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Branca-Rosoff, Sonia

Sonia Branca-Rosoff (Paris)

Sonia Branca-Rosoff

Sicard et l’instruction des sourds-muets à Paris autour de 1800

Dans son vaste programme de recherche en histoire des idées linguistiques, Brigitte Schlieben-Lange abordait les textes théoriques parus pendant la Révolution française sans les couper de leur contexte historique. Elle s’efforçait de démontrer l’impact sur leur signification d’une double détermination, leur dimension d’acte social, et leur matérialité, orale ou écrite. Elle montrait aussi combien ces grands textes, notamment ceux des idéologues, appartiennent déjà à notre horizon politique et sémiotique. Sa disparition nous a privés d’une partenaire scientifique généreuse et exigeante, et c’est tout naturellement en mettant mes pas dans les siens que j’évoque ici l’œuvre de l’abbé Sicard.
    Ce rééducateur des sourds-muets est intéressant à un double titre: parce qu’il est associé à la création d’un institut d’éducation pour les sourds qui incarne la promesse révolutionnaire d’émancipation par l’instruction; parce que la place qu’il fait au langage gestuel et ses tentatives pour codifier la syntaxe sous une forme mathématique rejoint l’intérêt que les penseurs du XVIIIe siècle portaient au contrôle sémiotique des signes[1].
    Pour autant qu’on puisse le savoir, les premières tentatives systématiques de rééducation commencent au XVIe siècle[2]. Alors que la tradition aristotélicienne supposait un centre unique de la parole et de l’ouïe, et en concluait que le sourd était inéducable (Aristote, De l’âme, II, 8: 1989: 54), les travaux de Bartholemeo Eustachi qui décrit les tubes qui portent son nom et de Gabriele Fallope qui décrit le mécanisme par lequel les centres nerveux reçoivent l’information nécessaire ont amené à dissocier parole et ouïe. Des précepteurs qui s’adressent à des enfants de familles nobles ou bourgeoises tentent alors de se servir des restes auditifs de leurs élèves pour leur apprendre à reproduire des sons. On a retenu les noms de Pedro Ponce de Leon, qui exerce dans les années 1500, de Juan Pablo Bonet[3] et Manuel Ramírez de Carrión en Espagne; de John Buller et John Wallis en Angleterre; de Samuel Heinicke en Allemagne; de Jacob Rodriguez Péreire en France. Pourtant, en 1770, lorsqu’il décide de se charger de l’éducation de deux sœurs jumelles sourdes et muettes, l’abbé de l’Épée abandonne ces tentatives de démutisation qu’il trouve lacunaires et épuisantes. Observant les


[1] Sur le contrôle sémiotique de l’expérience voir Formigari 1993 et Guilhaumou, notamment 1989.

[2] Les exceptions, s’il y en a eu, n’ont pas eu beaucoup d’écho. À partir du XVIe siècle, les démutiseurs intéressent suffisamment les contemporains pour que leurs noms aient survécu et plusieurs publient des méthodes.

[3] Des alphabets manuels complètent le système de communication. Ainsi, en 1620, Bonet publie Reducción de las letras y arte de enseñar a hablar a los mudos qui développe les procédés d’épellation digitale en usage dans les couvents. Son ouvrage est traduit en français, en anglais et en allemand.

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gestes dont les fillettes usent entre elles pour communiquer, il décide de construire une langue de signes systématique[4] à partir de leurs moyens spontanés d’échange. Par ailleurs, l’abbé s’adresse à tous les enfants et non plus seulement à quelques fils de famille: « Les riches, écrit-il, ne viennent chez moi que par tolérance. Ce n’est point à eux que je me suis consacré: c’est aux pauvres » (1776, p. 184-185). En 1785, il accueille 72 élèves. Cette communauté va favoriser le développement d’un système gestuel.
    Roch-Ambroise Cucurron Sicard a été l’homme qui a développé cette entreprise. Prêtre doctrinaire, formé par l’abbé de l’Épée à ses techniques de rééducation par signes, il exerce à Bordeaux avant de lui succéder en 1790 comme directeur de l’institution parisienne. Il occupera ce poste jusqu’à sa mort qui survient en 1822. Sicard participe aussi à l’expérience de l’École normale de l’an 3. En effet, malgré ses convictions catholiques et son opposition au nouveau régime[5], la gloire que lui apportent ses méthodes fondées sur l’analyse amène les fondateurs de l’École normale[6] à lui confier le cours d’“Art de la Parole”[7].
    L’école de l’abbé de l’Épée fonctionnait sur sa fortune personnelle, sur des libéralités du roi et sur la générosité du public, convié en masse à des exercices publics. En juillet 1791, la Révolution substitue la responsabilité de l’État à cette entreprise caritative privée. Certes, le député qui défend le projet de loi à la Convention emploie des arguments de police et non d’éducation ou de charité:

« [Non éduqués, les sourds] n’ont aucune idée de la distinction des propriétés, de l’inégalité des fortunes, de l’empire des loix. Ils sont exposés à suivre la pente de toutes leurs passions, sans que la loi puisse leur en faire un crime. » (Prieur de la Marne, 1791, p. 6).

Cependant, une fois l’Institution Nationale des Sourds-Muets de Paris stabilisée, une communauté de sourds va pouvoir se perpétuer, une langue des signes liée à cette vie


[4] Dès que les notions deviennent abstraites, le système se réduit cependant à un appariement formel. L’abbé renonce aux explications. Voici l’exemple qu’il donne du mot amiablement: « Je fais le signe radical, ensuite un second signe qui annonce qu’il n’y a pas de contestation: après cela je mets ma main proche de mon côté droit, pour faire entendre que c’est un mot qui se met le plus ordinairement à côté d’un verbe, & qui sert à le modifier » (1776, p. 76). La syntaxe soulève les mêmes difficultés et l’abbé fait produire les articles mécaniquement: « Nous faisons observer au sourd-muet les jointures de nos doigts, de nos mains, du poignet, du coude, etc., et nous les appelons articles ou jointures: nous écrivons ensuite sur la table que le, la, les, de, du, des joignent des mots, comme nos articles joignent nos os » (1776, p. 60). Bébian, filleul de Sicard devenu censeur des études à l’Institution des Sourds-Muets de Paris, critique sévèrement ces exemples où l’on voit l’abbé de L’Épée renoncer à employer la langue naturelle des sourds qu’il avait pourtant reconnue comme un vrai moyen de communication (Bébian 1820, p. 40-41).

