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Trabant

Jürgen Trabant (Berlin)

Jürgen Trabant

Vivre et endurer l'antinomie de la raison linguistique

Brigitte Schlieben-Lange et la pensée linguistique de la Révolution française

 

J’ai le grand honneur – et une immense douleur en même temps – de prendre la parole ce soir à la place de celle qui aurait dû parler maintenant, à la place de Brigitte Schlieben-Lange. Ce colloque, dans le cadre du projet de recherche sur les Écoles centrales, a été conçu du vivant de Brigitte et elle nous avait encore tous invités. Notre hôte n’est plus avec nous, mais elle est et elle sera, pendant les jours à venir, parmi nous. Car c’est sur son travail et sur celui de ses collaborateurs que se base ce colloque.
    Ses collaborateurs ont éprouvé le besoin d’accomplir le travail commencé ensemble. Ils ont retrouvé leur courage après le décès de Brigitte. Ils ont réussi à trouver les moyens nécessaires pour nous réunir ici à Tübingen. Et je dois dire que j’en ressens la plus vive reconnaissance. Car c’est exactement cela qu’aurait voulu Brigitte: que nous continuions notre travail com­mun, que nous nous retrouvions à Tübingen pour apprendre des choses, pour discuter et pour être ensemble dans cette amitié qui nous lie – souvent depuis longtemps et souvent grâce à elle. Je voudrais donc commencer ma petite conférence d’ouverture par vous remercier de tout mon cœur. Merci Jochen Hafner, merci Ilona Pabst, merci Uwe Reutter. Et merci Peter Koch, ami fidèle, qui, dans une situation très très difficile, n’a pas lâché et a tout dirigé. Merci.
    Nous ne savons pas de quoi aurait parlé notre hôte, comment elle aurait présenté le sujet de son colloque “Idéologie – Grammaire générale – Écoles centrales” sur lequel elle savait tout. Je ne peux bien sûr pas remplacer sa profonde science en ces choses, et je ne peux surtout pas remplacer sa voix, cette voix douce, sombre, quelque peu bavaroise, cette voix tant aimée par nous tous, perdue à jamais. Vous devez donc vous contenter de quelques échos de cette science et de cette voix. J’ai essayé de tracer dans ce qui suit quelques lignes de ses recherches sur la Révolution française. Je me suis efforcé de chercher les motifs profonds de son travail sur le sujet qui nous réunit ici. Je crois les avoir trouvés dans ce que je voudrais appeler l’antinomie de la raison linguistique.

1.1. Il ne peut pas y avoir de doute que c’est Brigitte Schlieben-Lange qui – il y a exactement 25 ans – s’est occupée une des toutes premières en Allemagne de la politique linguistique de la Révolution française. En RDA, dans le contexte des recherches de Werner Krauss, Ulrich Ricken avait déjà travaillé sur le sujet. Mais à l’Ouest, l’article de Brigitte de 1976 sur le rapport de Grégoire dans la toute jeune revue lendemains fut vraiment novateur,

