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Boulad-Ayoub, Josiane

Josiane Boulad-Ayoub (Montréal)

Josiane Boulad-Ayoub

Le travail des Écoles centrales et ses représentations dans La Décade

 

Permettez à une Canadienne qui a été longtemps professeur dans l’équivalent culturel de ce que furent les Écoles centrales, de partir de la fin, c’est-à-dire du temps présent, pour remonter jusqu’à La Décade et à sa défense des Écoles centrales. Ce petit détour par l’actualité m’a fait comprendre de l’intérieur, si je puis dire, les enjeux politiques et idéologiques qui ont présidé à leur institution et à leur développement: à trois siècles d’intervalle ils sont semblables, à peu de choses près.
    Comme Daunou et la Convention qui, la veille de sa dissolution, met en place le nouveau système d’instruction publique avec la loi du 3 brumaire an IV à l’aube d’un nouveau tournant de la Révolution, le nouveau gouvernement libéral, au Québec, sur le rapport de la Commission présidée par Mgr Parent crée, pour accompagner la Révolution tranquille marquant l’entrée du pays dans la modernité, l’université d’État, l’université du Québec, ainsi que les CEGEPS, institution mixte, post-secondaire/pré-universitaire, toutes deux d’esprit résolument laïque, démocratique et critique, et aussi libre de contraintes pour les professeurs (aucun contrôle de l’enseignement, minimum de directives ministérielles) et pour les élèves (enchaînement des cours à leur gré, exception faite des cours communs et obligatoires de philosophie et de langue) que le furent les Écoles centrales, comparativement à la vieille rigidité des collèges que ces écoles d’État venaient remplacer. Le même souci fondateur réunit ces nouvelles institutions à trois siècles d’intervalle: remplacer les collèges d’Ancien Régime et éduquer-instruire le citoyen dont aura besoin, au lendemain de la Terreur, la République pour finir-régénérer la Révolution, et, au sortir de la « grande noirceur », le Québec pour accompagner ses mutations sociales. Une histoire orageuse commune les relie à travers le temps de même que la nature des critiques à leur encontre masquant les mêmes enjeux: miner l’esprit laïque et révolutionnaire qui les anime. Si heureusement pour les Cegeps, il n’y a pas eu encore de Bonaparte en dépit des menaces récurrentes de leur suppression, on se prend à rêver devant le sort des Écoles centrales: si elles avaient réussi à maintenir leur existence, quels hommes auraient-elles effectivement formés? C’est, du reste, la question que se pose[1] le rédacteur de La Décade: « Quels sont les grands hommes destinés


[1] La Décade, rubrique Variétés, livraison du 4e trimestre an VI.
    Je renvoie pour les textes cités de La Décade à mon édition La Décade comme système, édition et anthologie critiques de La Décade philosophique, littéraire et politique (1792-1804) avec introduction d’une centaine de pages à chacun des tomes, analyses, notes, index et tableaux, un Prospectus et IX Tomes: Tomes I et II: L’Encyclopédie vivante, 448 p. et 370 p.; Tomes III et IV:Instruction publique et Institutions républicaines, 668 p. et 600 p.; Tomes V, VI et VII: Sciences philosophiques, morales et politiques, 668 p., 590 p., 686 p., Tomes VIII et IX (avec Martin Nadeau): Spectacles, 384 p., Esprit public, 252 p., avec en annexe la reproduction au tome IX du Traité sur l’esprit public de B. Toulongeon (1800), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2003, 4676 p.

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à naître au sein de ces institutions nouvelles? » On sait que Stendhal fut élève des Écoles centrales! C’est une des réponses à cette interrogation que seul révèle le temps. Au Québec, après plus de trente ans d’expérience, nous voyons des hommes et des femmes qui, sans être cultivés, érudits, ont l’esprit libre, sont vifs et entreprenants. C’étaient à peu près les mots des défenseurs des Écoles centrales qui souhaitaient des citoyens responsables et des travailleurs compétents[2]. Se serait-on épargné les stériles débats que l’on a connus, et que l’on connaît encore dans le domaine de l’éducation?
    Trêve d’éducation-fiction! Quittons les comparaisons. L’idéologue Garat opposait déjà Destutt de Tracy et ses Observations sur l’état actuel de l’instruction publique, à Laharpe, nostalgique des institutions d’Ancien Régime, ennemi de l’esprit philosophique, qui venait de publier son éloge des anciennes universités[3]. Il nous faut revenir au premier XIXe siècle, et à ce que j’aimerais examiner ici: les jeux de miroir qui s’établissent entre La Décade, l’idéologie et l’une des institutions révolutionnaires les plus originales, les Écoles centrales, illustrant peut-être le mieux avec l’Institut, son « chef intellectuel », les termes des épigraphes[4] successives arborées programmatiquement par cette revue philosophique, littéraire et artistique.
    En m’appuyant sur les textes relatifs dans La Décade aux Écoles centrales[5], choisis parmi les plus représentatifs, ensemble, des périodes marquantes de la brève histoire de celles-ci comme du travail polémique et politique, du travail de mimêsis[6], auquel se livre la revue, je voudrais, dans un premier moment, dégager, sur le plan de la dynamique des représentations,

 


[2] Et après eux, en France, les économistes moraux sous la Restauration avec comme chef de file Jean-Baptiste Say, l’ancien directeur de La Décade, et sur le plan de la pensée politique, l’idéologue Daunou, l’auteur même de la loi qui instituait les Écoles centrales, dont le manifeste libéral, héritier de la pensée révolutionnaire, l’Essai sur les garanties individuelles, publié en 1818, mène une virulente critique sociale fondée sur ses thèses de morale économique.

[3] Voir son article dans La Décade, 10 messidor, an IX, p. 14 et ss.

[4] Les premiers volumes portent comme épigraphe: « Les lumières et la morale sont aussi nécessaires au maintien de la République, que le fut le courage pour la conquérir ». Cette épigraphe fut remplacée au début de l’an IV par celle-ci: utile dulci, qui précisait encore plus l’orientation de la revue en même temps que la figure nouvelle de la raison: la morale, mère des « bonnes habitudes », guidant l’action publique et l’homo oeconomicus libéral en train d’émerger.

[5] Le corpus relatif aux Écoles centrales compte, de l’an IV à l’an XII qui voit les derniers feux des Écoles centrales, une trentaine de textes, au rythme d’un article ou deux par trimestre. Je ne compte pas dans ce nombre les articles d’Andrieux qui discutent de l’instruction publique en général et qui se retrouvent au fil de ses textes relatifs à la politique intérieure.

[6] La Décade souligne, à l’envi, le circuit en rétroaction de l’influence rétrograde de « l’ancien ordre des choses » sur les « progrès des sciences morales et politiques » et celle, bénéfique, au contraire, sur ces dernières des « institutions et des lois de la liberté » du nouvel ordre. Voir, par exemple, ce que le rédacteur rapporte du discours de Lenoir-Laroche, professeur de législation, à la rentrée des Écoles centrales de Paris, 1er brumaire an V (in Variétés, 1er trimestre an V).

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ce qui, à travers la revue, et, en particulier, ses commentaires critiques sur l’organisation des cours, les méthodes, les résultats des examens, les distributions de prix, est re-produit, recréé du travail des Écoles centrales et de ses attentes, pour analyser, dans un second moment, ce que nous révèle de la fonction socio-symbolique aussi bien de La Décade elle-même que des Écoles centrales, la bataille autour du maintien de cette institution, et, en particulier, autour des cours de législation.
    Ce premier moment correspond aux premières années d’exercice des Écoles centrales. Il est rythmé par le débat éduquer-instruire, et, plus spécifiquement, par l’analyse du déplacement qui s’effectue des termes de ce débat avec l’accent mis sur l’enseignement des sciences, l’application de cet « esprit d’analyse qui lie et simplifie tout »[7], et l’enrichissement apporté par l’introduction des cours en sciences morales et politiques, tel que La Décade nous le présente et s’engage de plus en plus vivement dans la défense des Écoles centrales. Ce débat, d’incidence théorique, où est mise en cause la nouvelle philosophie, l’idéologie[8], et la méthode de l’analyse, la « meilleure des méthodes d’enseignement », répète à l’envi La Décade, est sous-tendu par une seconde question, à première vue, pédagogique mais qui, plus profondément, touche à la mise en œuvre, à travers le discours sur l’enseignement tenu par les professeurs des Écoles centrales, des valeurs révolutionnaires et républicaines telles que les a infléchies le cours politique et culturel des événements: liberté, égalité, esprit public, perfectibilité de l’homme[9] à laquelle répondent, sur le plan moral, la glorification du progrès suscité par l’émulation et les bonnes habitudes et, sur le plan social, celui produit par l’organisation concertée des sciences, de l’industrie et de l’économie. Valeurs auxquelles s’identifie La Décade, dans le sillage de la philosophie des idéologues, pour bien conduire l’ensemble de ses propres activités et, en même temps, légitimer le principe directeur de son orientation: l’union de la théorie à la pratique, ici l’articulation du savoir aux applications et aux besoins de la République, principe que La Décade, dans ses commentaires et comptes rendus, se félicite de retrouver aux sources pédagogiques des Écoles centrales.


[7] Décade, livraisons du 1er trimestre an VII.

