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Dhombres, Jean

Jean Dhombres (Paris)

Jean Dhombres

La question des « deux cultures » à l’École normale de l’an III et dans les Écoles centrales qui en sont une suite voulue : l’exemple de la règle des signes

Un savant parle le 7 pluviôse an III, et il est déjà tard, au delà de midi ; le naturaliste a la voix un peu monocorde, quoique travaillée ; c’est celle d’un homme déjà âgé, mais elle porte haut dans les gradins bondés d’élèves de la première École normale, tous emmitouflés à cause du froid éprouvant qui règne sur le Paris de la fin janvier 1795, jusque dans l’amphithéâtre tout neuf du tout nouveau Muséum d’histoire naturelle, entre l’ancienne abbaye Saint-Victor et le faubourg Saint-Marcel, là où le pain vient à manquer et où se prépare ce qui sera en mai (début de prairial) la dernière émeute révolutionnaire.

« Un orateur très-célèbre, et très-moderne, grand philosophe et grand écrivain dans le genre sublime, n’a pu faire l’histoire du lion sans se livrer à des préjugés, qu’il énonce avec une force et un agrément qui séduisent presque tous les lecteurs. Il présente le lion comme le roi des animaux. »[1]

Après le temps calculé d’un soupir et le silence voulu de réprobation, la voix de celui qu’à Versailles on appelait quelques années plus tôt le « berger » Daubenton, se fait d’un coup plus claire, plus incisive, et les mots se détachent brutalement : « le lion n’est pas roi des animaux : il n’y a point de roi dans la nature ». Un témoin assure, mêlant le style de Rousseau à celui du compte rendu des délibérations agitées de la Convention, qu’il y eut un beau mouvement de foule, résultat attendu d’une rhétorique d’autant mieux disposée qu’elle se voulait destructrice d’une autre rhétorique.

« Les mains, les yeux, les physionomies, les exclamations, les attitudes, rendaient à l’envi la même opinion, ou plutôt le sentiment imprimé à l’avance dans le fond de tous les cœurs. C’était vraiment l’esprit public qui jaillissait dans toute sa pureté et toute sa force, du foyer de l’instruction. »

La métaphore de l’esprit et du feu a quelque cohérence ; comme est cohérente la suite du discours de Daubenton, professeur d’histoire naturelle à l’École normale, à l’occasion de la 7ème séance, un duodi[2]. Le style de Buffon – c’est bien sûr ce savant mort en 1788 que

[1] Les cours de 1795 ne sont pas cités dans l’édition de l’an III, mais d’après la remarquable édition intitulée Séances des Ecoles normales, recueillies par des sténographes et revues par les professeurs, nouvelle édition, Paris : Cercle Social, 1800, t.1, p. 291. On réfère par la suite selon [Ecole normale, 1, p. 291]. L’édition critique des cours de l’École normale a deux tomes qui sont déjà parus chez Dunod (1992 et 1994) et un tome aux Éditions de l’École normale supérieure (2006) ; elle se poursuit avec la parution prévue du tome des cours « littéraires » et d’un dernier volume intitulé « Généralités ».

[2] Daubenton élide le « car » démonstratif, qui devrait unir logiquement la déclaration « le lion n’est pas le roi des animaux », et éviterait que la phrase suivante, « il n’y a pas de roi dans la nature », n’apparaisse comme dogmatiquement finale. On devine toutes les variantes qu’un syllogisme aurait pu prendre : le lion est féroce pour l’homme, il n’y a de féroce que les rois, donc le lion est bien comme l’a dit Buffon, le roi des animaux. Le syllogisme choisi par Daubenton est autre : Buffon dit que le lion est naturellement roi des animaux, or il n’y a pas de roi dans la nature, donc Buffon n’écrit pas naturellement, selon l’ordre requis par les sciences naturelles.

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Daubenton brocardait en 1795 – n’est plus le style scientifique qui convient. De sorte qu’est ainsi célébrée la transformation de ce savoir en une science, ou plutôt en des sciences naturelles. L’argument de Daubenton est en effet de nature épistémologique, et concerne la « vérité simple de l’histoire naturelle »[3], avec indéniablement une pointe contre d’autres sciences de la nature, forcément moins « simples » puisque relevant des mathématiques. Autrement dit, la séduction « royale » de Buffon n’est pas seulement politique, quoique sa réprobation convienne bien à la politique des mois post-thermidoriens de l’École normale où, selon les historiens marxistes, la Révolution installait sa phase bourgeoise avant de garantir l’instabilité par le système du Directoire.

 

Les « deux cultures »

Style scientifique contre style politique, avec l’École normale de la toute fin du XVIIIe siècle il serait ainsi possible de trouver des raisons à la fracture entre les Lettres et les Sciences. Madame de Staël comme Chateaubriand le dirent à leur façon dès 1800 et plus tard encore, accusant les scientifiques de servilité politique et reconnaissant aux idéologues, et bientôt avec moins de précision aux « littéraires », l’héroïsme de la critique qui fonde le véritable philosophe au sens français du terme, celui qui doit conseiller le pouvoir. Cette fracture est devenue le phénomène majeur du monde éducatif et culturel du XXe siècle européen, mais son lieu est moins débarrassé qu’on ne le dit de la massue politique qui l’aurait créée. Récemment encore, des étudiants en économie, et quelques professeurs, assuraient que l’économétrie, ou forme scientifique de l’économie, cachait par sa mathématisation les présupposés idéologiques du libéralisme qu’une approche « littéraire » de l’économie pouvait beaucoup mieux faire voir et critiquer. Parce que cette fracture paraît se résoudre avec le mouvement cognitiviste accentué au début du XXIe siècle, la tentation est de fixer l’origine de la fracture en 1795, comme une réaction. En fait, l’idéologie et la Grammaire générale inaugurèrent une connaissance qui se disait en même temps connaissance de la façon dont on connaît (cognitivisme génétique), seule façon moderne de connaître (cognitivisme analytique), et connaissance indépendante des différents contenus (cognitivisme général)[4]. La naissance d’un mouvement intellectuel comme l’idéologie[5], qui se veut intégrateur sinon de tous les savoirs, du moins de tous les savoirs des Lumières – philosophie, épistémologie, logique,


[3] [Ecole normale, 1, p. 293].

[4] Je n’ai pas besoin de distinguer ici l’idéologie et la Grammaire générale, distinction par ailleurs nécessaire.

[5] Je tiens à l’adjectif « intellectuel » parce qu’il indique une postérité dans l’ordre général de la représentation politique en France.

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langues, histoire, sciences de la nature, arts et mathématiques – pouvait donc être une réaction contre ce qui en pratique avait été fait à l’École normale où cette intégration n’eut nullement lieu entre les disciplines enseignées, malgré les espoirs des fondateurs de l’École. Est-ce à dire alors que l’École normale institutionnalisa la fracture entre les Lettres et les Sciences, comme j’ai paru le suggérer en choisissant l’épisode du « roi des animaux » ? Pour voir que non, il faut un peu mieux étudier les cours de cette école.
    Je n’ai pas eu tort d’énumérer les savoirs à intégrer en ne respectant pas la terminologie de l’Encyclopédie. On sait que Diderot et d’Alembert se gardèrent bien d’omettre des mots qualifiant un quelconque savoir, et acceptèrent même de placer les sciences occultes, certes par dérision, suffisamment proches de la théologie dans l’arbre de la connaissance. Ils n’utilisaient bien sûr pas le mot épistémologie, ni ne pensaient une critique générale de la connaissance, et encore moins de la connaissance scientifique. Fait donc rupture la seule liste des intitulés de cours de l’École normale de l’an III, une école dont je n’ai pas besoin de redire à l’occasion du présent colloque, Idéologie-Grammaire générale-Écoles centrales, à quel point les cours ont marqué les Écoles centrales où eurent effectivement lieu les cours de Grammaire générale, et ils ont marqué l’idéologie aussi bien, mais peut-être plus par réaction.
    « Art de la parole », « art de l’entendement » : aucun de ces titres n’a figuré dans les universités ou collèges d’Ancien Régime et aucun ne sera repris dans l’Université impériale ou l’Université royale jusqu’en 1848. Comment ne pas noter la nouveauté du cours de « Littérature », ouvert en janvier 1795 par La Harpe, et ne fallait-il pas l’étrangeté d’un lieu comme le Muséum pour qu’un tel cours fût donné, alors qu’il n’y avait aucun tel intitulé dans les collèges de Sorbonne avant 1789. C’est l’expression « Belles-lettres » qui sera retenue dans les Écoles centrales. Expression remplacée au temps de la Restauration, comme s’il ne s’agissait que d’une extension intellectuelle, par « Humanités classiques »[6], sinon « Humanités chrétiennes ». C’est bien sûr avec ce dernier vocable que se situe le lieu durable de la fracture Lettres/Sciences[7]. Mais ce ne peut pas être mon propos ici que de l’explorer, car j’entends rester fidèle au but du présent colloque tellement voulu par la très regrettée Brigitte Schlieben-Lange, qui fixe une durée historique fort courte, et je vais donc me contenter, dans le seul cadre de l’École normale et des Écoles centrales, d’approcher le contenu épistémologique de ce que l’on appelle après C.P. Snow les « deux cultures », la littéraire et la scientifique.


