette apparence est une Erreur.

L’odorat seul peut donner L’idée abs­traite de du­rée.

 

45. La Statue en se Faisant L’idée de la durée et en |[49] apprenant à La Mesure, a dû voir que toutes ses manieres d’etre (3.) peuvent durer ; Or Considerant la durée comme etant commune à toutes, elle S’en fait une idée abstraite. (31.)

il donne aussi celle du pos­sible et de L’impos­sible.

maniere dont
ces idées se forment.

 

46. Elle Se fait aussi enfin L’idée du possible et de L’impossible. Car 1. : ayant L’habitude d’etre, de cesser d’etre, et de redevenir la même odeur, elle Juge lorsquelle ne l’est pas, quelle pourra l’etre, et, Lorsquelle l’est, quelle Pourra ne l’etre plus. C’est à dire, donc, quelle verra quil est possible que ses manieres d’etre (3.) existent ou n’existent pas. 2. accou­tumée de même à en perdre une, aussitost qu’elle en acquiert une autre, Elle Jugera qu’il ?? /lui est impossible/ d’en avoir deux à la fois. il faut cependant observer relativement à L’idée du possible, que, comme la statue ignore l’influence des objets |[50] Exterieurs, (3.) elle Jugera du possible Sans Connoitre les causes de L’effet dont elle voit la possibilité, et que pour qu’elle se trompe dans son Jugement, il suffit que nous nous proposions de lui faire sentir Continuellement La même odeur.

Conclusion de ce chapitre : nos con­nois­sances tirent leur ori­gine des sens.

 

47. Après avoir Vû la statue, dans le cours de ce chapitre, se faire avec L’odorat seul, des idées individuelles, Générales et abstraites, des idées de nombres, et de durée, l’idée de L’infini, comme nous l’avons nous-mêmes &.a il doit nous etre permis d’annoncer d’avance que toutes nos connoissances viennent originairement des sens, et que même L’usage d’un Seul peut en donner près qu’autant que celui de tous ensemble, dans un degré moindre à la verité. la preuve de cette assertion se Complettera à mesure que nous avancerons dans nos recherches.

 

|[51]

 

 

Chapitre 3.

de La personalité, du Sommeil et des Songes lorsque L’odorat est exercé seul.

 





La Personalité ou le Moi

 

48. Si la Statue ne Conservoit pas le Souvenir de ses differentes mo­di­fi­cations, (3.) chaque instant de sa vie lui en paroitroit toujours le premier ; (43.) mais doûée de La mêmoire, elle n’eprouve Jamais une Sensation, qu’elle ne se rappelle d’en avoir Eprouvé d’autres : Or Le sentiment de ce quelle est actuellement, Joint au Souvenir de ce quelle a été, est ce qui Constitue la Personalité ou le Moi. La personalité fait Connoitre à la Sta­tue, que ce dont elle se Souvient est arrivé à L’Etre qui sent actuellement, à elle-même ; Ensorte que ce Souvenir ne retrace pas seulement une sen­sation passée, mais il avertit de plus que L’Etre en qui, elle se retrace, est celui-là même qui l’avoit Eprouvée lorsqu’elle |[52]etoit actuelle ; que ce qui dit actuellement : Je me Souviens, disoit alors : Je sens. La personalité ou le moi est donc la Liaison qui se trouve entre le Sentiment de son etre d’un coté, et Les sensations actuelles et reproduites de l’autre : sans cette Liaison rien ne pourroit me Convaincre que le moi d’aujourd’huy, fut le moi d’hier.





sommeil –
        songes.



cause des Songes

 

49. si nous eloignons du Nez de la statue toute espece de corps odori­ferents, elle se trouvera reduite au Simple Souvenir de ses modifications passées ; (3.) mais lorsque la mêmoire et L’imagination se lasseront d’un exercice trop Long temps prolongé, la Vivacité des idées s’affoiblira insensiblement ; comme la Lumiere d’un flambeau qui va seteindre, et bientost ses facultés seront ou entierement assoupies, ou ne le seront qu’à un certain point. dans le premier Cas la Statue sera dans un sommeil profond, et dans le second, elle eprouvera des songes, c. à. d. des asso­ciations d’idées entre lesquelles n’existe pas lordre de leur production (12.) parce que La mêmoire et Limagination, quoique assès eveillées pour rappeller quelques |[53] idées, sont trop assoupies, cependant, pour les retracer dans cet ordre de leur production.

un etre borné à l’odorat ne re­con­noitroit Point l’erreur des Songes.

 

50. La Statue eprouve des Songes comme nous, mais elle ne Soupçonne pas leur illusion ne mettant aucune difference entre les Sensations ac­tuelles et celles qui ne sont que retracées, (20.) elle n’en sçauroit mettre aucune entre Songer et veiller ; nous ne lui verrons distinguer ces ceux Etats, que quand elle aura L’usage de la vûe et du Tact.

 

 

 

 

Chapitre 4.

Notion de L’entendement et de la Volonté.

 

 

 

51. nous pouvons borner à ce qui a été dit Jusqu’ici, la recherche des Effets que L’usage d’un seul sens peut produire dans L’ame ; mais il est à propos de les reunir dans un Seul point de vûe, par une Courte recapi­tu­lation, pour en former la Notion de l’entendement et de la volonté.

apperçu des ope­rations devellop­pées par l’usage de L’odo­rat.

 

I. Jouissant de L’usage d’un Seul sens, La Statue est attentive, (4.) elle se souvient de ce quelle a eprouvé, (5.) elle compare, Juge, (6.) reflechit (7.) C. à. d. que nous trouvons deja en elle, attention, Mêmoire, imagi­nation, reflexion, comparaison et Jugement.

II. Elle eprouve des besoins, (13.) elle a des desirs, (24.), elle Craint, Elle espere (28.) et enfin elle veut (29.).



Consequences qui en de­rivent.

 

|[54] III. Elle s’est fait autant d’especes d’idées, que nous en avons nous-mêmes ; (47.). Nous devons donc Conclure de tout cela, 1.o que L’odorat a develloppé dans son ame les operations et les idées que nous y avons observées. 2.o qu’avec ce seul sens il s’est develloppé autant d’operations et autant d’especes d’idées, quil S’en Develloppe en nous avec tous les Sens reunis. 3.o Enfin que toutes ces operations ne sont que la Sensation Transformée ; mais cette derniere Consequence etant /qui est/ très importante, merite un develloppement particulier.



les operations de L’ame ne sont que la sensation trans­formée

 

52. La Sensation qui se fait remarquer entre celles qu’on a en même temps, est L’attention : elle cessera de l’etre, et une autre le deviendra, lorsque son impression S’affoiblissant, sera absorbée par celle d’une plus vive. cependant nous sçavons par l’experience qu’après s’etre tout à fait Eteinte, elle peut encore se reveiller : Or ainsy retracée dans l’esprit, la sensation est la Mêmoire. la Capacité de sentir peut se partager dèslors entre la sensation actuelle, et celle qui n’est que retracée : l’attention |[55] ainsy donnée à deux objets, est Comparaison ; de la Comparaison naît le Jugement, Comme de celui-ci naît le raisonnement, qui n’est qu’une Suite de Jugements renfermés les uns dans les autres ; ces operations ne Sont donc que l’attention ; mais puisque celle-ci n’est que la Sensation, La Comparaison et le Jugement ne sont rééllement eux-mêmes que la Sen­sation. L’attention conduite d’un objet à l’autre, comme une Lumiere qui se reflete d’un corps sur un autre, est la reflexion ; La reflexion n’est donc encore que La Sensation.

?? L’esperance, la Crainte et la Volonté naissent du desir : (27., 28.–29.) le desir vient du besoin (24.) qui, naît à son tour, de la comparaison d’un etat Souffrant avec un etat de plaisir ; (13.) or la comparaison n’est que L’attention, et celle-ci n’est, elle-même, que la Sensation ; L’Esperance, la Crainte &.a… l’attention, la Comparaison &.a… toutes les operations de l’ame en un mot, ne sont donc que la sensation Transformée.


Entendement.

Volonté.