[8] Le programme des cours des Écoles centrales comprend par la loi, autant celle du 7 ventôse an III faisant suite au rapport de Lakanal au nom du Comité d’instruction publique, que celle du 3 brumaire an IV qui fixe le programme définitif où, par ailleurs, les sciences appliquées disparaissent, un cours de Grammaire générale conforme aux thèses de Condillac et de la nouvelle philosophie.

[9] Une longue et importante lettre aux rédacteurs de La Décade (livraisons du 3e trimestre an VII), signée par nul autre que Cabanis, vient étayer la thèse de la perfectibilité de l’esprit humain, sur le plan théorique, à partir des succès de la philosophie analytique et de ses méthodes ainsi que par la mise à jour de ses effets sur le double plan politique et pédagogique. Le débat sur la thèse de la perfectibilité, défendue par Condorcet, et d’un certain côté, par Helvétius, référents symboliques des idéologues et de La Décade, s’étale sur plusieurs années des livraisons de la revue; voir notamment la critique de l’ouvrage de Salaville, De la perfectibilité, in Décade, Philosophie, 1er trimestre an X.

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    Le second moment de mon exposé s’organise en fonction des deux phases distinctes marquant l’histoire des Écoles centrales, après la première période d’installation; elles correspondent au développement d’une double menace sur la scène politique: la réaction royaliste et catholique, d’une part, l’autoritarisme bonapartiste, de l’autre. Le combat où s’engage alors La Décade répercute aussi bien l’offensive contre son indépendance et l’esprit philosophique orientant ses articles que les efforts pour discréditer les Écoles centrales et, au premier chef, les cours de législation[10], d’histoire et de Grammaire générale. Comme le montre l’issue malheureuse de cet affrontement entre « pouvoir de la vérité » et pouvoir de la force politique[11], avec la réorganisation de l’instruction publique et le remplacement des Écoles centrales par trente lycées impériaux qui s’accompagnent, au demeurant, du déclin lui-même de La Décade, les enjeux de la polémique renvoient à la question, toujours pérenne, des rapports de l’État et de l’école et, aussi bien, à celle des conditions de la formation posée comme inséparable de l’homme et du citoyen.

 

1. Pourquoi établir une École centrale dans chaque département de la République?

Trois périodes ponctuent l’histoire des Écoles centrales, et, à chacun de leurs tournants, La Décade sera présente: vibrante lorsqu’il s’agit d’accompagner les ferveurs enthousiastes des commencements de « l’instruction régénérée », elle se montre, ensuite, plus mesurée dans ses commentaires, mais toujours amicale sans être complaisante pour aider à tirer les leçons de l’expérience et indiquer, de concert avec les professeurs ou les savants attachés aux Écoles centrales, les voies possibles d’amélioration. Puis, se faisant plus offensive à mesure que les attaques extérieures se font plus violentes, elle ne cède pourtant pas aux tentations d’une partisanerie aveugle, et multiplie, au contraire, une argumentation objective, respectueuse à la fois de la réalité et de la législation, pour, enfin, exprimer avec dignité et indépendance, par de sobres observations, le regret qu’éprouvent « les amis de l’instruction publique, de la raison et de la liberté » devant la suppression des Écoles centrales, suppression qui est donnée à voir


[10] On sait que les mêmes dangers pèsent sur l’Institut, autre institution maîtresse créée par les idéologues du Directoire, et sur sa classe des sciences morales et politiques qui sera finalement supprimée, elle aussi, par Bonaparte. Les liens entre La Décade, l’Institut et les Écoles centrales sont très étroits, tant au niveau de la philosophie qui les oriente qu’au niveau des personnes qui y participent. Les membres de l’Institut sont aussi, le plus souvent, professeurs dans les Écoles centrales et collaborateurs de La Décade; sans parler de l’organisation collégiale de la rédaction de La Décade ainsi que de celle de ses rubriques qui reproduisent la répartition en classes de l’Institut pendant que les sections regroupant les cours des Écoles centrales, selon la loi du 3 brumaire an IV, obéissent aux mêmes divisions.

[11] On se rappellera que ce sont les termes de Condorcet pour réclamer l’autonomie du système d’organisation de l’instruction publique vis-à-vis du système politique dans son rapport de premier président du Comité de l’instruction publique présenté à la Convention.

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non seulement comme injustifiée au regard des « progrès sensibles accomplis » mais encore comme néfaste au progrès de la liberté et, ensemble, de l’esprit rationnel et républicain.
    Ce n’est pas au hasard de la vie d’une revue qui s’intitule justement « revue philosophique, littéraire et artistique » que La Décade fait sienne la cause des Écoles centrales. Fondée le 10 floréal an II (29 avril 1794), c’est-à-dire pendant la Terreur, ses auteurs-fondateurs proclament dès le Prospectus de lancement leur volonté de rapporter dans les différentes rubriques les progrès des sciences et de la philosophie et d’en montrer les applications pratiques. La « société de républicains » que forment les rédacteurs, conçoit sa mission comme éminemment pédagogique, au sens plein du terme, une paideia. Continuant l’œuvre des encyclopédistes en tant qu’organe de presse, le rôle que la revue vise à assumer, est d’aider à la régénération du peuple libéré par la Révolution, en diffusant les connaissances, en contribuant à son instruction et, par suite, à participer activement à la marche du progrès induit par son émancipation. La Décade trace ainsi l’équation qui perdura jusqu’en ses derniers numéros entre esprit républicain, esprit philosophique, liberté et progrès: porter atteinte à l’un des termes, c’est s’en prendre à tous indistinctement. Défendre l’épanouissement de chacun d’eux, concourir à leur développement, est un combat philosophique, requerrant courage et détermination.
    Et précisément, en paraissant sous Robespierre qui, pour La Décade, étouffe en tyran[12] en même temps que la liberté, le progrès de la République et des lumières, et fait obstacle à un système d’instruction publique, la publication même de la revue qui affiche ainsi ses idéaux, constitue, aux dires des fondateurs de l’entreprise, un acte d’opposition intellectuelle à l’oppression[13], et manifeste la foi en la victoire finale de la liberté. Aussi La Décade se conçoit-elle comme une sorte de gardien moral de la République. Dès la fin de la Terreur, elle exaltera tous les aspects de la vie nationale influencés par le cours de la Révolution et, en particulier, entretiendra ses lecteurs des institutions réorganisées ou fondées par le gouvernement post-thermidorien et du rôle dynamique qu’elle en attend.


[12] Plus tard, en pleine bataille pour le maintien des Écoles centrales, un parallèle qu’il faut lire entre les lignes sera fait sous la plume de Garat entre l’attitude de Robespierre et les maîtres politiques de l’heure qui menacent le développement de l’instruction libératrice en s’efforçant d’abattre les Écoles centrales. On peut lire, par exemple, que: « C’est ainsi que la tyrannie, qu’elle soit celle d’un démagogue ou qu’elle soit celle d’un Roi, frémit toujours à l’approche de ces progrès de la raison sans lesquels la liberté n’existe point ou n’existe qu’un instant » (Décade, 4e trimestre, an IX).

[13] Ginguené, un des auteurs-fondateurs, parmi les plus influents des rédacteurs de La Décade, établit, dans son importante analyse « Réflexions sur les nouvelles lois relatives à l’instruction publique » (1er trimestre an IV-1795) alors que l’idéologue Garat venait d’être nommé à l’instruction publique, la liaison entre la mission de la République et le système de l’instruction publique, en même temps qu’il rappelle l’objectif central de La Décade: concourir à l’instruction nationale; et, liée à cet objectif, la justification politique de la publication de la revue sous la Terreur: offrir un refuge à la science.

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    Pour en revenir aux Écoles centrales, qui lui apparaissent comme une des plus importantes de ces nouvelles institutions révolutionnaires destinées à marquer la fin des excès et « à exercer le ministère de réconciliation générale »[14], La Décade commence par rapporter les décrets relatifs à leur création ainsi que les différentes mesures prises pour leur organisation, puis, dès la mise en place de leurs activités, à les commenter, en particulier les discours prononcés à la distribution des prix, ou encore à ouvrir ses pages à des articles de professeurs des Écoles centrales relatifs à la matière de leurs cours ou encore à leurs méthodes d’enseignement.
    La première période qui s’étend pendant deux ans environ, de l’an IV à l’an VI (1795-1798), est l’époque de la création des premières Écoles centrales et des débuts de leur fonctionnement effectif. C’est Ginguené qui se charge, dans La Décade, des rubriques concernant l’instruction publique. Il s’interrompra dans cette tâche pendant l’année de son ambassade à Turin en 1798 pour être remplacé par Boisjolin, professeur « d’histoire philosophique » dans une École centrale de Paris (Panthéon), dont La Décade appréciait le patriotisme. Et quand Ginguené sera nommé directeur à la section de l’instruction publique, il ordonnera l’abonnement des Écoles centrales à La Décade. Les numéros étaient disponibles dans les bibliothèques accessibles aux élèves, et La Décade publiera régulièrement des articles signés par les professeurs des Écoles centrales, puis, durant la bataille pour leur défense, des lettres ou encore des travaux primés de ses élèves. Ces travaux imprimés sont le plus souvent du reste, des compositions sur l’Antiquité, en vue de démontrer aux détracteurs des Écoles centrales qu’on y pratiquait, aussi bien que dans les anciens collèges, la culture des lettres grecques et latines.
    Quels genres de textes publie La Décade à propos des Écoles centrales? Ils varient bien sûr en fonction du contexte politique selon qu’il s’agit d’insister sur tel ou tel aspect de la vie des Écoles centrales devant les critiques qui lui sont adressées. Mais on peut dégager des constantes. À partir de l’ouverture des Écoles, c’est-à-dire à partir de l’an IV, les livraisons de La Décade font surtout le compte rendu détaillé des cérémonies marquant l’ouverture successive des Écoles centrales dans les départements, et donnent de larges extraits des discours prononcés à cette occasion, assortis de commentaires. C’est ensuite, aussi régulièrement, le compte rendu des distributions de prix dans les différentes Écoles, qui seront bientôt précédées par des examens publics. Bonne occasion pour La Décade de souligner la qualité des réponses d’étudiants qui « savaient à peine lire et écrire » en arrivant dans les Écoles, l’atmosphère « sérieuse et républicaine » qui accompagne ces séances, enfin le succès


[14] Ce sont les termes de Daunou dans la péroraison finale de son discours présentant la loi « organique » de l’instruction publique du 3 brumaire an IV.