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“bahnbrechend”, frayant de nouveaux chemins, “seminal”, comme disent les Américains.[1] Je ne peux pas résister à la tentation d’appeler ce texte, avec le merveilleux néologisme révolutionnaire: “germinal” (nous sommes d’ailleurs actuellement au mois de germinal). Cet article fut germinal, un début de branches nouvelles à l’arbre de la recherche, un germinal menant via prairial et floréal à un fructidor tout à fait étonnant. Il fut germinal pour la recherche linguistique sur la Révolution française en Allemagne: Je suis certain – je ne l’ai pas vérifié, mais je suis tout de même très certain – que tous les chercheurs allemands qui ont travaillé depuis dans ce champ ont cité cet article. Et il fut germinal pour Brigitte elle-même. Elle n’aurait certainement pas cru, en 1976, que la pensée linguistique de la Révolution française l’occuperait toujours davantage pendant le quart de siècle qui lui restait à vivre, que ce petit article aboutirait au grand projet de recherche sur la réception des idéologues en Europe, aux quatre volumes qu’elle a dirigés, aux thèses de doctorat qui en sont issues et finalement au projet sur les Écoles centrales qui nous a réunis ici aujourd’hui à Tübingen. Et elle n’aurait certainement pas cru, il y a 25 ans, que son meilleur livre porterait sur ce sujet. Je parle de son livre de 1996: Idéologie, révolution et uniformité de la langue.
    Je crois qu’elle n’aurait pas imaginé elle-même que son article serait germinal pour un tel travail, surtout parce que le centre de ses intérêts, sa sympathie, son éros, à cette période-là, ne se trouvaient certainement pas du côté du sujet de cet article, c’est-à-dire du côté des Jacobins, du côté donc de ces centralisateurs, uniformisateurs, de ces glottophages. Ses sympathies appartenaient, au contraire, aux victimes de cette politique: aux langues et cultures régionales, notamment au catalan et à l’occitan. C’est la passion pour les soi-disant petites langues qui l’avait poussée à s’occuper de l’ennemi, c’est-à-dire du jacobinisme linguistique, à se demander comment était née la répression culturelle et linguistique, pourquoi – je cite – “des générations de locuteurs de langues minoritaires ont été aliénées de leurs langues et cultures et abandonnées à la haine d’eux-mêmes” (Schlieben-Lange 1976: 42).
    Mais déjà dans cet article elle ne pouvait pas se soustraire aux arguments de Grégoire qu’elle qualifiait d’ “historiquement nécessaires” (ibid.). Malgré son amour pour les deux langues minoritaires, pour l’occitan surtout, elle ne pouvait pas suivre Calvet dans sa polémique anti-jacobine. Elle ne pouvait pas se fermer aux arguments de Grégoire parce que celui-ci, ecclésiastique constitutionnel, touchait deux cordes profondes de sa personnalité: d’un côté sa vénération pour les Lumières, pour l’Aufklärung, pour l’éducation et l’érudition, la Bildung, la science, la démocratie, le progrès, et de l’autre côté son catholicisme, c’est-à-dire son côté universaliste.


[1] Brigitte Schlieben-Lange, “Von Babel zur Nationalsprache”. In: lendemains 4 (1976): 31-44.

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    Cette contradiction-là – sympathie pour la chaleur des petites langues, sympathie pour la lumière de la grande langue – était donc présente dès le germe de son grand travail sur la Révolution, une contradiction dont elle va avoir une conscience toujours plus aiguë jusqu’à constater qu’il s’agit là d’une véritable antinomie, donc de deux vérités également valables. Sont également vraies les revendications des langues régionales ainsi que les revendications d’une culture linguistique universelle. Est autant justifié l’amour et la défense de la langue maternelle que l’amour et la défense de la langue scientifique. La diversité des langues est aussi précieuse que l’uniformité de la langue de l’humanité. Comme il n’y pas de solution à ce dilemme, il faut vivre dans le déchirement, il faut endurer l’antinomie. C’est cette antinomie-là que j’appelle l’antinomie de la raison linguistique.