[6] Les Humanités furent dites classiques au XIXe siècle, mais il aurait été impensable de dire de même, mathématiques classiques, physique classique, chimie classique, histoire naturelle classique, tant ces disciplines étaient récentes en tant que disciplines scolaires.

[7] Il serait fastidieux de reprendre les discours de recteurs dans la France du XIXe siècle, exprimant qu’il conviendrait de réconcilier sciences et humanités, preuve surtout que dans l’enseignement comme dans le corps éducatif, les deux vocables étaient bien opposés. Au XVIIIe siècle, il y avait bien sûr une opposition rhétorique entre lettres et sciences, précisément entre lettres et mathématiques, mais elle ne toucha guère l’enseignement. Puisque, grosso modo, les sciences mathématiques n’en faisaient pas partie.

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    Poursuivons alors la lecture des intitulés de cours de l’École normale de l’an III, car elle révèle d’autres surprises. Pas avec l’intitulé « Mathématiques », auquel furent toutefois attribués – seule exception – deux professeurs. La surprise vient un peu de l’intitulé « Géométrie Descriptive », car il est détaché de la mathématique. Est-ce seulement pour ne pas manifester l’écrasant poids de trois professeurs en une seule matière, et une domination ? Si cette matière nouvelle allait devenir une partie des mathématiques enseignée dans les grandes écoles, et partie majeure seulement les toutes premières années de l’École polytechnique[8], l’intitulé « géométrie descriptive » ne fut jamais celui d’un cours universitaire, et il ne figura jamais isolé dans les lycées. L’intitulé « Physique », et entendons physique tout court, dénué de l’adjectif à la façon de physique mathématique ou de physique expérimentale, nous convient dans sa sobriété parce que nous le connaissons encore dans les lycées (mais plus à l’université). Cet intitulé ne dit pas assez sa nouveauté. On la comprendra mieux si l’on dit qu’aussi bien en Angleterre qu’en Allemagne, l’expression « Philosophie naturelle » sera longtemps préférée. C’est en ce sens de Philosophia naturalis qu’un physicien passe encore à Oxford, ou à Cambridge, et en bien d’autres universités anglo-saxonnes, un PhD.
    Avant de réfléchir sur cette nouveauté de la physique, qui n’est pas dite science de la nature, je dois poursuivre par ce qui ne peut plus apparaître comme une litanie d’intitulés simplement classiques. Puisqu’il y eut en l’an III un cours de morale, et un cours même d’agriculture était prévu. On sera peut-être moins surpris par l’intitulé « Géographie » et « Histoire naturelle », dans la mesure où ces matières apparurent plus tôt au XVIIIe siècle, mais nous avons déjà suggéré le changement de contenu et l’histoire naturelle devenant science autonome. La surprise est en tout cas l’intitulé « Economie politique ». Non parce que les préoccupations de ce type furent neuves, mais parce qu’en France du moins, et malgré l’école des physiocrates, elles n’avaient jamais donné lieu à un enseignement structuré, universitaire ou collégial. L’expression ne sera pas reprise par la Restauration, qui pourtant connaissait la révolution industrielle française. Mais, expliquait-on, un lycée n’avait pas vocation dans l’ordre des affaires marchandes, et l’économie n’intervint dans le secondaire de façon autonome, comme science propre, que dans le dernier tiers du XXe siècle, et pour certains élèves seulement.
    Au moins aperçues par le jeu des intitulés, et contrairement à ce que nous pouvions préjuger, les nouveautés de l’an III ne font donc pas voir une fracture Lettres/Sciences, mais


[8] Ambroise Fourcy, Histoire de l’Ecole polytechnique, Paris, 1828, éd. J. Dhombres (rééd. avec quelques additifs), Paris : Belin, 1985 ; Jean et Nicole Dhombres, Naissance d’un pouvoir : sciences et savants en France (1793-1824), Paris : Payot, 1989.

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plutôt des recompositions en douze disciplines. Les contemporains ne s’y trompèrent pas, et ils notèrent des abandons : pas de cours de latin, pas de cours de grec, mais pas plus de cours de logique. Personne toutefois ne s’étonna qu’il n’y ait pas de musique et pas d’astronomie, ces deux anciennes composantes du très ancien quadrivium. Dont les histoires de l’éducation ne cessent de dire la décadence, quelquefois l’assignant depuis 1530 environ, mais sans en dire jamais la mort. Or, si cette mort était fixée à 1795, il faudrait ipso facto abandonner le point de vue d’une continuité, celui selon lequel l’École normale proviendrait d’une lente réforme de l’université au cours du XVIIIe siècle, réforme accélérée à partir de la suppression de l’ordre des Jésuites. Quand donc a disparu en France et, pour longtemps, la philosophie naturelle ? Sinon en l’an III ? Question du même genre : quand la philosophie naturelle a-t-elle été remplacée pas la science ? Nous sommes au cœur de la question des « deux cultures » pour la période qui nous occupe.

 

Un certain point de vue de l’historiographie

Paul Dupuy, l’historien de l’École normale du XIXe siècle, fixe une origine d’abord indécise et ne se réalisant que beaucoup plus tard, à la manière d’une postérité. « Révolutionnaire, dit-il de l’École normale, elle a été, non par une action immédiate comme l’aurait voulu le comité de salut public, mais par le trouble et la fièvre de son existence, par un permanent bouillonnement de sève où sont élaborées dans l’écume les riches germes d’avenir »[9]. L’usage est précieux des expressions de la génération spontanée dont Pasteur avait pourtant débarrassé les esprits. Ce jeu de postérité nous concerne directement pour la fracture Lettres/Sciences. Car Dupuy conclut son immense étude en 1895 en soulignant que le véritable apport de l’École normale tient à l’institution des cours de sciences. Mais il se défausse de ne pas rendre compte de ces sciences mêmes, en s’excusant de sa seule compétence de littéraire ! La fracture s’est-elle déplacée chez celui qui se charge de rendre compte ?
    À la même époque, la fracture chez d’autres historiens était articulée d’une manière idéologique. L’École normale, disait-on, signalait la tentative révolutionnaire de faire disparaître toute la culture classique, en la remplaçant par une culture scientifique porteuse à la fois d’athéisme et de républicanisme. Dupuy, dans le cadre de la République, et dans le lieu très symbolique de l’École normale supérieure, se contente de souligner la laïcité de cette École de l’an III, et reproche donc aux littéraires de l’an III d’avoir apporté un autre dogme,


[9] Paul Dupuy, L’Ecole normale de l’an III, in Le Centenaire de l’Ecole normale 1793-1895, Paris : Hachette, 1895, p. 208 ; Édition du Bicentenaire, Paris : Presses de l’École normale supérieure, 1994.