 

53. Ces operations ou Facultés de L’ame (2.) |[56] Se divisent en deux Classes, dont Lune embrasse toutes celles qui naissent de L’attention ; et L’autre, celles qui naissent du Besoin; or la reunion de celles qui Com­posent la Premiere Classe s’appelle L’entendement : et l’on appelle vo­lonté, la reunion de celles dont Se forme la seconde classe, C. à. d. de celles qui naissent du Besoin : Enfin on reunit encore ces deux Classes en une Seule qu’on Designe par les mots faculté de penser ou simplement pensée.

abus de ces mots.

 

Ces mots, entendement et volonté, sont assès commodes, dit Loke, si l’on s’en sert de maniere quils ne fassent naître aucune Confusion dans l’esprit, et qu’on ne leur fasse pas signifier des Etres rééls ou des agents qui existent distinctement en nous, ayant differentes fonctions, Comman­dant ou obeissant ; mais L’inconvenient dont Loke parle n’est que trop repandu : on a supposé dans L’ame des agents moteurs et intelligents, distingués d’elle et entr’eux : l’un chargé de la mouvoir, et l’autre, de recevoir les idées ; L’un incapable de |[57] Connoissance, et l’autre d’ac­tion : or de Là sont nées une infinité de questions qui ont Brouillé toutes les idées.

notion de L’en­tendement et de la volonté de­velloppée.









obscurités de L’an­cienne metaphysique relativement à cette Notion.

 

 

54. L’entendement et la volonté ne sont, Comme on la vû, que les noms de deux Classes qu’on a faites des operations de L’ame, C. à. d. deux termes abstraits. (31.) qui Sont Simplement L’ouvrage de notre esprit dont le Peu de Capacité a rendu nécéssaires ces Sortes de denominations, pour renfermer dans un Seul mot ce qui n’auroit pû, Sans Confusion, entrer dans les Longs enoncés quil eût fallu faire, Si L’on n’avoit trouvé ces expressions abregées qui ont dailleurs le grand avantage de mettre de l’ordre dans nos idées, en les distribuant en differentes classes. ainsy après avoir Convenu que les mots Entendement et Volonté renfermeroient les idées d’attention, de mêmoire, de Comparaison &.a il est bien evident que ces mots ne doivent pas nous representer des etres distingués de L’ame et de ses Modifications ; mais seulement L’ame envisagée par rapport à Certains actes qu’elle produit ou quelle |[58] peut Produire. demander, donc, comme on le fait dans les Metaphysiques ordinaires, Si l’entendement et la volonté Sont actifs S’ils Jugent &.a, c’est ne rien demander, Si cette question ne peut pas se Traduire par celle-ci : L’ame compare-T’elle, Juge-T’elle ? &.a de même lorsqu’on dit que la volonté ne peut agir que Sous la direction de L’entendement, où l’on prend ces deux mots pour les Noms de deux etres distincts ; et alors on Confond les mots avec les choses ; ou l’on veut Seulement dire que L’ame ne veut pas ce dont elle n’a pas d’idée ; et alors c’est en embrouiller une qui est assurément bien Simple.

 

 

 

 

Chapitre 5.

de L’ame lorsqu’à L’odorat se Joignent l’oûie, le Goût et la Vûe.

de L’exercice de cha­cun des sens resu[l]­teroient des Effets sem­blables à ceux que l’on a re­mar­qués en exer­çant L’odo­rat.

leur ensemble Per­fectionne ces Effets.

Les sensations ne se de­melent bien que par L’ha­bitude de les eprouver se­pa­ré­ment ou par la Con­nois­sance des corps qui en sont l’oc­cas­sion

 

 

55. L’exercice de chacun de ces Sens en particulier, auroit produit les mêmes Effets dans l’ame de la Statue que celui de L’odorat, parce que la Bouche est aux saveurs, et L’oreille aux sons, ce que le Nez est aux odeurs. Mais ces |[59] Effets, après la reunion des Sens dont nous parlons, Seront beaucoup plus Parfaits : La chaine des idées sera plus etendue et plus variée, les ressources de la mêmoire augmentent ; parce que Tantot un Son ou une couleur lui rappellent une Suite d’odeurs ; et que Tantot une odeur lui retrace reciproquement une Suite de Sons ou de couleurs ; Les objets de L’attention, des desirs, des Jouissances, se multiplient ; le nombre des manieres d’etre s’accroît : la statue se croira, d’abord tour à tour, odeur, son, saveur, Lumiere ou couleur, et Enfin elle Se persuadera quelle est à la fois, ce quelle a cru etre tour à Tour ; mais elle ne pourra porter ce Jugement que lorsqu’elle se sera fait L’habitude de distinguer ces differentes manieres d’etre, en les eprouvant separément ; et la raison en est Sensible : ignorant en effet qu’elle doit ces differentes Modifi­cations à des causes differentes, (3.–20., 23.) elle doit nécéssairement les Confondre, Jusqu’à ce que les ayant plusieurs fois eprouvées Separément, elle ait appris à les discerner, quand elles sont ensemble.


L’exercice des sens dont il Sagit ici ne peut don­ner l’idée de rien d’exterieur

 

56. Lorsqu’aucune des sensations que |[60] Lui transmettront ses dif­ferents organes ne sera assès vive, pour empecher les autres de se faire remarquer, il lui Semblera avoir une double, ou une Triple existence ; cependant malgré cet accroissement d’idées, La Statue ne S’elancera pas encore hors d’elle-même, C. à. d. qu’elle ne soupçonnera pas quil existe des objets exterieurs. n’eprouvant en Effet le sentiment de sa propre existence que par les odeurs, les Sons &.a et le Sentiment ne pouvant pas S’etendre au delà de L’organe qui le Transmet, elle ne peut se croire qu’odeurs, Sons, Saveurs, Lumiere ou couleurs, et il Lui est impossible d’imaginer quelque chose qui ne soit pas elle-même.

il ne donne pas non plus l’idée d’eten­due

 

57. elle n’aura donc encore aucune idée d’etendue. cette idée Suppose en Effet qu’on apperçoit des choses les unes hors des autres, se Liant, se Terminant Mutuellement, et ayant des bornes qui les circonscrivent ; or etant les propres manieres d’etre de la Statue, les couleurs elles-mêmes ne peuvent lui faire |[61] appercevoir rien de Semblable ; puisque pour Se sentir Circonscrite dans des Limites, il faudroit Supposer ce qui n’est pas, C. à. d. que la Statue Connût quelque chose hors d’elle-même.

objection contre la proposition
ci dessus.

 

On seroit Tenté de penser, il est vrai, que recevant les impressions d’un Bleu entouré de Blanc, la Statue devroit se croire un bleu terminé. mais il faut Considerer que, quelle que Soit L’etendue de la Surface qui reflechit ce Bleu Liseré de Blanc, chacune des parties de cette surface produit uniquement la sensation du Bleu ; La Statue doit donc par un Pouce de cette surface Bleûe, etre modifiée de La même maniere, que par un Pied ; Or, La modification etant La même, il est impossible qu’elle represente une grandeur plustost qu’une aucune ; on doit, par consequent conclure, quelle n’en represente aucune.

La sensation peut, sans doute, etre repetée par chaque Partie de cette surface Bleûe, mais repetée plusieurs fois, ou Produite une seule, elle est toujours la |[62] même modification, et La Statue n’a aucune donnée pour Soupçonner cette repetition.