1.2. Déjà dans l’article de 1976 sur Grégoire, comme dans son dernier livre, les motifs bibliques du discours révolutionnaire, lui-même souvent anti-chrétien, ont attiré l’attention de Brigitte Schlieben-Lange: Éden, la Chute, Babel, Pentecôte. Grégoire avait évoqué la punition de la tour de Babel avec laquelle il comparait la situation de la France, la situation multilingue qui empêche la communication universelle. Et il proposait des remèdes à cette situation de souffrance, à ce chaos. Il prêchait le retour au bonheur monolingue perdu à Babel, le retour à Éden, par l’universalisation du français et – comme il dit – par “l’anéantissement” des patois. Or, la sympathie pour les deux pôles de l’antinomie linguistique que je viens d’évoquer a induit Brigitte à une erreur intéressante dans son interprétation du discours de Grégoire: elle a suggéré, en évoquant Pentecôte, que chez Grégoire ce serait une espèce de Pentecôte révolutionnaire qui résoudrait la situation babélique. Mais je dirais qu’il n’y pas de Pentecôte chez Grégoire. La solution pentecostale du problème de Babel n’est pas un retour au monolinguisme du début, ce n’est pas le retour à la langue adamique. La solution pentecostale est le plurilinguisme des apôtres. Le miracle de Pentecôte consistait dans le fait que les apôtres parlèrent, grâce au Saint-Esprit descendu sur eux, dans toutes les langues des Juifs rassemblés à Jérusalem. Le miracle pentecostal supère la punition de Babel parce que dans cette multiplicité des langues l’Esprit est le même, l’esprit est universel, katholos. Pentecôte n’est pas l’anéantissement de la multiplicité des langues, l’anéantissement des patois. Dieu, l’Esprit, n’a pas besoin d’une langue unique, il parle dans toutes les langues. C’est justement cela que Grégoire ne croyait plus, c’est exactement de cela dont Grégoire doutait, il n’avait plus confiance dans une catholicité de l’esprit. Il lui fallait une langue édénique, une langue catholique. Le catholicisme linguistique requiert l’anéantissement des patois. Comme l’église romaine qui, du point de vue linguistique, était retournée directement au paradis, en utilisant sa langue universelle, le latin, la Révolution, cette Église Nouvelle, avait besoin d’un Latin

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Nouveau, elle opte donc pour un retour direct au paradis, avec le français comme langue édénique. Dans sa sympathie pour Grégoire, Brigitte Schlieben-Lange lui prêtait des solutions évangéliques qui lui étaient étrangères.
    De toute façon, elle, à cette époque, était plutôt du côté de Pentecôte, voire du côté de Babel, que du côté d’un nouveau paradis. Et en ceci, elle était, bien sûr, allemande. Car notre tradition de culture linguistique est celle d’une interprétation positive de la tour de Babel. Il y a eu, en Allemagne, cette réinterprétation vraiment révolutionnaire de la multiplicité des langues dans la pensée de Leibniz et, à partir de Leibniz, dans toute la tradition qui en découle et qui a fortement imprégné notre conception des langues: chez Herder, chez Humboldt, même chez Hegel.
    C’est Leibniz qui, contre Locke, contre les lamentations des Lumières européennes, avait donné une nouvelle évaluation de la multiplicité des langues: la multiplicité et la diversité des langues est une richesse, et non pas une punition. Selon Leibniz, les langues du monde témoigneraient de la “merveilleuse variété” des opérations de l’esprit humain. C’est pourquoi elles sont toutes précieuses et pourquoi il faut “mettre en dictionnaires et en grammaires toutes les langues de l’univers”, pourquoi il faut faire de la linguistique. Cette tradition-là aura un nom dans l’œuvre de Brigitte: elle s’appelera Humboldt. Même si Brigitte n’a pas travaillé sur Humboldt – mais elle a prononcé, il y a trois ans, un merveilleux discours sur Humboldt, l’université et le langage à la Stiftskirche[2] – la tradition humboldtienne est implicitement présente dans son amour pour la diversité des langues et pour les langues régionales. Et Humboldt sera de plus en plus explicitement présent dans son œuvre, comme un fonds sur lequel elle pense “idéologie, révolution et uniformité de la langue”. C’est en invoquant Humboldt qu’elle termine cette œuvre dont je vais parler maintenant.

2.1. Idéologie, révolution et uniformité de la langue est son meilleur livre.[3] Et elle en a écrit, des livres excellents, des livres à grand succès aussi: à commencer par sa thèse et le petit livre sur le catalan et l’occitan qui en est issu.[4] Les grands succès, les livres qui l’ont rendue célèbre, sont les deux livres de synthèse sur la sociolinguistique et sur la pragmatique linguistique.[5] Après, elle a écrit Traditionen des Sprechens, “Traditions du discours”.[6] Déjà


[2] Brigitte Schlieben-Lange, “Humboldts Idee der Universität im Lichte seiner Sprachtheorie”. In: Kodikas/Code 23 (2000): 9-16.

[3] Brigitte Schlieben-Lange, Idéologie, révolution et uniformité de la langue. Sprimont: Mardaga 1996.