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celui de l’idéologie. Il agit donc bien au sein de sa spécialité littéraire comme un critique ; il n’y a pas fracture, mais séparation des compétences.
    Le fait sans doute aucun le plus caractéristique à l’École normale est pourtant qu’en clôture du siècle des Lumières, il n’y eut pas de rubrique « Philosophie naturelle », ni de polémique sur cette absence, et aucune revendication avant le premier tiers du XIXe siècle. Le Cours d’astronomie populaire de Comte, en 1844, marque la première interrogation scandalisée, et l’investissement d’un terrain apparemment perdu par la philosophie. Lorsque Laplace, qui est né en 1749, parle de philosophie naturelle dans son Essai philosophique sur les probabilités de 1814, il sait que sa dénomination surprend désormais. Mais il ne veut pas désigner ainsi la seule physique mathématisée qui est guidée par l’expérience quantitative[10]. Dans sa dernière leçon prononcée à l’École normale en mai 1795, leçon qui constitue la matrice de l’Essai à venir, Laplace ne parle pas de philosophie naturelle, mais il insiste sur l’invention d’une nouvelle théorie scientifique. C’est la théorie des probabilités, qu’il ne réduit nullement à un appendice de l’analyse mathématique. Avec l’Essai, on ne peut que déduire que la nouvelle science remplace la philosophie naturelle, et fait aussi oublier les conceptions métaphysiques.
    On peut dire autrement la « révolution », en notant une filiation stylistique. Voltaire, qui composait en 1738 les Elémens de la philosophie de Neuton, mis à la portée de tout le monde, avait adopté une dédicace par laquelle il devait attester de son sérieux… en reniant les lettres.

Je renonce aux lauriers, que trop long-tems au Théâtre
Chercha d’un vain plaisir mon esprit idolâtre.
De ces triomphes vains mon cœur n’est plus touché,
Que le jaloux Rufus à la terre attaché,
Traîne au bord du tombeau la fureur insensée,
D’enfermer dans un vers une fausse pensée, […][11]

Mais le genre de la vulgarisation scientifique ne débouchait pas sur une discipline scolaire. Aussi peut-on suggérer quel’indéniable querelle Lettres/Sciences de 1795 est fondatrice en ce sens que devenus professeurs, les très nombreux élèves de l’École normale peuplèrent les lycées en tant qu’enseignants et maintinrent officiellement et la division et la spécialisation des tâches éducatives[12]. « On enseignera essentiellement le latin et les mathématiques dans les


[10] Le titre « Applications du Calcul des Probabilités à la Philosophie naturelle » fait pendant au titre, « Applications du Calcul des Probabilités aux Sciences Morales », Pierre Simon de La Place, Essai philosophique sur les probabilités, 5e édition, Paris, 1825, édition critique, C. Bourgeois, Paris, 1986, p. 89.

[11] Dédicace à la marquise du Châtelet, dans Voltaire, Elémens de la philosophie de Newton, mis à la portée de tout le monde, Amsterdam : E. Ledet et Cie, 1738, p. 4.

[12] À tout le moins, la carrière de la majorité des élèves de l’École se révéla être dans l’enseignement, comme le montre une prosopographie des élèves de l’École normale préparée par Dominique Julia, qui complètera ainsi l’étude déjà citée de Paul Dupuy au siècle dernier, et qui ne portait que sur 250 élèves recensés. Cette étude sera publiée dans le volume « Généralités » de la réédition des cours de l’École normale de l’an III.

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lycées » dit sobrement le décret fondateur signé en 1802 et la suite du texte officiel établit une dyarchie, avec une distinction égale du littéraire et du scientifique[13]. Distinction est un mot ambigu, ici comme ailleurs. C’est la valeur également technique des deux disciplines, latin et mathématiques, qui justifia et leur prééminence et leur séparation. Alors que la tradition intellectuelle des Lumières, françaises aussi bien qu’européennes, était de les associer hiérarchiquement comme porteuses, l’une des valeurs essentielles de l’humanisme culturel, l’autre des valeurs particulières de l’humanisme intellectuel[14]. Culture et modernité, et non culture ancienne contre culture nouvelle.
    Dans les lycées nouvellement créés avec le nouveau siècle, par le latin et les mathématiques fortement associés, l’ordre de la logique concrète de ces disciplines en vint à dominer l’ordre de la culture. L’origine de ce qui n’est pas une nouvelle hiérarchie, mais un changement de vision du monde, est-elle à trouver dans l’École normale ? La Restauration le pensait ainsi, qui voulut dès son instauration supprimer les sciences au lycée, dans l’espoir de valoriser des humanités qui ne reprenaient pourtant pas un passé de l’enseignement et avaient une fonction de contrepoids, par desserrement de l’étau logique manifesté par quelques disciplines scolaires. Était contradictoirement placé au-dessus de tout le latin, alors que cette langue dès la fin de l’Ancien Régime avait perdu son rôle de formation, une fois passées les premières années où le latin était appris à la façon dont aujourd’hui on acquiert le français. Alors que la Grammaire générale des Écoles centrales avait même décalé le latin, de seule langue en langue d’exemples, le latin devenait au XIXe siècle formation majeure à la logique. Il y a donc quelque chose d’autre à comprendre sur l’École normale : il faut saisir les raisons qui font renoncer à une unique vision du monde.

 

La marginalité d’un jeu pseudo-philosophique

Alors que tous les enseignants de l’École normale envisagent au fond la sévérité de ce qui fait savoir nouveau au sein de disciplines autonomes, Bernardin de Saint-Pierrre, donne un tout nouveau sens, ou plutôt mélange intentionnellement les sens. Voici ce qu’il écrit, sans doute à la suite de la leçon de morale qu’il prononça à l’École normale.

« Que signifie l’histoire de la nature uniforme ? Il n’y a rien de plus varié que la nature dans ses effets comme dans ses causes. Voudrait-on insinuer qu’elle n’a d’autres lois que l’attraction. Je


[13] Décret du 19 frimaire an XI (10 décembre 1799), que l’on trouvera en particulier dans l’anthologie de textes réalisée par Bruno Belhoste et alii, Les sciences dans l’enseignement secondaire français. Textes officiels. Tome 1, 1789-1914, Paris : INRP/Ed. Economica, 1995, pp. 77 et suivantes.

[14] Tel restait le message de l’Encyclopédie, mais tel n’était plus celui de l’Encyclopédie méthodique toujours en cours de parution lorsque se déroulèrent les cours de l’École normale de l’an III.

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crois que si cette loi existait seule, elle serait uniforme ; mais c’est parce que ses formes sont très variées qu’elle a sans doute plusieurs lois. Ce mot d’uniforme est donc fort obscur. »[15]

La méthode de Bernardin n’est pas obscure : parce que deux sens différents peuvent être attribués au même mot, elle consiste à rendre illogique le concept même qu’il prétend illustrer. Et c’est bien le concept de loi qui est en cause, ici directement la loi newtonienne de l’attraction. Une loi est uniforme, la nature est non uniforme car variée, il n’y a donc pas de lois. Le syllogisme captieux de Bernardin débouche sur une question qui n’est pas quelconque dans une république où chaque travailleur doit justifier sa fonction, une fois admise ou plutôt conquise l’égalité en droits des citoyens. Que cherche le savant s’il n’existe pas de lois, insinue Bernardin ? Le savant analyse, sépare, spécialise, et manque forcément l’uniformité du plan de la nature. Il y a bien sûr contradiction logique, cette uniformité ne pouvant être conçue autrement qu’en tant qu’elle fait la loi générale. Non, Bernardin ne va pas jusqu’à exhiber le paradoxe, trop peu philosophe pour avoir le goût d’une critique de sa pensée. Il se contente de critiquer le plan de l’Encyclopédie, bien sûr sans tenir compte des modifications apportées par l’Encyclopédie méthodique, et ce qu’il présente comme la pensée d’un clan, dont les scientifiques sont désormais les dirigeants.