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d’ensemble du cours d’études de ces Écoles qui, selon les mots de Ginguené, « plus substantiel que celui des anciens collèges formera des hommes » et non « des grands enfants » comme dans les anciens collèges (Décade, 4e trimestre an V); et La Décade de plaindre les élèves que leurs parents n’envoient pas aux Écoles centrales[15] (Décade, 30 fructidor, an VI).
    Ces deux catégories de textes se rattachent étroitement à la conception que La Décade se fait des fêtes nationales et de leurs fonctions, dans la mouvance des idéologues, et, dans ce cas, de Daunou, le principal auteur de la loi dite organique de l’instruction publique, mettant en place les nouvelles institutions. Liée au débat instruire-éduquer et à l’orientation de l’instruction publique, débat qui traverse la Révolution, l’organisation de fêtes nationales, célébrant les valeurs civiques nouvelles, est une pièce importante dans l’objectif de régénération et de transformation des mœurs. Les fêtes, et les solennités laïques qui célèbrent les fruits de la loi ayant donné naissance aux Écoles centrales, marquant de leur pompe nationale les moments de commencement et les moments de séparation, réinscrivent, d’une part, par la présence des autorités civiles et départementales, l’école dans la société comme une de ces « institutions publiques destinées à répandre sur tous les âges, sur la nation tout entière, les connaissances et les habitudes propres à nourrir l’esprit républicain et à maintenir la liberté »[16]. D’autre part, en récompensant les meilleurs[17] qui se distinguent par leur travail


[15] Un arrêté du 27 brumaire an VI obligera les candidats à une fonction publique à prouver leur fréquentation de l’école d’État ou l’inscription de leurs enfants à ces écoles. L’article consacré à la rentrée des Écoles centrales du département de la Seine (an VII, 1er trimestre) se félicite de l’arrêté du Directoire, qui a contribué, avec « la vigilance du Ministère de l’intérieur » soutenant le dévouement des professeurs, « aux bons effets qui se font sentir cette année plus généralement » dans les Écoles centrales. Il y aura d’ailleurs un débat interne à La Décade au sujet de la publicité à accorder aux Écoles centrales privées qui, elles aussi, comme celle dirigée par Loyseau et Dubois, dirigent leurs plans d’instruction « vers l’utilité générale et l’amour de la liberté publique » (in Décade, livraisons du 1er trimestre de l’an VII). La Décade, avec son esprit libéral encourageant la concurrence et l’émulation, finit cependant par s’incliner devant les objections de ses collaborateurs, professeurs aux Écoles centrales, qui craignaient de voir décliner la fréquentation des élèves. Voir, à cet égard, le discours de Picot-Lapeyrouse, professeur d’histoire naturelle à l’École centrale de la Haute-Garonne (in Décade, 1er trimestre, an VIII), qui se plaint que la « tolérance trop étendue » accordée par le législateur aux « pensions particulières » ait été une cause principale de « la désertion qui afflige les Écoles centrales ».

[16] Ce sont les termes de Daunou dans l’Essai sur l’instruction publique (publié le 27 juillet 1793). Voir notre édition nouvelle, présentée, mise à jour et augmentée du « corpus Guillaume »: Procès-verbaux du Comité d’instruction publique de l’Assemblée législative et de la Convention nationale, Paris, L’Harmattan, 1997, IX volumes, 6353 p. À part l’Essai, deux autres textes de Daunou: le premier jusqu’ici inédit a été reproduit dans l’édition précitée (voir tome I, Introduction générale). Il s’agit du rapport sur l’instruction publique présenté par Daunou au nom de l’Oratoire en 1790 à l’Assemblée législative qui contient en germe l’Essai, à une notable exception près: la distinction entre éducation et instruction est reprise sans transformation de la part de Daunou à ce moment-là; en revanche Daunou insiste déjà sur les mœurs: « inspirer l’amour des vertus, former les mœurs, épurer les sentiments, voilà surtout l’éducation ». En aval de l’Essai, le célèbre Rapport présenté à la Convention, qui se conclut par la présentation du projet de la loi organique, en réemploie les principales idées (ibidem, tome IX).

[17] Cette sorte d’élitisme est à mettre en correspondance, sur le plan politique, avec ce que Boissy d’Anglas déclarait devant la Convention pour défendre la nouvelle loi sur l’instruction publique qui tournait la page sur ce que la Montagne avait retenu de la théorie rousseauiste de la souveraineté populaire: « Nous devons être gouvernés par les meilleurs; les meilleurs sont les plus instruits et les plus intéressés au maintien des lois », et, sur le plan théorique, avec les nombreux articles de La Décade discutant des bienfaits de l’émulation comme moyen d’éducation (voir notamment, le compte rendu commenté des mémoires présenté à l’Institut sur cette question, Décade, Sciences morales et politiques, 1er trimestre an X), ainsi que de la thèse de la perfectibilité de l’homme qui valide, sous l’angle anthropologique et physiologique, les effets positifs de la marche irrésistible du progrès.

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et leurs vertus, elles affermissent les nouvelles valeurs révolutionnaires, républicaines et démocratiques et les matérialisent par le biais de ces cérémonies institutionnelles. Réunissant ethos et savoir, les fêtes scolaires, au même titre que les fêtes civiques, articulent le mieux les représentations et la politique aux mœurs et aux comportements. L’Essai sur l’instruction publique de Daunou dont les points d’insistance (les mœurs, les fêtes) seront réorchestrés par son Rapport présenté en 1795 à la Convention post-thermidorienne, au nom du Comité d’instruction publique, fournit la base théorique de ces dispositions. Le système de fêtes (repris in extenso dans le Rapport) fonde l’accord des mœurs, des idées, des émotions, des comportements et des attitudes; une gigantesque machine de régulation sociale, symbolique, économique et politique dont La Décade se révèle à la fois une efficace courroie de transmission et d’alimentation.
    La Décade nous fournit un exemple a contrario de la nouvelle collusion entre l’école et l’État qui doit venir remplacer avantageusement celle que les « philosophes » dénonçaient entre le trône et l’autel. La nouvelle alliance[18] est en effet indispensable pour œuvrer efficacement à la « régénération sociale » et donner les « bonnes habitudes » nécessaires pour « nourrir l’esprit républicain et maintenir la liberté »[19]. Il s’agit de l’article sur l’ouverture des Écoles centrales de la Seine (3e trimestre, an IV). À cette occasion, le rédacteur déplore le manque de « pompe civile et militaire [qui aurait dû] environner le berceau de l’instruction publique régénérée ». Déplorant la pauvreté du décor, « une simple estrade », il souligne combien pareille occasion devait, au contraire, commander plus d’éclat: « l’église de l’ancien collège n’eut été ni trop grande ni trop magnifique, ni susceptible de trop de pompe et de trop riches ornements ». L’ouverture des Écoles centrales au moins est chose faite et leur organisation bien avancée[20]. L’article conclut en se réjouissant que les autres départements


[18] Les articles de La Décade relatifs aux cérémonies marquant la rentrée des Écoles, les distributions de prix ou les examens publics ont soin de relever la présence du ministre de l’Intérieur et rapportent souvent des traits de bienveillance ou de sollicitude vis-à-vis des élèves méritants. Les rédacteurs s’en servent comme autant de preuves de l’importance attachée par les autorités à ce type de célébrations ou encore pour marquer les différences d’attitudes, de caractère, de comportements entre autorités républicaines et dignitaires d’Ancien Régime. Par exemple, comme le rappelle Ginguené (Décade, 4e trimestre, an V): « Ceux qui se souviennent encore qu’il y a eu un ancien régime, assurent que les Ministres ne savaient point dire de ces choses-là ». Cette bienveillance qui n’a d’égale que celle des enseignants, attache aussi sûrement, par le cœur, les élèves au régime actuel des Écoles que le font, pour l’esprit, la variété et l’intérêt des cours prodigués.

[19] Daunou ne concluait-il pas son Rapport sur l’instruction publique par cette injonction: « Qui mieux que l’instruction publique exercera ce ministère de réconciliation générale? […] Oui, c’est aux lettres qu’il est réservé de finir la Révolution qu’elles ont commencée, d’éteindre tous les dissentiments, de rétablir la concorde entre tous ceux qui les cultivent »?

[20] Le nom des professeurs de l’École des Quatre-Nations et de celle du Panthéon est donné à la fin de l’article; la liste comprend les noms des savants prestigieux de l’époque tels que Cuvier pour l’histoire naturelle, Duhamel pour la Grammaire générale, Millin pour l’histoire, ou Grivel pour la législation. À plusieurs reprises plus tard, les rédacteurs de La Décade déplorent ces noms banals, exception faite du Panthéon, donnés aux Écoles car ils ne sont pas à la hauteur de ce que celles-ci représentent de glorieux accomplissements.