L’odorat, L’oûie, le goût et la vûe ne peuvent ni se­pa­rés, ni re­unis, don­ner des idées de figure, de si­tuation ni de Mouvem.t

 

58. il est aussi Facile de concevoir que la statue ne peut pas avoir des idées de figures. toute figure est un espace Terminé par des Lignes, differemment inclinées les unes sur les autres ; Or chaque Ligne a deux extremités separées par une Certaine etendue ; pour avoir l’idée de Ligne, il faut donc avoir celle detendue, et la Statue ne l’a point (57.) il est par Consequent impossible alors qu’elle ait celle d’une figure quelconque. on prouveroit par le même moyen quelle ne peut pas non plus avoir L’idée de Situation ni de mouvement.


causes du pre­ju­gé qui nous fait croire que la Vûe Juge des dis­tances des fi­gures &.a

 

59. on Conviendroit aisement que les Sensations qui nous viennent par L’odorat, L’oûie et le Goût, ne Setendent pas au delà de l’organe qui les transmet à L’ame ; mais l’habitude où nous Sommes de Juger, à la vûe, des objets mêmes auxquels le Tact ne peut atteindre, nous domine à un Tel point, que nous Crions au Paradoxe, |[63] Lorsqu’on dit que nos yeux n’ont pas Toujours Vû, comme ils voient maintenant ; que, Sans les Leçons du Toucher, ils n’auroient Jamais apperçu que la Lumiere et les couleurs ; que malgré que le Tact etudie les objets à Tatons, par parcelles et Lentement, malgré quil ne puisse Jamais Saisir L’ensemble de certains, c’est de Lui cepend.t que L’œil apprend à les embrasser dans un instant.

les pphes eux-mêmes ont de la Re­pug­nance à croire que la Vûe apprenoit du Tact à Juger des dis­tances des Figures &.a

 



Notre Repugnance à adopter ces idées, n’a rien d’extraordinaire, puisque les p¯phes eux-mêmes, ont eû de la peine à Se guerir du Prejugé qui nous fait croire que L’œil apperçoit de lui-même les corps, les figures et les distances.


Dalembert avoit reconnu, après Loke, que la vûe ne fait pas franchir à L’ame L’intervalle qui la Separe des objets exterieurs ; Cependant quoi­quil eut recommandé de Se mettre, pour etudier L’homme à la Place d’un enfant, et de faire, pour ainsy dire, un cours d’ignorance, (c’est son ex­pression) ce Philosophe n’avoit point expliqué cette excursion de L’ame sur les objets exterieurs, cependant cette |[64] Explication pouvoit seule nous apprendre que L’œil etoit L’eleve de la main, C. à. d. que le toucher nous apprend à Voir.

raisons qui au­roient dû pre­ve­nir l’erreur dont il sagit

 

60. L’ame apperçoit les couleurs en Elle-même comme Ses propres modifications, (3.) tout Le monde en Convient ; mais conclure de Là quelle doit aussi les appercevoir Sur les corps, cest etre peu Consequent. de ce que l’extremité du rayon qui Frappe la retine, produit une Sen­sation, il ne s’ensuit pas en Effet que cette Sensation doive se rapporter d’elle-même à l’autre extremité du Rayon. L’œil ne peut voir que comme il Sent : or ne sentant qu’en Lui-même, il ne peut pas Soupçonner au dehors des objets qui agissent Sur Lui.

Ces Raisons qui seront plus Longuem.t develloppées ailleurs, auroient dû nous Garantir du Prejugé dont il S’agit ; mais nous ayant été Trans­mise avec le Lait qui fut L’aliment de notre Enfance, cette Erreur à la faveur de son innocente origine devoit se Presenter à nous avec toute La Candeur |[65] de la Verité ; aussi a-t’il fallu des siecles pour lui arracher le masque qui nous trompoit.

 

 

 

 

Chapitre 6.

de L’ame Lorsqu’elle est bornée aux Sensations dependantes du tact.

 


premieres sen­sations re­sul­tantes de Lusage du Tact.

elles ne font naître l’idée d’au­cun chan­gement

 

61. La Paralysie dont etoit frappé Jusqu’ici le Corps de la Statue n’existe plus : Ses membres Jouissent de la double faculté de Se mouvoir et /de celle/ de Sentir ; ?? quoique purement passive, /cette seconde faculté/ sera cependant en exercice avant la premiere. les impressions de L’air environnant produiront un etat de plaisir ou de peine, dèsque le corps aura été rendu Susceptible de transmettre à L’ame les deux especes de Sensations d’où resultent ces deux Etats, Lorsque le Tact est en acti­vité. quelque soit celui par où commencera la nouvelle existence de la statue, elle le Souffrira ou en Jouira, sans se douter qu’elle en puisse changer ; et, dans cette nouvelle hypotheze, il faut Raisonner, comme on l’a fait, lorsqu’on a Consideré L’ame soumise à la Seule influence de L’odorat. (4.)


Elles ne font con­noitre aucun corps pas même celui qui en est L’or­gane

 

62. soit qu’on la reduise à un sentiment |[66] uniforme, Tel que celui qui resulteroit de la Simple impression de L’air, Soit qu’on Lui fasse eprou­ver Simultanément des Sensations differentes, en affectant les diverses parties de Son corps, la Statue continuera d’ignorer quelle en a un ; parce que n’ayant fait aucun mouvement, elle n’a pû ni Connoitre ces Parties, ni leur rapporter par Consequent les Sensations qu’elles Lui ont transmises ; elle Sera donc aussi bornée encore dans Ses idées et ses operations, quelle l’a été avec L’odorat.


principe des mou­vements   du Corps.

 

63. ignorant quelle a un corps, la Statue ne peut point penser à le mou­voir ; aussi Seroit-elle eternellement immobile et vraiement Statue, si le principe qui remue les facultés de son ame, (8.) ne pouvoit activer en même Temps celles de son corps ; mais, par une Suite des Loix qui ont uni ces deux Substances Si differentes, les affections de L’une agissent sur L’inertie de l’autre ; le plaisir et la douleur produisent des contrac­tions dans les muscles ; de ces contractions resultent des mouvements dans le corps ; et, par une reaction aussi admirable qu’incomprehensible, les mouvements |[67] reproduisent le plaisir et la douleur.


idées de re­sis­tance ou de so­li­di­té

 

64. le bras de la Statue obeissant à ces loix, elle le porte aveuglement et sans Projet sur un corps etranger, ou Sur le Sien, or à peine La main rencontre-T’elle un objet quelconque, que la Sensation de resistance ou de Solidité Se Joint à celles de froid ou de Chaud deja familieres ; et aussitost commence une nouvelle vie dont chaque instant sera marqué par des découvertes.

maniere dont se forme lidée des Corps.

Celle de notre propre corps.

 

65. Lorsque les Sensations de froid ou de Chaud se reunissent à celle de Solidité, C. à. d. lorsque la Statue sent que quelque chose de Solide et de froid resiste à quelque chose de Solide et de Chaud, elle doit rapporter ces deux sensations à des parties differentes ; or si le Moi (48.) qui se sent dans la main, Se sent aussi dans la partie qu’elle touche, il Juge que cette partie est non seulement differente de la premiere ; mais qu’encore elle lui appartient, comme cette Premiere ; Et continuant à mouvoir celle-ci, C. à. d. sa main, La Statue parvient enfin à Connoitre l’ensemble de son corps.


celle des corps Etrangers

 

Quand au Contraire la main de la Statue |[68] porte Sur un corps Etran­ger, alors L’etre qui sent dans la main, ne Sent pas dans Ce Corps ; et Les modifications de froid et de chaud, en Continuant d’etre celles de la Sta­tue, deviennent aussi celles de quelque chose de Solide qui lui est etran­ger : elles tiennent en même temps à L’ame et aux objets exterieurs ; or se rapportant à L’ame et à ces objets, le Sentiment de Solidité est comme un Pont Jetté entr’elle et eux ; et les Sensations passant, en­trainent L’ame avec elles.

L’ame rapporte ses Sensations aux corps quelle n’ap­perçoit que par elles et en Elles.

 

66. L’ame S’est donc Elancée au delà des bornes qui la Circonscri­voient : elle s’est portée Sur les objets exterieurs ; mais n’ayant franchi L’intervalle qui l’en Separoit, qu’en rapportant ses sensations ou ses manieres d’etre (3.) à ce qui n’en etoit que L’occassion, il est Clair que, Loin d’appercevoir les corps en eux-mêmes, elle ne doit y trouver en Effet, que ses propres Sensations.

Elle Juge quelles en sont les qua­li­tés exclusives.

 

Or rapportant ainsy Les Sensations aux corps exterieurs, la statue finit par les leur attribuer, comme si elles en etoient les qualités, et à cet egard, elle pousse L’illusion Jusqu’à croire que tout ce qu’elle sent lui appar­tient.

idées

d’Etendue et de grandeur.