« Je ne dis pas qu’il n’y ait aussi quelques sciences dont les parties soient assemblées. Mais les sciences et les arts ne le sont point entre eux, et c’était l’objet même du plan encyclopédique. »

Rien n’a changé depuis le milieu du XVIIIe siècle, entend indiquer Bernardin, qui attaque aussi la Révolution. Rien n’a permis l’unité du savoir, et ce n’est pas l’École normale qui pourrait la favoriser. À moins que Bernardin ne s’en charge ! S’il reste tout le voltairien caustique dans l’explication qui suit sur le parallèle du dogmatisme entre Aristote et Newton, le sens n’est que mieux inversé par rapport à l’Encyclopédie. Puisque l’unité apportée par la science est d’emblée déclarée contre nature.

« Autrefois les universités rendaient raison de toutes les opérations de la nature par l’horreur du vide, d’après l’autorité d’Aristote. Aujourd’hui nos académies les expliquent par les lois de l’attraction, après l’autorité de Newton, d’ailleurs très respectable. On étend cette cause à toutes les sciences, à l’astronomie, à la chimie, à la végétation, à l’économie animale, et jusqu’à la morale. Les matérialistes en ont fait l’agent unique de l’univers et s’efforcent de la substituer à la diversité même. »

Aristote ne sera pas réhabilité à l’École normale, car comme le précise Garat, dans son cours d’analyse de l’entendement :

« le syllogisme n’atteint, ni aux fausses acceptions des mots où se cachent les erreurs, ni aux profondeurs de la nature où se cachent les vérité. C’est une espèce de pugilat de l’esprit, où l’esprit exerce, accroît, et perd ses forces sans faire aucune œuvre utile aux hommes. »[16]


[15] Cité par B. Jobert dans l’édition à venir des cours « littéraires » de l’École normale de l’an III, comme pour toutes les citations suivantes de Bernardin de Saint-Pierre.

[16] [Ecole normale, 1, p. 143].

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L’ironie de Bernardin peut consister à détourner de façon parodique le vocabulaire de la mécanique qui faisait le fond intellectuel de la philosophie naturelle, présentée avec vigueur par d’Alembert à longueur de colonnes de l’Encyclopédie et en particulier justifiait la réduction scientifique. En paraissant recopier la condamnation des systèmes de Condillac, Bernardin parodie le principe d’inertie.

« Cette propension que nous avons à mettre toute notre confiance dans un système linéaire et souvent dans une seule opinion, au milieu de l’universalité des choses, vient de la faiblesse de notre esprit, qui dans sa marche se dirige tant qu’il peut en ligne directe, et dans son repos se centralise, ne pouvant saisir qu’un point à la fois. »

Et c’est une condamnation de la démarche scientifique contrainte de n’envisager qu’un seul côté à la fois, qui correspond au choix de l’École normale de disciplines autonomes. Le professeur de morale de l’École normale n’est aucunement inhibé par la science, au point qu’il sait judicieusement et vigoureusement s’en servir. Mais pour faire valoir autre chose. Et quel plaisir pour Bernardin de le dire à haute voix, et de se servir de ce bouclier pour mieux faire constater qu’il ne vaut rien.

« Quelques personnes trouveront étrange que je me serve de lignes, de cercles et de sphères pour tracer non seulement les harmonies de la physique, mais celles de la morale. En cela j’imite les géomètres et les physiciens qui se servent des mêmes moyens pour exprimer les lois du mouvement. Il y a cette convenance en plus en ma faveur, que la plupart des figures sont hypothétiques et imaginaires tandis que mes sphères concentriques existent réellement dans la nature. »

Entendons bien que les lois de la nature ne sont pas dans la nature, et que les seules lois de la nature sont les lois morales. Se gardant d’une citation en latin qui ferait voir aussitôt la manœuvre, Bernardin de Saint-Pierre fait spectaculairement se rejoindre l’expression de Descartes d’une loi de la nature et celle de Thomas d’Aquin d’une loi naturelle ou éternelle, et peut alors avancer sa propre quête d’unité :

« La physique ne sera pas toujours occupée d’expériences isolées et la morale de vaines spéculations. »

Le comte Saint-Simon dira bientôt des choses voisines et tancera des savants comme Laplace et Lagrange, au nom même de leurs interventions comme professeurs à l’École normale, de n’avoir pas su ni voulu embrasser dans leurs systèmes explicatifs toutes les dimensions du monde, notamment sociales parce qu’elles sont morales[17]. « Nos savants ont découvert les lois du mouvement matériel ; cela est beau, mais cela ne détruit pas l’indigence. Il fallait découvrir les lois du mouvement social », énonce Charles Fourier[18]. Le Cours de philosophie positive de Comte, dont la parution débute en 1830, a pour but de montrer l’enchaînement des sciences dans un mouvement dont l’unité est historique vers la positivité.


[17] Saint-Simon, Claude-Henri de Rouvroy, Comte de, Histoire de l’Homme, 1809-1811.

[18] Charles Fourier, Harmonie universelle, Bulletin de Lyon, 3 décembre 1803.

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    L’École normale et les Écoles centrales aussi bien, n’allaient pas du tout dans cette recherche d’une unité de la connaissance, et elles fixaient l’autonomie des disciplines, sans rapport hiérarchisé. Était ainsi validé l’abandon de la philosophie naturelle comme corpus unificateur. Un seul exemple nourrira concrètement le propos dont le point de départ portait sur les « deux cultures », puisque nous avons reconnu que la fracture portait sur l’autonomie de chaque science. L’exemple particulier de la règle des signes nous permet de mesurer ce que signifie l’autonomie atteinte par l’algèbre.

 

Réorganisation d’un savoir scolaire : l’exemple de la règle des signes

Dans la confrontation des savoirs qu’opère l’École normale, le manuel dans chaque discipline devint essentiel, œuvre didactique tenant compte des changements de science, et non plus encyclopédie récapitulative obligée de tout un passé et des traditions. Ce qui figure sur la page de titre d’un manuel de 1797 est alors éloquent pour la question de la maintenance d’un passé, et pour la reconstruction : Elémens d’Algèbre, par Clairaut, Cinquième édition, Avec des Notes et des Aditions, tirées en particulier des Leçons données à l’Ecole normale par Lagrange et Laplace, et précédée d’une traité élémentaire d’Arithmétique. L’éditeur, Duprat, qui donnera Courcier, Vve Courcier, Bachelier et Gauthier-Villars, l’éditeur privilégié des textes mathématiques de l’Académie, date le livre par une équation an V = 1797. Cette inexactitude évidente correspondrait-elle au paradoxe porté par le titre ? Car enfin, la première édition des Elémens d’Algèbre d’Alexis Clairaut datait de cinquante années plus tôt, et l’on aurait pu croire la mathématique suffisamment changée depuis. Réagir ainsi, c’est ne pas avoir compris la distinction entre mathématiques élémentaires et transcendantes au XVIIIe siècle, et son effacement par l’École normale de l’an III. Une unité était créée, mais elle était disciplinaire, et non culturelle.
    Si le manuel ancien est réédité, c’est que sa révision est cautionnée par le renom de l’École normale, et voilà la seule qui suffise désormais pour le savoir des maîtres, et nous allons voir aussi pour le savoir des élèves. N’oublions pas que Clairaut n’avait été professeur nulle part, que son Algèbre n’avait jamais été adoptée comme manuel requis pour l’examen d’entrée à une école militaire ; cette algèbre n’était pas partie des « mathématiques élémentaires ». En 1805, Lacroix, en indiquant l’intervention de Laplace à l’École normale, la plaçait néanmoins dans la logique du traité de Clairaut, et ici résonne bien le mot « académique », mot opposé à « routine »[19].


[19] « Routine » des savoirs corporatistes, dans le vocabulaire des ingénieurs issus des grandes écoles, et des manufacturiers des années 1800, est le mot toujours opposé à l’innovation, ou à l’essai de nouvelles méthodes. Voir Denis Woronoff, Histoire de l’industrie en France du XVIe siècle à nos jours, Paris : Seuil, 1994.