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aient réussi à donner plus de brillant à la cérémonie de la rentrée, et qu’au-delà de la présence de la pompe ou de son absence, il faut surtout voir le grand bienfait qu’exprime ce type de manifestation: les « esprits sortent peu à peu de l’état léthargique où la tyrannie les avait plongés », et l’ouverture des Écoles centrales en donne le signal éclatant. Le gouvernement actuel est derechef loué qui, comme le souligne un autre article qui fait le compte rendu de la clôture des classes de l’École de Fontainebleau (Décade, 4e trimestre an V) pour l’année, « ne perd pas de vue que l’instruction publique est une dette sacrée de la Nation envers ses membres ».
    Toujours dans cette catégorie de textes relatifs aux distributions de prix, nous voyons La Décade célébrer ce genre de manifestation au moyen d’encore un autre argument: la valeur dynamique au point de vue politique et social de l’émulation posée ici comme un aiguillon puissant du travail « scolastique ». Les prix viennent distinguer les talents et récompenser le travail et l’effort, non la naissance. C’est, en plus de reprendre ce que préconisait d’Holbach, une des références de La Décade et des idéologues, dans l’Éthocratie, paru aux derniers jours de l’Ancien Régime, tout à fait conforme aux articles de La Déclaration des droits, relatifs aux rapports sociaux. L’article que Ginguené consacre à la distribution des prix dans le département de la Seine (Décade, 4e trimestre, an V) souligne combien est utile à la fois pour la « régénération du patriotisme, des mœurs et de l’instruction », et pour le succès du « nouveau système d’études », le rétablissement de « l’ancien usage des Prix […] un des plus puissants véhicules pour l’émulation de la jeunesse ». Il n’oublie pas non plus de relever que les mentions ne sont pas seulement honorables mais, contenant quelquefois une censure, elles ont aussi une valeur critique positive car « faites avec mesure et ménagement (elles sont) propres à ranimer et à relever le courage, non à l’abattre et à l’avilir ». On notera également la création en l’an VII par le ministère d’un concours entre toutes les Écoles centrales pour récompenser les meilleurs résultats aux examens publics, concours conçu comme le « moyen d’émulation » le plus assuré, selon les termes de La Décade (3e trimestre an VII).
    Ce qui fait la nouveauté des Écoles centrales et leur utilité pour la nation par rapport à l’enseignement des anciens collèges, l’introduction des cours de sciences, de la Grammaire générale, de l’histoire philosophique et des cours de législation, mais aussi ce qui marque leur continuité avec les grands principes mis en avant par Condorcet, le premier président du Comité d’instruction publique, et la critique des philosophes des lumières en matière d’instruction, apparaît à travers deux autres types de textes publiés dans La Décade. La différence importante est que l’établissement des Écoles centrales comme institution étatique

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fournit les moyens et les ressources de la mise en application effective de ce que les troubles révolutionnaires avaient maintenu jusqu’ici à l’état de projet.
    On peut regrouper sous une première catégorie les articles relatifs à l’organisation de l’enseignement dans les Écoles centrales. Constamment, l’introduction des sciences modernes et des sciences humaines, cours qui sont plus nombreux que ceux qui ressortissent, dans le cursus prévu, aux humanités traditionnelles, est perçue comme un enrichissement d’importance en même temps que constituant le plus sûr ferment de la « régénération de l’instruction » à laquelle appelle la loi qui a institué un tel programme. La fertilité de cette innovation, tout à fait conforme à l’esprit moderne[21], servira d’argument principal plus tard contre les critiques qualifiées de passéistes et de rétrogrades. De même les articles soulignent que la méthode de l’analyse telle qu’elle est pratiquée par l’idéologie est la seule féconde car vraiment scientifique et anti-métaphysique. On peut réunir sous une deuxième catégorie, celle-ci d’intérêt plus directement pédagogique, les lettres adressées à La Décade ou encore les articles des professeurs des Écoles centrales, qui décrivent et commentent leurs façons d’enseigner tout en dégageant leurs aspects novateurs.
    Relevons, à cet égard, trois textes qui datent de la première période des Écoles et de leur installation. Le contexte politique est serein. Ni défensifs, ni polémiques, ils exposent avec un grand enthousiasme, leurs pratiques d’enseignement, du reste très actuelles encore par le souci de faire participer activement les élèves, de procéder à la mise en application des connaissances acquises, de prolonger par un développement oral les cours dont on dicte analytiquement les éléments.
    Dans sa livraison du 4e trimestre de l’an IV, La Décade donne un extrait du discours de Poncet-Delpech, professeur à l’École centrale du département du Lot, à l’occasion du jour d’ouverture de son cours de législation. Elle souligne ainsi pour ses lecteurs l’importance attachée dans le nouveau programme à cette matière où, pour la première fois, on donne à tous les moyens, comme le voulait déjà Condorcet, d’être véritablement libre, en étudiant le droit, les lois et la constitution républicaine en même temps qu’on en escompte « la régénération complète qu’elle doit opérer ». On mise donc sur ces cours pour former un citoyen épris de liberté, un citoyen éclairé, un patriote enfin, utile à la nation et respectueux de


[21] Ce sentiment d’appartenir à la modernité en marche se fait jour aussi lorsque La Décade souligne, à propos des livres donnés comme prix aux élèves des Écoles centrales, qu’ils sont tous, pour la plupart, des ouvrages d’auteurs contemporains, ayant présidé activement aux changements de la modernité. Il faut voir aussi, sous un mode burlesque assez rare dans La Décade, la pseudo-lettre aux Auteurs du Journal, lettre moqueusement signée Baralipton, qui, à l’instar de l’Arrêt contre la Raison de Boileau, fait mine de préconiser au nom des « Savants du pays réunis pour demander le rétablissement des Collèges », la réintroduction dans les cours de philosophie et dans les cours de physique, de l’obscure galimatias métaphysique et, pour les mathématiques, de réduire leur étude aux « quinze derniers jours de l’année scolaire » (Décade, 3e trimestre an VIII).

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la constitution. Comme le précise Poncet-Delpech lui-même, et on retrouvera ici l’écho de la section « devoirs » de la déclaration précédant la nouvelle Constitution dont Daunou précisément est l’un des auteurs: « nous serons satisfaits de nous-mêmes si, en nous séparant, nous pouvons nous dire: j’ai appris à devenir bon citoyen, bon administrateur, bon juge; j’en aime davantage la constitution de mon pays, depuis que je connais le bien qu’elle nous procure, et que je sais l’apprécier ».
    Une autre innovation, d’ordre pédagogique, celle-ci, est montée en épingle par Poncet-Delpech: la mise en pratique de parties de la théorie enseignée – « nous imiterons entre nous les éléments dont se compose le corps politique… » – grâce à quoi les élèves expérimentent par eux-mêmes les choses apprises et, tout en apprenant à tirer la leçon de ces simulations, se préparent à « remplir avec discernement », avec utilité, les « fonctions, les devoirs » des postes-simulacres assumés, à tour de rôle, pendant le cours: « électeurs, administrateurs ou juges ». Les enjeux politiques sont clairs, tout autant que le type d’homme que les Écoles centrales se sentent appelées à former. La conclusion le montre assez: Poncet-Delpech engage son auditoire à faire des « vœux ardents » pour la paix, seule garante de la prospérité de la république et du règne des lois, et à s’écarter de « l’esprit de parti », fautif de troubles, car « le bon citoyen n’a qu’un vœu, celui du bien général ».
    Pendant le 1er trimestre de l’an V, La Décade publie un extrait d’une lettre de Mentelle, professeur d’histoire aux Écoles centrales de la Seine et membre de l’Institut national, en réponse aux questions qui lui sont adressées par les administrateurs du département sur la manière d’enseigner l’histoire. Le texte vient spécifier les nouvelles méthodes didactiques mises en œuvre et adaptées spécialement à l’âge des élèves des Écoles centrales et au statut de celles-ci. Mentelle a soin de montrer la nécessité des liens entre histoire et géographie, et il insiste sur la division en « deux parties plus ou moins inégales » de chaque leçon qui devrait idéalement durer deux heures. Une partie sera consacrée à un cours dicté des « fondements », ou éléments, car il est nécessaire que l’élève puisse compter sur des notes à l’aide desquelles il a le loisir de revenir chez lui sur la leçon entendue. La seconde partie devra être dévolue à un exposé oral propre à retenir l’attention d’un jeune auditoire. Ces extraits, complétés par le commentaire que fait La Décade, dans ses livraisons du 2e trimestre an V, d’un ouvrage de Dieudonné Thiébault, professeur de grammaire aux Écoles centrales, sur l’enseignement dans les Écoles centrales, montrent combien la revue entend mettre en avant les cours, législation, histoire, grammaire, constituant le fer de lance du nouvel enseignement et insister, devant l’opinion publique, sur les caractéristiques du nouveau système d’instruction: la liberté, et la confiance dans les professeurs qu’elle présume, de leur laisser régler la marche, le plan, les

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méthodes des cours, l’apprentissage d’une « saine critique » que reçoivent les élèves des Écoles centrales, l’habitude « d’exercer leur jugement, de les accoutumer à réfléchir », bref « à tirer des faits […] des instructions propres à rendre l’homme prudent et vertueux, utile à la société, et capable de la servir dans les différents emplois auxquels il peut être appelé ». De plus, Say, l’auteur de ce commentaire, se réjouit de voir Thiébault ne pas séparer ainsi l’enseignement de la morale de celui de la législation et du droit public. Il termine par une citation de l’ouvrage qu’il endosse entièrement, citation révélatrice de l’engagement de La Décade envers les principes, certes à la source de la nouvelle orientation donnée à l’instruction publique, à l’enseignement prodigué et aux méthodes qui le soutiennent, mais aussi de ceux de la revue elle-même: le respect de la démarche scientifique qui ruine les « preuves métaphysiques » ou preuves a priori, l’obligation de concourir à l’implantation d’une morale fondée sur les besoins de la société, « unique base de toutes nos relations communes ».