[5] Prêtre réfractaire, il est arrêté en août 1792 sur dénonciation, puis exilé hors de Paris.

[6] L’École normale a été fondée par ceux que l’on n’appelle pas encore “les idéologues”, dont les membres les plus connus sont Garat et Destutt de Tracy. Lorsqu’on rattache Sicard à ce “groupe”, dont le numéro d’H.E.L. 1982 montre bien l’existence problématique, on s’appuie sur les relations que l’instituteur des sourds établit entre l’analyse des signes et l’analyse des idées; mais il s’agit davantage d’un champ de problèmes communs que d’un corps de doctrine. On invoque également la participation de Sicard aux travaux de l’École normale. Toutefois, l’équipe des professeurs est très disparate, et Sicard est loin de partager les présupposés politiques et philosophiques d’un Garat.

[7] Il entre également dans la “classe de Littérature et Beaux-Arts” de l’Institut de France.

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collective se développer. Ce n’est pourtant pas ce langage spontané que Sicard enseigne, mais un langage qui lui paraît plus méthodique. Nous le connaissons bien parce qu’il a laissé deux livres, la Théorie des signes et le Cours d’instruction d’un sourd-muet de naissance qui se présente comme « l’instruction d’un sauvage mise en action » – selon ses termes –, plus précisément l’histoire de la rééducation d’un jeune homme, Jean Massieu, confié à l’Institut alors qu’il avait 14 ans. Après la disparition de Sicard, ses théories seront vite marginalisées. Les rééducateurs sourds qu’il avait formés lui en veulent d’avoir inventé un système compliqué et peu applicable au lieu d’observer la langue produite par la communauté. Plus généralement, la langue des signes, qu’il avait défendue parce qu’elle permettait aux sourds de développer au maximum leurs aptitudes réflexives, sera abandonnée pour deux cents ans au profit de la démutisation, qui permet selon ses promoteurs une meilleure insertion dans la société. Les conceptions grammaticales, exposées dans son cours professé à l’École normale et dans les deux volumes des Élémens de grammaire générale, ont été discréditées et Brunot, un des rares à les évoquer, y voit une sorte d’extrémisme délirant des théories de la Grammaire générale (1968, X, 2, p. 590-592).
    Aujourd’hui, on est amené à réévaluer l’apport de Sicard en le resituant dans le projet d’émancipation qui définit les Lumières et qui a eu pour conséquence la multiplication des utopies éducatives.

 

GENÈSE DU LANGAGE ET LANGAGE PAR GESTES

Le soutien que la République a apporté à l’établissement des sourds s’explique en partie par l’intérêt philosophique suscité par des êtres humains privés de langage, que leur retard intellectuel transforme en témoins vivants des origines de l’humanité. Les succès de la rééducation par gestes semblent prouver que les potentialités intellectuelles sont des potentialités acquises qui reposent sur l’art de combiner les signes entre eux.

1.1. L’origine du langage

Le XVIIIe siècle s’est posé et reposé le problème de la génération des connaissances et de la raison et en a cherché la solution dans la genèse du langage. Ces vues évolutionnistes ne pouvant s’appuyer sur des documents, les philosophes raisonnaient à partir de fictions: couple primitif isolé, statue imaginée par Condillac, dont les sens s’éveillent l’un après l’autre; enfants que La Condamine propose d’élever sans aucun commerce avec les autres hommes[8]. Or, le sourd permettait une rencontre réelle avec l’homme “à l’état de nature”. Il est, au milieu


[8] Cette idée sert de thème de départ à La Dispute de Marivaux.

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du monde civilisé, une incarnation de l’homme d’avant le langage. Le voici, décrit par Sicard, en termes explicitement condillaciens:

« Le sourd-muet avant qu’une éducation quelconque ait commencé à le lier, par quelque rapport que ce soit, à la grande famille à laquelle il appartient, [est] un être parfaitement nul, dans la société, un automate vivant, une statue, telle que la présente Charles Bonnet, et d’après lui, Condillac; une statue dont il faut ouvrir l’un après l’autre, et diriger tous les sens, et suppléer à celui dont il est malheureusement privé. » (Cours d’instruction d’un sourd-muet, 1803, désormais CI., p. IX-X).

Et plus loin:

« Le Sourd-Muet n’est donc jusque-là qu’une sorte de machine ambulante, dont l’organisation, quant aux effets, est inférieure à celle des animaux. » (CI., p. XII).

On rencontre aussi dans ses textes la comparaison du sourd et de l’homme naturel, identification si forte que les autorités du consulat envoient le sauvage de l’Aveyron à Itard, médecin chef de l’Institut. Ces “machines”, ces “automates”, ces “brutes”, ces “tables rases” entrent dans un processus d’humanisation au fur et à mesure que le développement du langage leur permet de combiner des idées.
    Aux yeux des observateurs actuels, Sicard est coupable de ne s’être pas assez intéressé au comportement réel des enfants qui lui étaient confiés et de n’avoir pas su voir le langage rudimentaire que chaque sourd élabore nécessairement au sein de sa famille. Mais on comprend la nécessité de cet aveuglement: il fallait que le sourd soit perçu comme privé de tout moyen de communication pour mieux montrer que l’être humain doit tout à la pratique de la communication par le langage. Quand l’abbé de l’Épée, puis Sicard, font des exercices publics de rééducation, des centaines de curieux viennent assister aux exhibitions des enfants. Pour eux, les étapes de la rééducation miment en quelque sorte le développement du langage dans l’espèce humaine. Le succès de la rééducation est la preuve que le grammairien a bien retrouvé les grandes étapes de la formation des langues, validant ainsi les hypothèses de Condillac.