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« Clairaut fut le premier qui, se frayant une route philosophique, répandit une lumière vive sur les principes de l’algèbre. […] Mais cette marche, nécessaire pour éclairer et pour encourager ceux qui commencent l’étude de l’algèbre, devient minutieuse et embarrassée de détails, lorsqu’on la poursuit rigoureusement au-delà des premières notions. […] Au lieu de chercher à débarrasser de ces inconvéniens, qu’il était aisé de faire disparaître, un plan aussi heureux que celui de Clairaut, on l’abandonna entièrement pour retourner à l’ancienne manière de présenter les élémens d’algèbre ; et sous ce point de vue la science rétrograda. […] Tel était l’état des choses, lorsque Lagrange et Laplace furent chargés de faire un cours d’analyse à l’École normale. Laplace reproduisit le plan qu’avait suivi Clairaut, comme le seul qui convînt à l’enseignement raisonné de la science ; il rappela l’attention des professeurs sur les richesses que renferment les collections académiques. Ses travaux et ceux de son collègue, à cette occasion, augmentèrent encore la masse de ces richesses ; et il ne fut plus permis de se livrer à l’ancienne routine. »[20]

Le responsable de la réhabilitation de Clairaut en 1797 est le rédacteur des notes et additions du manuel que nous lisons, mais il n’est nommé que par ses initiales L.C., quoique signalé en préface par son métier. Ce ne peut qu’être un enseignant dans une École centrale, et ce système éducatif apparaît comme la mise en pratique des cours donnés à l’École normale. Il n’y a donc aucune idée d’échec de cet établissement aussi temporaire qu’il ait été. Peu importe en effet que le lecteur sache qu’il s’agisse de Louis Costaz, lorsqu’il suffit de rappeler son passé de normalien pour promouvoir le livre.
    Cet auteur se justifie par une accumulation d’explications qui, toutes, font les postérités de l’École normale en ce qu’elles se reproduisent séparément dans tous les savoirs. Le livre original est d’un génie, le forcément académicien Clairaut, et il fait fond sur l’invention, sur l’innovation, donc est éloigné de tout dogmatisme car il part toujours du simple bon sens. Mais le travail de ce génie doit être revu, amélioré car il faut aller plus vite, non pas complété mais simplifié par l’intervention d’autres génies, en l’occurrence Euler, le grand pédagogue des mathématiques des Lumières, puis Lagrange et Laplace, ces deux génies académiques qui acceptèrent de donner des leçons à l’École normale.

« Les Eléments d’Algèbre de Clairaut, dans lesquels les lecteurs prennent part, en quelque sorte, à l’invention de l’Analyse, renferment des applications nombreuses et variées ; ils supposent d’ailleurs fort peu de connaissances en Arithmétique, et cet avantage est précieux à beaucoup de lecteurs que l’étude de cette partie dans des traités peu étendus, a rebutés.
Ce sont ces raisons qui, jointes avec la célébrité de l’Auteur, ont donné une si grande réputation à cet ouvrage, quoique fort éloigné de comprendre tout ce qui peut être utile en Algébre : elles ont fait croire qu’on pouvoit le regarder comme un excellent préliminaire qu’il ne s’agissoit que de compléter.
Les additions qu’il convenoit d’y faire se trouvent, pour la plus grande partie dans les écrits d’Euler, dans ceux de Lagrange, et dans les leçons qu’il a données à l’Ecole Normale, conjointement avec Laplace. »[21]


[20] Sylvestre-François Lacroix, Essai sur l’enseignement en général, et celui des mathématiques en particulier, Paris : Courcier, 1805, pp. 280-282.

[21] Elémens d’Algèbre, par Clairaut, Cinquième édition, Avec des Notes et des Aditions, tirées en particulier des Leçons données à l’Ecole normale par Lagrange et Laplace, et précédée d’une traité élémentaire d’Arithmétique, Paris : Duprat, an V = 1797. Cette référence sera donnée selon [Clairaut, 1797].

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En contradiction avec l’accès direct du livre de Clairaut, mais parce qu’il faut remédier à un défaut de l’École normale, défaut qui apparaissait comme le plus net, l’élémentaire, soit l’Arithmétique, est ici présenté comme un préliminaire. Et il occupe paradoxalement jusqu’à la page CLXXXVIJ. Ce préliminaire n’est pas repris d’un quelconque cours d’arithmétique disponible au XVIIIe siècle qui en vit paraître de nombreux et de très bons mais jugés trop peu rapides, ni même de ce que Laplace et Lagrange avaient écrit à ce sujet pour les cours de l’École normale et jugés trop rapides. Un texte spécial a été commandé. Bien sûr, il l’a été auprès d’un autre professeur d’École centrale, qui ne signe pas plus cet ouvrage et ne s’en vantera d’ailleurs pas trop. Il s’agit de Jean-Baptiste Biot, polytechnicien de la première promotion, celle contemporaine de l’École normale. Cette Arithmétique fut jugée quelconque, et un lecteur élève comme Stendhal dont nous reparlerons, a dit de Biot à propos de son ouvrage qu’il n’était qu’un « charlatan travailleur ». Ainsi le savoir des élèves n’acceptait pas d’avance toute nouveauté.
    Il faut s’accrocher à plus ; il faut chercher à saisir en quoi les leçons de Laplace et de Lagrange modifièrent le texte ancien de Clairaut, du moins aux yeux de Louis Costaz, et purent ainsi avoir une suite. Nous avons en effet le cas précis où sont confrontés en un seul manuel le nouveau – les actions sur le savoir de Lagrange et de Laplace – et comme nous le dit Lacroix l’échafaudage du nouveau – et c’est le texte de Clairaut qui a été présenté, nous l’avons vu, comme une voie philosophique.
    On ne peut éluder une étude épistémologique, surtout si l’on veut comprendre la remarque de J.-B. Biot faisant la louange de l’École normale : « jamais les élémens de mathématiques n’avaient été présentés dans une manière plus simple, plus précise, plus dégagée de ces études inéxactes dont une fausse méthaphysique les enveloppait »[22]. L’auteur du manuel que nous regardons ne transforme pas de l’intérieur le texte de Clairaut. Il ajoute des notes, des commentaires, des distributions nouvelles. En quel sens font-elles disparaître des méthodes anciennes ? Un sujet était en discussion pour les classes, mais ne posait aucun problème quant à la pratique mathématique. Il s’agit de la règle des signes et de la compréhension des nombres négatifs dont Kant avait déjà dit les bénéfices pour la philosophie[23]. Voici que les mathématiciens les mettent à l’épreuve. Mais dans les Écoles centrales, et dans les manuels associés à ces Écoles, ils le font sans aucun appel à la philosophie : Biot a bien dit qu’il fallait échapper à la métaphysique, et c’est là l’esprit de séparation de l’École normale, chaque discipline bénéficiant d’une autonomie qui la fonde dans le développement d’une généralité


[22] L’orthographe est celle de l’original, Jean-Baptiste Biot, Essai sur l’histoire générale des sciences pendant la Révolution française, Paris : Duprat, 1803, pp. 68-69.

[23] Immanuel Kant, Versuch den Begriff der negativen Grössen in der Weltweisheit einzuführen, Königsberg : Kanter 1763.

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propre. Comte a bien retenu cette leçon, mais a saisi qu’on ne pouvait pas évacuer un point de vue philosophique, comme celui dont use Lazare Carnot en 1797 dans ses Réflexions sur la métaphysique du calcul infinitésimal.[24]
    Dans le texte original de Clairaut, si une règle était énoncée au chapitre XXXIV, elle n’en était pas moins suivie d’une démonstration mais introduite par un conditionnel, et précédée d’une explication, jugée quant à elle non démonstrative.