 

2. Perfectionnez, ne détruisez pas

En 1797, la moitié des départements ont leur École centrale; commence alors la première phase de la période qui voit les difficultés de cette institution. On peut la dater en gros de l’an VII à l’an IX (1798-99 à 1800-01), c’est-à-dire jusqu’à la fin du Directoire, l’avènement du gouvernement consulaire et la mise en place d’une nouvelle Constitution, consécutive au coup d’État du 22 brumaire. La spécificité de l’organisation des Écoles centrales, les cours pouvant être suivis dans n’importe quel ordre, le seul critère de l’âge devant être respecté, les procédés innovateurs dans l’application de la méthode analytique, ou encore l’absence d’internat qui tranchait avec les anciennes coutumes, la prééminence délibérée donnée aux sciences et à l’exercice de la raison sur la mémoire, tout cela n’apparaît dans La Décade qu’au fil de leur remise en cause, soit par les professeurs eux-mêmes ou des collaborateurs sympathiques appartenant au cercle de la revue, soit par les critiques dictées par l’hostilité des adversaires cléricaux et monarchistes des Écoles centrales auxquelles répondent les rédacteurs directement ou par le biais de la publication dans les pages de la revue, d’extraits bien choisis de discours ou d’ouvrages se portant à la défense des Écoles centrales.
    La Décade met alors l’accent sur la nécessité de réformer, après deux ans d’expérimentation, certains aspects de la vie des Écoles centrales, d’accord en cela avec les critiques que formule le nouveau Conseil d’instruction publique, créé par un ami de la revue et du mouvement des idéologues, François de Neufchâteau, ministre de l’Intérieur dont dépendait alors l’instruction. En font d’ailleurs partie Destutt de Tracy, Ginguené, chargé des

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« sciences idéologiques, morales et politiques », avec Daunou, Garat, Jacquemont et Lebreton, comme nous l’apprend la nouvelle insérée dans les livraisons du 1er trimestre de l’an VII. Le rapport final, rédigé par Destutt de Tracy, relève comme principaux défauts auxquels il faut remédier: la liberté des options qui fait que, faute d’un parcours obligé, le choix des élèves peut se révéler incohérent dans les faits, et que l’unité, sur le plan logique, du cursus d’études soit perdue de vue; à tout cela s’ajoutent un certain manque de sens pédagogique et une tendance à l’abstraction de la part des professeurs.
    La Décade est encore confiante dans la bienveillance des autorités pour veiller à la stabilité des Écoles centrales, et du même coup aux « progrès des Sciences et de la philosophie »[22]. Sa naïve tranquillité se fonde sur le mutuel accord qui existerait entre ses rédacteurs et le nouveau gouvernement consulaire au sujet des principes politiques[23] aux sources de la création des Écoles centrales; ces Écoles sur lesquelles reposent, comme ne craint pas d’affirmer La Décade, « les destinées de la République »[24]. La revue se fait donc, par ses commentaires ou par la publication d’extraits de lettres ou de discours prononcés à l’occasion de la distribution de prix, l’avocat auprès de l’opinion des améliorations proposées dans le Rapport du 16 pluviôse an VIII ainsi que du nouveau plan d’études préconisé par Destutt de Tracy[25]. Elle se montre, par exemple, en faveur d’un nouvel échelonnement des études, obligatoire pour tous, ou encore elle milite pour l’aménagement d’une plus grande place donnée à l’étude des langues anciennes. Cependant, La Décade prend soin d’insister, d’une part, sur le fait que les critiques qu’elle répercute dans ses pages, critiques, du reste, qui proviennent des professeurs eux-mêmes[26], vont toutes dans le sens d’un perfectionnement, d’une amélioration, d’une institution qui offre déjà tant de « richesses scientifiques et littéraires » et dont les professeurs se désignent « à l’admiration de l’Europe savante »[27], sans endosser d’aucune façon les critiques visant un bouleversement radical qui dénaturerait


[22] Décade, compte rendu par Ginguené de la distribution des prix des Écoles centrales de la Seine, Instruction publique, 4e trimestre an VIII.

[23] « Il [le gouvernement] sait que l’instruction publique n’est pas un bienfait, mais une dette du gouvernement d’un peuple libre ». Ibidem.

[24] Décade, 4e trimestre an VI, in Compte rendu de la clôture des cours des Écoles centrales du Département de la Seine.

[25] C’est Garat qui commentera (Décade, 10 messidor an IX), les Observations sur le système actuel de l’enseignement public, publié en 1801 par Tracy. On sait malheureusement que les réformes préconisées ne pourront jamais être réalisées puisque, en 1802, s’ouvre avec la réorganisation de l’instruction publique, ordonnée par Bonaparte, la liquidation des institutions révolutionnaires.

[26] C’est, en effet, « aux hommes mêmes chargés de conduire la machine », qu’il convient avant tout « d’indiquer d’une manière sûre les améliorations à faire », écrit Ginguené dans sa présentation commentée du discours de Picot-Lapeyrouse prononcé, au nom de ses collègues professeurs, à la distribution des prix de l’École centrale de la Haute-Garonne, le 15 fructidor an VIII.

[27] Décade, compte rendu, à l’occasion de la rentrée des Écoles centrales du Panthéon et des Quatre-Nations et de l’ouverture de celle de la rue Antoine, dans les livraisons du 1er trimestre de l’an VI, des arguments développés par Sélis, professeur et membre de l’Institut, dans sa réfutation des « objections que font contre [les Écoles centrales] la prévention, la routine et la malveillance ».

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l’ensemble du système d’études. D’autre part, La Décade souligne la facilité avec laquelle les réformes proposées peuvent s’effectuer, sans contredire aucune des dispositions de la loi actuelle régissant les Écoles centrales. En témoigne le long article « De quelques perfectionnements à apporter à l’Éducation nationale par le Cit. M. M. de Genève » qui paraît dans les livraisons du 1er trimestre de l’an VII. L’auteur pousse la démonstration de la légèreté des changements que ses « vues apporteraient à la loi du 3 brumaire, sur l’instruction publique », en dressant un tableau comparatif détaillé des articles de la loi sur lesquels porteraient les modifications, et des articles modifiés. Il propose, notamment, d’ajouter à l’enseignement des Écoles centrales, un cours d’économie politique tout en supprimant le compartimentage des cours par sections, et d’introduire un examen de passage remplaçant le critère de la limite d’âge, objet de tant de discussions.
    Deux grands types d’argumentation apparaissent ainsi dans les livraisons de La Décade, au cours de cette période. Les unes font état des initiatives constructives déjà entreprises par les professeurs eux-mêmes pour les juger comme suffisantes au perfectionnement souhaité des Écoles centrales, perfectionnement reposant selon eux, d’un côté, sur le soutien positif du gouvernement, de l’autre, sur une nouvelle répartition des matières tandis que les autres font apparaître, avec une vigilance accrue, les enjeux théoriques et politiques sous-jacents aux propositions de réforme, conscients du « pouvoir » que constitue l’instruction publique pour s’opposer au « despotisme et à la superstition »[28]. Il s’agit, en effet, de préserver contre leurs détracteurs, assimilés aux « détracteurs de la République »[29] même, la spécificité des Écoles centrales, comme institution républicaine et, inséparablement, de maintenir l’enseignement qui, préservant les valeurs républicaines et philosophiques dans sa fidélité à la priorité donnée aux sciences, à la méthode analytique et au rationalisme hérité des lumières, comble indiscutablement les lacunes des institutions de l’Ancien Régime et les remplace avantageusement. Comme le note dans les Variétés du 4e trimestre de l’an VI, l’auteur du compte rendu de la clôture pour l’an VI des Écoles centrales: « une nouvelle génération s’élève […] et dégagée des superstitions qui dégradaient l’esprit […] elle s’affermit dans l’amour de la patrie et dans la pratique raisonnée des vertus ».


[28] Extrait du discours de Guffroy-Vanghelle, professeur de belles-lettres, à la distribution des prix faite à l’École centrale de Lille (Décade, 1er trimestre an VII). Il n’est pas indifférent de noter que La Décade a choisi parmi les nombreux discours prononcés à la clôture des Écoles centrales ce texte qui vient d’un professeur d’une École centrale de province, non seulement pour des motifs d’universalité mais aussi, comme la présentation le dit explicitement, en raison des types d’arguments que développe leur auteur pour « encourager les jeunes citoyens et leurs parents à profiter du bienfait des établissements nationaux »; autrement dit, La Décade juge ce texte comme un excellent exemple de réaffirmation publique des principes menacés tout en étant fort opportun, politiquement parlant, puisque Guffroy-Vaughelle offre Bonaparte comme modèle aux jeunes élèves, ce « héros » qui « favori de Mars » (Bonaparte vient de remporter la bataille du Pont d’Arcole) avait su également l’être de « Minerve ».