[4] Brigitte Schlieben-Lange, Okzitanisch und Katalanisch. Ein Beitrag zur Soziolinguistik zweier romanischer Sprachen. Tübingen: Narr 1971.

[5] Brigitte Schlieben-Lange, Soziolinguistik. Eine Einführung. Stuttgart: Kohlhammer 1973.

Brigitte Schlieben-Lange, Linguistische Pragmatik. Stuttgart: Kohlhammer 1975.

[6] Brigitte Schlieben-Lange, Traditionen des Sprechens. Elemente einer pragmatischen Sprachgeschichts­schreibung. Stuttgart: Kohlhammer 1983.

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dans ce livre-là, la Révolution française joue un rôle important. Mais ce livre de 1983 n’est pas un livre sur la Révolution française. C’est un livre théorique sur l’historicité de ce qui semble être universel, c’est-à-dire l’activité langagière: ce sont des éléments d’une pragmatique historique. Cette problématique était probablement le centre de ses intérêts théoriques. Quand, lors du travail avec le groupe de recherche sur les idéologues, elle a dû se plonger dans la linguistique révolutionnaire, elle l’a toujours fait avec un regard sur l’historicité de la pragmatique.
    Je me souviens aussi que Brigitte, encore à Francfort, quand elle dirigeait le groupe de recherche sur les idéologues, se plaignait un peu de devoir trop s’occuper du projet. Elle aurait voulu s’occuper davantage d’autre chose. Je dois dire que je n’avais pas trop pitié d’elle, d’abord parce que c’était un projet merveilleux et deuxièmement parce que je suis convaincu que les personnes font presque toujours ce que leur vocation leur donne à faire. Et j’ai eu raison: elle a fait ce qu’elle devait faire et elle a écrit ce livre admirable qui est à la base de notre colloque: Idéologie, révolution et uniformité de la langue.
   
À première vue, ce titre pourtant est curieux: d’abord parce qu’il est syntactiquement un peu ambigu. Mais surtout parce que l’expression “idéologie” vient en premier et non pas le mot “révolution”. La composition du livre laisserait plutôt attendre: révolution, uniformité de la langue, idéologie. Mais si l’idéologie vient en premier, c’est que l’idéologie a la priorité: c’est l’idéologie qui offre, pour Brigitte Schlieben-Lange, la solution du problème que pose la Révolution et c’est vers les idéologues que vont les sympathies de l’auteur. Elle s’en distancie un peu quand elle dit que les idéologues, après thermidor, continuent la “bonne” Révolution et qu’elle met “bonne” entre guillemets. Mais elle trouve quand même très clairement que les idéologues sont les bons révolutionnaires. Et n’est-ce pas vrai? C’est toujours le projet révolutionnaire, le projet de l’organisation du politique selon des principes philosophiques, mais ce sont des messieurs modérés, des hommes raisonnables qui règlent les choses selon des principes sages, basés sur une philosophie sage. C’est Condillac qui prend le dessus après le rousseauisme enragé, après cette paranoia meurtrière des Jacobins et de Robespierre. C’est l’Écriture qui triomphe sur le Cri collectif et le Signe, le Gestuel. C’est un projet scientifique et pédagogique qui triomphe sur une politique de l’extase collective: la création des institutions d’éducation nationale, structurées de haut en bas: Institut, Écoles normales, Écoles centrales. Et au centre de ces dernières, quasiment au centre de la base de cette pyramide éducative: la Grammaire générale dont s’occupe le projet de recherche et dont nous nous occuperons pendant notre colloque.