 

1.2. Idées et signes

Pour autant, toujours fidèle en cela à Condillac, Sicard reconnaît des fondements pré-langagiers à la pensée:

« Tous les fondements du langage doivent se trouver dans la nature même de la pensée, puisque le langage n’est fait que pour l’exprimer et la rendre sensible et visible au dehors, en quelque sorte. » (Théorie des signes, t.1, désormais TS. 1, p. 12).

Des contenus de pensée précèdent le mot qui n’en est qu’une traduction:

« Sa méthode [de l’abbé de l’Épée] fut donc celle des mères, qui ne manquent pas de lier l’idée de l’objet au mot. » (TS. 1, p. XXIII).

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De même, la rééducation peut prendre appui sur une faculté pré-linguistique, la capacité symbolique. Le sourd voit du premier coup d’œil la ressemblance qui détermine l’association entre deux idées.

« Le Sourd Muet qui arrive, n’a besoin que de jeter un regard sur l’objet et sur le dessin, pour en voir aussitôt la ressemblance. » (CI., p. 6).

Un autre exemple est la capacité à discerner et à classer des couleurs avant d’en savoir le nom. Or l’acte de classer relève de la possibilité qu’a l’esprit d’organiser des objets selon certains principes[9]. Toutefois, les signes prennent le relais des idées dès qu’il s’agit de les fixer et de les combiner. L’enfant sourd avant sa rééducation ne dispose que d’une pensée instantanée:

« Toutes les impressions qu’il reçoit ne peuvent être que passagères, toutes les images fugitives. » (CI., p. XIII).

Et surtout, il ne peut combiner des idées, alors que les pensées relèvent d’un art de la combinatoire: « ne pouvant en combiner deux à la fois, il ne peut parvenir au plus simple raisonnement » (CI., p. X). Comme chez Condillac, la pensée est en partie le produit du langage. La théorie des idées se lie nécessairement à une théorie des signes et de leur grammaire. Pourtant les langues si nécessaires sont aussi des maîtresses d’erreur. Les individus ordinaires qui les apprennent par routine incorporent les erreurs et les préjugés accumulés au long de l’histoire et que transportent mots et expressions.
    Aussi par un renversement du handicap de départ, les sourds, qui bénéficient d’un apprentissage méthodique, dont des maîtres éclairés contrôlent toutes les étapes, n’acquièrent que des connaissances justes.

« Les sourds muets présentent à celui qui les instruit une âme toujours neuve, ou comme on dit, une table rase, sans mélange d’idées hétérogènes qu’il n’auroit pas communiquées. Il peut y tracer, à son aise, les caractères qu’il veut y imprimer. Il peut enfin faire entrer dans leur esprit comme dans un vase pur que rien n’a pu altérer les idées les plus justes. » (CI., p. XXII).

Intéressée par les rapports inégalitaires des langues régionales et du français, Brigitte Schlieben-Lange aurait été sensible à la complexité des rapports qu’entretient la langue des signes avec le français au sein d’une institution qui lui fait une place essentielle pour mieux la nier, en lui substituant immédiatement un système inventé par l’enseignant. De même, on peut rapprocher la langue systématisée rêvée par Sicard des utopies de ceux qui ont rêvé de


[9] Sicard ne se pose pas le problème tandis que le lecteur actuel ne peut s’empêcher de penser à une première forme d’apprentissage acquise en famille. Après la Révolution, Sicard corrige sa première définition de l’enfant non-rééduqué comme être a-moral, ce qui laissait à la pédagogie tout le mérite de sa transformation, mais qui choquait les convictions des catholiques (Branca, 1974, p. 97). Dans la Théorie des signes (TS.), il signale aussi l’aptitude au mime des sourds muets. Un enfant non éduqué emploie déjà des gestes pour « dessiner les objets » et des mimiques pour exprimer ses sentiments (TS. 1, p. 8).

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ramener toutes les langues à des relations bi-univoques entre signifiant et signifié pour mieux lutter contre l’abus des mots.

 

LES SIGNES MÉTHODIQUES

Sicard pose une équivalence entre les différents systèmes de signes, ceux qui passent par des sons comme le langage oral, et les écritures ou les gestes des sourds qui s’adressent à la vue[10].
    Le recours aux gestes est une expérience banale de communication, mais dès qu’on dépasse les gestes élémentaires, on s’aperçoit qu’il s’agit d’un moyen équivoque, d’où la nécessité de bâtir un code. Les alphabets de substitution, qui ont été utilisés dans les ordres monastiques voués au silence puis développés par l’abbé Bonet (1620), ne résolvaient pas le problème puisqu’il s’agit de codes secondaires greffés sur les langues orales[11]. C’est plutôt du côté de la pantomime que Sicard cherche un modèle. Or, au XVIIIe siècle, toute une réflexion esthétique s’était développée à ce sujet. Diderot écrivait ainsi dans Les entretiens sur le fils naturel:

« Les flûtes se taisent. Le pantomime joue, et le philosophe, transporté, s’écrie: Je ne te vois pas seulement; je t’entends. Tu me parles des mains. » (1967 [1757], p. 49).

Ce sont bien des scènes de pantomime qui sont prévues dans le dictionnaire des signes. Laissant de côté les gestes quotidiens échangés par ses élèves – qu’il n’évoque jamais –, Sicard prétend figurer les propriétés centrales des objets, ce qui fait de l’acte de dénomination l’occasion d’un véritable apprentissage des propriétés du monde réel.

 

2.1. Les premiers noms: de l’icône à la genèse

L’enseignement est organisé par champs notionnels. Les premiers mois se passent à apprendre le nom des choses dont les idées sont d’abord données par l’expérience sensible:

« Nous allâmes dans un grand bois distinguer le chêne et l’ormeau: sur les bords des ruisseaux reconnoître le saule et le peuplier […]. Nous visitâmes un verger, pour donner un nom à tous les fruits […] Nous retournâmes à la ville: nous y parcourûmes les ateliers. Les artistes et les ouvriers nous accueilloient avec empressement […] ils nous montroient et nous nommoient les uns leurs instrumens, les autres, leurs outils. » (CI., p. 31).