[29] Décade, 1er trimestre an VI, compte rendu de la cérémonie marquant la rentrée des Écoles centrales de Paris.

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    Or, qu’est-ce qui peut prouver le mieux cette supériorité des Écoles centrales si ce n’est les succès des élèves interrogés aux examens publics et l’exposition publique des meilleurs travaux? Boisjolin, qui tient la rubrique de l’instruction publique, en l’absence de Ginguené, et à qui on doit, par ailleurs, l’idée de fonder, en pendant à l’École polytechnique, une école spéciale pour l’étude des « Sciences Philosophiques », morales et politiques[30], fait bien remarquer, à l’occasion des examens qui se sont déroulés successivement dans les Écoles en activité, combien le grand nombre d’élèves interrogés[31] avec succès a concouru à établir devant les administrateurs du département et du jury d’instruction, la « grande différence qui existe entre l’instruction publique régénérée et le prétendu cours d’études des anciennes Écoles » ainsi que les « progrès des nombreux élèves, fruit nécessaire de l’excellente méthode que les Professeurs ont adopté » (Décade, 4e trimestre, an VI). Mieux encore, c’est dans les cours de langues anciennes – sur lesquels sont dirigées les critiques – que la différence, ajoute Boisjolin, a été la plus sensible. Se plaignant, sans trop insister sur l’abandon dans lequel les professeurs se sentent laissés par le gouvernement, Boisjolin conclut en rapportant un trait de délicatesse du président du département qui s’enquerrait de la santé d’un élève méritant mais dont la maladie avait empêché de recevoir en personne le prix mérité; il en profite pour célébrer le « changement qu’opère l’esprit des républiques dans les mœurs nationales ».
    Parmi le grand nombre de textes publiés par La Décade au cours de cette période, délibérément, pour montrer par les faits et les comptes rendus des travaux des Écoles centrales, le progrès de celles-ci alors que les professeurs ont affaire, de l’aveu même des leurs, à des élèves « sachant à peine lire et écrire, et dépourvus des premières notions des connaissances les plus usuelles »[32], ainsi que les efforts couronnés de succès pour préparer


[30] Décade, Instruction publique, Vues sur les Écoles centrales, 4e trimestre an VIII. Idée, à la source de l’actuelle École normale, qu’en défenseur des cours de législation, Boisjolin puise, comme il le dit ailleurs, dans le spectacle de « jeunes vainqueurs », transformés par l’enseignement public non plus, comme jadis, en « ignorants faiseurs de thèmes et de versions » mais en « jeunes Citoyens », au fait des notions essentielles « de la Nature, de la Société civile, de la Morale et de la Politique des nations » (Décade, in Variétés, 4e trimestre an VII, Distribution publique des Prix des Écoles centrales du département de la Seine).

[31] Comme a soin de le relever Ginguené dans son compte rendu de la distribution des prix des Écoles centrales de la Seine (Décade, 4e trimestre an VIII), il faut faire attention à l’excellence aussi bien des réponses des élèves que des questions posées par les professeurs. C’est que, commente Ginguené, « l’art d’interroger philosophiquement et analytiquement, est un fruit des nouvelles méthodes qui s’applique à toutes les branches de l’enseignement, […] et qui […] garantit dans les élèves les progrès de l’art de répondre ». Voici aussi la raison de la mise en épingle dans La Décade des succès attachés aux examens publics: ceux-ci prouvent aux yeux de tous à la fois la supériorité des méthodes de la nouvelle philosophie et des élèves des Écoles centrales qui profitent, grâce à la « Révolution qui a détruit les privilèges », d’une « instruction commune à tous », pénétrée de « l’esprit analytique » alors que jadis l’instruction était réservée aux seuls privilégiés.

[32] Décade, Instruction publique, extrait du « discours sur l’état actuel de l’Instruction publique, et les améliorations à faire dans le régime des Écoles centrales » prononcé par Picot-Lapeyrouse, membre de l’Institut national et professeur d’histoire naturelle à l’École centrale de la Haute-Garonne, le 15 fructidor pour la distribution des prix, 1er trimestre an VIII.

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« des talents dignes de la République française […] de bons esprits et de bons Citoyens »[33], on en relèvera deux qui se distinguent par leur caractère plus général et plus synthétisant. Le premier dans l’ordre chronologique, est un résumé fait par Boisjolin (Décade, Littérature – Instruction publique, 3e trimestre an VI) du Recueil des Discours prononcés le 1er brumaire an VI à l’ouverture de l’École centrale de la rue Antoine. La sélection des passages de ces trois discours que fait Boisjolin, et les arguments qu’il retient de chacun, convergent pour montrer, d’abord, le contraste entre « les progrès de l’instruction publique » et « les institutions barbares de l’ancien enseignement »[34]. Boisjolin commente avant de passer au second discours, celui de Sélis, professeur renommé de belles-lettres, qu’il lui semblait ainsi assister à la « voix de la patrie au cœur des jeunes citoyens qu’elle appelle aux bienfaits des institutions républicaines ». Le second argument, emprunté au discours de Sélis, développe, en s’appuyant sur les résultats des examens publics, l’éloge des élèves des Écoles centrales, aussi versés dans les lettres grecques et latines, l’histoire, la littérature, la géométrie, le dessin, la grammaire, la législation que dans les exercices du corps. Le commentaire de Boisjolin sur la nécessité de lier « l’étude des sciences morales et politiques qui enseignent à discuter l’Homme et à le régler » à celle des sciences exactes et physiques, en même temps qu’il lui sert de transition pour introduire au troisième discours de Costaz, professeur de mathématiques, réfute subtilement la prétendue incohérence qui régnerait selon les ennemis des Écoles centrales dans l’ordre des cours. Tirant enfin les conclusions de son compte rendu, Boisjolin revient à un argument d’ordre politique pour dégager les heureux effets de l’enseignement des Écoles centrales qui, loin de viser à faire « tout savoir » met à la portée de chacun de « tout apprendre », ce en quoi réside l’égalité véritable.
    Les « Vues sur les Écoles centrales » (Décade, Instruction publique, 4e trimestre an VIII), publié alors que les Écoles Centrales sont de plus en plus menacées, est un texte qui réaffirme l’importance, pour un « gouvernement sage », tel que veut l’espérer La Décade du gouvernement actuel, de se limiter à de simples modifications et de ne pas ruiner une institution qui, en activité depuis plusieurs années, a montré son utilité à la fois pour la nation et pour le progrès de l’esprit humain, une « institution philosophique et digne du dix-huitième siècle, à plusieurs égards ». À partir de cette déclaration de principe, l’article indique, concrètement, plusieurs voies d’amélioration, au chapitre, notamment, de la liaison entre elles des parties de l’enseignement, de l’augmentation des cours de langue latine tout en


[33] Décade, in Variétés du 1er trimestre an VIII.

[34] Cet argument est pris dans le discours du président de l’administration du département, et tend à souligner l’accord, sur le plan politique, entre hommes politiques et les fonctionnaires des Écoles, tous « amis fermes et éclairés de la constitution républicaine ».

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proscrivant cependant « l’usage barbare des thèmes », l’introduction de cours de bibliographie, l’interdiction pour l’élève de suivre plus de deux cours à la fois. Passant à des propositions d’ordre plus administratif, on suggère, par concession politique aux anciennes coutumes, de donner, à la façon des anciens principaux des collèges, un directeur aux Écoles centrales, censé être plus efficace que la « main invisible » pour veiller à leur unité; et, encore, de rétablir des « pensionnats gratuits », pépinière de ces Écoles centrales dont la plus grande distinction est de former des jeunes gens qui, sans avoir « toutes les connaissances possibles, […] aur[ont] la véritable science, celle de s’instruire eux-mêmes ». L’article se conclut par un nouvel appel au soutien du gouvernement, si nécessaire à la prospérité des Écoles.

 

3. La raison du plus fort est politiquement la meilleure!

Malgré tous ces raisonnements, malgré toutes ces abondantes justifications[35], le gouvernement gardera le silence, jusqu’à l’annonce brusque du remplacement des Écoles centrales par les lycées nationaux, en 1802[36]. La création de ces nouveaux établissements apparaîtra, somme toute, comme un compromis puisque le Tribunat et le Corps législatif, épurés par Bonaparte, approuvent une réorganisation marquée surtout par la place égale donnée aux études littéraires et aux études scientifiques[37] ainsi que l’introduction d’un internat obligatoire et d’une discipline stricte tout en maintenant les professeurs civils[38]. La Décade, soulagée quelque peu de voir la déception de ses adversaires, cléricaux et monarchistes, devant cette demi-victoire, n’aura pas cessé de se battre jusqu’à la fin. Et elle l’aura fait « avec une force de raison qui lui [aurait assuré] l’avantage si c’était aussi la raison qu’[on] eût à combattre », comme l’avoue La Décade elle-même, revenue de ses illusions. Mais, continue-t-elle, impénitente, si le système est remis en cause, cela provient de « l’aveuglement du préjugé » qui renaît sans cesse car il « ne convient jamais d’une erreur »,


[35] La Décade s’acharne à démontrer les succès objectifs des Écoles centrales, la conformité des plans d’études aux progrès des connaissances et des lumières, avec, en sous-main, la défense des dispositions comme de l’esprit de la loi les ayant créés. Elle souligne surtout le fait que les principales réformes jugées nécessaires ont déjà été réalisées dans plusieurs Écoles centrales avec des résultats positifs, et, par conséquent, l’irrationalité d’arrêter l’élan d’une institution assez responsable et assez dynamique pour rectifier d’elle-même sa course.