 

67. Plusieurs Sensations distinctes |[69] Co-existantes, Liées Entr’elles, se terminant Mutuellement et Se Circonscrivant, composent comme on l’a vû (57.) L’idée de L’etendue, qui emporte avec elle celle de grandeur. Privée de L’usage du toucher, la Statue ne pouvoit pas avoir cette idée (ib.) ; parce que, ne connoissant rien hors d’elle-même, elle ne pouvoit pas se Sentir Circonscrite ; mais depuis qu’elle a le Sentiment de la soli­dité, les Sensations distinctes, et Co-existantes de froid, de chaud, de dur, de mou &.a se Lient, Se Terminent et sont circonscrites par le toucher, dans l’objet exterieur auquel L’ame Les rapporte, comme si elles en etoient les qualités ; et dèslors la Statue sent L’etendue dans le Corps.

??

d’Espace

de mouvement

 

68. La Statue, peut ensuite Considerer L’etendue dans les corps, sans penser aux autres idées partielles qu’ils Lui transmettent, et par ce moyen elle Se fait Lidée de L’espace, comme Elle se fera celle du Mouvement, en parcourant l’espace qui separe deux corps ; et enfin celle de matiere en ne Considerant dans les Corps, qu’une etendue solide.


de figeures [sic]

 

69. La Statue ne peut toucher des objets, que |[70] Sa main ne prenne aussitost differentes formes, Suivant la differente disposition de leurs parties ; le cube Lui fera remarquer des angles et des Surfaces Planes, dans le globe, au contraire elle ne Trouvera que des Surfaces Convexes, cherchant ensuite à connoitre ce quil y a de semblable ou de different dans L’ensemble et le detail de la forme de ces corps, elle Se fera des notions exactes de leurs figures ; et à force de les Etudier, elle se donnera encore les idées de Ligne droite et de Ligne courbe ; C’est donc au Sen­timent de la Solidité que Commencent, pour la statue, son corps, les ob­jets exterieurs, L’etendue, les grandeurs, L’espace, le mouvement et les figures.

L’interet (8.) regle les mouve­ments de la Sta­tue.

 

70. il a été deja observé que le plaisir ou la douleur peuvent seuls donner L’impulsion aux membres de la Statue ; (63.) mais on n’a pas dit assès : Principe de ses mouv[em]ents, ils en sont aussi la Regle : L’un L’engage à Etudier les objets qui lui sont utiles, L’autre lui fait eviter ceux qui peuvent nuire, et en rendant Les plaisirs plus sensibles par le Prestige du Contraste, Elle Lui apprend à s’y Livrer sans excès.





Les resultats des mêmes sen­sa­tions sont diffe­rents Lorsque Lin­teret n’est pas le même.

 

|[71] 71. Si nous etions indifferents à ces deux affections, nos facultés demeureroient dans un Eternel repos ; puisqu’alors il ne nous importeroit point de les mouvoir : de l’action combinée de l’une et de l’autre resulte L’interet, notre unique mobile, (8.) et C’est de l’activité de celui-ci que dependent la varieté et l’etendue de nos Connoissances : Placé dans les mêmes circonstances qu’un autre, ou en presence des mêmes objets, Si Je Suis moins remué que Lui, par L’influence du plaisir et de la douleur, ou Si, en d’autres Termes, J’ai un interet moins vif que le Sien, Je ne verrai que très peu de chose dans ces objets, ou peut etre même rien ; tandis qu’ils seront pour lui la Source d’une infinité d’idées et par Consequent de Connoissances : d’où il faut Conclure que nous ne voyons pas dans nos Sensations, tout ce qu’elles renferment ; mais seulement ce que nous avons interet d’y Observer.






le Tact est la Source de la plus grande partie de nos Connoiss.ces

 

72. Le nombre d’idées qui peuvent tirer leur origine du Tact, seroit in­fini, quand on ne Considereroit dans les |[72] Objets que les rapports de Grandeurs, rapports si variés et Si Etendus, quil est à Croire qu’on ne pourra Jamais les Epuiser tous. il est donc impossible de faire le Tableau de toutes les idées que peut donner le Tact, en S’occupant uniquement de ces rapports. Or Sa fecondité n’est pas moins etonnante sous tout autre point de vûe ; puisquil nous fait appercevoir une infinité de qualités dans les corps et que chacune d’elles devient une Source de nouvelles Compa­raisons et de nouveaux Jugements ; ainsy L’on doit Convenir que ce Sens est celui auquel nous Sommes redevables de la plus grande partie de nos Connoissances.

C’est à L’u­sage du tact que com­mence la Fa­cul­té de se don­ner cer­taines sen­sations et d’en eviter d’autres.

 


73. Bornée à L’usage des autres La Statue etoit purement Passive, C. à. d. quil ne dependoit pas d’elle de Se donner des Sensations ou de n’en point avoir ; mais depuis qu’elle est maitresse de ses mouvements, on peut dire d’elle que les plaisirs naissent Sous Ses pas, et sur tout |[73] Sous sa main. Examinons maintenant ce que le Sens qui en est la Source, ajoutera au develloppement des facultés de L’ame et aux idées acquises Sans lui.

Comment L’u­sage du tact donne de nou­veaux de­vellop­pements aux fa­cul­tés de L’ame et mul­ti­plie les Con­nois­sances

il enrichit La Mêmoire.

il aggrandit le Jugement.

 


74. L’ame de la Statue sera soumise par L’usage du Tact, à L’action de tant d’objets, que Si elle n’apprenoit à conduire Son attention, cette fa­culté dont toutes les autres se Composent, (52.) Partagée, entre un trop grand nombre de Perceptions, n’agiroit assès sur aucune ; d’où il resul­teroit qu’au milieu de cette abondance L’ame ne recueilleroit rien. Mais Soumise à L’action du principe qui remûe toutes Ses facultés, (63. 71.) elle se rendra attentive aux perceptions agréables; Et, les parcourant suc­cessivement, elle les observera chacune en particulier : de la chaleur elle passera à La figure, à la grandeur &.a ; elle formera une suite de Juge­ments dont La mêmoire s’enrichira, Et, quand ensuite elle Etudiera un autre corps, Le Souvenir de ce qu’elle aura remarqué dans le premier, lui fournira le moyen de Juger de tous les deux.

il multiplie les abstractions.







il augmente L’ac­tivité de
la Re­flexion

 

|[74] 75. D’après ce Leger apperçu, il est aisé de voir, combien avec le Tact, les facultés de L’ame doivent acquerir plus d’activité et d’etendue, qu’avec Les autres Sens. avec ceux-ci l’action de ces Facultés ne S’exer­çoit que Sur deux ou trois manieres d’etre, isolées, deux ou trois couleurs, par exemple ; les idées abstraites Se bornoient aussi à deux ; (32.) puisque les modifications dont la Statue etoit Susceptible, n’avoient rien de com­mun que la Faculté de lui donner du plaisir ou de la rendre Souffrante ; (ib.) mais, avec le Tact, elle réunit Sous sa main une foule de Sensations differentes, et se rendant Tour à Tour, attentive à chacune d’elles, Sans Penser ni aux autres, ni aux objets qui en Sont l’occassion Elle Multiplie les abstractions la Reflexion /de son coté/ etend, comme la mêmoire, (74.) La sphere de son activité, à mesure que croît le nombre des idées Sur lesquelles elle peut S’exercer.

les abstrac­tions tirent leur ori­gine de L’usage des sens.

 

76. Ce qui vient d’etre dit des idées abstraites, doit nous faire voir qu’elles ne sont pas le resultat des Conceptions des metaphysicien[es], comme on eût pû le |[75] croire ; mais celui bien Naturel de l’usage de nos organes. Separer une idée de celles qui entrent avec elle dans La Composition d’un Tout, cest faire une abstraction ; Or dèsque les Sens sont frappés par un objet quelconque, nous devons, pour acquerir la Connoissance de cet objet, demeler toutes les sensations qu’il donne, et par Consequent nous rendre separément attentifs à chacune d’elles : nous considerons en detail Les Sensations de Solidité, de Figure, de chaleur &.a que nous rapportons à cet objet comme en etant les qualités ; (66.) et par là nous faisons une Infinité d’abstractions, Sans nous en douter.

maniere dont le Tact nous fait clas­ser les ob­jets ou nous donne des idées Gé­né­rales.


les idées Gé­né­rales Ne sont que des abstrac­tions.