Bien que les signes viennent toujours après l’expérience des choses et qu’ils soient motivés, ils doivent être enseignés par un maître qui simplifie les “idées” que l’élève peut s’en faire en les ramenant à quelques propriétés pertinentes qui vont au-delà de la simple reconnaissance


[10] Le problème des différences irréductibles liées aux sens avait été abordé notamment par Diderot. Il s’agit d’un lieu commun quand on discute de morale, supposant par exemple une différence radicale entre le voyant et l’aveugle, ce dernier étant plus sévère pour le vol, puisqu’il y est davantage exposé.

[11] On montre l’oreille, auris pour symboliser le A; la barbe, barba pour le B, etc. Ces codes sont à l’origine du travail de Juan Pablo Bonet.

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perceptive. L’idée d’arbre comporte la représentation des racines, invisibles à première vue, et le fait qu’il pousse, ce que l’on peut considérer comme une première intuition de la notion d’être vivant. À leur tour, les gestes comportent des éléments iconiques qui renvoient aux formes visuelles des objets, mais ils y ajoutent des mouvements exprimant les notions abstraites retenues par le maître:

« Vous voulez représenter, disois-je, le mot arbre par des signes; faites, pour premier signe, la représentation de quelque chose d’enfoncé dans la terre; pour second signe, la représentation de croissance et d’élévation progressive; et pour troisième signe, la figure de branches qui naissent d’un tronc et que le vent agite. » (TS. 1, p. 15).

Quand il s’agit d’objets fabriqués, la décomposition est orientée vers une connaissance socialement appropriée des référents, qui les situe dans leur relation à un utilisateur. Pour les objets fabriqués, le signe représente l’usage auquel il est destiné. Par exemple, le couteau est évoqué par l’action de couper (CI., p. 446), les signes des aliments figurent le processus de préparation jusqu’à la consommation comme le montre l’énumération suivante – disposée ici en liste pour mieux souligner les étapes (TS. 1, p. 27):

PAIN:

  • -          détremper de la farine avec de l’eau
  • -          mettre sur une pelle la pâte
  • -          retirer le pain
  • -          le couper
  • -          s’en nourrir.

De nombreuses séquences installent ainsi des relations associatives fortes entre un objet, un agent et des outils (Branca 1974, p. 130):

habit tailleur ciseaux
aiguilles
fil
soulier cordonnier maillet
tranchet
alêne
ligneul.

En apprenant des dénominations, les sourds apprennent donc comment on apprête, fabrique…, déguste les biens de ce monde.
    Le caractère méthodique de cet apprentissage, auquel tient tant Sicard, lui vient de ce qu’il présente autant que faire se peut les éléments du monde réel dans un cadre structuré, les signes donnant à voir les interconnexions des mots-notions.

 

2.3. Pantomime et vocabulaire social

Lorsqu’il s’agit de vie sociale, c’est à partir de mots en usage dans des situations que s’appréhende la signification. Il faut spécifier un ou des domaines de discours justifiant l’emploi du terme. Admirer, par exemple, suppose de mimer quelqu’un en train d’admirer des

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monuments. Encore faut-il que ces derniers soient admirables, ce qui amène à les évoquer pour s’en convaincre. La pantomime du muet se développe en scène de théâtre avec un décor et des personnages pris dans une action:

« ADMIRER. 1°. Représenter quelques grands chefs-d’œuvre, tels que la colonnade du Louvre, le palais des Tuileries, les tableaux et les sculptures du Muséum. 2°. Action de les regarder, de les considérer avec surprise, la tête immobile, les yeux fixes, et arrêtés sur ces objets, la bouche à demi ouverte, les bras pendans. 3°. Mode indéfini. » (TS. 2, p. 19).

Dans les exemples suivants, les rôles sociaux sont systématiquement instanciés et les arguments du verbe s’incarnent en fausse religion, prêtre disant la messe, huissier au tribunal, etc.

« ABJURER. 1° Représenter un homme qui étoit né dans une fausse religion, et qui professoit une mauvaise doctrine; ces signes se font en figurant une religion que Dieu n’a pas révélée, ou qui a été défigurée et altérée par les hommes. 2° Action de déclarer publiquement qu’on s’est trompé, qu’on abandonne cette religion, et qu’on embrasse la véritable. 3° Mode indéfini. » (TS. 2, p. 4-5).

« ABLUTION. 1° Représenter le prêtre disant la messe et recevant sur ses doigts, dans le calice, le vin et l’eau versés par celui qui la répand. 2° Signe de l’abstractif. » (TS. 2, p. 5).

« ASSIGNER 1° Représenter un tribunal et des plaideurs. 2 Action d’en faire citer un par l’office d’un huissier: figurer par signes, et les juges, et les plaideurs, et l’huissier, et la citation par exploit. 3° Mode indéfini. » (TS. 2, p. 54).

Quand la relation va de l’agent à l’objet, il est souvent difficile de démêler les rôles. Ainsi pour NAÎTRE la pantomime exprime la cause matérielle au sens aristotélicien, ce par quoi une chose existe:

« NAÎTRE. 1° Supposer et figurer une femme grosse. 2° La représenter, par signes, dans les douleurs de l’enfantement, et donnant le jour et la vie à un enfant 3° Mode indéfini. » (TS. 1, p. 521).

Du point de vue d’une histoire des idées, la sémiotique visuelle visée par Sicard est intéressante en ce qu’elle se distingue nettement des descriptions des dictionnaires. Ainsi, l’organisation hiérarchique en genres et différences spécifiques, caractéristique de la réflexion lexicologique (et plus tard structuraliste) apparaît inutile à ce stade précoce. Le pain n’est pas un aliment, ni le chêne un végétal:

« On se gardera bien d’enseigner d’abord le signe d’arbre, quand on passera à la nomenclature des végétaux. Ce seroit commencer par une généralité: et il n’y en a point dans la nature, comme il est essentiel de le répéter sans cesse. » (TS. 1, p. 37).