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2.2. Le problème politique et culturel de la Révolution – auquel les idéologues apporteront leur solution systématique – est, selon Schlieben-Lange, le chaos linguistique, une réalité linguistique chaotique que les révolutionnaires doivent nécessairement vivre comme une catastrophe et comme un obstacle à leurs buts. Le chaos linguistique met en danger le succès de la Révolution, surtout à cause de trois problématiques linguistiques: 1o l’absence de connaissance du français, 2o l’analphabétisme et 3o le problème sémantique, le problème du préjugé ou de l’imperfection de la langue qui obscurcit une vue claire de la réalité, comme “a mist before our eyes” selon Locke.
    La solution de ces problèmes est, en effet, l’uniformité de la langue, dans les trois domaines: 1o il faut universaliser le français en supprimant les patois et il faut 2o apprendre à lire et à écrire à tous les Français. C’est ici qu’opèrent les projets pédagogiques inférieurs. Et en ce qui concerne les préjugés sédimentés dans le français lui-même, il faut 3o “révolutionner” la langue, il faut créer une uniformité sémantique, anéantir l’indétermination des mots. Ceci concerne plutôt les projets pédagogiques supérieurs: les Écoles centrales et les Écoles normales. Les idéologues recourent à deux dispositifs: à la réforme du vocabulaire et à la Grammaire générale. En ce qui concerne le vocabulaire, c’est la recherche scientifique qui réglera les significations des “substances”, et c’est le progrès social qui réglera la détermination des “notions archétypes”, des notions sociales. La Grammaire générale, de soncôté, est un dispositif qui garantit une unité profonde, sous-jacente au chaos superficiel. Cette recherche de l’uniformité sémantique et grammaticale – recherche de la langue du paradis bien sûr – est naturellement le problème le plus traditionnellement philosophique et donc le plus “idéologique”.
    Nous savons que ce problème linguistique – ainsi que les propositions pour sa solution – n’est pas un problème nouveau, découvert par les idéologues, mais qu’ils sont, dans leur pensée linguistique, les héritiers du père des Lumières européennes, du père de la Science Nouvelle. Francis Bacon est celui qui pose le problème quand il découvre les idoles du marché, les idola fori. Après la perte du latin comme langue universelle et l’ascension des langues vulgaires vers la science et l’érudition, Bacon se rend compte du fait très fâcheux que le peuple – vulgus – découpe la réalité selon son imagination vulgaire, captus vulgi. Et comme le peuple n’est pas très intelligent, il découpe la réalité d’une manière que les hommes intelligents, les savants, les homines docti, ne peuvent accepter. Et il est évident en même temps que toutes les langues vulgaires le font différemment. Ceci

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est grave parce que les mots déterminent la pensée. Bacon découvre le pouvoir des mots sur l’entendement: vis verborum super intellectum. Ce sont les mots – les mots mal faits – qui commandent à l’intellect. Ceci est intolérable. Il faut donc réformer la langue, faire une langue bien faite. C’est la Science Nouvelle qui opérera ce changement, ce sont les Lumières scientifiques qui chasseront ces ténèbres linguistiques et ces confusions que sont les langues vulgaires. La lamentation sur les langues naturelles, vécues comme des catastrophes de la pensée, conduit à la philosophie analytique, à la réforme linguistique, surtout dans le domaine du lexique.
    Cette philosophie analytique est accompagnée, de l’autre côté, c’est-à-dire du côté rationaliste, par une solution consolatrice dans le domaine de la grammaire. À l’expérience de la diversité linguistique le rationalisme oppose la Grammaire générale ou “ce qui est commun à toutes les langues”. On ne doit pas oublier que, au début, cette consolation venait du côté rationaliste, ce n’était pas une solution empiriste: en recourant à une pensée universelle, on nie tout simplement les différences des langues ou on déclare les différences entre les langues peu importantes, superficielles – comme dans la linguistique chomskyenne qui est une linguistique rationaliste, farouchement anti-empiriste.
    L’idéologie a épousé les deux stratégies: c’est une philosophie analytique – qui en fin de compte propose une réforme du vocabulaire, et c’est une linguistique cognitive dans le sens universaliste de la grammaire universelle actuelle.
    La Révolution française se trouvait donc toujours devant le même problème que Bacon, cette fois-ci cependant vécu comme un problème politique brûlant: dans les têtes et dans les mots se trouvaient les préjugés, les conceptions fausses transportées par les diverses langues vulgaires – captus vulgi, vis verborum super intellectum. L’analyse des idées – sur la base de la science et du bon ordre social – réglera tout, mettra en ordre la relation entre les mots et les choses, chassera le brouillard devant nos yeux. Et la grammaire universelle ajoutera que, malgré les différences, c’est plus ou moins la même chose.
    Le sixième chapitre de Idéologie, révolution et uniformité de la langue décrit comment les idéologues poussent à l’extrême cette conception linguistique, comment ils rendent absolu le concept de la langue scientifique perfectionnée: une langue uniforme purement désignative, qui évite les indéterminations, qui est sémantiquement univoque, une langue écrite, bref ce que Frege appellera “Begriffsschrift”.