 

77. Toutes les fois que nous retrouvons les mêmes, dans des Corps individuellement differents, nous Jugeons quils Sont semblables (30.). L’absence de quelqu’un nous fait Juger quils appartiennent à des genres differents ; (ib.). nous en faisons enfin Plusieurs especes, (ib.) lorsque reconnoissant les mêmes abstractions ou qualités (76.) nous demelons quelques Legeres nuances entre celles qui se Correspondent.

Or retrouvant ainsy chacune de ces abstractions dans des objets indi­viduellem.t |[76] differentes, nous les Généralisons aussitost ; Et de Là nous devons Conclure que les idées générales (30.) naissent naturelle­ment de L’usage des Sens, comme les idées abstraites, et qu’ainsy qu’on l’a deja observé (31.) elles ne sont que des abstractions.

necessité des idées Géné­rales.

raison de cette ne­cessité

 

78. en remontant à la Génération de ces sortes d’idées, nous avons dû remarquer (30.) quelles ne doivent leur existence qu’à la foiblesse de notre Esprit. Sa capacité etant trop bornée, pour embrasser à la fois L’en­semble et la Multitude des objets, il doit les Etudier en detail, et reunir les individus en groupes ou classes, à raison des differences ou des res­sem­blances quil y Remarque. Ensorte qu’on peut dire que ces idées sont dans lesprit, ce que sont dans un Cabinet dhistoire naturelle des tablettes Nu­merotées Sur lesquelles tout est rangé Suivant l’ordre des matieres.

L’idée des corps est Complexe

Leurs noms sont le signe de toutes les idées simples qui entrent dans L’idée Com­plexe.

Pour que les noms aient une Signif.on, et la même pour tous, il faut que ceux qui les Pro­noncent, ainsy que ceux qui les Ecoutent, aient appris que ces noms sont le signe d’un nom­bre de­ter­miné d’idées simples.

 

79. Lorsque la statue saisit un Corps, le Tact Lui Transmet Les Sen­sations reunies de Solidité, de grandeur, de figure &.a ; Et pour elle, comme pour nous [nous], ce corps N’est que la Collection de ces diffe­rentes perceptions quelle attribue par Erreur, |[77] Comme qualités, à ce qui n’en est que L’occassion : (66.) autant La Statue remarquera de col­lections de la même espece, autant elle distinguera de corps. Si elle avoit L’usage de la Parole, elle donneroit un Nom à chacun, et ce Nom Seroit le Signe de toutes les idées Simples, qui entrent dans l’idée totale ou Complexe qu’elle a de ce corps ; mais, pour etre entendue, il Faudroit que celui à qui elle parleroit eût mis dans l’idée complexe exprimée par ce nom, le même nombre d’idées simples qu’elle y auroit renfermées : Sans cette Conformité, il arriveroit que la Statue considerant L’objet Sous un rapport qu’elle Seule auroit Vû, ne Seroit pas entendue par celui à qui elle parleroit, quoiqu’ils fussent néanmoins d’accord, Lorsquils envisa­ge­roient L’objet Sous tout autre point de Vûe. C’est ainsy ?? qu’en pro­non­çant le mot Cygne, on rappelle, dans celui qui a vû Loiseau /de/ ce nom, les idées d’un Plumage blanc, d’un Bec rouge, de deux Jambes Noires &.a ; mais si celui à qui l’on parle, n’avoit pas Suivi, en Voyant cet oiseau ou sa description, toutes les idées simples qui ont été observées par Celui qui parle, le mot |[78] Cygne alors ne representeroit Pas Pour tous les deux, la même idée Complexe, et il ne Seroit qu’un Vain Son pour celui qui n’auroit pas La Collection d’idées simples dont se forme L’idée totale ou Complexe qu’on a d’un Cygne. Ces observations nous font voir com­bien il est essentiel, pour s’entendre, de Convenir de la valeur des termes qu’on employe.

80. il est à presumer que la Statue ne se mettra pas en peine de Sçavoir ce qui Soutient les Sensations quelle a Jugé reunies dans les Corps, (79.) et qui lui ont appris à s’en faire des idées. Supposons Cependant que Son esprit inquiet veut approfondir ces idées, et, lui Faisant parcourir la Carriere où les metaphysiciens se Sont distingués par tant de travers, voyons Si, relativement aux corps, elle apprendra autre chose que ce dont Ses mains L’ont instruite.

maniere dont sest formée l’idée et l’ex­pression de substance


Le mot Substance dans son acception or­di­naire n’ex­prime qu’une idée Vague.

 

Accoutumés à reconnoitre dans chaque Corps, un Certain nombre d’idées simples, nous avons fini par designer chacune de[s] ces Collec­tions au moyen d’un seul mot, (79.) Par en parler, comme d’une seule idée, |[79] et par Supposer quelque chose qui soutient ce que ces idées nous representent, quelque chose où Subsistent les modifications et d’où elles resultent. Ce quelque chose paroissant une expression trop triviale, on a cherché à L’ennoblir, en L’appellant Substance, Sujet &.a, mots Equivalents tous à ce qui est dessous. ces expressions etant Consacrées, on a cherché à les faire entendre par des definitions : La Substance, a-T’on dit, est ce qui est en Soi… ce qui subsiste par Soi-même… Ce qui conserve des determinations essentielles ; mais, dans toutes ces defi­nitions, nous retrouvons toujours les Mots ce qui, Synonimes de quelque Chose, Se rapportant tout egalement à un Sujet inconnu.

Qu’on demande à quelqu’un ce qu’est la Substance qui Soutient une Couleur dont vous eprouvez actuellement la Sensation : il repondra que C’est Quelque chose de solide ; mais, Si insistant, vous lui demandez encore ce qui Soutient la Solidité qui est dans ce quelque Chose ; il sera, dit Loke, aussi embarrassé qu’un indien qui, ayant d’abord repondu que le monde etoit Soutenu par un Elephant, appuya, dans une seconde re­ponse, |[80] L’elephant Sur une Tortue, et qui Enfin pressé d’asseoir la Tortue elle-même, fut forcé de la Placer Sur quelque chose dont certaine­ment il n’avoit aucune idée. S’il eût Connu des Livres de Metaphysique, il auroit employé le mot Substance, mais il n’y auroit pas vû plus clair, que dans son Quelque chose.

La substance ne se conçoit pas.

 

il faut donc Convenir que la Substance ne se conçoit pas ; mais quelle a été imaginée pour servir de Lien, et de Soutien aux qualités que l’on Con­çoit ; et que l’idée vague qu’en donne L’imagination, n’a Pû etre formée qu’après avoir Connu plusieurs de ces qualités. Après l’avoir definie Ce qui Peut etre Conçu independament de toute autre chose, Descartes Se voit obligé Lui-même d’avoûer que, Si l’on depouille la Substance de ses attributs, on detruit toute la Connoissance que nous en avons.





Nouvelle ac­ception du mot substance

 

Nous pouvons dire par consequent que, si, par Substance, l’on entend ce qui Sert de fondement à la reunion des idées que les corps font naître, dans notre esprit, (79.) lorsque nous les Touchons, voyons &.a les plus grands philosophes sont, à cet egard, aussi ignorants que la Statue : mais, que, Si, abandonnant L’Etymologie, on entend par Substance, L’idée de quelques qualités reunies quelque part, la Statue en sçait, au mot près, autant que les Philosophes.

Le mot Es­sence est aussi vide d’idées, que
le mot Subs­tance

idée qu’on peut se Faire de L’Es­sence

 

81. quoiqu’on n’eut aucune idée de ce qu’on |[81] nomme Substance ordinairement, on a cependant imaginé le mot Essence ou Nature pour signifier ce qui constitue la Substance. Ensorte que ce mot ne nous ap­prend pas plus que le Premier ; Et que, pour y attacher quelque idée, nous devons dire de L’Essence, ce que nous avons dit de la Substance, C. à. d. Quelle est La Collection de toutes les idées Simples que nous trouvons reunies dans Chaque objet ; cette collection d’idées en effet constitue Pour nous les objets (79.), cest ainsy, par exemple, que les idées reunies d’etendue, de figure, de divisibilité, de solidité, de Malleabilité &.a seront L’Essence du fer. de même les idées d’un danger, de la Con­noissance de ce danger, de L’obligation de S’y exposer, et de la fermeté à remplir ce devoir, feront l’essence de ce qu’on appelle Courage.