Les premières dénominations ne s’accompagnent pas d’une tentative d’appréhender la chose en soi, elles reposent sur l’expérience d’un monde “pour l’homme”, que l’élève appréhende par rapport à lui. La hiérarchie intellectuelle en genre et espèces laisse donc la place à des relations plus primitives, comme la décomposition d’un tout en parties qu’il est possible de distinguer à la perception (l’arbre, ses racines et ses branches, son feuillage) ou bien à des

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chaînes d’actions fondées sur une relation de succession dans le temps, (l’ordre des actions, renvoyant à des relations causales), ou encore à une combinaison des deux, comme dans le cas du pain qui part du processus de fabrication (en suivant le point de vue du “fabricant”) et des ingrédients nécessaires, et qui aboutit à un produit dont on précise la finalité concrète (en adoptant cette fois le point de vue de l’“utilisateur”, le consommateur du pain en l’occurrence).
    Du point de vue d’une langue des signes, l’ouvrage, qui propose des saynètes plutôt qu’un système précis, laisse le lecteur perplexe. Sicard déclare que ces scènes sont destinées à se simplifier dans la communication entre élèves, mais il ne donne aucune précision sur les gestes qui doivent traduire ses descriptions, ni même sur les parties du corps qui sont impliquées. On comprend pourquoi. Ils auraient ruiné la fiction d’une langue bien faite, débarrassée de l’imprécision[12]. Au dire de ses successeurs[13], le problème le plus sérieux est que les scénarios se révélaient incompréhensibles, obligeant Sicard à avoir recours à Massieu, devenu son répétiteur, ou à son filleul, Bébian, qui pratiquaient le langage par gestes des élèves, et renvoyant le Cours d’instruction au statut de roman pédagogique.

 

2.4. La genèse des opérations abstraites à partir de la perception

Tant que le langage renvoie à des choses concrètes ou à des actions exercées sur ces choses, Sicard se contentait de proposer une réduction de l’objet à une structure perceptive et d’y ajouter quelques propriétés élémentaires ou d’indiquer sa position dans un réseau actanciel. Mais il lui fallait aussi décrire l’homme intérieur. Sicard résout le problème grâce à la propriété du langage de se replier sur lui-même. Le langage de la perception redoublé, devient symbolique:

« Puisque toutes les actions de l’esprit ont leur analogue dans celles du corps et toutes les expressions métaphysiques sont empruntées de la langue physique, c’est dans leur décomposition que l’on trouvera les signes des mots abstraits. » (CI., p. 461).

La lecture du dictionnaire qu’est la Théorie des signes ne permet pas vraiment de mesurer ce que devait être l’apprentissage raisonné du lexique selon Sicard. Pour apprécier ses ambitions, nous nous arrêterons sur un exemple certes restreint, mais significatif, puisque Sicard l’expose aussi bien à l’École normale que dans le Cours d’instruction d’un sourd-muet. On y voit les


[12] Les descriptions actuelles soulignent l’importance des déplacements métonymiques et métaphoriques. Voir par exemple Le Corre 2001. Interprétables en contexte, les signes gestuels menacent la conception du mot comme unité autonome décontextualisable.

[13] Roch Ambroise Bébian condamne les signes méthodiques. Entré en conflit avec Sicard, il doit quitter l’Institut. Il est le premier à essayer de codifier le système gestuel en usage chez les élèves de l’école, système qu’il pratique lui-même. Ferdinand Berthier (1803-1886), son élève – un des brillants exemples de réussite d’un sourd puisqu’il est devenu professeur à l’Institution Nationale des Sourds-Muets de Paris –, a sévèrement jugé le système de Sicard. Défenseur d’une “identité” sourde, il lui reproche violemment ses jugements négatifs sur l’état pitoyable des sourds avant leur éducation par des entendants.

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deux niveaux qui intéressent le grammairien, la structuration du lexique par domaines, en l’absence de toute relation étymologique ou morphologique, et l’articulation du monde physique au monde des idées abstraites. Il s’agit d’abord de décomposer les notions en leurs éléments primitifs, à partir de quoi tout un champ lexical va pouvoir être généré.
    Voir est ainsi le noyau perceptif simple, donné par l’expérience sensible, à partir de quoi sont engendrées toutes les opérations de la vue. Dans les théories actuelles, dire le sens d’un mot c’est en dessiner les contours par rapport à d’autres, tandis qu’avec les séries de Sicard, il s’agit du parcours des opérations de la pensée développées sur un axe unique. Regarder est par exemple produit par itération de voir. C’est un voir replié qui double la perception d’une dimension réflexive:

« La simple vue en se composant, nous donne toutes les opérations de l’œil. Ainsi, quand j’ouvre les yeux, je vois sans pouvoir m’en empêcher; si je les ferme à l’instant je n’ai pas encore regardé; mais si, après avoir vu, je fixe un peu, si j’arrête l’œil sur l’objet que je viens de voir alors ma vue se compose; elle n’est plus simple, et elle donne pour résultat le regard; ainsi le regarder est le voir deux fois. » (EN., Ière partie, t. IV, 36e séance, 14e leçon, “formation des idées abstraites”, p. 14-23).

La même opération répétée produit toute une série et ces opérations sont représentées par la partie gauche d’un tableau en forme de demi-pyramide, qui figure à la fois la relation hiérarchique et le noyau invariant primitif et sensible, tandis que le paradigme de droite présente la série des mots analysés:

Voir
Voir voir
Voir voir voir
Voir voir voir voir
Voir voir voir voir voir
Voir
Regarder
Fixer
Considérer
Examiner (CI., p. 471).