[36] Une note sèche signée par Lucien Bonaparte signifiera à Destutt de Tracy la dispersion du Conseil d’instruction publique mis en place par François de Neufchâteau pour examiner le dossier des Écoles centrales et formuler des recommandations sur les moyens de réforme éventuels. On ne peut s’empêcher ici de penser au vers de Hugo: « Rome remplaçait Sparte, déjà Napoléon perçait sous Bonaparte »!

[37] Il faut noter toutefois qu’ont disparu des objets d’enseignement les cours de législation et qu’est réservée au premier Consul la nomination des administrateurs et des professeurs des lycées (titre IV).

[38] La Décade rapporte dans ses pages (3e trimestre an X) les dispositions de la nouvelle loi supprimant les Écoles centrales et les remplaçant par ces lycées; ceux-ci survivront jusqu’en 1804, c’est-à-dire jusqu’à l’Empire et les lycées impériaux qui les remplaceront définitivement.

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faute d’examen. C’est en ces termes que s’exprime Ginguené[39] en présentant les arguments réfutant un par un les « reproches » faits par des « gens qui ne connaissent ni les Écoles ni la Loi », dans le « Discours sur l’instruction publique, suivi de notes sur l’état actuel et le régime des Écoles centrales », prononcé par Lacroix, membre de l’Institut et professeur de mathématiques à l’École centrale des Quatre-Nations, à la distribution des prix du 29 thermidor an VIII des Écoles centrales du département de la Seine (Décade, Instruction publique, 2e trimestre an IX)[40]. La revue ne s’aperçoit pas entièrement qu’il s’agit, en fait, d’un rapport de forces où les adversaires, opérant sur le plan politique, n’entrent pas dans le jeu d’un combat entre vérité et erreur; et, dans ces circonstances, hier comme aujourd’hui, la toge finit toujours par le céder aux armes!
    La violence des attaques contre les Écoles centrales se faisant grandissante, et surtout une réaction de la part du ministère contre ces offensives continuant à se faire attendre[41], La Décade durcit ses tactiques en réponse à la réalité des menaces qui pèsent sur les Écoles centrales. Convaincue du « danger pour la République » et du « malheur pour la France » de perdre maintenant ces Écoles alors même qu’elles durent depuis cinq ans et que leurs succès se multiplient, comme le rappelle Garat[42], la revue part en guerre, et, décidant de se substituer aux voix officielles qui continuent à se taire, se transforme en un « centre de correspondance », c’est la formule de Ginguené[43], qui organise la résistance. L’objectif avoué d’un tel centre est de servir par les armes du discours la cause de l’institution républicaine, par excellence, et, par conséquent, aux yeux de La Décade, la cause de la raison, de la philosophie et de la liberté « dont les intérêts sont les mêmes »[44]. Bref, La Décade entend maintenant prendre l’offensive en employant tous les moyens pour « ranimer l’esprit public et les sentiments républicains ».


[39] Il faut dire que le silence des autorités le trompe, et que Ginguené l’interprète, dans un vocabulaire qui emprunte aux métaphores guerrières, comme un « armistice »; un prélude à la paix qui reviendra, une fois que sera dissipée la méconnaissance à la fois des articles de la loi régissant les Écoles centrales et de la réalité de leur fonctionnement.

[40] Lacroix s’attache à dégager positivement les garanties qu’offrent pour l’avenir des Écoles centrales et leur stabilité, sur « les bases de l’instruction publique telle qu’elle est organisée aujourd’hui », et, moyennant « quelques légères modifications » – parmi elles, l’accroissement des moyens de surveillance des élèves et l’extension de l’enseignement du latin –, le plan d’études constitutif des Écoles centrales, leur fréquentation nombreuse, la qualité pédagogique de l’enseignement oral, la coordination des classes, le fait, enfin, que le critère de la limite d’âge, objet de tant d’objections se réduit, en vérité, au seul absolu de la limite inférieure.

[41] En dépit des nombreux appels de pied faits en ce sens, tantôt directement par les rédacteurs de La Décade, tantôt par ce qu’ils rapportent des discours prononcés lors des cérémonies scolaires; Ginguené explique, par exemple, qu’il faut comprendre l’erreur du préfet attribuant au gouvernement consulaire la création des Écoles centrales dans un discours à une distribution de prix, car c’est sensiblement la même chose, au fond, que créer et maintenir la stabilité de ces établissements.

[42] Décade, 4e trimestre an IX.

[43] Décade, Instruction publique, Écoles centrales, 1er trimestre an X.

[44] Décade, 4e trimestre an IX.

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    C’est ainsi que, de l’an IX à l’an XI (1800 à 1802), la revue s’emploie, d’une part, à faire connaître au public, les « vérités peu connues » et les « projets d’amélioration » en cours[45], pour mobiliser l’opinion publique en faveur du maintien des Écoles centrales. D’autre part, La Décade, jouant le rôle d’une plate-forme nerveuse d’échanges, fait circuler entre les professeurs des Écoles centrales, ceux de Paris et ceux de la province, les réfutations contre les objections qui s’élèvent, de même que, devançant les attaques, elle signale les améliorations entreprises par chacun dans leurs départements respectifs[46], et s’étend sur d’ingénieuses innovations pédagogiques comme celle du voyage d’études et de travaux pratiques organisé par l’École d’Évreux pendant les vacances scolaires[47], afin de bien faire sentir à tous qu’ils poursuivent, solidaires, un but commun: lutter contre une mutilation de la loi du 3 brumaire an IV, mutilation qui, portant atteinte à l’instruction, ce « premier besoin de la société », appauvrirait, du coup, « les sources de la régénération publique », comme s’exclame le combatif Ginguené[48].
    Deux pièces importantes, se confortant l’une l’autre, sont publiées par La Décade au cours du 4e trimestre de l’an IX, à un moment critique, car on pressent, à juste titre, que les Écoles centrales vivent un ultime répit. C’est d’abord le long article que Garat consacre au commentaire de l’ouvrage de Tracy, Observations sur le système actuel de l’instruction publique, et qui compare ses remarques à l’éloge que fait Laharpe des anciennes institutions. À travers ce que choisit de souligner Garat de la défense faite par Destutt de Tracy des Écoles centrales, deux enjeux cruciaux, l’un politique, l’autre philosophique, de la création des


[45] Le discours de Lacroix auquel nous venons de faire référence offre un bon exemple des arguments développés (voir aussi la note 39).

[46] La Décade (Instruction publique, Écoles centrales, 1er trimestre an X) passe une revue détaillée d’extraits de la correspondance des Écoles centrales et de l’instruction publique. Ginguené, auteur de l’article, souligne les progrès accomplis dans l’augmentation du nombre des élèves fréquentant les Écoles centrales et les effets positifs induits par le programme d’études tel que démontré par la pratique des examens publics; il attire l’attention sur les réglementations nouvelles par lesquelles sont introduits, ici (École centrale de Gand) un cours de bibliographie répondant en cela aux instructions du ministre de l’Intérieur de l’an VII, là (École centrale du Haut-Rhin), des examens de passage et un pensionnat dirigé par les professeurs eux-mêmes. Ginguené montre aussi comment la nouvelle organisation du plan d’études adopté par les professeurs de l’Oise, plan qui, entre autres améliorations qui répondent ainsi aux genres de réforme demandée, met dans les cours davantage de gradation et parvient à augmenter les cours de langues anciennes sans pour autant réduire les cours de sciences morales et philosophiques. Il ajoute que ce plan, ayant été connu, par le biais de sa publication dans La Décade (n˚ 35 an IX), des professeurs de l’École centrale des Vosges, ceux-ci, « frappés de son utilité », ont fait leurs, aussitôt, ses dispositions principales. Tout en procédant à son analyse, Ginguené ne fait pas faute de remarquer, premièrement, que les améliorations introduites, se sont toutes faites dans le respect de la loi du 3 brumaire de l’an IV et après accord et des professeurs et de l’administration départementale, et, secondement, que le zèle des professeurs est mal récompensé puisque, dans certaines Écoles, leurs honoraires ne sont même pas payés, pis qu’ils soutiennent à leurs frais les bourses gratuites accordées à certains élèves méritants. Que n’aurait-on pu faire si déjà tant de succès ont été marqués, tant d’améliorations déjà pratiquées avec si peu de moyens et dans des circonstances aussi alarmantes, déplore, en conclusion, Ginguené.

[47] Voir Décade, Instruction publique, Écoles centrales, 1er trimestre an X et dans la revue littéraire, 3e trimestre an X, le compte rendu des résultats de l’expédition consignés dans Le voyage des élèves du pensionnat de l’École centrale de l’Eure [] avec des observations, des notes et plusieurs gravures.

[48] Décade, Instruction publique, Écoles centrales, 1er trimestre an X.