L’essence des ob­jets exis­tants dans L’univers ne peut etre Connue.

celles des ob­jets qui sont de la cre­ation de l’es­prit peut l’etre


deux Especes d’Essence

 


82. mais, à L’egard de ces deux objets (Le Fer et le Courage) il Faut ob­server que le premier existe dans la Nature, et que le Second n’est qu’une Creation de L’esprit. Or cette difference en met une très grande entre leurs Essences respectives : Nous connoissons celle du second, parce que le nombre d’idées simples qui le Constituent ce quil est en Lui-même, est Parfaitement Connu ; Tandis qu’il est impossible au Contraire d’avoir toutes les |[82] Perceptions qu’un corps est capable de faire naître, Soit parce que nous n’avons pas interet à les [?avoir], (71.) Soit parce que L’imperfection de nos organes ne le permet Pas : quelques fibres de Plus ou de moins dans quelqu’un d’eux, Suffiroient pour nous Faire trouver les objets differents de ce quils nous Paroissent aujourd’huy ; aussi a-T’on dit qu’en variant les Lunettes, on varieroit le Spectacle de L’univers. L’Essence réélle des choses nous est donc tout à fait inconnue, et la reunion d’idées qui nous fait Connoitre les objets n’est qu’une Essence nominale.

maniere de bien Connoitre L’es­sence no­minale

 

83. Or relativement à celle-ci, on Peut dire que la Statue Sera aussi instruite que nous, et même beaucoup mieux. n’apprenant rien en Effet que de L’experience, elle ne donnera des noms aux choses, qu’après avoir bien exactement reconnu et distingué toutes les idées simples dont ils doivent etre les Signes ; pour nous au Contraire nous Sçavons souvent ces noms avant d’avoir aucune idée des Choses, ainsy au lieu de regarder /voir sous/ ce nom ?? des Etres /qui ont une/ existence ?? /independante de celle/ des Choses, Elle ne les Considerera que comme des productions de Son Esprit ; Et par là elle evitera un inconvenient dont les Meta­phy­siciens n’ont pas Sû |[83] Se garantir, et dont les Suites ont fait de leur Sçience un Cahos indebrouillable.

motifs de la dis­tri­bution des ob­jets en classes, ou de la for­ma­tion des genres et des Especes.

Les Noms des classes gé­né­rales ne sont les signes d’au­cune realité.

 


84. il a été observé ailleurs quil n’y a dans L’univers que des individus ; (30.) mais que notre Esprit etant trop borné, Pour donner un nom à cha­cun, et surtout Pour le retenir, après l’avoir donné, tous ces individus, à raison des differences et des ressemblances qu’on apperçoit entr’eux, ont été distribuées en differentes Classes, plus ou moins Générales : (ib.) les Collections d’idées qui nous font Connoitre les individus (79.) dont Se Forment ces Classes ont reçu des denominations Propres à Fixer nos Connoissances, et à y mettre de L’ordre ; et de là sont Venus les mots Substance, Essence, animal, homme, Metal, Or, &.a ces mots, comme on le voit, ne Sont donc que les signes des idées générales et abstraites.


abus qu’on a Fait de ces Noms.

 

85. Tandis cependant qu’on ne devoit Voir que de Simples deno­mi­na­tions dans ces mots, on y voit des realités, et l’on en Soutient L’existence avec un fanatisme qui fit repandre du Sang en allemagne, et qui en eût peut etre fait verser aussi en france, si La Sollicitude du Gou­ver­ne­ment n’avoit pris des mesures de Precaution. Les |[84] Arguments ne furent Plus Ensanglantés ; mais l’existence de certains Etres appellés En­tités, et qu’on croyoit cachés sous les denominations dont il Sagit, fut deffendue par des plumes distinguées, et avec un Tel Succès, que peu de meta­phy­siciens Jusqu’à Loke, oserent L’attaquer.


Principe d’où L’on fit des­cendre des abus

 

86. Le Germe de cette Erreur etoit dans le principe Qu’on ne peut raisonner Sur le Rien. puisque nous parlons du Neant et des Creatures Possibles, disoit-on, le neant et la possibilité doivent etre des realités, et avoir par Consequent leur Substance, Leur Essence &.a : dèslors on n’hesita plus de demander Où etoient Les Creatures avant de sortir du Neant : un ignorant doûé du Simple bon Sens, auroit vû que cette question pouvoit Se traduire par celle-ci : Où etoient les Creatures, Lorsqu’elles n’etoient pas encore ? et il auroit très Sagement repondu qu’elles n’etoient nulle Part. mais avec un Syllogisme en forme, on L’auroit bientost reduit au Silence ; et dans ce temps, on avoit toujours Tort, dèsqu’on n’argumentoit plus. Examinons le principe qui a été la Source d’où nous sont venues ces realités.

maniere de con­ci­lier ce Principe avec L’idée que les abstrac­tions ne sont rien et qu’on peut ce­pen­dant en Rai­sonner

 

|[85] 87. Toutes nos Premieres idées ont été Certaines Sensations, d’odeurs, de Sons &.a et ces idées qui Sont des manieres d’etre de notre ame, (3.) C. à. d., notre ame même existant de telle ou Telle maniere, ont une veritable realité.

Mais etant Trop borné, pour Voir distinctement à La Fois, Son etre et les modifications qui S’y Succedent continuellement, l’esprit est obligé de Considerer ces modifications Sans aucun rapport à Son etre, C. à. d. d’une maniere abstraite. Or, ainsy, distinguées de L’etre auquel elles appartiennent, ces modifications n’ont plus aucune realité ; Cependant l’esprit ne pouvant pas en Effet reflechir Sur rien, il faut Supposer que ces modifications sont encore alors quelque Chose ; et c’est ce que nous Faisons : d’un Coté, nous Envisageons nos manieres d’etre sans aucun[e] rapport à notre ame, et alors elles ne sont plus rien ; de l’autre, Parce que le neant ne peut etre apperçu, nous leur attribuons la realité avec laquelle nous les avons vûes d’abord et qui ne peut plus leur Convenir : C’est là une contradiction, sans doute ; mais elle est la suite nécéssaire |[86] de l’un des p̃pes de nos Connoissances, la Liaison des idées : (11.) les modi­fications se Lient avec L’idée des objets, avant qu’on ne pense à les en distinguer ; et cette Liaison subsiste ensuite, après qu’on a fait cette dis­tinction.

Le sens du Tou­cher a Con­tribué à L’erreur qui at­tri­bue une reali­té aux abstrac­tions

 

88. Telle est La Source d’où les idées abstraites ont tiré leur realité. Faute d’etre remontés à cette origine, les metaphysiciens ont ignoré que cette realité n’etoit qu’imaginaire, et une Simple apparence. ils ont Soutenu Par toutes les Subtilités du raisonnement que ces idées repre­sentoient des etres rééls, et ils se sont crus d’autant plus fondés dans leur Sen­timent, qu’à L’illusion de leurs arguments se Joignoit celle des Sens. Jettés par le Tact, comme on l’a dit, (66.) dans l’erreur d’attribuer aux corps, comme leurs qualités propres, ce qui n’est que les manieres d’etre de L’esprit, Les abstractions sont devenues la suite naturelle de l’usage de nos organes. (76.) et dèslors il a été plus difficile de remonter à leur origine, et d’en devellopper la Génération : au lieu de voir Toujours, et par tout, notre /ame/ et ses sensations, nous n’avons Plus vû que des Substances et des modifications qui lui sont tout à fait Etrangeres.







cette Erreur sest fortifiée parce qu’on a Con­fon­du les objets qui sont de la Crea­tion de L’esprit avec Ceux que produit la Na­ture.