« Aussi lorsqu’on a deux quantités dont l’une doit être soustraite, il faut changer les signes de celle qu’on veut soustraire, l’écrire à la suite de l’autre, puis faire la réduction des quantités de même espèce, ce qui, indépendamment de ce qu’on vient de dire pourrait se démontrer de la façon suivante. »

Une note ajoutée par Costaz, la note IV, indique brutalement : « Voici comment la règle des signes, relativement à la soustraction a été démontrée à l’école normale par la Place ». Aucun commentaire de Laplace n’est pourtant repris ; seule sa démonstration fait loi. Cependant celle-ci est quelque peu réorganisée par Costaz, est menée pas à pas, toutes les étapes étant justifiées ou expliquées. Et il n’y a aucun rejet explicite des démonstrations antérieures de Clairaut. On ne peut donc pas parler d’une élémentarisation de la démarche de Laplace, mais de sa transformation en une démonstration scolaire, donc une organisation pour le savoir des maîtres, et pour celle-ci joue essentiellement la juxtaposition maintenue avec le texte ancien de Clairaut.
    Pour mieux voir, il suffit de comparer le texte de Clairaut dûment reproduit dans l’édition de Costaz, celui de Laplace où Clairaut est éradiqué, et enfin celui de Costaz. De « l’échafaudage » dont parle l’édition de 1800, la disparition n’a pu avoir lieu qu’en l’an III.
    Voici d’abord Clairaut, et son texte est reproduit scrupuleusement en 1797 à partir de l’édition originale de 1746.

« On demandera peut-être si on peut ajouter le négatif avec le positif, ou plutôt si on peut dire qu’on ajoute une quantité négative. A quoi je réponds que cette expression est exacte quand on ne confond point ajouter avec augmenter. »[25]

Laplace s’exprime dans une de ses leçons à l’École normale, dégageant une impression de cohérence dans les notions en jeu.

« Pour soustraire une quantité algébrique d’une autre, on écrit à la suite de la quantité dont on soustrait, la quantité à soustraire, en changeant les signes de tous ses termes ; ensuite on fait la réduction. Cette règle est évidente quand le nombre à soustraire a le signe + ; supposons qu’il ait le signe -, et que l’on se propose par exemple, de soustraire –b de a ; je dis que le résultat de l’opération est a+b. En effet, le nombre a égale a+b-b ; en retrancher
–b , sous cette forme, c’est évidemment effacer –b, et alors il reste a+b. »[26]


[24] Voir l’édition critique des 18 premières leçons (mathématiques), ou premier tome du Cours de philosophie positive de Comte, à paraître, PUF, 2007.

[25] [Clairaut, chapitre XXXIII, p. 58].

[26] [Ecole normale, 1, p. 387].

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L’explication de Costaz décortique l’évidence de Laplace.

« Si l’on avoit, par exemple, la quantité a+b, il est évident qu’on en retrancheroit +b en effaçant cette dernière quantité, ce qui réduiroit la première à a. On voit de même que si de a-b on vouloit retrancher –b, il suffiroit d’effacer –b, et on auroit pour reste a. En concevant ainsi la soustraction, il n’est pas difficile d’expliquer pourquoi il faut changer le signe de la quantité à soustraire. Posons, par exemple, que l’on veuille retrancher la quantité b de la quantité a, il est évident qu’au lieu de a on pourra écrire a+b-b puisque les termes +b et –b se détruisent. Maintenant si c’est +b que l’on se propose de soustraire, on l’effacera, et il restera a-b. Si c’est au contraire –b, on effacera le dernier, et il restera a+b ».

Il est usuel en histoire des mathématiques de dire que la justification de la règle des signes, ici pour la simple soustraction, est passée d’une question paradoxale, tenant aux définitions séparées d’un nombre négatif et de l’opération de soustraction, à l’affirmation du résultat d’une opération algébrique. C’est effectivement ainsi que Clairaut présentait les choses, et c’était sa façon de prédilection de partir de problèmes et de leur résolution pour avancer dans les théories mathématiques, donc par un jeu de l’induction. Mais ce n’est plus la façon dont Laplace et Lagrange agissent à l’École normale ; ils démontrent non pas en induisant de l’arithmétique à l’algèbre, mais en faisant abandonner le point de vue arithmétique pour permettre d’adopter un nouveau point de vue, celui de l’algèbre.
    Ainsi, certains mots peuvent être étendus, d’autres perdent une partie de leur sens. Les deux auteurs évitent la contradiction logique, qui s’exprime de façon linguistique chez Clairaut à partir de la signification du verbe « ajouter », puisqu’ils parlent d’autre chose. Ils ne juxtaposent pas deux disciplines distinctes, mais graduent une progression de sens mathématique, estimant évidents les oublis à faire. En 1797, Costaz n’explique pas par ce changement du statut de l’explication mathématique, qui passe ainsi de la généralisation à l’affirmation d’un ordre pour les quantités ; il se donne seulement la tâche de faire comprendre le nouveau en algèbre. C’est en concevant la soustraction comme un effacement que l’on peut démontrer la règle des signes.
    À l’École normale il y avait bien un travail d’oubli des théories et présentations antérieures, car elles ne pouvaient qu’entrer en contradiction avec les nouvelles. Ce n’était pas par simple plaisir esthétique ou goût de la modernité que l’échafaudage devait disparaître ; il y avait là une nécessité d’organisation même des mathématiques, et aussi bien de leur enseignement. On peut le dire autrement en assurant que l’histoire des mathématiques devenait un à-côté de cette science, non de son mode de présentation.
    On peut éclairer encore à partir d’un autre manuel, à peine moins ancien que celui de Clairaut, mais comme celui de Clairaut, « revu et augmenté » dans les années 1800. Il s’agit du Cours de Mathématiques à l’usage de la Marine et de l’Artillerie, par Bézout, revu par François Peyrard, cours qui connaît une deuxième édition en 1800, et une troisième en 1803,

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toutes les deux chez F. Louis. Ce sont plutôt des rééditions volume par volume. Au livre Arithmétique, premier volume de la série, et comme dans son original de 1762, Bézout indique, en note, et sa reconnaissance que les nombres négatifs introduisent du nouveau, et son refus de les insérer dans une compréhension par extension. Pourtant, il ne précède pas du tout l’esprit de l’École normale. Car Bézout formule un refus, et il correspond à la volonté de ne rien perdre de ce qui avait été précédemment pensé en mathématiques.

« Les nombres précédés du signe – se nomment nombres négatifs. Nous les ferons connoître plus particulièrement dans l’Algèbre : en attendant, nous prévenons que c’est en prendre une idée fausse, que de les regarder comme des nombres au-dessous de zéro. Il n’y a rien au-dessous de zéro. »

Et au livre Algèbre, le troisième puisque à la suite de l’Arithmétique vient d’abord la Géométrie, Bézout se voit contraint à des « réflexions sur les quantités positives et les quantités négatives ». Toute la discussion est une reconnaissance d’un nouveau, sans accepter de payer le prix d’un abandon de l’ancien.

« Les lettres ne représentent que la valeur absolue des quantités. Les signes + et - n’ont représenté jusqu’ici que les opérations de l’addition et de la soustraction ; mais ils peuvent aussi représenter, dans plusieurs cas, la manière d’être des quantités les unes à l’égard des autres. »[27]

L’expression « manière d’être » ne peut que renvoyer à la vieille théorie des proportions, issue des Eléments d’Euclide et de son livre V, révisée au XVIe siècle et figée par Clavius dans un manuel devenu célèbre où la ratio est dite certaine manière d’être (habitudo) des quantités les unes par rapport aux autres en tant que quantité. La difficulté est que l’introduction des quantités négatives rend fausses des règles algébriques de la théorie des proportions établies pour des quantités seulement positives, comme a>b si c>d lorsque a/b = c/d. Or de -1/1 = 1/-1, on déduirait à la fois que -1 est plus grand et plus petit que +1. D’Alembert s’était amusé à relever les paradoxes de ce genre. Bézout croit les faire disparaître par une interdiction : il n’y a rien au-dessous de zéro. Et tout aussi bien introduit une explication géométrique, le signe d’une quantité permettant son repérage sur une droite orientée. Le voilà alors exhibant des figures en algèbre, et fournissant des tables de planches, alors qu’il n’y en a aucune dans les leçons de Laplace à l’École normale, ni d’ailleurs dans l’ouvrage de Clairaut, même revu par Costaz. Cette intrusion de la géométrie figurée a pour but de maintenir un principe de réalité, donc une algèbre non distinguée de la géométrie, et voilà la règle des signes justifiée.