2.3. Schlieben-Langue, dans des pages qui font penser aux pages apocalyptiques de Leroi-Gourhan dans Le geste et la parole, finit son livre par un regard sur notre présent. Et elle voit très bien que cette uniformité de la langue est le sort de l’humanité actuelle qui vit l’apothéose de la langue uniforme. La conception idéologique de la langue bien faite triomphe universellement. Mais c’est une victoire tragique. Parce qu’elle détruit la voix, l’imagination, le dialogue, la diversité. Et le français lui-même en est devenu une des victimes. Car c’est

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l’anglais global qui joue le rôle de langue universelle, porteuse de cette uniformité scientifique dont rêvaient les idéologues. Schlieben-Lange écrit donc à la fin de son livre (c’est pratiquement la dernière phrase):

“Il faut penser la diversité et le dialogue, les voix et les images si l’on veut créer une nouvelle image de la langue parfaite et humaine ainsi que le faisait Humboldt à Tegel, à l’encontre de la fatalité, de l’irréversibilité de l’évolution.” (Schlieben-Lange 1996: 246)

Elle évoque donc la conception du langage de Humboldt comme une alternative au dynamisme uniformisateur des idéologues, comme une autre possibilité de penser le langage: la voix, l’image, le dialogue, l’imagination, la diversité. Le grand livre de Humboldt porte le terme “diversité” dans le titre: Sur la diversité de la structure du langage humain – Über die Verschiedenheit des menschlichen Sprachbaus. Voilà qu’affleure à la surface dans l’œuvre de Brigitte Schlieben-Lange la pensée Humboldt qui y était une présence continuelle. Comme je l’ai dit au début, Brigitte Schlieben-Lange a commencé à parler de la Révolution française dans l’esprit humboldtien qui régnait ici à Tübingen, dans le contexte de la pensée linguistique de notre maître Coseriu. Son grand travail sur les idéologues a été composé avec un regard continu sur la pensée linguistique de Humboldt. J’ai toujours été particulièrement fier du fait que Brigitte citait si généreusement mes travaux humboldtiens. Et si je peux me permettre une petite remarque peu modeste, je trouve que nos deux livres dans la série de Sylvain Auroux “Philosophie et langage” chez Mardaga, le livre de Brigitte sur l’idéologie et mon livre sur Humboldt[7], forment un couple qui représente exactement l’antinomie dont parle Brigitte. Si Brigitte a appelé son livre Idéologie, révolution et uniformité de la langue, le titre de mon livre sur Humboldt aurait pu être: “Philosophie transcendantale, réforme et diversité des langues”.
    Humboldt lui-même avait situé les deux pôles de cette antinomie à l’intérieur d’une même langue: il fait la différence entre un usage scientifique et pratique de la langue d’un côté et un usage proprement linguistique (“rednerisch”) de la langue de l’autre. Dans le premier, la langue est utilisée comme signe, comme désignant exactement les choses de la vie pratique ou de la science, usage où l’individualité de la langue ne joue aucun rôle. Humboldt l’appelle aussi “Geschäftsgebrauch”, usage des affaires pratiques. De l’autre côté, dans l’usage “oratoire”, c’est-à-dire littéraire, dialogal, vocal, l’individualité de la langue se fait sentir. C’est de cet usage-là qu’une langue reçoit jeunesse et puissance et dont dépend la vie intellectuelle de la nation. Mais l’important dans ce que dit Humboldt sur ces deux voies de la langue, c’est qu’il faut cultiver les deux en même temps.