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Écoles centrales, ressortent. Il n’est pas non plus indifférent de constater qu’aussi bien Garat que Tracy sont des idéologues, que Garat fut professeur de Grammaire générale aux défuntes Écoles normales, et, enfin, que les Projets d’Éléments d’Idéologie étaient destinés à l’enseignement des Écoles centrales, l’analyse des facultés de l’entendement devant en constituer une partie essentielle[49].
    L’établissement de deux sortes d’écoles, en vertu de la loi du 3 brumaire an IV, les écoles primaires[50] destinées à l’instruction des classes ouvrières tandis que les Écoles centrales devaient accueillir les classes savantes et lettrées, ne se justifie pas seulement, pour Tracy, par le fait de la division nécessaire des connaissances et des études qui vient répondre aux besoins différents d’une société divisée en classes, mais parce que, plus profondément, c’est par « l’éducation de la classe savante » que commence la propagation « des idées saines et de bonnes méthodes […] jusqu’aux dernières classes de la société ». C’est par cette sorte d’élitisme savant que Tracy justifie la disposition de la loi qui ne prévoit aucune solution de continuité entre écoles primaires et centrales, aucun établissement intermédiaire. Chacun de ces établissements forment un « tout approprié à son objet ». Outre le fait que ces thèses de Tracy s’adressent directement à l’objection maintes fois reprise contre cette rupture ressentie comme une lacune du système d’instruction, on remarquera qu’elles légitiment également la philosophie de la connaissance de l’idéologie et sa politique sociale et économique. Les Écoles centrales sont destinées à être la pépinière des classes dirigeantes; celles-ci non seulement ont appris à veiller le mieux à l’administration et à l’enrichissement du pays mais ce sont les mêmes aussi à qui est réservé de voter – le suffrage universel, on le sait, ne sera adopté qu’en 1848. Les Écoles centrales ne sont ni des écoles secondaires, ni des écoles spéciales, elles sont littéralement centrales, en ce sens qu’elles se suffisent à elles-mêmes et qu’elles suffisent à l’instruction des classes centrales, nous dirions moyennes aujourd’hui ou bourgeoises, de la société, le levier le plus puissant, selon l’idéologie, de la nouvelle société, vivant dans la prospérité que donnent la paix et la stabilité sociale.
    Le second argument que relève Garat des propos de Tracy défend l’autre objet de contestation majeure dans l’organisation des cours: l’apparent manque de continuité ou d’enchaînement des disciplines. Ici la défense se fonde directement sur les conceptions idéologiques de la génération des idées. Tracy fait apercevoir, non pas sur le plan didactique ou pédagogique comme les professeurs de l’Oise dans leur « analyse raisonnée du plan


[49] La Décade publiera deux longs extraits commentés des Éléments d’idéologie, dans ses livraisons du 1er trimestre an X.

[50] En réalité, et Destutt de Tracy ne le cache pas dans son texte, mais cela lui semble d’importance secondaire, les écoles primaires continuent d’être mal organisées et de manquer de maîtres.

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d’études » qu’ils ont adopté[51], mais sur la base de l’enchaînement dynamique des connaissances[52], l’économie du cursus pratiqué aux Écoles centrales, et la logique qui dicte l’engrenage et la combinaison des cours. Les Écoles centrales ne sont de bonnes écoles que parce qu’elles savent appliquer un bon plan d’études. Pour en retirer tout le fruit, les enseignants doivent, affirme Tracy, observer trois choses: « faire marcher de front les différentes études, faire qu’elles s’entraident, et que certaines parties de chacune soient reprises à différentes fois » dans les huit années que durent les études.
    La seconde pièce que verse La Décade dans cette bataille, comme le dit Garat, contre la « conjuration formée contre la raison et ses progrès », est le discours prononcé par Chénier, membre de l’Institut, du Tribunat et du jury d’instruction publique du département de la Seine, à la distribution des prix de l’an IX. Ginguené en citera d’abord la péroraison, pour commenter ensuite tout le discours, le numéro suivant. Ce qui séduit Ginguené est non seulement l’importance politique de Chénier mais bien l’éloquence « philosophique et républicaine » de l’auteur; elle lui semble avoir décidément triomphé du « mouvement rétrograde dans l’opinion publique » et rassuré ceux qui craignaient pour « les progrès de la philosophie, et par conséquent de la liberté ». Aussi s’emploie-t-il à souligner, ce qui dans le discours de Chénier, qui s’appuie nommément, du reste, sur les Observations de Tracy en ce qui concerne les divers objets d’enseignement, lui paraît décisif sous ces deux chefs. Les Écoles centrales reprennent le flambeau des philosophes des lumières[53] pour mettre en application aussi bien leurs leçons que leurs projets pour l’enseignement. Celui-ci, à son tour, par l’introduction des sciences qui répondent aux changements et aux progrès survenus dans l’état des connaissances et dans l’état social, permet à tous, et non plus à quelques privilégiés, d’exercer sa « raison et de préparer utilement aux différentes professions ». Aussi les Écoles centrales, en particulier par les cours d’histoire et de législation qui renferment, dit Chénier,


[51] Voir Décade, 4e trimestre an IX. Gérusez, le professeur de Grammaire générale qui l’a transmis à La Décade est fier de noter que Destutt de Tracy a félicité les professeurs de ce plan qui s’efforce de mettre de l’ordre dans les études au programme tout en concédant que si le plan en question n’est pas « précisément celui qu’[il] a proposé », il est « peut-être plus pratique ». Les lignes qu’ajoute Tracy à cet égard réaffirment ce qu’il déclare dans les Observations, savoir que l’essentiel est que « la classe aisée » puisse retrouver réunies dans les Écoles centrales les trois genres de connaissances – belles-lettres, sciences exactes, sciences idéologiques, morales et politiques – qui « s’entraident », et dont tout homme « qui cultive son esprit a besoin d’être instruit ».

[52] L’étude des langues et du calcul facilite la réflexion sur les opérations intellectuelles; à son tour la connaissance des facultés intellectuelles permet de revenir sur l’étude des langues et des lettres, des sciences mathématiques et physiques, et de les approfondir. Et cet approfondissement, à son tour, est nécessaire pour apprendre « l’histoire philosophique de l’esprit humain », la logique qui le dirige et la rhétorique qui le persuade. Tel le système en boucle des connaissances auquel répondent les divisions des cours des Écoles centrales, que dessine, en substance, Destutt, telle l’économie régissant l’ordre des différents volumes en lesquels se répartissent ses Éléments d’Idéologie.

[53] Chaque nom que cite Chénier incarne une discipline pratiquée dans les Écoles centrales, Voltaire, pour les Lettres, Montesquieu, Rousseau, Helvétius et Condorcet pour les sciences morales et politiques, d’Alembert pour les sciences, Dumarsais et Condillac pour la grammaire.

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selon la thèse constante de l’époque, « le véritable cours de morale », forment autant l’homme que le citoyen. L’exhortation finale, toute pénétrée qu’elle soit de l’accent universaliste et moraliste des lumières[54], annonce sans équivoque les impératifs sociaux du dix-neuvième siècle libéral, en engageant « les jeunes élèves », en quelque poste, privé ou public, où ils serviront la patrie, à poursuivre le mouvement amorcé par le « fondateur de la philosophie moderne » – il s’agit du chancelier Bacon –, et à cultiver l’ambition « de fonder ou d’agrandir la domination de l’espèce humaine sur l’universalité des choses ».

 

4. Un objet de regret pour les amis de l’instruction publique

C’est par ce beau feu d’artifice que s’achève l’histoire des Écoles centrales – et bientôt de La Décade. Le 4e trimestre de l’an XII, le 29 thermidor voit la dernière distribution des prix aux élèves triomphateurs du concours qui a lieu depuis l’an VII entre toutes les Écoles centrales de Paris. C’est Ginguené qui en fait le compte rendu dans La Décade. Il souligne derechef combien les examens publics ont une fois de plus prouvé à tous l’avancement des élèves dans les Écoles centrales et la force de leur enseignement. Avant de conclure par la reproduction de l’amplification française du jeune élève (âgé de 16 ans) sur un sujet tiré de Tacite ayant mérité le prix des belles-lettres[55], Ginguené appose le point d’orgue[56] à ce qui constitua, après tout, le plus bel accomplissement, sinon le seul, de l’idéal républicain mis en pratique: les Écoles centrales « avaient déjà assez fait, pour que leur destruction, à l’instant même où les progrès étaient les plus sensibles, soit un sujet de regret pour les amis de l’instruction publique ».
   Il fallait attendre un peu moins de cent ans pour que l’école de Jules Ferry le fasse renaître de ses cendres.


[54] « Vos lumières appartiennent non pas à vous seulement, non pas seulement à la patrie mais à l’humanité entière ».

[55] Ce choix n’est pas innocent. Ginguené veut montrer aussi bien la force des élèves que l’état d’avancement dans les Écoles centrales de l’étude des langues anciennes dont les adversaires des Écoles prétendaient qu’elles étaient négligées.

[56] La Décade fera l’analyse dans ses livraisons du 1er trimestre de l’an XIV de l’essai de Lacroix sur l’enseignement en général; ce même Lacroix, ancien membre de l’Institut et professeur de mathématiques à l’École centrale des Quatre-Nations, dont elle avait publié le discours en l’an IX sur le régime des Écoles centrales et sur les améliorations légères à lui apporter. Le commentaire souligne combien Lacroix a su fixer pour l’histoire le véritable caractère de ces institutions. La leçon finale à tirer rejoint celle de Daunou dans son Essai (1818) sur les garanties individuelles: « il ne suffit pas de faire de bons systèmes spéculatifs, de bonnes lois, il faut savoir les faire exécuter et les maintenir ».

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