« Les quantités négatives ont donc une existence aussi réelle que les positives, et elles n’en different qu’en ce qu’elles ont une acception toutes contraires, dans le calcul. »

Peyrard se place face à Bézout qu’il réédite, exactement comme Bézout face à Euclide, et dans les deux cas il faut les penser comme des auteurs de manuels célèbres et bien utilisés. Il


[27] Étienne Bézout, Cours de mathématiques, à l’usage des gardes du pavillon et de la marine, par M. Bézout, Première partie, Elémens d’Arithmétique, Versailles : Ph.-D. Pierres, 1792, p. 79.

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ne faut rien abandonner, et seulement mieux expliquer comment le nouveau algébrique peut coexister avec l’ancien. Peyrard dira en préface qu’il y a « dans Bézout des démonstrations qui manquent de clarté ; quelques-unes sont peu rigoureuses ; ces démonstrations sont indiquées par des guillemets ». Une réaction même se dessine, puisque des démonstrations « ont été remplacées par d’autres démonstrations à la manière des anciens Géomètres ». Il n’y a jamais eu une telle remarque dans les leçons de l’École normale. Au contraire ! Lagrange s’ingénie à faire abandonner la théorie des proportions. Et cette leçon fut retenue par Costaz dans son édition de Clairaut. La citation est remarquable parce qu’au lieu de prôner un retour aux Anciens, c’est la clarification du propos des Anciens qui est requise, une meilleure lecture de ceux-ci qui permette de comprendre en quoi ils diffèrent des Modernes. La référence à l’École normale est alors un argument de poids.

« Ces dénominations sont très-vicieuses : le mot de proportion dans notre langue a un sens déterminé qui ne convient nullement aux nombres équi-différents ; d’ailleurs la proportion qu’on nomme géométrique, n’est pas moins arithmétique que celle qui porte exclusivement ce nom. Lagrange dans ses Leçons à l’école normale, a rectifié le langage à cet égard, et j’ai suivi son exemple. »[28]

Peyrard n’omet donc pas la démonstration de la règle des signes selon Laplace. À sa manière conservatrice, il la juxtapose avec le reste repris de Bézout.

« Bézout a démontré les règles des signes relativement à la soustraction et à la multiplication, avec beaucoup de clarté. Je pense cependant qu’on verra avec plaisir une nouvelle démonstration de ces deux règles que Laplace a donnée à l’Ecole normale. »

Dans une très longue note, à vrai dire en soi une petit traité, et d’ailleurs la seule note qu’il donne pour amender toute la partie du Bézout relative à « l’application de cette science à l’Arithmétique et la géométrie », Peyrard se place dans la lignée de Monge et de Lacroix. Il ne fait alors aucune allusion à l’École normale[29]. Il revient sur la définition de l’algèbre, commune en gros à Clairaut ou Bézout (donner les moyens de ramener à des règles générales la résolution de toutes les questions qu’on peut proposer sur les quantités), moins pour maintenir une continuité avec Descartes et Euclide, que pour justifier le choix même d’une organisation intellectuelle de l’élémentaire chez Bézout. Et, par là même, Peyrard s’oppose à l’esprit de l’École normale de l’an III. Dont la postérité n’était pas assurée, contrairement à ce que pouvaient proclamer des savants comme Arago qui, en parlant d’impulsion nouvelle donnée, offrait l’impression que le tournant pris par l’École en 1795 expliquait tout uniment la situation des années 1830, faisant impasse, à la manière positiviste, des hésitations de fond, et donc de toute l’histoire mouvementée des mathématiques avant l’adoption de la nouvelle

[28] [A. Clairaut, p. CLXXXVIJ, Note].

[29] [É. Bézout, 1800, p. 544].

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Analyse, celle de Cauchy et de Gauss. Il ne faut pas oublier les refus des quantités négatives par Lazare Carnot, mais nous n’en parlons pas ici, ayant suffisamment dit que cet auteur n’allait pas dans le sens de l’École normale en faisant directement intervenir la philosophie des mathématiques dans la conception de la discipline algébrique[30].
    La formulation de Peyrard est celle des signes, censés à la manière de Condillac porter le mouvement de l’abstraction, qui est toujours le fruit d’une réflexion sur du déjà connu.

« Non-seulement on représente en Algèbre les quantités par des signes généraux : on y représente aussi leur manière d’être les unes à l’égard des autres, et les différentes opérations qu’on a dessein de faire sur elles : en un mot tout est représentation ; et lorsqu’on dit qu’on fait une opération, c’est une nouvelle forme qu’on donne à une quantité. »

Laplace et Lagrange n’en disconviendraient pas, à condition de comprendre que la nouvelle forme donnée à la quantité doit faire oublier les précédentes. Il faut jeter les échafaudages. Ce point de vue était-il véritablement neuf ? Non ! Comme toujours quand on se prend au jeu des postérités, il ne faut pas surestimer le nouveau. Bézout, dans les années 1770, avait réfléchi à haute voix sur son choix d’une mathématique élémentaire. Il laissait de côté, en vue de l’enseignement bien sûr, l’aspect axiomatique de l’algèbre nouvelle. Mais il marquait une sorte d’hésitation, comme s’il se rendait compte du blocage qu’il créait ainsi, en distinguant trop nettement entre deux mathématiques, mathématiques élémentaires et mathématiques transcendantes. Mais ce n’est qu’après avoir entendu les enjeux algébriques précédents que l’on peut comprendre effectivement son propos, et que l’on peut saisir le choix contraire à l’École normale
    Bézout commence par définir l’algèbre, et la métaphore qui lui vient naturellement est celle de la langue, qui est aussi bien celle utilisée par Condillac, mais elle est réservée au monde des quantités.

« L’algèbre, ou l’art de représenter par des signes généraux toutes les idées qu’on peut se former relativement aux quantités, est à proprement parler, une langue en laquelle nous traduisons certaines idées connues ; puis par des regles constantes, nous combinons ces idées à l’aide des caracteres de cette langue ; et enfin, interprétant les résultats de ces combinaisons, nous en concluons des vérités que toute autre maniere de procéder auroit rendues d’un accès très-difficile, et auxquelles même il seroit souvent impossible d’atteindre par une autre voie. »

La nécessité épistémologique de la langue algébrique modifie jusqu’à la présentation des mathématiques qui ne peut être celle de l’arithmétique ou de la géométrie, et il faut se souvenir ici que le mot « synthèse » employé est relatif à la méthode même d’Euclide (et qu’il s’oppose traditionnellement mais confusément à l’analyse).

« Les Méthodes de l’Algèbre ne nous étoient point nécessaires dans les volumes précédens, où les objets étoient simples ; mais la synthèse que nous y avons employée, ne peut nous procurer les mêmes facilités pour traiter ceux qui nous restent à parcourir. »


[30] Jean et Nicole Dhombres, Lazare Carnot, Paris : Fayard, 1998.

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D’autant que Bézout a en vue autre chose que l’algèbre ordinaire, à savoir la présentation de la mécanique, et pour celle-ci il devrait « faire entrer encore une autre branche de l’Analyse, celle qui regarde les quantités considérées comme variables », bref l’analyse au sens où l’entendait Euler dans l’Introductio in analysin infinitorum de 1748, début d’une mathématique autre, la mathématique dite transcendante parce que s’occupant de fonctions autres que les seules fonctions algébriques. « Faire entrer » est la bonne expression pour introduire aussitôt une limitation, qui est celle contre le transcendant.

« Mais une espèce de nécessité de conserver à cette troisieme partie le même caractere d’impression qu’aux deux premieres, ne nous permet pas d’exécuter ce projet pour le moment, sans passer de justes bornes. »

Et Bézout de présenter alors son choix, qui est celui des mathématiques élémentaires.