[7] Jürgen Trabant, Humboldt ou le sens du langage. Liège: Mardaga 1992.

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    Brigitte a vécu cette dualité passionnément comme une tension, presque comme une déchirure. Dans son discours de réception à l’Académie de Heidelberg, où elle parle de son livre sur la Révolution française, elle constate un glissement de ses sympathies vers la position idéologiste sous l’impression des derniers événements politiques. Je suppose qu’elle se réfère aux explosions ethniques et nationalistes dans les Balkans et dans le territoire de l’ancienne Union soviétique où la diversité linguistique ou culturelle est devenue un prétexte pour massacrer son voisin. Elle dit qu’elle voulait écrire son livre comme un plaidoyer pour la diversité linguistique, mais que – face à ces développements actuels – le livre serait devenu un plaidoyer pour la priorité du politique au lieu de la priorité du culturel, pour l’universel au lieu de l’ethnique. Je ne suis pas sûr que cette auto-interprétation soit juste. Il est vrai qu’elle présente avec beaucoup de sympathie le projet uniformisateur des idéologues. Mais les dernières pages de son livre sont tout de même des pages sur l’horreur uniformisée que nous vivons actuellement. Et le livre finit en invoquant Humboldt. Les deux amours sont donc présentes: les idéologues et Humboldt. L’uniformité et la diversité, la raison et l’imagination, l’écriture et le dialogue, une langue des Lumières et une langue de la chaleur. C’est pourquoi elle a raison, quand elle conclut: “Es ist letztlich beides, ein Versuch, diese Antinomie unvereinbarer und gleichermaßen notwendiger Prinzipien auszuhalten”: “C’est finalement les deux à la fois: une tentative d’endurer l’antinomie de ces principes irréconciliables et également nécessaires” (Schlieben-Lange 1996: 110-111).
    Je crois que cette conclusion est la réponse européenne aux problèmes linguistiques que nous vivons actuellement: comme il n’y avait pas de choix au temps de Grégoire et comme l’uniformisation linguistique était, dans les mots de Brigitte, “historiquement nécessaire”, ainsi, aujourd’hui, il n’y a pas de choix face à l’uniformisation linguistique mondiale. Savoir parler et surtout savoir écrire la langue de l’uniformité est une nécessité historique. Mais l’autre versant de la politique révolutionnaire, l’anéantissement des patois, n’est plus du tout nécessaire. Pour être absolument moderne il ne faut pas anéantir les patois. Au contraire: il faut en même temps cultiver les patois que sont nos langues nationales et apprendre à lire et à écrire la langue universelle. Il faut être bilingue. Qu’est-ce que le bilinguisme, sinon un modèle de l’antinomie vécue? Une langue n’est pas plus vraie qu’une autre. Il faut savoir les parler toutes les deux.
    Brigitte Schlieben-Lange a fait des recherches sur le chemin qui mène le français vers la science et vers l’éducation, sur le chemin de l’uniformité, qui va nous occuper pendant les jours à venir, mais elle ne pouvait s’empêcher d’avoir toujours présente, dans ses études, une pensée de la diversité. Elle était partie dans son voyage intellectuel enthousiaste de la

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diversité, c’est-à-dire amoureuse des voix devenues marginales par rapport au centre européen, amoureuse de poésie provençale médiévale, pour devenir, au bout d’un long voyage, admiratrice du projet d’uniformisation et de prose scientifique française des temps modernes. Mais elle ne voulait et elle ne pouvait pas faire un choix entre les deux: ce sont deux manières de sentir et de penser – comme aurait dit Condillac – merveilleuses, humaines, nobles, vraies toutes les deux. Et elle a eu une conscience forte du caractère antinomique de ces deux séries de pensée, de ces deux amours. Et elle n’a vu qu’une seule solution: endurer cette antinomie. Die Antinomie aushalten.
   Penser l’antinomie, vivre l’antinomie, voici le motif profond du travail de Brigitte Schlieben-Lange et le message, je crois, de celle qui nous a invités ici à Tübingen.

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