L’analyse de Sicard produit une illusion de cohérence monosémique en écartant la complexité infinie des langues, à commencer par la polysémie. En français, regarder, c’est aussi entre autres, être tourné vers… (les deux façades regardaient vers le levant); fixer, c’est aussi rendre stable. Considérer, examiner, qui ne sont envisagés que du point de vue du regard, auraient pu l’être du point de la vue de la pensée, considérer un problème, signifiant l’étudier. Sicard tourne le dos au travail d’observation, mené par les lexicologues. Il s’en tient à ses définitions alors que depuis le XVIIe siècle, les auteurs des dictionnaires monolingues puis les auteurs des dictionnaires de synonymes insistent sur l’interpénétration entre le lexique et la syntaxe. D’autre part, ses tableaux imposent une stricte hiérarchie où chaque élément se distingue du précédent par une opération cognitive unique: tout le champ sémantique est établi selon un seul axe qui renvoie à une ontologie simplette. Pourtant la différence qui

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oppose la simple perception (voir) et le regard volontaire qui suppose une participation active n’est pas de même nature que la différence avec fixer qui semble faire intervenir la durée. 
    Ainsi, la géométrie de la pensée que montre (ou plutôt que construit) le tableau est exemplaire du statut ambigu de la science des idées, à la fois liée au français et s’en distinguant puisqu’elle n’est pas assujettie à la polysémie de l’usage et qu’elle n’obéit qu’aux principes simples d’un classement tabulaire. Au plus loin d’une langue d’usage, Sicard est certes cohérent puisque les idées ne dépendent pas des langues données, qu’elles sont au contraire à leur fondement[14], mais sa pédagogie n’articule pas l’analyse universelle des idées et le fonctionnement de la langue française qui groupe systématiquement plusieurs signifiés sous le même signifiant[15].
    À la série physique des opérations du voir, correspond la série abstraite des opérations de la pensée, la réflexion étant identifiée à une vue de l’esprit:

Idéer
Idéer, idéer
Idéer, idéer, idéer
Idéer, idéer, idéer, idéer
Idéer, idéer, idéer, idéer, idéer
Idéer
Penser
Réfléchir
Méditer
Pénétrer (CI., p. 471).

L’opération élémentaire qui correspond à voir n’ayant pas de nom en français, Sicard n’a pas hésité à adopter idéer, le néologisme forgé par son élève Massieu: Idéer est « un bon terme […] il faudrait en enrichir notre langue » (1795, EN. t. IV, p. 17). Rien n’interdit en effet, d’améliorer le français et de le rapprocher du modèle abstrait de la langue philosophique. Sicard rejoint ici les préoccupations de tous ceux qui, de Grégoire à Destutt de Tracy, rêvent d’un grammairien législateur capable de réduire les exceptions, de développer systématiquement les paradigmes, le parallélisme du sens et de la forme, renforçant ainsi le caractère philosophique de la langue d’usage.
    À partir de l’unité de base, idéer, la série des opérations de la pensée peut être générée par combinaison de l’élément simple, comme la série des opérations de la vue l’a été à partir de voir:

« Si nous idéons, nous avons une image […]. Que l’objet est dans mon esprit, je le vois. Quand l’idéer est voulu et qu’il se fait avec intention, il nous donne penser. » (EN. t. IV, p. 22).

Quand Sicard cherche à organiser la nomenclature des mots abstraits, il retient donc deux grands principes: l’analogie qui permet de générer l’abstraction à partir des idées physiques et le regroupement en séries fondées sur des primitifs sémantiques permettant de situer un


[14] Même si les signes sont, nous l’avons vu, nécessaires pour maîtriser les opérations complexes effectuées pour aller par exemple de voir à pénétrer.

[15] Sicard compte sans doute sur l’expérience pour laisser les signes se complexifier. Quoi qu’il en soit, cette étape qui mène des premiers temps du français à sa maîtrise échappe à l’analyse.

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élément sur une échelle, la complexité résultant de l’itération d’une opération. Il est difficile d’apprécier une démarche qui apparaît à la fois comme très ambitieuse et beaucoup trop élémentaire, et donc qui manque la langue naturelle, le français, pour lui substituer un modèle univoque, bien loin de l’irréductible polysémie des langues historiquement attestées. Retenons pourtant la recherche d’un ordre sous la variété des signes et le rappel constamment repris de la nécessité de décomposer tous les mots abstraits en éléments élémentaires pour parvenir à les enseigner[16].

 

L’ANALYSE GRAMMATICALE

Sicard se sépare de l’abbé de l’Épée sur la syntaxe. Il reproche à son maître de n’avoir pas su l’enseigner à ses élèves. Il rappelle qu’en donnant le signifiant, il ne faut pas croire qu’on donne le signifié et affiche sa méfiance à l’égard des définitions. Pour sa part, il s’appuie sur la Grammaire générale. Cette dernière se situe avant les langues particulières, et le grammairien-philosophe retrouve dans toutes les langues les mêmes procédés de traduction de la pensée.

« Il n’y a […] rigoureusement rien de nécessaire dans le langage, qui est l’expression de la pensée, que des noms, des adjectifs, et le mot qui les lie. » (CI., p. 46).

Toutes les autres formes se ramènent à des jeux d’écriture. Des règles d’équivalence permettent des généralisations. Le français n’a pas de spécificités qui résistent au modèle (il n’y a pas de différences fondamentales de peuple à peuple, pas de systèmes de répartition propres); tout au plus une complication plus ou moins grande des opérations[17]. Pour des raisons de place, je retiendrai seulement deux exemples, l’origine de l’attribut et la théorie des chiffres dans la proposition simple, négligeant notamment tout le problème des relations entre les propositions.

 

3.1. L’abstraction de la qualité et la naissance du jugement

Au centre de la syntaxe, on trouve la proposition, c’est-à-dire, le nom, le verbe être et la qualité. La pensée d’avant la syntaxe est simultanée. Après quelques semaines de rééducation, Massieu, l’élève favori de Sicard dont le CI. raconte les progrès, possède une nomenclature


[16] Elisabeth Schwartz (1981) analyse longuement ces tableaux analytiques dans sa thèse et reproche à Sicard de n’avoir pas vu les problèmes posés pourtant chez Condillac de l’articulation de l’idée avec la sensation.