« Les différentes méthodes qu’on a suivies jusqu’ici, pour exposer les principes de l’algèbre, se réduisent à deux principales. La première consiste à donner les règles des quatre opérations fondamentales, et celles qui conduisent à la résolution des équations du premier degré, par une voie qu’on peut regarder comme synthétique. La seconde, qui est purement analytique, conduit à trouver ces règles, en proposant des questions dont la résolution exige certaines opérations et certains raisonnements, que par un examen postérieur, on trouve revenir les mêmes dans toutes les questions, et que par conséquent on érige en règles générales. Cette dernière méthode semblerait d’abord préférable à la première, en ce qu’elle paraît devoir frapper l’amour-propre des commençants, et irriter leur curiosité. Mais si l’on fait réflexion, qu’alors l’attention est nécessairement partagée entre trois objets, savoir l’état de la question, les raisonnements pour l’exprimer algébriquement, et les opérations qu’il faut faire à l’aide de signes dont la signification échappe d’autant plus aisément qu’on est encore moins exercé à représenter ses idées d’une manière abstraite, il me semble qu’on doutera que cette méthode soit la meilleure, dans les commencements, pour le plus grand nombre des lecteurs. Ne produiroit-elle pas au contraire un effet tout opposé à celui que quelques-uns lui attribuent ? Les raisonnements qu’elle exige, quoique simples dans les commencements, où, sans doute, on ne traite que des questions simples, ces raisonnements, dis-je, devant être tirés du fonds même de celui qui opère, ne l’humilieront-ils pas lorsqu’ils ne se présenteront pas à lui ? La méthode d’invention suppose toujours une certaine finesse ; c’est celle qu’ont dû suivre les inventeurs, et par conséquent celle des hommes de génie ; or ceux-ci ne sont certainement pas le plus grand nombre.
    Ce sont ces considérations qui nous ont déterminé à suivre la première méthode pour l’exposition des règles fondamentales ; mais comme un des objets que nous nous proposons, est de faire acquérir au lecteur cette méthode d’invention, nous n’avons suivi la première que jusqu’où il nous a paru nécessaire de le faire, pour que le défaut d’habitude des signes algébriques, ne fût plus un obstacle à l’intelligence de ce que nous aurions à présenter. »

Le dernier paragraphe marque un embarras, et c’est celui de savoir placer le moment où la voie algébrique pourra se dérouler normalement et selon ses propres critères. Bézout résout ce problème par la méthode de la division, non pas en deux mais en trois niveaux : c’est une division scolaire. En caractères normaux se présente tout ce qui est élémentaire. En petits caractères, il faut distinguer entre ce qui est encore élémentaire mais donc signalé par une étoile parce qu’il requiert de se rendre « très-familier » l’élémentaire des gros caractères, et un niveau proprement savant, un état de recherche à proprement parler. Dans sa première édition, Bézout fait référence à des Mémoires qu’il a publiés en 1764 à l’Académie, avouant

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leur caractère imparfait, et plus tard, il réfère à sa Théorie générale des Equations de 1779, « qui ne nous paroît plus laisser les mêmes choses à désirer ». Tout ceci disparaît de la présentation de l’algèbre que donnent Laplace et Lagrange à l’École normale.

 

Une conclusion avec un exemple littéraire sur le « côté » des choses et la « division du travail »

Qu’il y ait eu à l’École normale choix contraire à celui du Bézout est remarquablement indiqué par un jeune témoin des années 1797, non mathématicien, mais « passionné par les mathématiques »[31]. Il s’agit de Henry Beyle, alias Stendhal ou encore Henry Brulard, qui suivait les cours de l’École centrale de Grenoble, et découvrait avec un certain dégoût que, contrairement à celui de l’art ou des lettres, l’apprentissage des mathématiques, une nouvelle discipline scolaire que personne dans sa famille ne maîtrisait, ne pouvait se faire seul, et requérait l’effort de toute une classe, par le jeu pénible et commun des répétitions, des interrogations, et des examens. Ses maîtres, Dupuy, Gros et Chabert, avaient lu les leçons de Lagrange, de Monge et de Laplace, et ne les reconnaissaient pas tous de la même façon. Du discours de ces maîtres, Stendhal déduit quelques conséquences.

« Il estimait Clairaut et c’était une chose que de nous mettre en contact avec cet homme de génie et nous sortir un peu du plat Bézout. Il avait Bossut, l’abbé Marie, et, de temps à autre, nous faisait étudier quelques petites choses de Lagrange, de ces petites choses pour notre petite portée. »[32]

Comme elle est jolie cette dernière expression de « portée », désignant à la fois un niveau, et un apprentissage par le groupe de la classe. Beyle n’en achète pas moins un exemplaire du Bézout : il ne précise pas de quel volume il s’agit, mais nous savons par ailleurs qu’il n’a jamais appris le calcul différentiel ou intégral, ni la mécanique qui sont dans les derniers volumes. Et il égrène les jugements, « ignoble Bézout »[33], « je méprisais Bézout autant que MM. Dupuy et Chabert »[34], « Clairaut était fait pour ouvrir l’esprit que Bézout tendait à laisser à jamais bouché. Chaque proposition de Bézout a l’air d’un grand secret appris d’une


[31] Paul Arbelet, La jeunesse de Stendhal, Paris : Champion, 1919, confirme ce que Stendhal dit lui-même dans la Vie de Henry Brulard, sa passion pour les mathématiques pendant quelques années, dépassant d’ailleurs les années de l’École centrale de Grenoble. Ce critique se proposait pour les Écoles centrales, de distinguer si « la géométrie qu’elles n’eurent pas même le loisir de former complètement ne se distingue point par quelques traits de celle qui précède et de celle qui suit, des enfants élevés dans les collèges royaux et de ceux que discipline l’Université impériale » (p. 236). C’est cette recherche que nous poursuivons ici pour l’algèbre.

[32] Stendhal, Vie de Henry Brulard, édition de V. del Litto, Paris, chap. XXIII, p. 775 ; ici référencé par Henry Brulard.

[33] Henry Brulard, p. 862.

[34] Henry Brulard, p. 852.

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bonne femme voisine »[35]. Ce qui ne l’empêche pas de dire, pour commencer : « Mais Bézout était si bête ! C’était une tête comme celle de M. Dupuy, notre emphatique professeur »[36]
    Est alors passionnante la définition intéressée que donne Stendhal de l’algèbre, la science académique par excellence au XVIIIe siècle en ce qu’elle relevait de la connaissance pure, et science exemplaire, sinon idéale, car témoignant de la possibilité d’un discours à la fois vrai et neuf, science relevée par Condillac comme étant celle de la langue qui donne la connaissance vraie.

« C’est une division du travail qui produit des prodiges comme toutes les divisions du travail et permet à l’esprit de réunir toutes ses forces sur un seul côté des objets, sur une seule de leurs qualités. »[37]

La banalité du commentaire sur le « côté » des choses que pourvoit joliment Henry Brulard, alias Henri Beyle, fournit un lieu commun sur le biais absolument réducteur et donc irréaliste des mathématiques.

« Ce fromage est mou ou il est dur ; il est blanc, il est bleu ; il est vieux, il est jeune, il est à moi, il est à toi ; il est léger ou il est lourd ! De tant de qualités ne considérons absolument que le poids. Quel que soit ce poids, appelons-le A. Maintenant, sans plus penser absolument au fromage, appliquons à A tout ce que nous savons des quantités. »[38]

Aucune mention des problèmes que soulevait un Lazare Carnot par exemple sur les quantités négatives, aujourd’hui manipulées sans problème par toute caissière de grande surface, ou sur les conceptions de Condillac dans la Langue des Calculs. La seule conviction personnelle de Stendhal est de fait reproche à l’enseignant ancien de n’avoir su dire que le quoi et non le pourquoi.

« Cela m’ouvrit l’esprit ; j’entrevis ce que c’était que se servir de l’instrument nommé algèbre. Du diable si personne me l’avait jamais dit ; sans cesse M. Dupuy faisait des phrases emphatiques sur ce sujet, mais jamais ce mot simple : c’est une division du travail …. »

Ne peut-on conclure que de même l’École normale, comme les Écoles centrales, qui divisaient avec intelligence et sens du changement l’apprentissage en quelques disciplines seulement, avait oublié de mentionner une quelconque unité dans le travail intellectuel.


[35] Henry Brulard, pp. 749-750.

[36] Henry Brulard, p. 772.

[37] Henry Brulard, p. 774.

[38] Idem.

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