 

89. Par le Concours de cette Erreur et |[87] du principe qu’on ne Peut raisonner Sur le Rien, tout nous a presenté des Realités ; Pensant à L’etendue, à la Figure, au mouvement et au repos des Corps, Sans Penser à leur existence, nous-nous Sommes fait L’idée de corps possibles, et la Possibilité est aussitost devenûe un Etre dont on a Cherché La Substance, l’Essence et les Modes. le Nom chargé d’exprimer cette idée n’a pas été un Simple Mot ; mais le Signe d’une veritable realité : un nombre fixe et Convenu d’idées Simples, reunies Sous le nom de Justice, par exemple, a Passé pour un Etre réél : Et parce que, dans les Cas où l’on fait de pa­reilles reunions, nous Connoissons L’essence Réélle de l’objet que nous avons Créé nous-mêmes, (82.) on a cru qu’en Suivant L’analogie du Langage, on pouvoit Faire, pour les objets existants dans la nature, des noms qui en exprimassent les Essences Réélles, comme les Expriment ceux qu’on donne à ces reunions arbitraires d’idées : ainsy, Parce que Justice exprime L’essence du Juste, on a créé les mots Corporcité, |[88] animalité &.a, pour designer L’essence des Corps, des animaux &.a et L’on s’est persuadé ensuite qu’on avoit decouvert cette Essence !

Nous n’avons Tant insisté Sur L’abus des idées abstraites, que Parce quil est fort général et très dangereux. Cependant il est aisé de le prevenir, dèsqu’il est Connu. nous n’avons pour cela, qu’à Suivre dans nos Etudes les procedés que Suit la Statue dans les Siennes.





maniere de pre­venir l’er­reur dont il sagit

 

|[89] 90. La Statue a des idées abstraites : (32.) elle est beaucoup mieux instruite que nous Sur les corps, Les Substances et les Essences, (80., 83.) parce qu’elle ne croit pas l’etre plus qu’elle ne l’est ; ses Connoissances Enfin ne Sont infectées d’aucun Genre d’erreur. Or ce precieux avantage leur vient uniquement de la maniere dont elle sy prend pour les acquerir ; et il y a entre la Statue et nous une difference essentielle à cet egard : nous Commençons par où elle finit : notre premier Soin est d’apprendre des Signes ou des mots ; Tandis qu’elle ne s’en met en peine qu’après quelle a Connue les choses qu’ils doivent exprimer. (79.) par ce procedé elle ne voit dans ces signes, que ce quelle y a mis ; Tandis que n’ayant Connu qu’eux, nous y Supposons Souvent au Contraire Ce qui n’y est point, et que, d’autres fois, nous y voyons moins que ce qu’on a voulu y mettre.

Trouvant les Signes tout faits, nous Sommes relativement à La Statue qui forme elle-même, ou qui ne les adopte |[90] qu’après avoir vû les choses Signifiées, ce qu’est un Sauvage qui voit une montre, relativement à L’horloger qui l’a faite. ce Sauvage croira d’abord que le bruit qu’il y entend, est produit par quelque petite Bête qu’on y aura enfermée ; Et, si l’on ne contredit pas cette idée, il n’aura garde de la Soupçonner Erron­née ; ainsy le mot Montre reveillera Constament, dans Son esprit, l’idée d’une Boïte arrondie, et celle d’un Petit animal indeterminé qu’on y Tient enfermé.

Y a-t’il une grande difference entre l’idée de ce Sauvage, et celle du metaphysicien qui croit que, dans un caillou, il y a un petit Etre quil appelle [?Petrcité] ; Et que ce Volume de matiere est constitué [?d’un] Caillou par cette [?Petrcité] ?

Cependant L’horloger dit au Sauvage que, dans la Boïte, il n’y a aucun animal ; Et qu’elle renferme simplement un Certain Nombre de petites roûes, mises en Mouvement par une bande |[91] Elastique qui S’appelle Ressort. La premiere Erreur Sera alors dissipée ; mais le Sauvage n’aura pas encore une idée exacte de ce qu’on appelle une Montre. pour qu’il en Soit parfaitement instruit, il faut que la machine soit demontée et re­mon­tée, Piece à piece, devant lui ; qu’on Lui Fasse voir chaque roûe, et la maniere dont elle s’engrene avec celle quelle meut, ainsy qu’avec Celle qui lui donne le mouvement à elle-même.

En Suivant ce procedé, il verra à la fin que Montre est un mot, expri­mant la Reunion d’un Certain nombre de Roûes, tellement coordonnées, que de leur action combinée et de celle d’un ressort principal, resulte le mouvement regulier d’une aiguille, sur une circonference divisée en douze parties egales &.a Le Sauvage aura alors une idée aussi complette de la Montre, que celle qu’en a Lhorloger lui-même.










notion de la methode ana­lytique.

 

91. Or cette methode est celle de la statue. après S’etre rendue Sepa­ré­ment attentive à toutes les Sensations qu’elle trouve reunies dans un ob­jet, elle en Connoit bien tout l’ensemble ; et forme ensuite un mot pour etre le signe de |[92] cet Ensemble ; or il est Clair que le mot ainsy For­mé, ou adopté, ne Sera Jamais pour elle le Sujet d’une meprise ; mais si, Comme nous, et le Sauvage, elle avoit appris des mots, avant de con­noitre les objets dont ils Sont les signes, elle Croiroit quils renferment des choses qui n’y sont point ; et detrompée d’une premiere Erreur, elle tom­beroit dans une autre, en Supposant dans ces mots moins d’idées quils n’en doivent Contenir.

Pour Suivre, autant quil est en nous, une marche analogue à celle de la Statue, nous devons dissequer, pour ainsy dire, les mots que nous trou­vons etablis, examiner piece par Piece, tout ce qu’on a voulu y renfermer, afin de n’y Supposer que ce qui doit y etre, et d’y Supposer tout ce qu’on y a mis. Après les avoir ainsy decomposés, pour tout voir en detail, on recompose pour retrouver L’ensemble. s’il s’agit Alors d’objets qui soient de la creation de l’esprit, (82.) nous en Connoissons |[93] Parfaitement L’essence ; Et celle des Etres existants dans la nature, nous est après cet examen, aussi exactement connu, qu’il nous est donné de la connoitre. cette methode S’appelle analyse. on peut Juger par l’idée que nous venons d’en donner, combien elle est propre à L’instruction.

Erreur relative à l’idée de la du­rée.

 

92. Parmi les idées abstraites que la Statue peut acquerir par le Tact, il en est une, celle de la durée, où il Lui Sera difficile de ne pas Tomber dans L’erreur. nous avons Vû (40. et suiv.) que la durée ne Se Connoit que par la Succession des idées ; cependant La Statue pourra se la repre­senter d’une maniere Si Sensible, en regardant le passé Comme un espace parcouru, et l’avenir comme un espace à parcourir, quelle croira, peut-etre, n’avoir l’idée de la durée, que par celle du mouvement des corps.

L’idée du mou­ve­ment se forme comme celle de la durée en re­mar­quant la suc­ces­sion des idées.

 

Cette meprise est en Effet très Facile ; elle est néanmoins si complette, que non Seulement la durée ne se Connoit que par la Succession des idées ; mais |[94] qu’encore cette Succession peut Seule aussi donner L’idée du mouvement, en rendant sensible à L’esprit, les differentes parties de L’espace auxquelles repond successivement le corps qui Se meut. quelques faits vont fournir la preuve de cette assertion.

un homme en pleine Mer, dans un temps Calme et Serein, n’apperçoit aucun mouvement ni dans le vaisseau, ni dans le soleil, quoiquil y en ait cependant au moins dans le dernier.

Le mouvement de L’aiguille des heures est encore très réél dans les montres ; Et nous n’en avons Cependant aucune perception.

Il en est de même du Mouvement des objets qui sont mûs avec une extreme rapidité : chacun de nous S’est amusé à Tournoyer une gaule enflammée, pour voir des rubans et des cercles de feu ; et l’on Sçait que, dans ce dernier cas, on n’apperçoit point non plus de mouvement.