[17] Les différentes langues se distinguent cependant par leur place sur l’axe historique des progrès de l’esprit humain. Il y a des langues du début qui en sont restées aux premières étapes et Les Elemens de grammaire générale, 3e édition, 1808, démarrent sur la pauvreté du chinois: « Tout ce qu’un Chinois a à dire n’a de point comparatif, dans la durée, qu’avec l’instant de l’énonciation; si jamais une pensée ne vient couper une proposition pour en déterminer un élément; s’il n’y a ni simultanéité d’actions, ni antériorité, ni postériorité de l’une à l’égard de l’autre à faire connoître, parce qu’un Chinois n’embrasse pas des rapports qui ne se présentent jamais, à la fois, à son esprit, il peut n’avoir besoin d’aucune liaison ».

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qui lui permet de rappeler à volonté sa perception des objets. Mais cette perception reste globale. Il va lui falloir apprendre à isoler l’idée de la qualité et à la séparer de l’idée de l’objet. Voilà la présentation que donne Sicard de cette opération:

« La différence que trouva Massieu entre un être et une chose, entre une boule et le tronc d’un arbre vivant, je la saisis dans son regard, alternativement jeté, et sur la boule, et sur le arbre, et je l’écrivis aussitôt dans chacun de ces mots, comme dans l’exemple suivant:

BcOhUoLsEe        AêRtBrReE

En écrivant ainsi le nom de chose dans boule, et celui d’être dans arbre, j’évitai de donner aux mots chose et être une existence indépendante et individuelle, et de les faire sortir de la classe des modifications. Par là, je donnai à Massieu la première leçon de l’art sublime de la pensée. Je fis replier son esprit sur l’idée simple; et ce retour de son esprit, si justement appelé réflexion, en lui faisant peser ou penser l’idée, fit de celle-ci une pensée: ce fut donc ici un travail nouveau. Le mot être fut écrit, dans cette leçon, dans tous les objets que nous avions trouvés déjà ou augmentant dans les entrailles de la terre, ou croissant dans son sein, et s’élevant au-dessus de sa surface, ou respirant, se mouvant et se portant, d’un lieu à un autre. » (CI., p. 34-35)[18].

Le processus d’abstraction suppose d’abord la réflexion. Massieu fait le double apprentissage du langage et du fonctionnement réflexif de la pensée. En même temps qu’elle se représente son objet, sa pensée se “réfléchit”: ce qui est pensé ne se sépare pas du fait de le penser; dans le même temps que l’esprit se représente autre chose que lui-même, le signe représente et se présente lui-même.
    Apprenant à distinguer les idées, Massieu représente d’abord le temps où elles coexistaient dans une sorte de confusion, pour les disjoindre dans un deuxième temps. Une ligne rappelle cependant le lien de la qualité et de l’objet. Le professeur rattache l’attribut au sujet par une ligne (signe convenu de liaison qui sera ensuite remplacé par le verbe être). Le verbe est donc seulement un signe de cohésion, une ligne, un mot-lien.
    L’attribut abstrait a l’air de correspondre à la catégorie de l’adjectif. En fait, Massieu/Sicard privilégient la fonction en utilisant tout le matériel à leur disposition. Ce qui compte dans cette perspective fonctionnaliste, c’est l’opération, la constitution de l’unité propositionnelle et non la catégorie de l’adjectif:

« Massieu, pour exprimer ces qualités, dont la vue et la diversité le frappoient sans cesse, n’attendit pas à connoître les mots adjectifs; il eut recours aux noms des objets dans lesquels il trouvoit éminemment la qualité qu’il vouloit affirmer d’un autre objet. Par exemple, avoit-il à exprimer la légèreté qui distinguoit, à la course, un de ses camarades, il l’énonçoit ainsi:
« Albert est oiseau ». » (CI., p. 47).

l’idée était déjà développée dans le cours des Écoles normales:

« Certaines qualités se trouvaient éminemment dans certains êtres de la nature, au point que, nommer ces objets, c’était donner aussi-tôt l’idée de sa qualité. Ainsi nommer une montagne,


[18] Dans des exercices peut-être plus simples, Sicard fait comparer sept feuilles de papier dont une face est blanche et l’autre d’une des 7 couleurs du prisme. Il fait écrire Papier, le nom de l’objet, et successivement à l’intérieur de papier le nom de la couleur qui s’efface et change, comme changent les feuilles de papier présentées à l’élève (CI., p. 36-38).

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était réveiller l’idée de hauteur; comme c’était réveiller l’idée de la fidélité en nommant le chien; l’idée de la douceur, en nommant l’agneau; l’idée de la constance, par le nom de la tourterelle; l’idée de la cruauté, par le nom du tigre; et celle de la force, par le nom du lion. » (1795, EN. t. IV, p. 165).

 

3.2. La théorie des chiffres

Nourri de toutes les réflexions du XVIIIe siècle sur la confrontation du calcul et de la grammaire et des débats des idéologues sur l’articulation des sciences entre elles[19], Sicard invente une étonnante machine pédagogique pour enseigner l’analyse logique à ses élèves sourds. La théorie des signes intéressera aussi les auditeurs de l’École normale qui y voient un dispositif clair et facile à adapter dans les classes.
    Dans la théorie telle qu’il l’expose, aussi bien dans les cours de l’an 3 que dans le CI., les chiffres de 1 à 3 indiquent la fonction des mots dans la proposition de base. Le sujet et la qualité reçoivent le même numéro puisqu’ils renvoient au même élément, le chiffre 1 sur les deux mots montrant qu’ils ne sont pas « deux signes distincts de deux objets séparés »; le verbe être est codé comme 2 puisqu’il est différent, c’est un mot-lien[20].

Le ciel (1) est (2) bleu (1)
Albert (1) est (2) frappant (1)
Col (1) est (2) frappé (1)

Le verbe actif est généré par “altération” de ce système de base:

1    2         1
Albert est frappant.                       
1    1         2
Albert frappant est.           
1    1         2
Albert frapp est.                
1    1         2         
Albert frapp e.                  
1          12       

« Massieu comprit parfaitement comment le verbe être, en subissant des altérations successives, ne formoit plus que la terminaison du verbe actif; que celui-ci n’étoit même un verbe, que parce que le verbe être en étoit une partie essentielle. »

Pour rendre compte de l’objet, d’une phrase active, Sicard construit une sémantique élémentaire qui repose sur la notion d’agentivité et d’objet de l’action. L’agent est le sujet d’une qualité active en relation symétrique avec un agi. De là, deux propositions: s’il y a quelqu’un qui est frappant, il y a quelque chose qui est frappé. Le chiffre 3 (produit par l’addition des chiffres 1 et 2 constitutifs de toute proposition) rappelle cette passive sous-


[19] Destutt est bien plus prudent sur la possibilité de traiter la syntaxe comme un calcul (cf. Chevalier et Delesalle, 1986, p. 116 et s.).

[20] Le verbe n’est pas un mot constructeur, mais seulement un mot lien et la conjonction reçoit d’ailleurs le même chiffre 2. On retrouve le groupement de Port-Royal isolant le verbe et les conjonctions, objets de nos pensées. Une nouveauté pourtant, qui montre l’intéressante promotion de la ponctuation! La virgule reçoit aussi le chiffre 2 puisque dans les énumérations, elle vaut pour l’ellipse d’une proposition.

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jacente, montre que les rapports syntaxiques sont équivalents à des opérations arithmétiques et ramène la syntaxe particulière de la proposition S - V - O au seul modèle de base prévu pour les opérations de la pensée.

« On peut considérer tout complément d’une proposition active comme le récipient de l’action qu’énonce cette proposition. C’est ce complément exprimé par un nom, qui la reçoit et qui la souffre, aussi l’appelle-t-on le souffrant, le patient, ou l’objet de l’action quand la phrase est active. » (p. 70).

1   2           1
Albert est frappant.
1   1           2
Albert frappant est.           
1   1           2
Albert frapp est.
1   1           2
Albert frapp e.
1   12
Albert frappe

1      2   1
Col est frappé
1      1       2
Col frappé est
1          1    2
Col  frappé est
1          12
Col       frappé
3
Col

 

 

 

 

 

 

 

 

[…]

« [Massieu vit] comment toute la proposition passive, par le retranchement de tout ce qui est supposé par la proposition active, se réduit au seul mot que l’active n’exprime pas. Il vit encore pourquoi le chiffre 3 est écrit sur le seul mot qui reste de la proposition passive. C’est qu’il renferme, à lui seul, et la qualité, marquée du chiffre 1, et le verbe, marqué du chiffre 2, devenu inutile, puisque, la qualité étant supprimée, il n’a plus rien à lier. Il comprit fort bien que ce nom tenant lieu d’une proposition entière, doit en représenter les élémens; et qu’il les représente par le chiffre, 3, où se trouve en même-temps et le chiffre indicateur de la qualité et le chiffre indicateur du verbe. » (CI., p. 65).

À ces trois chiffres, Sicard ajoutera le 4 et le 5 pour rendre compte des adverbiaux. Le locatif, repère spatial des actions, comme dans à Paris équivaut à 4+5, de même , ellipse d’une préposition ou d’un nom, ou encore les adverbes en -ment, eux aussi paraphrasables par un groupe prépositionnel (CI., p. 103; EN. II, p. 83).
    Toutes les autres catégories et toutes les fonctions sont réductibles à ces rapports fondamentaux à condition bien sûr d’écarter les exceptions bizarres ou plus souvent, d’admettre que la langue des sourds-muets générée par les règles est une langue lacunaire qui constitue un sous-ensemble des énoncés français attestés.
    Quelles que soient les limites du système de Sicard, et notamment la faible part faite aux compléments et au verbe comme élément constructeur, il a su doter la science des idées, la Grammaire générale, d’un symbolisme rudimentaire exprimant le jeu des relations qui structurent la proposition. Si les “progrès” de la grammaire sont liés à l’élaboration d’un métalangage décroché du langage-objet et plus précisément aux moyens d’analyse distinguant nettement syntaxe et construction, structure et contenu, force est de voir une étape intéressante dans les dispositifs ingénieux inventés par Sicard, où des signes empruntés aux mathématiques rendent compte des rapports entre les idées exprimées en langage naturel.

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   Bien sûr, ce codage des unités de langue n’est pas un moyen de calcul – au sens moderne où l’on peut produire des phrases en ne considérant que des symboles. Les chiffres sont beaucoup trop équivoques. D’ailleurs, Sicard ne traite pas les contraintes spécifiques des langues que prétendent éclairer les travaux actuels mais seulement les formes les plus “régulières”. Il participe plutôt de la mise au point du double niveau d’analyse logique et grammaticale qui en cette fin du XVIIIe siècle et avant de se figer en un catéchisme scolaire, avait eu le mérite de tenter d’articuler la grammaire des formes et la syntaxe des relations.

 

CONCLUSION

“L’instituteur des sourds” a appris une langue à ses meilleurs élèves. Toutefois, la théorie des chiffres, qui permet de fabriquer des énoncés transparents à l’ordre de la grammaire, aboutit à un modèle de langue sans rapport avec le foisonnement des structures d’une langue réelle. Exacte et rationnelle dans sa pauvreté, elle reste aux marges de l’usage et Sicard ne peut bien évidemment changer le français et traiter comme des fautes ce qui est en dehors de son système minimaliste. De même, la théorie des signes qui a la prétention de transmettre sans opacité une connaissance encyclopédique des choses a-t-elle produit une analyse peu naturelle, bien éloignée des emplois du lexique français. Pire!, les signes n’ont pas davantage été employés par les muets. Sicard s’en est servi pour instituer leur langue mais ses élèves leur ont substitué des pratiques gestuelles plus commodes. Or, la théorie n’a rien à dire de la part de convention qui s’installe une fois que les signes “arbitrairement” simplifiés ont perdu leur caractère philosophique. Dans les deux cas ce qui a été court-circuité c’est l’ordre propre des langues qui règlent à leur façon toute la complexité du rapport de l’homme au monde.

 

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