Or, ce qui fait que, dans ces Circonstances, le mouvement ne S’apper­çoit pas, c’est que le Passage successif d’une Partie sensible de L’espace à L’autre, succession qui Constitue Le Mouvement, ne peut |[95] point etre apperçue dans le corps qui se meut, à cause de L’extreme Lenteur ou de la grande Vitesse avec lesquelles ce passage S’effectue. On a donc en raison de dire que le Mouvement ne S’apperçoit que par la Succession des idées qui rendent Sensible à lesprit chacun des points de l’espace auquel Repond Successivem.t le corps qui Se meut.

le mouvement n’est point par Lui-même La Me­sure de la durée.

 

il resulte donc de Là que le mouvement ne mesure la durée, qu’à raison de cette Succession d’idées qui le fait appercevoir : aussi cette mesure devient-elle nulle, dèsque la Lenteur ou la rapidité trop grandes du mouvement ne permettent plus de Saisir les Changements successifs de distance d’un point Sensible de l’espace à un autre. il Faut revenir alors à ces Successions didées, dont il a été parlé ailleurs ; (42.) et C’est par ce moyen, que nous appercevons La durée, dans le temps même où tout nous paroit immobile, comme le soleil, le vaisseau, L’aiguille des heures, et le Cercle de feu : ainsy |[96] La Statue ne pourra Connoitre le mouvement et la durée, que par cette Succession d’idées, comme c’est par leur Co-existence qu’elle a connue Lespace (67. 68.) auquel nous allons lui voir attribuer L’idée de Linfini (37.).

maniere dont avec le Tact se forme l’idée de L’im­men­sité, C. à. d. de L’infini dans lespace.

 

93. Après Les Premiers pas quelle a faits, la Statue n’imagine rien au delà de L’etendue qu’elle a parcourue ; Elle doit en Consequence se croire aux Colonnes d’hercule. cependant une nouvelle experience lui apprend qu’on peut aller plus loin ; Et lorsqu’une fois elle a imaginé un Espace qu’elle n’a point parcourue, elle en imagine toujours de nouveaux, les uns hors des autres, et croit enfin appercevoir L’immensité, C. à. d. un espace infini.

La Solidité de cette idée doit etre appreciée d’après les Principes de­velloppés plus haut. (37. et suiv.) c’est Là quil faut remonter aussi, pour Juger de L’idée que la Statue se fait avec le Tact, de L’infini dans les Nombres. de |[97] quelque Sens que vienne cette idée de L’infini, elle est toujours très imparfaite, et doit se reduire à celle d’une quantité, d’une durée, ou d’une Etendue vagues, dont on ne peut Fixer les bornes.

le Tact aggran­dit l’idée des nom­bres et en Per­fec­tionne ainsy d’autres.

 

94. La statue avec le Tact etendra Ses idées sur les nombres : examinant ses doigts un à un, 2. à. 2 &.a, comparant ceux d’une main à ceux de l’autre, elle les Combinera de plusieurs manieres, Elle Se fera l’idée de la periode decimale devenue la base du Systeme de notre Numeration ; Considerant un ou Plusieurs objets, elle Juge qu’ils Sont comme un ou plusieurs de Ses doigts, devenus pour elle les Signes des nombres. dèslors elle distinguera aussi dans ces objets un nombre fixe de qualités ou d’abstractions ; Tandis qu’avant elle n’appercevoit qu’une multitude qu’il lui etoit impossible de determiner, (35.) ce qui ne pouvoit manquer d’y repandre de la Confusion ; ses Progrès dans les nombres seront donc la Source de beaucoup d’autres.





difference à obser­ver entre L’idée et Sen­sation.

 

95. Jusqu’ici nous avons employé |[98] Comme Synonimes les Mots Idée, Perception et Sensation ; (3.) mais il faut les distinguer maintenant, pour voir comment avec le Tact la statue peut tomber dans le prejugé des idées innées. chaque Sensation donne Connoissance à la Statue ou de quelque Sentiment qu’elle Juge en elle, ou de quelque qualité quelle suppose au dehors ; or Toute impression qui donne une Connoissance, etant une idée, toute Sensation doit l’etre Par Consequent ; mais Lorsque l’objet qui l’a occassionnée, n’est plus present, la Sensation n’est alors que dans le Souvenir qu’on en Conserve ; Et ce Souvenir redonnant une Connoissance, est encore une idée. cependant il existe dans ces deux cas, une difference bien Marquée entre les idées : dans l’un, La Sensation est actuelle, et elle n’est que retracée dans L’autre : or pour Consacrer cette difference par l’expression, on appelle idée, L’impression retracée, et sensation celle qui est actuelle. Ce qui a été dit de L’idée, par rapport à la |[99] Sensation, doit l’etre aussi par rapport à la Perception qui ne differe de la Sensation, que par le degré d’intensité avec lequel les objets agissent Sur L’ame : Si leur impression ne fait qu’annoncer leur Presence, elle S’appelle Perception ; mais Si elle est accompagnée de peine ou de plaisir, elle se nomme Sensation. ce n’est pas qu’absolument parlant, il Puisse y avoir des perceptions indifferentes ; mais C’est qu’on ne Juge ici que par Comparaison avec des impressions plus Vives.

C’est par les idées qu’on Juge des sen­sations



la Grandeur, la du­reté &.a sont des qua­lités re­la­tives

L’idée et la sensa­tion ne different pas essen­tiellem.t

 

96. il Suit de Là que par les Sensations et les perceptions, la Statue ne Connoit que les objets presents, et que c’est uniquement par les idées, qu’elle connoit ceux qu’elle a Touchés et qui sont absents. ainsy lors qu’elle a une Sensation, C’est à une idée, qu’elle doit la Comparer ; (6.) ce n’est donc que par les idées, qu’elle peut Juger des objets presents : cette consequence est Sensible. Si, lorsqu’en Effet, elle tient un corps, la Statue ne se Souvenoit point qu’elle |[100] en a touché d’autres, Com­ment Jugeroit-elle de Sa grandeur, de Sa dureté &.a ? les objets ne Sont grands, durs &.a que relativement à ceux auxquels on les Compare ; Or Puisque C’est à L’idée seule, que la Statue peut Comparer la Sensation, c’est uniquement aussi par l’idée, qu’elle peut Juger des objets presents. On Peut donc dire que L’idée est le poids et la mesure de la Sensation ; cependant qu’on ne S’y trompe point : L’idée n’est qu’une maniere de Sentir, une Sensation retracée ; Elle ne differe donc pas essentiellement de ce que nous appellons exclusivement Sensation.

 

 

97. C’est pour avoir Supposé L’idée et la sensation essentiellement differentes, et pour n’avoir Etudié L’homme, que quand il a acquis deja beaucoup de Connoissances, C. à. d. quand il a beaucoup d’idées in­de­pendament des sensations actuelles, que de très grands Philosophes ont cru que les idées avoient Toujours precedé les Sensations ; |[101] qu’avant même d’etre unie au corps L’ame avoit été dôuée d’un certain fonds de Connoissances que L’usage des sens ne faisoit qu’eveiller.

apperçu du sys­teme des idées innées

 

La statue qui, vraisemblablement ne reflechira Sur L’origine des siennes, que quand elle en aura beaucoup acquis aussi, Tombera sans doute dans la même Erreur, et l’on peut Supposer quelle s’y fortifiera par cette Suite de raisonnements.

« Mes idées sont bien differentes de mes sensations, puisque les unes sont en moi, et les autres au Contraire, dans les objets : (66.) or Connoitre C’est avoir des idées ; mes Connoissances ne dependent donc d’aucune Sensation. dailleurs Je ne Juge des objets qui font Sur moi des im­pres­sions differentes, que par la Comparaison que J’en fais avec les idées que J’ai deja ; (6.) ; J’ai donc des idées, avant d’avoir des sensations. »

« Mais, ces idées, me les suis-je données à moi-même ? Non sans doute : Comment Cela seroit-il possible ? Pour se donner une idée, ne faudroit-il pas deja L’avoir ? |[102] Or, Si Je l’avois, Je ne me la don­ne­rois, point. Je suis donc un etre qui, par moi-même, ai naturelle­ment des idées ; ces idées sont donc Nées avec moi. »

Tel est le Systeme des idées innées, dont la refutation se trouve dans tout ce qu’on a dit Jusqu’ici, et dans ce qui sera dit encore.